Introduction

1La décennie qui s’achève a été marquée par une série de réformes affectant l’ensemble de la transition secondaire-supérieur, et au-delà, les modalités de progression dans l’enseignement supérieur.

2En 2013, la loi relative à l’enseignement supérieur et à la recherche désigne les bacheliers technologiques comme le public prioritaire des instituts universitaires de technologie (IUT), et les bacheliers professionnels comme celui des sections de technicien supérieur (STS). Pour favoriser leur accès à ces formations, elle introduit des quotas de places réservées (respectivement de bacheliers professionnels en STS et de bacheliers technologiques en IUT), qui seront déployés progressivement dans les années suivantes.

3En 2016, la loi portant adaptation du deuxième cycle de l'enseignement supérieur français au système licence-master-doctorat introduit une phase de sélection à l’entrée de la première année de master, quand cette étape existait déjà informellement mais régulièrement à l’entrée de la deuxième année de master. Pendant plusieurs années, toutefois, les universités ont pu maintenir leur fonctionnement antérieur par dérogation.

4En 2018, la loi relative à l’orientation et à la réussite des étudiants (ORE), dont l’objectif affiché par les pouvoirs publics est d’accroître la réussite des étudiants, amène plusieurs nouveautés. Elle introduit, d’abord, une sélection pour accéder en licence générale à l’université : les nouvelles recrues sont appelées selon un classement établi par les universités, dans la limite des capacités d’accueil de la formation. Ainsi, dans les licences où le nombre de candidatures dépasse les capacités d’accueil, classer les étudiants revient de fait à les sélectionner. Ces formations très attractives représentent presque la moitié des licences (Comité éthique et scientifique de Parcoursup, 2023). Si le terme de sélection n’est pas celui choisi par les pouvoirs publics pour désigner ces nouvelles modalités d’affectation des bacheliers à l’université, c’est donc bien celui qui sera utilisé dans cet ouvrage. Véritable fer de lance de cette réforme, Parcoursup remplace l’application Application Post-Bac (APB). Outre la fin de la hiérarchisation des vœux et le classement des candidats par les universités pour l’entrée en licence, les quotas des bacheliers professionnels en STS et de bacheliers technologiques en IUT sont intégrés à l’application. Des pourcentages minimaux de boursiers sont instaurés (dans les formations publiques dans un premier temps), ainsi que des pourcentages maximaux de candidatures ne provenant pas du secteur de recrutement. Émergent aussi les parcours « oui si », qui correspondent à un aménagement du cursus de première année de licence sur deux ans, visant à favoriser la réussite.

5En 2019, l’arrêté portant réforme de la licence professionnelle transforme cette formation dont la durée initiale était d’un an, accessible avec un bac+2, en un cursus en trois ans accessible après le baccalauréat. Au sein des IUT, le diplôme universitaire de technologie (DUT) devient une licence professionnelle appelée bachelor universitaire de technologie (BUT), obtenu lui aussi en trois ans depuis la rentrée 2021. Intégrer une première année de formation dans un IUT implique donc désormais de présenter l’intention et les capacités de poursuivre trois années d’études supérieures.

6En 2023, la mise en place de la plateforme Monmaster finit de généraliser la sélection en première année de master. Désormais, les candidatures sont soumises et traitées par le biais de cet outil informatique national qui, comme Parcoursup, s’érige aussi en source d’information susceptible d’influencer les projets étudiants : en plus des informations relatives aux enseignements, le portail diffuse ainsi une série d’indicateurs concernant les capacités d’accueil de la formation, les licences conseillées pour y postuler, les compétences et connaissances attendues pour y réussir, les critères d’examen des candidatures ainsi que les taux d’accès à la formation.

7Avec cette série de réformes, c’est la majeure partie du paysage de l’enseignement supérieur français qui se trouve bouleversée : les licences générales, STS, IUT, masters et licences professionnelles accueillent environ les deux tiers des jeunes étudiants en France en 2022/2023 dans l’enseignement public ou privé (DEPP, 2023). Parallèlement, des transformations affectent également l’enseignement secondaire, et par conséquent, les conditions de la transition entre enseignement secondaire et enseignement supérieur.

8La réforme du baccalauréat général, conduite en 2018 pour de premiers lauréats en 2021, abandonne la logique des « séries » pour adopter celle des « spécialités » : à partir de la classe de première, les élèves suivent un tronc commun complété de trois (en première), puis deux (en terminale) enseignements de spécialités dont la combinaison résulte du choix des élèves. Les logiques antérieures de continuité entre bac général et formations supérieures se trouvent ainsi bouleversées, et par conséquent, les stratégies de choix des élèves dans la construction de leur orientation également.

9Enfin, à la rentrée 2023, le baccalauréat professionnel entame également sa mue, avec une réforme dont la première cohorte concernée sera diplômée en 2025 : ici, la logique répond encore à davantage d’individualisation des parcours avec une distinction accrue entre, d’une part, les élèves souhaitant poursuivre des études supérieures après leur bac professionnel, et d’autre part, ceux qui prévoient de s’insérer directement sur le marché du travail. Ces derniers suivront des stages supplémentaires en fin de terminale et pour ce faire, les épreuves du bac seront avancées dans le calendrier scolaire.

10Ce rappel chronologique dessine un paysage de l’enseignement supérieur français en forte évolution depuis une décennie. Ces mouvements s’opèrent dans le contexte d’un accroissement continu des effectifs étudiants depuis la rentrée 2008 (DEPP, 2022). Cette hausse notable s’accélère à partir du milieu des années 2010 et résulte, à la fois, de l’augmentation du nombre de bacheliers (expliquée en grande partie par la hausse du nombre de bacheliers professionnels suite à la réforme de 2008), ainsi que du boom démographique du début des années 2000 (Doisneau, 2001) : elle constitue une troisième vague de massification du système d’enseignement supérieur français (Rossignol-Brunet et al., 2022), à laquelle cette série de réformes vise à répondre.

11Trois logiques sous-tendent ces changements. D’abord, on assiste à l’accélération du mouvement d’individualisation des parcours : les lycéens généraux choisissent leurs spécialités à la carte, construisent leur projet d’orientation en partie avec les informations diffusées par une plateforme numérique, accèdent à un parcours spécifique en cas de « oui si ». Ensuite, la canalisation institutionnelle des aspirations scolaires s’intensifie : les bacheliers technologiques et professionnels ont une voie de poursuite d’études supérieures qui leur est désormais dédiée, la sélection à l’université invite à présenter un projet d’études en cohérence avec le parcours scolaire antérieur, les bacheliers professionnels seront bientôt enjoints d’affirmer plus tôt leur choix entre poursuite d’études et insertion professionnelle. Enfin, le renforcement des mécanismes de sélection formelle, à l’entrée de la licence générale et du master à l’université notamment, assortis de dispositifs de régulation (quotas de certains publics dans certaines formations) est de nature à augmenter la séparation des publics entre les différentes formations selon leur profil socio-scolaire. De cette décennie d’action publique, les recherches présentées dans cet ouvrage dressent un bilan dans lequel le système d’enseignement supérieur français apparaît comme de plus en plus segmenté.

12Le premier cycle universitaire, d’abord, répond à de nouvelles stratifications socio-scolaires, socio-territoriales et disciplinaires qui se répercutent sur les parcours. En travaillant sur les affectations en licence de droit, Mathieu Rossignol-Brunet et Leïla Frouillou montrent que le changement de portail d’affectation a contribué à accentuer la stratification scolaire et sociale des universités, les étudiants les mieux dotés rejoignant les établissements les plus prestigieux. Dans un deuxième chapitre, Valérie Canals, Séverine Groult et Simon Macaire montrent que depuis le changement de portail d’affectation, le public accueilli en antennes universitaires – initialement plus populaire que celui des sites mères – tend à s’homogénéiser. S’il subsiste, le rôle de démocratisation de l’enseignement supérieur historiquement joué par ces antennes s’amoindrit, sans de surcroît parvenir à garantir la réussite de ce public plus fragile scolairement.

13Les formations professionnalisantes courtes, elles aussi, voient leurs pratiques de sélection se modifier, sous le coup à la fois d’une intensification de la sélection en même temps que d’une ouverture sociale suscitée par les différents quotas. La conjonction de ces deux mouvements tend à produire un renforcement de la segmentation interne à ces filières, en fonction notamment de la voie d’enseignement, du secteur ou des spécialités de formation. C’est ce que montrent les deux chapitres suivants, qui placent la focale sur les publics ciblés par la politique des quotas : s’intéressant à la sélection à l’entrée en BUT, d’une part (Cécile Gautier) et en STS, d’autre part (Fanette Merlin), les autrices concluent à une moindre exigence scolaire pour atteindre les effectifs fixés par les quotas mais, corollairement, à une concurrence accrue entre les autres candidats, ce qui n’est pas sans conséquence en termes d’hétérogénéité des classes et aura nécessairement un impact pédagogique.

14Le cycle de master voit également son recrutement modifié. À l’image du cycle licence, il est notamment traversé par de nouvelles disparités socio-territoriales. À partir de l’exemple de la filière droit, Manon Brézault, Paul Magnand et Émilie Raquet montrent que sélectionner les étudiants dès l’entrée en première année de master contraint à la mobilité les plus fragiles scolairement. Quant aux étudiants aux performances académiques les plus importantes, retenus dans plusieurs formations, ils arbitrent les masters sur le critère du prestige de la formation ou de l’établissement. Dans le chapitre suivant, Nadine Théophile s’intéresse aux cas des étudiants de licence professionnelle, pour lesquels la poursuite d’études en master n’est pas recommandée. Elle montre que, outre les performances scolaires ou le degré de professionnalité des candidats, la prise en compte du contexte des formations et notamment la concurrence entre masters joue un rôle dans les choix opérés par les jurys de recrutement.

15En outre, ces évolutions tendant vers davantage d’individualisation, de canalisation en même temps que de stratification ne sont pas neutres pour les élèves et futurs étudiants voire, pour certaines, se montrent contradictoires. Ainsi, la transition secondaire-supérieur devient plus difficile à vivre, mais aussi plus inégalitaire : c’est ce que montre Nadia Nakhili dans un chapitre centré sur les expériences d’orientation des bacheliers de 2021. Dans ce contexte de réformes, les lycéens généraux vivent une socialisation à l’individualisation qui se révèle éprouvante dans un cadre où ils sont à la fois très contraints et enjoints à l’autonomie. Manquant d’un accompagnement qui permettrait une réelle individualisation, cette phase vient finalement renforcer l’inégalité des ressources entre les lycéens. Ambre Guichard et Romain Delès s’intéressent, quant à eux, aux étudiants en réorientation. Ils montrent que les tendances induites par les récentes réformes produisent un renforcement des normes d’évaluation des projets étudiants, construites sur une image idéalisée des parcours qui se doivent d’être cohérents avec le passé scolaire, rapides et jalonnés de réussite. Ces normes, fortement intériorisées, conduisent alors à l’émergence de stratégies parfois artificielles de mise en cohérence des parcours dans les projets d’orientation. Elles contribuent à canaliser les aspirations d’orientation et jouent un rôle de sélection, informelle, qui pénalise les moins dotés socialement ou scolairement. La canalisation des parcours conduisant à consolider la norme de linéarité des parcours, qui pesait déjà fortement en France (Charles, 2015 ; Van de Velde, 2015), elle représente un obstacle supplémentaire dans les parcours dits non linéaires. En prenant l’exemple d’une université située en banlieue parisienne, Marie-Paule Couto et fanny Bugeja-Bloch explorent les conséquences de l’utilisation des algorithmes permettant de classer automatiquement les candidats. Elles montrent que son usage conduit à pénaliser les étudiants en réorientation par rapport aux sortants post-bac, à niveau scolaire équivalent. Ce chapitre invite à changer de point de vue sur les réorientations, pointées négativement dans les discours médiatiques et politiques alors que la réussite de ces étudiants est plus élevée que celle de nouveaux bacheliers1.

16En définitive, la série de réformes conduite par les pouvoirs publics en réponse à cette troisième massification de l’enseignement supérieur semble conduire à un renforcement des inégalités dans l’enseignement supérieur. La tension entre un système davantage canalisé, d’une part, et une injonction plus forte à l’autonomie, d’autre part, est de nature à créer de nouveaux obstacles pour les étudiants dans la construction de leurs parcours. Constituant de nouvelles épreuves informelles de sélection, ils concernent particulièrement les jeunes disposant de faibles ressources à l’extérieur du système scolaire. Le renforcement de la sélection formelle dans la majorité des formations vient, en outre, favoriser de nouvelles segmentations, par une distribution différenciée des publics vers les différents espaces de l’enseignement supérieur en fonction de leur bagage socio-scolaire.