Introduction

1La loi Orientation et réussite des étudiants (dite loi ORE) vise à réduire l’échec dans les premiers cycles de l’enseignement supérieur. Cette notion d’échec tend à « agréger des situations scolaires disparates » (Bodin et Millet, 2011a, p. 228) dont font partie les réorientations, reprises d’étude, redoublements et abandons. Avec un coût « estimé à 550 M€ par an » par le rapport de la Cour des comptes (2020, p. 17), les pouvoirs publics identifient les réorientations comme un problème coûteux à combattre d’autant plus que « la réorientation est devenue un phénomène de masse, qui affecte tous les types d’étudiants, quel que soit leur profil scolaire, quelle que soit leur filière de formation, posant ainsi un problème spécifique de gestion de flux en augmentation » (IGÉSR, 2020, p. 1). De fait, parmi les inscrits en première année à l’université, instituts universitaires de technologie (IUT), section de techniciens supérieurs (STS) ou classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE), on compte 18 % d’étudiants en réorientation ou en reprise d’études d’après l’enquête Conditions de vie de l’Observatoire national de la vie étudiante (Couto, 2023)1. Ces trajectoires non linéaires dans l’enseignement supérieur constitueraient une nouvelle norme, problématique, et rendue visible par les transformations récentes des applications d’affectation dans l’enseignement supérieur. De fait, la procédure nationale d’affectation à l’enseignement supérieur était auparavant réservée aux néo-bacheliers, mais depuis l’introduction du portail Parcoursup en 2018, les candidats à la réorientation doivent désormais s’y inscrire. Avant 2014, les candidats souhaitant se réinscrire en première année devaient s’adresser directement aux établissements. À partir de 2014, ils sont autorisés à faire usage du portail national Admission post-bac (APB), mais leurs candidatures font encore l’objet d’un traitement particulier. À compter de janvier 2017, il est annoncé que leurs candidatures seraient désormais considérées comme celles des nouveaux bacheliers, mais en maintenant des procédures dérogatoires pour les réorientations internes aux établissements. Votée en 2018, la loi Orientation et réussite des étudiants unifie le système d’affectation en imposant aux formations de classer l’ensemble des dossiers, ceux des néo-bacheliers comme des étudiants en réorientation.

2Cette contribution invite à déconstruire cette image négative des réorientations et à pointer les mécanismes et modalités qui, dans la nouvelle procédure d’entrée dans l’enseignement supérieur via la plateforme Parcoursup, vont à l’encontre de la logique économique et gestionnaire en freinant les parcours réussis – et donc rentables selon cette logique –, des étudiants en réorientation ou en reprise d’études. Notons que les pouvoirs publics prennent progressivement conscience de ces dysfonctionnements, puisque des ajustements sur la plateforme voient le jour chaque année pour les corriger en partie.

3Pour ce faire, l’article analyse les modalités de classement des candidatures à l’entrée de l’enseignement supérieur à l’aide de la nouvelle plateforme d’affectation Parcoursup et montre la pénalité que les candidats à la réorientation subissent (1). Pourtant, toutes les sources convergent pour rendre compte de la meilleure réussite des étudiants en réorientation par comparaison aux néo-bacheliers et des processus conduisant à cette réussite (2).

4L’argumentaire s’appuie sur différents matériaux : quantitatifs et qualitatifs. Les statistiques présentées ici sont tirées, à l’échelle nationale, de l’exploitation de l’enquête Condition de vie des étudiants (CDV2020) de l’OVE, et à l’échelle locale, de la « base archive Parcoursup 2018 » rassemblant l’ensemble des candidatures pour la rentrée 2018 d’une université de la petite couronne parisienne appariée aux données administratives (dites données Apogée) sur les inscrits. À partir de ces données localisées, des entretiens ont été réalisés auprès d’étudiants réorientés qui ont donc connu une première admission via APB en 2017 et une réorientation via Parcoursup en 2018 dans cette université. Nous présenterons une étude de cas tirée de ces entretiens.

1. Les réorientations dans la procédure Parcoursup

5Dans l’université francilienne étudiée ici en 2018, soit l’année de mise en application de la réforme, certaines formations ont procédé à une évaluation qualitative des dossiers en consultant les projets motivés (cf. infra) ou les CV suivant ainsi l’objectif affiché de la réforme ; dans d’autres, le classement a été fait par un algorithme élaboré par les membres de l’équipe pédagogique ; dans d’autres encore, un algorithme a été pensé par une commission ad hoc lorsque la commission d’examen des vœux initiale a manifesté son refus de participer au tri des candidatures. Malgré l’hétérogénéité des pratiques, les classements opérés suivent une hiérarchie scolaire (Tableau 1). Dans toutes les formations, les bacheliers généraux ou ceux titulaires d’une mention sont mieux positionnés en moyenne dans les classements que les autres (bacheliers technologiques, professionnels ou sans mention). En outre, le rang moyen de classement des candidats en réorientation et (surtout) en reprise d’études est moins bon que celui des élèves inscrits en terminale dans la quasi-totalité des filières. En moyenne, les candidats à la réorientation se trouvent déclassés de 623 places par rapport aux ex-lycéens. Quels mécanismes conduisent à reléguer les candidats en réorientation ?

6Pour le comprendre, un modèle de régression linéaire a été construit dans lequel il s’agit d’expliquer le classement des candidats titulaires du bac (obtenu en 2018 ou avant) ayant validé leur vœu dans l’une ou plusieurs filières de l’université étudiée. Les variables explicatives sont la situation du candidat lors de la candidature, la filière2, la série du bac, la mention et l’académie du bac, la deuxième langue - ces trois dernières variables étant une approximation du capital scolaire -, le sexe du candidat et son statut de boursier (Tableau 2). Ce modèle permet d’évaluer les écarts de classement selon la situation des candidats à autres caractéristiques contrôlées.

7À nouveau, on y voit l’importance du capital scolaire sur la position dans les classements : ceux qui occupent le haut de la liste sont les bacheliers des filières générales, leur position est d’autant plus favorable qu’ils ont obtenu une mention élevée. Avoir fait de l’allemand en seconde langue fait aussi gagner quelques places par rapport à l’espagnol. Les procédures de sélection reposent ainsi sur une « évaluation de 2nd degré », qui consiste selon Darmon à « élaborer un jugement scolaire à partir d’autres jugements scolaires » (2012, p. 8) (Tableau 2). Mais, à mêmes caractéristiques scolaires, les candidats en réorientation sont fortement défavorisés par rapport aux néo-bacheliers, et de manière significative, ces derniers étant mieux classés de 584 places. Toutes choses égales par ailleurs, l’écart se maintient donc.

8Dans les classements effectués par les commissions des filières universitaires de cet établissement au moins, les étudiants déjà inscrits dans l’enseignement supérieur ou non scolarisés sont donc pénalisés par rapport aux néo-bacheliers. Il ne faut pas interpréter ce résultat comme une volonté des commissions d’examen des vœux de leur nuire, c’est le fonctionnement même de la nouvelle plateforme qui joue en leur défaveur par l’intermédiaire du « logiciel d’aide à la décision » intégré au portail.

9Avec le passage d’APB à Parcoursup, les pièces à fournir par les candidats dans les différentes formations visées ont évolué. La nouvelle plateforme impose aux candidats à toutes les formations, et non plus seulement à celles dites « sélectives », la composition d’un dossier comprenant une fiche avenir (remplie par les enseignants du secondaire), un projet de formation motivé (propre à chaque vœu) et un CV. D’après la documentation disponible, le projet de formation motivé équivaut à une lettre de motivation dans laquelle le lycéen « pourra expliquer en particulier comment ses acquis, qu’ils soient issus de son parcours scolaire ou de ses activités extrascolaires, peuvent constituer des atouts pour réussir dans la formation ». Le CV constitue une pièce complémentaire au projet de formation motivé pour saisir la « personnalité » ou les dispositions extrascolaires des élèves : loisirs, séjours à l’étranger, bénévolats, stages, etc. Outre le dossier scolaire qui permet de « recruter des étudiants assurés de réussir » en appliquant une « sélection dite "méritocratique" » (Barraud de Lagerie & Tenret, 2020, p. 368) ou encore « à attirer des étudiants aux profils scolaires à leurs yeux plus adéquats » (Frouillou, Pin & van Zanten, 2020, p. 353), des éléments qui relèvent du domaine extra-scolaire sont également demandés par les acteurs de la sélection pour évaluer la personnalité et la motivation des candidats.

10Malgré la volonté affichée par la ministre de l’époque, Frédérique Vidal, de « remettre de l’humain dans le processus d’orientation »3, le nombre de candidatures reçues en licence universitaire (Tableau 1) rend difficile l’examen au cas par cas des dossiers par les commissions. Un logiciel national d’aide à la décision a donc été créé pour opérer ce travail de classement.

11Ce type de logiciel – dont l’usage a été observé par Darmon à l’entrée des CPGE en 2003 – « fonctionne comme un résumé ou une cristallisation informatique des catégories de l’entendement professoral. Le choix des indicateurs retenus est ainsi cohérent avec les caractéristiques pertinentes de l’élève dans le système scolaire français » (2012, p.12). Comme pour l’algorithme Bolero à l’université Paris-Dauphine, le principe (inspiré des méthodes de scoring utilisées dans les assurances) repose sur le calcul d’un score synthétique à partir des notes de lycée, l’objectif étant d’ordonner les candidats selon leur performance scolaire (Barraud de Lagerie & Tenret, 2020).

12En plus des notes au lycée, les commissions disposent dans la fiche avenir de rubriques remplies par les professeurs principaux du secondaire sur la « méthode de travail », l’« autonomie », l’« engagement et l’esprit d’initiative » (qui déroge aux critères purement académiques) et la « capacité à s’investir » (Figure 1). Le logiciel d’aide à la décision permet aux commissions d’examen des vœux dans l’enseignement supérieur de transformer ces informations en notes sur 20 et de leur attribuer un coefficient (Figure 2). Converties en valeur numérique, elles peuvent être additionnées aux moyennes obtenues par les lycéens dans différentes disciplines. Avec cet outil, les appréciations qualitatives deviennent des « vertus mesurables » dont il est envisageable d’automatiser le traitement (Stevens, 2007). Une telle conversion « donne le sentiment d’une gestion objective des aspirations scolaires des élèves, dans la mesure où ces outils tiennent à distance les considérations humaines et subjectives à l’égard des individus et permettent d’établir des indicateurs et des facteurs, attestant d’une forme de neutralité voire de scientificité » (Bodin & Orange, 2019, p. 218). Le principe sur lequel se fonde Parcoursup est donc de « prédire le futur en se fondant sur le passé d’un individu […] réduit à quelques indicateurs composites » (Ibid., p. 217). Nombre de commissions s’en remettent à ces indicateurs visant à mesurer les chances de succès des candidats dans chaque formation selon une logique adéquationniste (Frouillou, Pin & van Zanten, 2020).

Figure 1 • Items proposés aux professeurs principaux pour caractériser les lycéens

Figure 2 • Exemple de paramétrage de la fiche avenir à l’entrée de l’enseignement supérieur

13Or, en 2018, en l’absence de lycée de rattachement, les rubriques de la fiche avenir – qui visent précisément à renforcer le dialogue entre les équipes pédagogiques du secondaire et les acteurs du supérieur – n’étaient pas renseignées pour les candidats en réorientation et en reprise d’études. Les étudiants aux parcours non linaires échappaient, pour cette raison, aux tris automatisés. Seule une lecture au cas par cas des dossiers (rarement envisageable au regard du nombre de candidatures) offrait la possibilité de les intercaler dans les listes4. De surcroît, les trajectoires des candidats en réorientation ou reprise d’études peinent à entrer dans les cases des fichiers (ou à se laisser standardiser). Les compétences acquises durant leur(s) année(s) de transition – quand elles ne sont pas certifiées par une institution (comme le SCUIO avec une attestation de réorientation) – sont largement invisibilisées. L’interface ne permet pas d’identifier les autres ressources des étudiants en réorientation ou en reprise d’études dans la mesure où « l’évaluation quantitative est TOUJOURS paramétrée et calculée pour une série de bac » sur les notes ou sur les appréciations du lycée et non sur des « savoir-faire » ou « savoir-être » incorporés depuis5.

14Comme indiqué, au sein de l’université considérée, seules quelques licences, en lien avec les petits effectifs de leur formation, ont procédé à la lecture des dossiers (partiellement ou en totalité). Dans les autres formations, les équipes pédagogiques ont paramétré un algorithme (psychologie notamment) ou confié ce paramétrage à une commission ad hoc (sociologie, sciences de l’éducation ou science politique, par exemple). Les modalités précises de chaque paramétrage sont méconnues, mais un entretien mené par Leïla Frouillou avec un membre du service de la scolarité de l’établissement en juillet 2019 offre des indications sur la manière dont ce travail a été réalisé. Il raconte : « L’étude des dossiers est très disparate aussi. C’est soit simplement un module d’aide à la décision, un module Excel et on fait des pré-classements par rapport à des notes, avec des pondérations. Et pour d’autres, un peu plus à la marge, une vraie étude des dossiers, avec ouverture des dossiers. » A défaut de commission disciplinaire, la commission ad hoc composée a procédé ainsi : « Quand on avait une capacité insuffisante au regard de ce qui s’était passé les années précédentes, là on a étudié les dossiers avec un algorithme local […]. On n’a pas toujours eu de commissions, mais on a eu des critères d’examens, qui étaient parfois simplistes ou très minimalistes, mais on les a utilisés pour faire des classements ».

15Dans un autre modèle de régression (R²= 46 %), les coefficients associés à chaque formation permettent d’identifier la position des candidats en réorientation dans le classement pour 1 000 candidatures classées. La licence de sociologie au sein de laquelle le classement a été entièrement automatisé par une commission ad hoc a servi de modalité de référence. À autres caractéristiques contrôlées (sexe, profil du candidat, série, mention et académie du bac, statut de boursier et la deuxième langue vivante), les candidats en réorientation occupent en moyenne une place plus favorable dans le classement de certaines licences, en lien avec le petit nombre de candidatures reçues et/ou leur usage qualitatif des dossiers. C’est le cas de celle d’arabe dont la commission a sans doute étudié les dossiers qualitativement. De fait, d’après l’entretien réalisé, les motivations ou les « compétences » des élèves pour suivre ces cursus relèvent souvent de la trajectoire migratoire familiale (« en langue c’est plus compliqué par exemple. Il faut vraiment étudier les dossiers […] souvent ils ont une langue maternelle et ça c’est dans la lettre de motivation… »). La connaître implique pour la commission de consulter en détail les projets de formation motivés ou les CV des candidats, ce qui est possible étant donné le nombre de candidatures relativement faible reçues dans cette formation. C’est aussi le cas de la licence administration économique et sociale (AES). Celle-ci a été l’une des formations les plus actives dans l’application à la lettre de la réforme en mettant en œuvre des cours de remédiation à destination de certains admis acceptés sous condition d’un aménagement de leur scolarité (les « Oui, si »). Dans cette formation, les critères d’examen des dossiers affichés comprennent l’attestation de réorientation ou de reprise d’études. Cette commission a donc ouvert en principe l’ensemble des dossiers concernés afin de les intercaler, après classement par le logiciel d’aide à la décision, dans la liste. Si l’évaluation qualitative des dossiers reste liée aux informations standardisées du portail, il semblerait que les formations ayant procédé à un examen qualitatif des dossiers au sein de l’université étudiée – et qui se sont donc partiellement affranchies des indicateurs de la plateforme – soient sensiblement plus « accueillante » à l’égard des candidats en réorientations ou reprises d’études en comparaison à celles (nombreuses) qui ont eu recours à un traitement automatisé des dossiers (en 2018 au moins)6.

16Le traitement des candidatures des étudiants en réorientation (vers une première année de licence) est donc, au vu de ces analyses, non seulement inéquitable, mais encore injustifié puisque les étudiants en réorientation réussissent aussi bien, sinon mieux, que les néo-bacheliers. C’est l’objet de cette deuxième partie.

2. Des réorientations réussies

17À partir des mêmes données localisées de l’université francilienne étudiée, il est possible de voir, un an après, ce que sont devenus les étudiants qui se sont inscrits dans l’une des formations proposées par cette université sur le portail parcoursup en 2018. En moyenne, 38 % des étudiants qui étaient en réorientation en première année de licence sont, un an après, inscrits en deuxième année. C’est davantage que les néo bacheliers dont 32 % se trouvent dans la même situation (tableau 3). Cet écart dans la réussite de la première année de licence de cette université, au profit des étudiants en réorientation, est une réalité pour tous les étudiants quel que soit la série du bac obtenu, mais ce sont pour les bachelier technologiques et professionnels que la réorientation favorise le plus les parcours de réussite (tableau 3).

18Peut-on généraliser ce constat à tous les segments du supérieur et à l’échelle nationale ? Quel est l’effet comparé de la réorientation par exemple en STS, où 25 % des étudiants sont en réorientation ou en reprise d’études, et en licence de lettres et sciences humaines et sociales (LSHS), avec 45 % d’étudiants dans ces situations ? Pour y répondre, nous mobilisons les données de l’enquête CDV2020 de l’OVE. Contrairement aux données localisées qui permettent de tenir compte des étudiants qui ont quitté la formation, ces données nationales permettent seulement de mesurer la réussite sur la base de ceux encore inscrits l’année suivante. Il faut donc avoir à l’esprit cet effet de sélection pour l’analyse, même si, d’après le tableau 3, ce sont les réorientés qui ont les taux d’évaporation les plus faibles.

19Construit donc sur le champ des inscrits en première année en 2018, le tableau 4 présente la réussite aux examens en 2018 dans différentes formations du supérieur selon le profil des étudiants. En moyenne, après une réorientation7, les étudiants sont plus nombreux, en proportion, à réussir leurs examens de première année que les autres profils : néo bacheliers, redoublants, etc. (78 % contre 66 %). Ce constat est vrai dans toutes les formations (licences universitaires, IUT et STS), excepté en CPGE8. Et ce sont, dans l’ordre, dans les formations de STS, IUT et licences de LSHS que la réorientation participe le plus à creuser les écarts de réussite avec les néo-bacheliers.

20L’étude de cas qui suit vise à rendre compte des mécanismes par lesquels la réorientation signe, le plus souvent, un parcours réussi. Marie-Paule Couto a construit une typologie des étudiants en réorientation, en six types, construite grâce à une analyse factorielle sur les données CDV2020 (2023). Celle-ci rend compte de l’hétérogénéité des types de réorientations selon le capital scolaire, la filière d’étude, l’origine sociale et culturelle de l’étudiant, sa nationalité et le statut migratoire des parents, ses motivations pour la formation ainsi que son projet professionnel. Associée à des entretiens approfondis auprès de jeunes en réorientation, elle permet de saisir la richesse et la complexité de chaque parcours. Nous détaillons ici le cas de Deniz qui appartient à la catégorie des « orientations ambitieuses » des bonnes élèves de classes populaires à dominante « petits indépendants immigrés » (Couto, 2023). Ces orientations, qui concernent 12 % des étudiants réorientés, sont le fait d’étudiants, majoritairement d’étudiantes, avec de faibles ressources familiales (leurs parents n’ont pas fait d’études supérieures), mais avec un capital scolaire important. Au regard de leurs bons dossiers scolaires, elles construisent de fortes aspirations, ont un projet professionnel précis et choisissent leur formation pour leur intérêt marqué pour la discipline. Plus démunies socialement que les autres étudiants des filières vers lesquelles elles s’orientent (notamment médecine), elles échouent souvent, se réorientent en conséquence et réussissent dans leur nouvelle voie.

21Lors de l’entretien, Deniz a 22 ans et est tout juste titulaire d’une licence de sociologie, formation dans laquelle elle s’est réorientée après un échec en médecine. Malgré une moyenne en terminale autour de 10 et l’obtention de son diplôme du bac sans mention, on peut néanmoins considérer que Deniz fait partie des bonnes élèves puisqu’elle est titulaire d’un baccalauréat scientifique, soit la série la plus valorisée dans la hiérarchie symbolique de la filière générale (Duru-Bellat & Kieffer, 2008). À l’inverse, ses parents, qui ont grandi en Turquie, n’ont pas fait d’études supérieures. Son père a exercé dans différents domaines, le plus souvent à son compte. Sa mère, actuellement inactive, a parfois travaillé avec lui. Deniz a donc de faibles ressources familiales et appartient aux ménages de classes populaires à dominante petits indépendants, selon la nomenclature de la PCS ménage. Elle est la première de sa lignée à suivre des études supérieures et ses parents formulent de fortes ambitions scolaires pour leur fille ainée. Elle explique : « Depuis petite je disais "moi, je veux devenir médecin, je veux devenir médecin, je veux devenir médecin" […] . Donc, ils [ses parents] étaient contents bien évidemment. Mon père, il disait "moi, je suis venu en France, je n’avais rien et maintenant ma fille, elle va devenir médecin". C’était une fierté pour eux [ses parents]. J’ai à peine été acceptée en médecine que pour lui [son père], j’étais le docteur de la famille quoi ». On peut analyser les fortes ambitions des familles immigrées à l’aune des résultats proposés notamment par Ichou et Oberti (2014) pour qui « les fortes aspirations scolaires des familles immigrées ont une caractéristique qui les rend spécifiques […] : elles sont faiblement influencées par les ressources familiales telle que le capital scolaire des parents » ou encore par le rôle central de l’école dans les parcours des femmes de milieux populaires, à l’image des cinq filles de la famille Belhoumi dont l’année rappelle que « le passeport de [son] émancipation, c’était la réussite scolaire » (Beaud, 2018, p. 57).

22Son orientation en médecine est en adéquation non seulement avec son passé scolaire : son capital scolaire plutôt élevé et son appétence pour les matières scientifiques découvertes au collège, mais encore avec son projet professionnel, murit de longue date : « Vu que j’ai fait un bac S, la médecine c’était un peu la ligne droite, le seul chemin à suivre […]. Moi, c’est vrai que j’étais fixée sur la médecine dès la troisième ou la quatrième, je crois. C’est vraiment au collège que j’ai eu une prof de SVT qui m’a fait adorer [insiste sur le "adorer"] les sciences de la vie et tout ça et dès cet instant-là je me suis dit c’est bon, je veux devenir médecin et j’ai poursuivi jusqu’en terminale. En terminale, on a fait nos vœux sur le site […] on devait les classer par ordre de préférence. […] en dernier on avait une pastille orange9 et c’était en fait un peu la roue de secours. […] Moi, j’avais mis en pastille orange une licence de biologie ».

23Acceptée en médecine, elle connaît une expérience très difficile en lien avec la distance géographique entre son domicile et l’université dans laquelle elle est affectée et avec la distance sociale qui la sépare des étudiants de la formation : « Je me suis inscrite, je suis arrivée à la fac, c’est un environnement que je ne connais pas. Je ne connais personne. Les gens, ils étaient vraiment en mode : "compétition, compétition" ». Elle raconte, avec un comique cynique, comment elle s’est retrouvée affectée dans une université à l’opposé de chez elle (alors qu’il y en a une juste à côté de son domicile) et l’épuisement associé au trajet :

« C’était vraiment horrible. Je me souviens, j’arrivais à la fac 30 minutes avant le début du cours et ces 30 minutes là, j’essayais de dormir dans un coin, dans le bâtiment, à côté des escaliers, quelque part quoi et je me rendormais. 30 minutes pour moi, c’était 30 minutes. Quand je rentrais chez moi, c’était pareil […] je me tapais pareil, 2 heures, 2h30 de transport. Si je finissais à 18 heures, le plus tôt que je rentrais, c’est 20 heures. Après, le temps que je rentre, que je me douche, que je mange et que je m’y mette à bosser pour me réveiller à 5 heures du matin le lendemain, je n’y arrivais plus. Au début, je bossais jusqu’à des minuits, une heure du matin, mais au bout d’une semaine, j’étais à des trois heures de sommeil. Je n’y arrivais plus ».

24Cette mise à l’écart se manifeste aussi dans les ressources économiques et matérielles qui lui manquent pour rester dans la compétition : « En fait, il y avait des étudiants qui faisaient les prépas, ils vendaient les cours ». Cette double distance sociale et géographique la met en grandes difficultés. Consciente de son risque d’échec, Deniz s’est tout de même présentée aux examens de mi-semestre, faisant preuve de sa bonne volonté scolaire : « Je sais que je ne vais pas les réussir, mais autant le faire quoi ». Après son échec aux examens, elle entre dans une période dépressive : « Parce que c’était mon rêve de devenir médecin. D’échouer, comme ça, c’était un gros échec dans ma vie. Je ne sortais pas de chez moi. ».

25Cette phase ne dure pas, elle révise ses ambitions et mûrit progressivement un autre projet : « Je me disais si je ne fais pas de la médecine, je ferai de l’enseignement, je voulais enseigner l’SVT. Et pour ça, je devais faire une licence de bio. Et en fait, après mon échec en médecine, en fait j’avais complètement perdu espoir, je me disais je ne vais pas être prise en licence de bio, je vais mettre des BTS, BTS analyses biomédicales... ». Forte de cet élan retrouvé, elle entame les démarches de réorientations dès janvier 2018, mais Deniz se retrouve finalement en attente sur tous les vœux qu’elle a formulés en phase principale. Elle raconte les nombreuses démarches effectuées pour tenter de vaincre la peur de se retrouver sans affectation : « Et la licence en bio, j’étais tout le temps en attente : en attente, en attente, en attente. Ça commençait à faire long, ça me saoulait, je me suis rendue sur place encore une fois à la fac, j’ai trouvé la responsable, je suis allée dans son bureau, je lui ai dit : "écoutez, j’ai fait un vœu en bio ici et ça fait des mois que je suis en liste d’attente, quand est ce que je vais avoir enfin une réponse ? Je n’ai pas envie de me retrouver encore une fois sans rien". J’avais vraiment cette peur de me retrouver sans rien. Et après, elle m’a dit, vous savez vous êtes en phase de réorientation, vous sortez de fac et en plus vous n’étiez pas à Paris 13, donc vous n’êtes pas du tout prioritaire ».

26Faisant directement l’expérience de la pénalité imposée aux candidats en réorientation, elle doit faire des vœux en phase complémentaire de Parcoursup. De nouveau désespérée mais bien déterminée à rejoindre une formation, c’est en échangeant avec une amie, enseignante de premier cycle, qu’elle découvre que les sciences de l’éducation, et la sociologie, peuvent l’amener aux métiers de l’enseignement via le master MEEF (Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation).

« Elle m’a dit :"écoute, moi j’ai fait une licence en sciences de l’éducation" ; elle m’a fait : "tu peux faire ça". Et je lui ai dit : ok. Elle m’a dit : "en plus toi, je suis sûre que tu vas réussir et tout". J’ai dit ok, je prends note. Après elle m’a dit : "tu sais, j’ai des copines, elles n’ont pas fait la licence en sciences de l’éducation, elles ont fait socio et en master, on s’est retrouvées avec des étudiantes de socio. Donc avec une autre licence, tu peux quand même faire le master MEEF". Je ne savais pas ça. Je pensais que c’était une ligne droite : tu fais une licence en socio, tu atterris en master en lien avec la socio, je ne savais pas qu’on pouvait bifurquer après la licence. C’est elle qui m’a vraiment parlé de ça. Je prends note. Après, y a eu la deuxième phase, la deuxième session pour les vœux. J’étais toujours en attente. Y avait la phase complémentaire, où y avait une liste de tous les trucs où il y avait encore de la place. Et là je vois droit, droit, droit, je ne voulais pas faire de droit, je descends dans la liste et plus je descends je vois droit, droit économique, droit je ne sais quoi. J’étais en mode : je ne vais pas finir avocate quand même, après la médecine [rires] Je ne vais pas subir encore une fois… Et après, je descends, je descends, et en fait tout en bas, je vois socio. Ah socio. J’ai cliqué dessus. Je ne connaissais pas la socio, vraiment je ne savais pas du tout ce que c‘était. Je me suis inscrite en socio, parce que ma copine, elle m’a dit que même après une licence de socio, on peut faire ça. J’avais postulé aussi en sciences de l’éducation en 2ème phase. Et ça, j’étais en liste d’attente, je n’ai jamais eu de réponse. Et après, j’ai attendu, jusqu’en septembre, le temps d‘avoir une réponse des licences dans lesquelles j’avais fait des vœux et la socio, bah, j’ai été direct acceptée et je me suis dit "bon bah on va pas se retrouver sans rien". »

27Elle candidate donc en phase complémentaire en licence de sociologie dans l’université étudiée sans savoir de quoi il s’agit, pour « ne pas se retrouver sans rien ». Elle a actuellement validé sa licence, déclare que « franchement, ouais, ça s’est bien passé ». Elle vient d’être acceptée en master MEEF sciences économiques et sociales (SES) espérant ainsi devenir enseignante de SES au lycée. Autrement dit, si elle vit comme un échec le fait d’avoir raté médecine, sa réorientation est finalement un succès :

« À ma grande surprise, j’ai passé la meilleure année universitaire, en comparaison à celle de médecine […] En socio, c’est plus littéraire, donc ça n’a rien avoir et même au niveau de l’apprentissage, ça n’avait rien avoir parce qu’en médecine, c’était du par cœur mot pour mot alors que là on n’est pas amené à apprendre mot pour mot ce que l’enseignant nous dit. Le plus important, c’est de comprendre l’idée. […] j’avais déjà acquis un rythme, assez dense. Donc j’ai été plus à l’aise, au début j’ai même trouvé ça facile […] Quand je regardais les gens dans la salle, je voyais des gens qui se parlaient entre eux, qui rigolaient, l’ambiance étaient beaucoup plus cool. Ah, enfin des gens qui sourient, qui parlent, qui interagissent ! […] Ici, en plein cours, on pouvait poser nos questions à l’enseignant, l’enseignant il répondait, il prenait tout le temps, si y avait un point pas clair, il revenait dessus, ils posaient la question pour savoir si c’était clair ».

28Les réorientations permettent ainsi aux étudiants des classes populaires stables de connaître un « sursaut et une nouvelle dynamique » (Cayouette-Remblière, 2016, p. 253), de procéder à un réajustement de leurs ambitions en se tournant vers l’université, souvent vers ses filières LSHS, qui joue le rôle « d’espace tampon, de régulation des flux successifs de bacheliers dans le sens d’un maintien des hiérarchies sociales et scolaires » (Bodin & Millet, 2011b, p. 65). Les bifurcations doivent ainsi être analysées comme des « réajustements qui se font non seulement du haut vers le bas – l’université a donc un rôle de modérateur des choix et des désirs étudiants –, mais aussi de façon douce et progressive, par niveaux successifs » (Ibid., p. 72).

Conclusion

29Pour conclure, transposer à l’ensemble des formations avec parfois un nombre de candidatures très important, des procédures qui s’appliquaient à des formations très sélectives de l’enseignement supérieur (CPGE ou Grand établissement – Darmon, 2012 ; Barraud de Lagerie & Tenret, 2020) a supposé une standardisation telle que certains profils (les étudiants en réorientation en faisant partie), difficiles à standardisés, se trouvent pénalisés par la procédure Parcoursup, au sein de l’établissement considéré, mais aussi au niveau national (Cour des comptes, 2020). Le cas des candidats en réorientation (dont les chances de réussite sont meilleures que les autres) révèle les dysfonctionnements de la plateforme et du nouveau système d’affectation qui a été pensé pour trier les bacheliers sur la base de l’anticipation de leurs chances de réussite dans les formations selon une logique adéquationniste. Conscients de ces limites, les pouvoirs publics cherchent à ajuster la procédure pour ces étudiants en introduisant des pièces supplémentaires pour leurs dossiers, comme la fiche de suivi Parcoursup (pour ceux qui ont bénéficié d’un accompagnement par les services d’orientation). Toutefois, ces ajustements restent insuffisants à corriger les inégalités de chances de s’inscrire dans l’enseignement supérieur. Encore en 2022, les candidats aux parcours non-linéaires demeurent beaucoup plus nombreux à ne recevoir aucune proposition que les néo-bacheliers (Comité éthique et scientifique Parcoursup, 2023, p. 32).