1Les conditions d’entrée sur le marché du travail de la « jeune génération »¹ sont loin d’être assurées et une incertitude importante règne sur les débuts de carrière : forte exposition au chômage en début de vie active, réduction du temps passé en emploi et de l’expérience professionnelle, déclin des trajectoires dominées par l’emploi, réduction de la part des jeunes en emploi à durée indéterminée et moindre progression salariale (en termes de rémunération et de positions professionnelles), adéquation formation-emploi loin d’être systématique (Épiphane et al., 2019). Mais ces modalités d’insertion plus incertaines et brouillées induisent-elles pour autant une reconfiguration profonde de la place et du rapport à l’emploi ?

2De précédents travaux (Bonnet, Mazari & Verley, 2018), comparant deux Générations entrées sur le marché du travail respectivement en 1992 et 2010, ont montré que la situation est pour le moins paradoxale. Alors que l’on assiste à une détérioration continue des conditions « objectives » d’emploi (moindre accès à l’emploi stable), les opinions « subjectives », marquées par un optimisme exacerbé des jeunes quant à leurs perspectives professionnelles, s’améliorent dans le même temps, et ce quelles que soient les conditions d’emploi ou le niveau de diplôme.

3Poursuivant l’analyse engagée, la typologie des rapports à l’emploi élaborée ici permet de déshomogénéiser le regard sur la jeunesse, en examinant la façon dont opinions et attitudes à l’égard du travail sont susceptibles de se différencier selon les caractéristiques des jeunes et de leurs parcours. Pour permettre d’en dessiner les contours, l’enquête Génération 2010 a été mobilisée. Elle rend possible la description des emplois occupés à différents moments du parcours depuis la sortie de formation (type de contrat de travail, salaire mensuel, type d’emploi occupé) ; du rapport à l’emploi et de la plus ou moins grande satisfaction qu’il procure (sentiment de se réaliser professionnellement, satisfaction par rapport à la situation de travail, sentiment d’être utilisé à son niveau de compétence, sentiment d’être bien ou mal rémunéré) ; et des aspirations des jeunes au travail (perception du parcours, priorités associées au travail et au hors travail, optimisme/pessimisme par rapport à l’avenir, aspiration à la mobilité…).

Des serein·es aux résigné·es, 4 types de rapports subjectifs à l’emploi

4La typologie du rapport subjectif à l’emploi, fondée sur la perception du positionnement dans l’entreprise et les aspirations quant à l’avenir professionnel, vise à identifier des rapports à l’emploi différenciés au sein d’une même Génération. Cette typologie a été complétée par une analyse « toutes choses égales par ailleurs » de la probabilité d’appartenir à l’une des classes identifiées. Les statistiques descriptives présentées à la suite sont celles qui ont été jugées significatives.

5Quatre classes d’individus ont été identifiées. Les noms attribués à ces classes dérivent du degré d’optimisme ou de satisfaction des jeunes par rapport à l’emploi et des priorités accordées à l’avenir. Sont ainsi distingués les « serein·es engagé·es » (24 % de la population) ; les « arrivé·es » (26 %) ; les « désabusé·es persévérant·es » (29 %) ; et les « insatisfait·es résigné·es » (21 %).

Les « serein·es engagé·es »

6La première classe d’individus est constituée majoritairement de jeunes hommes (57 %), se caractérisant par leur « grand » optimiste par rapport à l’avenir et pour lesquels la situation objective (Annexe 2) et les sentiments subjectifs (Graphique 1) sont congruents. La quasi-totalité d’entre eux sont en emploi à durée indéterminée, la moitié n’a connu aucune période de chômage en sept années de vie active. Cette situation alimente la satisfaction quant à leur situation professionnelle et l’impression de se réaliser professionnellement. Ambitieux, ils sont les plus nombreux à souhaiter « améliorer leur situation professionnelle ». Cette ambition peut être portée par le sentiment majoritaire d’être plutôt bien payé, sans pour autant considérer l’être « très bien ». Ils se situent pourtant dans la tranche de salaire la plus élevée (44 % déclarent un salaire supérieur à 2 000 €) et ont plus souvent bénéficié d’augmentations de salaire au cours des trois premières années de vie active. Les appréciations de leur situation aux deux moments de l’enquête sont stables, laissant présager une stabilisation rapide et durable dans l’emploi à l’issue de leur formation (c’est le cas pour près de 70 % d’entre eux), à mettre en relation avec un niveau de diplôme relativement élevé et une origine sociale plus favorisée que les autres groupes.

Graphique 1. Évolution des principaux indicateurs subjectifs entre 2013 et 2017 (1/2) (%)

7Les emplois occupés par les « serein•es » se situent pour les trois quarts dans le secteur privé. On compte un pourcentage important de cadres comparativement aux autres classes. Les métiers les plus cités sont regroupés autour d’appellations aux contenus de travail clairement identifiés, infirmier.e, coiffeur, comptable, éducateur spécialisé, gardien de la paix, gendarme, plombier ou encore architecte, kinésithérapeute et conducteur de travaux. L’accès à ces métiers suppose pour la plupart la détention d’un diplôme professionnel reconnu autorisant l’exercice de l’activité.

Les « arrivé·es »

8La seconde classe est constituée de jeunes pour lesquels les indicateurs subjectifs sont également très positifs : ils se sentent plus souvent employés à leur niveau de compétence et même au-dessus, se considèrent plus souvent très bien payés, après un parcours jugé très facile. Pour cette catégorie ayant connu un accès et une stabilisation rapides en emploi à durée indéterminée (EDI), les conditions d’insertion ont été et sont jugées bonnes (Annexe 2). Leurs aspirations connaissent un changement notable entre les deux interrogations. Si leur priorité était de « trouver un autre emploi » ou « conserver leur emploi », cet impératif de stabilisation ou de progression perd en intensité au profit de leur souhait renforcé de « ménager leur vie hors travail » quand ils sont interrogés sept ans après leur sortie du système éducatif. Leur « réussite » professionnelle, ou tout au moins leur sentiment d’accomplissement, leur permettrait d’investir d’autres sphères de l’existence. Les parcours de ces jeunes se caractérisent ainsi par une désynchronisation des temps sociaux : le temps de la « carrière » vient d’abord, puis le temps de la vie hors travail, ensuite.

9L’explication d’une telle perspective doit être rapportée à la trajectoire sociale ou au sexe de ces jeunes (Annexe 2). Ils connaissent une insertion relativement immédiate pouvant s’assimiler à une forme de promotion sociale. Par ailleurs, cette classe est davantage constituée de femmes, porteuses d’aspirations plus faibles à l’égard de l’emploi et du travail associées à une entrée plus précoce en conjugalité et les conduisant à investir plus fortement la sphère privée. En résumé et au risque d’une simplification : « Une femme d’origine sociale peu favorisée aura ainsi plus de chances de se satisfaire d’une position professionnelle donnée qu’un homme fils de cadre et ce, que l’on parle de salaire, d’intérêt au travail ou de carrière. » (Buscatto, à propos de Baudelot & Gollac, 2003). 

10Il s’agit d’une classe plus féminisée, employé·e à plein temps ou avec des temps partiels choisis, exerçant des métiers se situant majoritairement dans les métiers du soin : infirmier·e, aide-soignant·e, médecin généraliste, éducateur/trice spécialisé·e, sage-femme, auxiliaire de puériculture. D’autres métiers aux compétences clairement identifiables sont également très présents : agriculteur, coiffeur, comptable, chauffeur poids lourds, boucher, esthéticienne, professeur des écoles… Si les métiers exercés sont largement associés aux professions intermédiaires, les catégories ouvrières sont également bien représentées.

Graphique 2. Évolution des principaux indicateurs subjectifs entre 2013 et 2017 (2/2) (%)

Les « désabusé·es persévérant·es »

11Cette classe d’individus affiche également un optimisme par rapport à l’avenir, associé à un souhait exacerbé d’améliorer sa situation professionnelle. Les jeunes se sentent pourtant majoritairement déclassés et restent en quête d’ajustement entre leur niveau de formation et d’emploi. Se considérant plutôt mal payés, jugeant l’adéquation formation-emploi très moyenne, se réalisant moins dans leurs activités que les « serein•es » ou les « arrivé•es », ils gardent toutefois espoir d’améliorer leur situation professionnelle en recherchant un autre emploi. Leur situation sur le marché du travail est quasi identique à celle des « arrivé·es » avec un accès et une stabilisation en EDI. Comment comprendre alors le sentiment de déclassement de cette population, associé à un optimisme marqué ?

12Leurs caractéristiques sociales nous éclairent sur cette question. Ils se rapprochent en effet de ce point de vue des « serein•es » et se distinguent des deux autres classes : plus de diplômés du supérieur, moindre proportion de femmes, plus de décohabitants vivant seuls, part légèrement supérieure d’enfants de « cadres et professions intellectuelles supérieures ». Ces caractéristiques rendraient moins acceptable leur destinée professionnelle actuelle, tout en n’annihilant pas leur optimisme pour la suite de leur parcours.

13La classe des persévérant·es est sans doute la plus difficile à cerner du point de vue des conditions d’emploi et des emplois occupés. Occupant majoritairement leurs fonctions dans le secteur privé, plus largement présents dans les moyennes et grandes entreprises, ils exercent des métiers qui se situent à la fois dans les activités de type administratif (agent ou assistant administratif, contrôleur de gestion, comptable…), les activités commerciales ou technico-commerciales (vendeur, magasinier, chargé de communication, consultant informatique, agent commercial), bien qu’il reste difficile de dégager des familles ou domaines professionnels particuliers. Au regard de la diversité des emplois, il semble que les caractéristiques de cette classe se situent moins du côté du métier exercé que de l’environnement de travail et des trajectoires d’emploi des individus.

Les « insatisfait·es résigné·es »

14Ils étaient pessimistes à trois ans, recherchaient un autre emploi ou à se stabiliser dans l’emploi. Ils sont toujours pessimistes à sept ans, se réalisent peu professionnellement, se considèrent utilisés sous leur niveau de compétence, ont eu un parcours jugé difficile, voire très difficile, qui se concrétise par une adéquation formation-emploi jugée quasi nulle et un niveau de rémunération évalué comme très mauvais. Ils sont plus nombreux à travailler à temps partiel, majoritairement subi. À trois ans, la priorité déclarée était de trouver un autre emploi, qu’ils n’ont visiblement pas trouvé quatre ans plus tard et qu’ils semblent avoir peu d’espoir de trouver.

15Ils ont connu une plus grande instabilité professionnelle : plus nombreux à avoir connu quatre emplois et plus sur sept ans, à être en EDD et en intérim. Ils se résigneraient alors à cette situation, ayant accepté des emplois en dessous de leurs compétences et sans doute déqualifiés, dans lesquels ils se trouvent « enfermés ». Ces individus vivraient une forme d’« éternisation » (Pinto, 2014) dans des emplois déqualifiés et seraient enfermés durablement dans ces horizons restreints, intériorisant cet état comme un destin probable, les amenant par ailleurs à définir comme priorité le fait de ménager sa vie hors travail plutôt que d’améliorer leur situation professionnelle. Dans la sphère privée, la précarité de leur situation apparaît également comme un facteur d’éternisation : un tiers d’entre eux se déclarent cohabitant avec ses parents (ou l’un d’eux) sept ans après la sortie de formation initiale.

16Les métiers exercés dans cette classe se situent dans les catégories employé·es et ouvrier·es, dans des fonctions d’assistant ou subalternes à d’autres métiers ou d’aide à la personne : assistant·e d’éducation, assistant·e administratif/ve, assistant·e maternelle, aide-soignant·e, auxiliaire de vie ou auxiliaire de puériculture, agent·e des services hospitaliers, aide à domicile ou aide ménagère. Des fonctions de service émergent également : préparateur de commande, cariste, hôtesse de caisse, serveur, chauffeur-livreur… Les salaires associés à ces métiers se situent dans la catégorie la plus basse (salaire inférieur à 1 200 €) pour 60 % d’entre eux/elles. Leurs caractéristiques sociales et leur trajectoire scolaire éclairent leur rapport à l’emploi : plus souvent… des femmes, redoublant·es en sixième, diplômé·es de l’enseignement secondaire professionnel et technologique, ayant arrêté leurs études par lassitude, issu·es des catégories sociales populaires.

Une lecture à la lumière des conditions d’insertion et des caractéristiques sociales

17Une telle typologie permet de mettre en exergue l’intérêt particulier d’articuler représentations, positions sur le marché du travail et caractéristiques sociales², susceptibles de moduler les interprétations portées sur une éventuelle situation commune des jeunes. Les « serein·es engagé·es » ont par exemple des caractéristiques proches des « désabusé·es persévérant·es », qui ont connu des conditions d’entrée sur le marché du travail plus défavorables, influant logiquement sur leur rapport à l’emploi, mais peu sur leurs attitudes à l’égard du travail. Les premiers s’engagent dans le travail, les seconds persévèrent en tentant d’améliorer leur situation professionnelle. Le constat est identique si l’on compare les « insatisfait·es résigné·es » et les « arrivé·es » qui partagent un certain nombre de caractéristiques communes, mais ont connu des conditions d’insertion différenciées influant sur leur rapport à l’emploi, négatif pour les premiers (résignation) et positif pour les seconds (satisfaction). Dernier cas de figure, les « arrivé·es » ont connu des conditions d’insertion proches de celles des « désabusé·es persévérant·es », pourtant leur rapport à l’emploi les différencie : les uns se sentant majoritairement « arrivés » (situation de promotion), les autres se sentant majoritairement « déclassés » (situation de démotion).

18Une telle différenciation se comprend au prisme des caractéristiques sociales, démographiques et scolaires des jeunes de chacune de ces classes, les disposant à interpréter positivement ou négativement leur situation. Comme le montraient Algava et Vinck (2016), les jeunes salariés les moins diplômés et qui viennent de commencer à travailler sont les plus satisfaits, tandis que ceux qui ont plus de diplômes et une expérience plus longue du travail semblent, comparativement, exprimer plus de frustrations et de déceptions. Cela conforterait l’idée que « ce sont bien les conditions d’emploi relativement aux attentes suscitées par les études (et non la nature intrinsèque du jeune âge) qui pèsent en fin de compte sur le rapport au travail. » (Loriol, 2016, p. 31).

19Indiquons pour terminer que les variables permettant de caractériser certaines étapes clés de l’entrée dans la vie adulte (décohabitation, entrée en couple, arrivée d’enfants) influent sur la réinterprétation du sens du travail lorsqu’elles sont associées au genre féminin.

Conclusion

20Cette analyse combinée et longitudinale renforce certaines conclusions opérées dans des travaux précédents et en nuance d’autres.

21Il apparaît en premier lieu, comme l’énonçaient Bidart et al. (2020) à propos des jeunes « décrocheurs », que les jeunes ne sont que rarement en état d’impasse ou de renoncement total, quelle que soit leur situation professionnelle, comme le relève notamment la moindre proportion de ceux appartenant à la classe des « insatisfait·es résigné·es » (21 %). La stabilité, voire le renforcement de l’optimisme par rapport à l’avenir est de mise pour une très grande majorité des jeunes, et ce quelle que soit la classe d’appartenance³. Si certaines épreuves ou obstacles sont susceptibles d’atténuer ces jugements, le parcours d’emploi - tel qu’il se résume dans les données statistiques descriptives - ne raconte pas tout. Même dans les situations de vulnérabilités exacerbées, l’optimisme reste dominant, et la résignation est loin d’être systématique.

22En second lieu, la combinaison des jugements laisse à voir des rapports au travail genrés, voire un renforcement des logiques de genre à mesure que l’on avance dans le parcours d’emploi. Les catégories à prévalence féminine priorisent majoritairement le fait de « ménager leur vie hors travail », alors que celles à prévalence masculine priorisent majoritairement le fait d’« améliorer leur situation professionnelle ». À mesure de l’avancée dans le parcours de vie, les rôles sociaux sexués, notamment en lien avec l’arrivée des enfants, tendraient à se réaffirmer, en particulier dans les arbitrages entre engagement dans la sphère professionnelle et dans la sphère personnelle.

23En troisième lieu, l’hypothèse du possible développement d’un rapport plus instrumental au travail à mesure de l’avancée dans la trajectoire et surtout en âge, associée à des impératifs liés à la décohabitation, l’entrée en conjugalité, voire en parentalité, reste encore difficile à étayer. Néanmoins, les classes majoritairement féminines et le plus souvent inscrites dans des configurations marquées par la conjugalité tendent à être celles qui font preuve d’un plus fort désengagement du travail. Les femmes tendraient à mettre à distance l’emploi, en particulier au moment de l’arrivée du premier enfant, mais ce, de façon plus transitoire que par le passé et avec de moindres conséquences quant à leur participation au marché du travail (Couppié & Épiphane, 2021 ; Bonnet, Mazari & Verley, 2020).

24Pour terminer, il apparaît que les jeunes définissent différemment leurs priorités au fil des trajectoires de vie, sous la forme d’un engagement plus ou moins marqué dans le travail (faire carrière vs investir d’autres sphères de l’existence) et d’une persévérance plus ou moins forte face aux possibilités d’amélioration de leurs conditions d’emploi (persévérer vs se résigner). Ces attitudes à l’égard du travail et de l’emploi doivent être rapportées à un jeu de positions et de dispositions inégales, appréhendées ici. Pour autant, et au-delà de ces dimensions à visée déterministe montrant combien les appartenances de classe et de genre structurent le champ des possibles, cette étude montre l’articulation qu’entretient le rapport au travail avec l’emploi occupé et ses conditions d’exercice.