1On assiste depuis plusieurs décennies à une recrudescence des emplois non qualifiés¹, ayant un statut dégradé, n’offrant que peu de perspectives professionnelles et payés au salaire minimum (Rose, 2012). Ainsi, en 2020, 19 %² des emplois occupés sont non qualifiés. Ils concernent massivement des jeunes (Chardon, 2001 ; Gadrey et al., 2005) : d’après l’enquête Emploi, en 2017, 38 % des 15 à 24 ans en emploi (quel que soit leur niveau de qualification) sont en emploi non qualifié contre seulement 20 % de l’ensemble des personnes en emploi (Beck & Vidalenc, 2018). Et le niveau de formation de ces jeunes ne cesse de s’accroître (Beduwé, 2005). Particulièrement en période de crise, les jeunes diplômé·es peuvent être conduit·es à se déclasser en se reportant sur des emplois de niveau de qualification moindre, au point d’évoquer la tyrannie du diplôme pour accéder à l’emploi (di Paola et al., 2018a). En conséquence, un contexte économique dégradé a un effet particulièrement délétère sur l’insertion des jeunes peu diplômé·es, pouvant les exclure de l’accès aux emplois, même non qualifiés.

2À travers une exploration de la littérature, le premier temps de ce chapitre interroge la notion de qualification de l’emploi ou des personnes (Rose, 2005). Dans un deuxième temps, nous cherchons à savoir ce que l’emploi non qualifié représente au cours des premières années de vie active, et comment évoluent les caractéristiques majeures des emplois telles que le contrat et le temps de travail ainsi que le salaire selon qu’ils sont qualifiés ou non. Enfin, on s’intéresse aux déterminants individuels de l’occupation d’un emploi non qualifié après sept ans de vie active. Parmi ces déterminants figurent la qualification scolaire des jeunes et celle acquise via l’expérience sur le marché du travail, notamment sur des emplois non qualifiés. Autrement dit, quels sont les facteurs explicatifs des probabilités d’emploi non qualifié après sept ans de vie active et en particulier quel est le rôle de l’emploi non qualifié antérieur, toutes choses étant égales par ailleurs ? Les emplois non qualifiés sont-ils des emplois de passage ou ancrent-ils durablement certain·es jeunes dans la non-qualification ?

Les trois volets de la non-qualification

3Selon certains travaux, il y aurait au cours des dernières décennies un affaissement des emplois moyennement qualifiés et une montée symétrique des professions d’employé·es non qualifié·es et des emplois les plus qualifiés (Ast, 2015). Pour autant, ce phénomène s’avère difficile à mesurer (Jolly & Dherbécourt, 2020) et l’existence de la polarisation ou non des emplois fait débat (Goux & Maurin, 2019). De plus, parler de la qualification des emplois n’est pas dissociable de la qualification de celles et ceux qui les occupent. Goy (1978) propose de distinguer la qualification de l’emploi, de celle de l’individu, et de la qualification salariale³. Cette définition ternaire de la qualification s’est imposée comme « triangle de la qualification » (Burnod & Chenu, 2001).

4Dans une visée opérationnelle, Rose (2005) propose de retenir la nature du contrat de travail et la durée de travail pour caractériser la qualification de l’emploi, le salaire pour la qualification salariale et enfin le diplôme pour la qualification de l’individu. Les dernières décennies ont vu cette congruence se déliter. Gadrey et al. (2005) soulignent la discordance croissante entre les trois pôles du « triangle de la qualification ». Il n’y a plus nécessairement appariement entre le niveau de qualification de l’emploi et de l’individu, en témoigne le phénomène de déclassement des jeunes (di Paola & Moullet, 2018b). Dans un certain nombre de cas, les plus qualifié·es occupent des emplois peu, voire non qualifiés, quand des moins qualifié·es sont relégué·es vers le chômage. Plus largement, parmi les jeunes, le niveau de diplôme opère un partage entre celles et ceux pour qui les emplois non qualifiés représentent des portes d’entrée sur des marchés internes - ce qu’on peut appeler des emplois de passage - et celles et ceux dont le niveau de formation est trop faible pour envisager un parcours ascendant (Amossé et al., 2011), l’emploi non qualifié étant alors un emploi d’ancrage. Dans le même sens, Béduwé (2005) met en évidence des usages des emplois non qualifiés, qu’ils soient de passage ou d’ancrage, d’autant plus « valorisés » que les jeunes sont titulaires d’une qualification.

5La non-correspondance entre les trois pôles de la non-qualification sur des données d’insertion a déjà été mise en évidence par Colin et Ryk (2005) pour la Génération 1998. Par conséquent, il ne s’agit pas ici de s’interroger sur la correspondance ou non de ces trois pôles, mais plutôt de privilégier comme porte d’entrée de l’analyse la dimension emploi de la non-qualification.

L’emploi non qualifié dans les débuts de parcours professionnel

6Grâce aux sept années d’observation en début de vie active de l’enquête Génération 2010, nous pouvons observer l’évolution du poids de l’emploi non qualifié dans les trajectoires et de ses attributs , à savoir le salaire, mais aussi le contrat et le temps de travail.

7À peine moins d’un quart des premiers emplois occupés par les sortant·es de la Génération 2010 sont des emplois qui, à l’embauche, sont non qualifiés. Parmi eux, 6 sur 10 correspondent à des employé·es non qualifié·es, confirmant le poids prépondérant des employé·es plutôt que des ouvrières ou ouvriers au sein de cette catégorie (Graphique 1). En 2013, après trois ans de vie active, 11 % de la cohorte occupe un emploi non qualifié, soit 14 % des jeunes en emploi. Parmi ces emplois, là encore, les 2/3 sont des employé·es non qualifié·es. Sept années après la fin des études, ces proportions sont inchangées. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de mobilité, mais que les mouvements de main-d’œuvre ne modifient pas ce poids global.

Graphique 1. Part de l’emploi non qualifié parmi l’ensemble de la Génération et parmi les jeunes en emploi

8À l’embauche du premier emploi comme en 2013, le poids du secteur privé est plus important au sein des emplois non qualifiés (respectivement 86 % versus 81 % pour les emplois qualifiés et 81 % versus 74 % (Tableau 1)). En 2017, le poids du secteur privé s’est réduit pour l’emploi non qualifié au point d’être équivalent à celui de l’emploi qualifié. Globalement, la nature du contrat de travail et la fréquence du temps partiel traduisent la plus grande précarité de ces emplois non qualifiés. Du point de vue de la qualification salariale, ils sont sans surprise moins rémunérateurs, avec une moyenne proche du SMIC au premier emploi comme à celui occupé en 2013.

9Mais si les emplois non qualifiés semblent gagner en qualité au fil des ans, celle des emplois qualifiés s’améliore également et l’écart se creuse entre les deux types d’emploi. Ainsi, en 2017, la précarité est moins importante dans les deux cas. Pour autant, les jeunes en emploi non qualifié sont toujours plus précaires et l’écart relatif augmente par rapport à celles et ceux en emploi qualifié. Au premier emploi, le poids des contrats à durée limitée est le même que les jeunes soient en emploi qualifié ou non ; en 2013, 51 % des jeunes en emploi non qualifié ont un contrat à durée limitée contre 40 % pour les jeunes en emploi qualifié soit 1,3 fois plus ; en 2017, les premiers sont 35 % en contrat à durée limitée et les seconds 24 %, soit 1,5 fois plus. Il en va de même pour le temps partiel, moins fréquent pour les deux types d’emploi en 2017, mais l’écart relatif s’est aussi accru : les jeunes en emplois non qualifiés étaient 1,8 fois plus souvent à temps partiel que celles et ceux en emplois qualifiés au premier emploi, elles et ils le sont 2,4 fois plus souvent en 2017. De même, si les rémunérations pour les deux catégories d’emploi ont augmenté, le gain salarial à occuper un emploi qualifié s’amplifie (les jeunes en emploi qualifié gagnent en moyenne 16 % de plus à l’embauche du premier emploi que les jeunes en emploi non qualifié, cet écart atteint 22 % après sept ans de vie active).

L’emploi non qualifié : emploi de passage ou d’ancrage ?

10Au-delà des caractéristiques de ces emplois non qualifiés, on s’interroge désormais sur leur caractère transitoire ou plus durable dans les trajectoires de début de vie active. Ainsi, l’emploi non qualifié en début de vie active peut s’avérer un emploi de passage pour certain·es, d’ancrage pour d’autres. Il s’agit de regarder au plus près, à l’aide d’une matrice de transition dans un premier temps, les mouvements depuis les différents états occupés au premier emploi vers ceux dans lesquels les jeunes se trouvent sept ans plus tard.

11Entre le premier emploi, survenu dans les 12 mois qui suivent la fin des études, et 2017, la nature non qualifiée de l’emploi persiste pour 30 % des jeunes (Tableau 2), alors que dans le même temps, 45 % connaissent une montée en qualification. Si les jeunes qui débutent par un emploi non qualifié sont plus nombreuses et nombreux à connaître le chômage en 2017, cette transition est beaucoup plus fréquente pour les jeunes dont le premier emploi a débuté plus tardivement. Au-delà des situations d’immobilité dans l’emploi non qualifié, ce dernier est aussi alimenté en 2017 par ces jeunes ayant un premier emploi tardif (18 %) et quelque 10 % de celles et ceux ayant pourtant débuté par un emploi qualifié.

12Pour étudier le rôle des caractéristiques des jeunes et de leurs parcours sur l’occupation ou non d’emploi non qualifié en 2017, on conduit ici des analyses toutes choses égales par ailleurs. Parce que l’alternative à l’emploi non qualifié peut être pour certain·es l’emploi qualifié et pour d’autres le non-emploi, des modèles logistiques multinomiaux identifient les facteurs explicatifs de ces alternatives (emploi non qualifié, emploi qualifié, non-emploi).

13Comme on pouvait s’y attendre, avoir été en emploi non qualifié plutôt que qualifié en 2013 accroît le risque d’être toujours dans ce type d’emploi en 2017. De plus, la situation initiale détermine pour partie la situation en 2013, comme le confirme un modèle logit. L’information sur la situation en 2013 introduite comme variable dans le modèle aurait ainsi pu capter l’effet du premier emploi sur la situation finale. On constate pourtant que l’impact de la nature non qualifiée du premier emploi persiste sur le risque d’être en emploi non qualifié en 2017, même s’il est de moindre ampleur que celui occupé en 2013. L’emploi non qualifié dans le parcours antérieur accroît le risque de non-emploi après sept ans de vie active, mais avec une moindre ampleur. L’effet dominant de ces emplois non qualifiés semble ainsi être de conduire à un ancrage plutôt que de permettre un passage.

14Une alternative à l’emploi non qualifié est de ne pas occuper d’emploi. Une telle situation en 2013 augmente aussi le risque d’être en emploi non qualifié plutôt que qualifié en 2017. Mais cet effet est de moindre importance que celui de la nature non qualifiée de l’emploi. Par ailleurs, le temps passé au chômage antérieurement vient renforcer le risque d’emploi non qualifié et, le temps d’accès au premier emploi continue d’avoir un rôle propre sur ce risque au terme des sept années de vie active. Le nombre de séquences d’emploi diminue lui ce risque, toutes choses égales par ailleurs.

15Ces résultats pourraient masquer des effets différents entre les jeunes en fonction de leur niveau de qualification. Il apparaît en particulier que l’effet d’ancrage de l’emploi non qualifié se vérifie pour chaque niveau de qualification des individus considéré isolément⁴. Comment jouent ces niveaux de qualification des jeunes sur la qualification de l’emploi occupé ? Il apparaît que, par rapport aux CAP-BEP, les non diplômé·es, qualifié·es ou non, ont ni plus ni moins de chance d’être en emploi non qualifié en 2017 alors que les bachelières et bacheliers ont un risque plus faible. La série générale du baccalauréat est celle qui préserve le plus de l’emploi non qualifié, suivie de la série technologique, puis professionnelle. La spécialité de formation ainsi que l’apprentissage sont sans effet sur le risque d’être en emploi non qualifié en 2017.

16Enfin, les femmes ont un risque supérieur à celui des hommes de détenir un emploi non qualifié plutôt que qualifié en 2017. Les caractéristiques d’origines sociales et géographiques sont globalement sans effet significatif.

Conclusion

17Dans un contexte conjoncturel particulièrement dégradé, l’emploi non qualifié ne représente finalement qu’un poids modéré dans l’ensemble de la cohorte d’entrant·es sur le marché du travail, avec seulement 22 % des jeunes à l’embauche du premier emploi et 14 % en 2013, comme en 2017. Le mouvement de recomposition de l’emploi non qualifié mis en évidence par Gadrey en 2005 avec la forte tertiarisation des emplois est confirmé, puisque le poids des effectifs d’employé·es non qualifié·es domine largement celui des ouvrières ou ouvriers non qualifié·es.

18Parmi les jeunes en emploi non qualifié au premier emploi, 45 % connaissent une mobilité ascendante vers l’emploi qualifié et environ un tiers occupe ce même type d’emploi sept ans plus tard. Ce statu quo est bien plus important lorsque l’on considère la transition entre 2013 et 2017 : c’est alors près de la moitié des jeunes en emploi non qualifié après trois ans de vie active qui le sont encore quatre ans plus tard. Il semble donc exister une forme d’ancrage dans l’emploi non qualifié. En effet, toutes choses égales par ailleurs, avoir été en emploi non qualifié au premier emploi, mais aussi en 2013 accroît la probabilité d’y être encore en 2017, et ce pour chacun des niveaux de qualification des jeunes.

19Pourtant, plus les jeunes sont qualifiés et plus le risque d’avoir expérimenté un emploi non qualifié dans leur parcours est faible. Par voie de conséquence, leur risque d’occuper un tel emploi après sept ans de vie active est limité. Mais, pour celle et ceux qui malgré leur qualification sont passés par des emplois non qualifiés, l’effet d’ancrage existe malgré tout.

20En définitive, dans un contexte de conjoncture économique notoirement défavorable où les possibilités de reclassement et de promotion sont moindres, les emplois non qualifiés semblent être à la marge des emplois de passage permettant d’accéder au marché interne des entreprises et paraissent constituer des emplois d’ancrage pour le plus grand nombre des jeunes détenant au plus un baccalauréat.