1Une des profondes mutations du marché du travail dans les pays industrialisés concerne la répartition entre travail indépendant non salarié et salariat. À partir des années trente, le travail indépendant a progressivement perdu sa première place au profit du salariat, sous l’effet de l’industrialisation, des gains de productivité dans l’agriculture et du développement de la grande distribution (Le Boëtté, 2019). Le début des années 2000 marque un retournement, avec une recrudescence du travail indépendant dans de nouveaux secteurs (la construction, les activités tertiaires, la santé), accompagnée d’une externalisation croissante et du développement de plateformes numériques d’intermédiation par des entreprises multinationales (Abdelnour, 2014). Les politiques publiques ont contribué à cette évolution avec des mesures d’envergure en faveur de la création d’entreprises.

2La France des années 2000 a vu l’entrepreneuriat comme un remède au chômage élevé et à une croissance insuffisante (Haltiwanger, Jarmin & Miranda, 2010). La loi pour l’initiative économique d’août 2003 ou celle relative à la création du statut d’auto-entrepreneur du 1^er janvier 2009 rendent accessible la création d’entreprise au plus grand nombre, grâce à des régimes nécessitant peu de capital et facilitant le cumul avec d’autres statuts (salarié, étudiant, retraité) (Bayart & Saleilles, 2017). Certains dispositifs ont spécifiquement ciblé les jeunes, afin de faire de l’entrepreneuriat une véritable voie d’insertion professionnelle. Des formations spécifiques, un accompagnement renforcé ou des aides financières ont été mobilisés par différents programmes (Envie d’Agir, Créajeunes¹). Les étudiants ont également été encouragés par différents dispositifs au sein de leurs établissements (Pepite-France²).

3Comment a évolué la place du travail indépendant dans les débuts de carrière : est-il désormais plus fréquent, plus précoce, plus pérenne ? Ses principaux déterminants ont-ils changé ? Les diplômés de l’enseignement supérieur, davantage concernés par certaines politiques entrepreneuriales, se sont-ils comportés différemment des jeunes moins éduqués ? Les enquêtes Générations 1998 et 2010 du Céreq, qui suivent les parcours professionnels des sept premières années post-scolarité permettent d’apporter des éléments de réponse (#1 – Les données). Cette étude présente en outre l’originalité de pouvoir dissocier les évolutions attribuables aux changements structurels des caractéristiques des sortants du système éducatif, de celles imputables à des modifications de comportement.

Une montée en puissance du travail indépendant, mais plus tardive dans les débuts de carrière

4La proportion de jeunes ayant connu un épisode de travail indépendant au cours des sept premières années de vie active a quasiment doublé entre les sortants de 1998 et de 2010 (Tableau 1), alors qu’elle n’a augmenté que de 10 % pour l’ensemble de la population active sur la même période (Le Boëtté, 2019). Cette hausse a été plus forte chez les diplômés de l’enseignement supérieur, avec un recours au travail indépendant multiplié par 2,3 et dépassant celui des autres catégories de jeunes.

Tableau 1. Évolution du recours au travail indépendant selon le niveau de diplôme

5Si le recours à l’entrepreneuriat s’est renforcé en début de carrière, la durée moyenne avant le premier épisode de travail indépendant s’est en revanche allongée de près d’un an, passant de 21 à 32 mois. Pourtant, la proportion de jeunes qui s’orientent directement vers l’entrepreneuriat dès la fin de leur scolarité a significativement augmenté entre les Générations 1998 et 2010 (Graphique 1). Cette hausse est très prononcée parmi les diplômés de l’enseignement supérieur (près de +10 points de pourcentage), probablement grâce aux actions de sensibilisation et d’accompagnement en faveur des étudiants (Béduwé & Robert, 2021).

Graphique 1. Situation professionnelle le mois précédant le 1^er épisode de travail non salarié

6En parallèle, la part de jeunes qui optent plus tardivement pour l’indépendance après de premières expériences sur le marché du travail, notamment négatives, s’accroît. Ainsi, la proportion de jeunes qui deviennent indépendants après un épisode de chômage a augmenté, passant de 13 % pour la Génération 1998 à 32 % pour la Génération 2010. Dans le même temps, la part de ceux pour qui le travail indépendant succède au CDI diminue. Les moins diplômés (non-diplômés et diplômés du secondaire) sont les plus touchés par ces phénomènes : seulement 13 % d’entre eux ont accédé à leur premier épisode de travail indépendant après un CDI en 2010 contre 28 % en 1998 ; 40 % d’entre eux y ont accédé après une période de chômage en 2010 contre 15 % en 1998.

7Dans un contexte économique difficile, le travail indépendant, appuyé par des dispositifs visant à rendre la création d’activité accessible au plus grand nombre, peut paraître une voie prometteuse à un public jeune peu qualifié qui peine à décrocher un emploi pérenne et à échapper à la trappe à précarité (Giacomin et al., 2010). On peut ainsi supposer que l’entrepreneuriat de nécessité, qualifiant les personnes ne percevant aucune alternative adéquate à la création de leur propre activité, a fortement augmenté en douze ans. À l’inverse, l’entrepreneuriat d’opportunité, qualifiant ceux qui poursuivent une opportunité d’affaires qu’ils ont identifiée ou créée (Reynolds et al., 2001), semble s’être réduit.

8L’entrepreneuriat pourrait être une piste d’autant plus salutaire que la pérennité à court et à moyen terme de l’activité non salariée des jeunes s’est améliorée. La proportion d’activités entrepreneuriales initiées par les jeunes dont la durée de vie est supérieure à trois ans a quasiment doublé entre les Générations 1998 et 2010 (elle a été multipliée par 1,7 pour les moins diplômés et par 2 pour les diplômés de l’enseignement supérieur – Tableau 1). La plus grande pérennité de l’activité une fois celle-ci lancée a compensé l’allongement du délai avant de devenir indépendant : le nombre moyen de mois passés au cours des sept premières années de vie active en tant que travailleur indépendant est resté stable pour les diplômés du supérieur (autour de 42 mois). Pour les jeunes moins diplômés, il s’est légèrement réduit en 12 ans (moins quatre mois).

Changements structurels ou modifications de comportements ?

9L’évolution des trajectoires d’insertion passant par l’entrepreneuriat conduit à s’interroger sur la permanence de ses déterminants sociodémographiques. Des analyses statistiques (#2 – Méthodologie) sur le recours au travail indépendant au cours des sept premières années post-scolarité permettent de distinguer les évolutions liées à des changements de comportements de celles attribuables aux changements structurels des caractéristiques des sortants (évolution des diplômes, des PCS des parents, du type d’habitation, etc.). Leurs résultats sont reportés dans le tableau en annexe.

Des caractéristiques socioéconomiques toujours déterminantes dans l’accès au travail indépendant

10Conformément à la littérature sur les profils des entrepreneurs, la modélisation met en évidence que la probabilité de devenir indépendant au cours des sept premières années de vie active est influencée par de nombreuses caractéristiques individuelles et familiales des jeunes à leur sortie du système éducatif. Cette probabilité est notamment sensible au genre, à l’âge, au type d’habitation, à la PCS des parents, au niveau de diplôme et au fait d’avoir travaillé régulièrement pendant sa scolarité. Par exemple, à autres caractéristiques équivalentes, être un homme, avoir acquis son autonomie résidentielle ou avoir l’un de ses parents artisan, commerçant, chef d’entreprise ou agriculteur impacte positivement la probabilité de connaître un épisode de travail indépendant. À l’inverse, le fait d’avoir une mère ouvrière joue négativement. Le fait d’avoir un père cadre augmente significativement les chances de se lancer dans l’aventure entrepreneuriale, seulement pour les non-diplômés et diplômés du secondaire.

Des changements structurels non négligeables

11L’influence de nombreux facteurs ne s’est pas modifiée entre les Générations 1998 et 2010, mais les caractéristiques structurelles de la population ont connu des évolutions notables qui ont des conséquences sur la probabilité de devenir indépendant. Par exemple, le fait d’avoir acquis son autonomie résidentielle augmente cette probabilité dans les mêmes proportions, que le jeune soit sorti du système éducatif en 1998 ou en 2010. Mais la part de jeunes ayant acquis leur autonomie résidentielle dans la Génération 2010 s’étant accrue, cela contribue à l’augmentation du recours au travail indépendant observée entre les deux vagues de l’enquête. De même, l’augmentation importante de la proportion de jeunes détenteurs d’un baccalauréat entre les deux Générations contribue à la montée en puissance observée, puisque ce facteur joue positivement sur la probabilité de devenir indépendant. La modification de la structure des emplois des parents des jeunes sortants du système éducatif entre 1998 et 2010³, liée aux mutations générales du marché du travail français sur cette période, va aussi dans ce sens et renforce le phénomène. L’analyse mérite néanmoins d’être nuancée selon le niveau d’études.

Des changements de comportements identifiés chez les diplômés du supérieur

12Pour les moins diplômés (jeunes sans diplôme et diplômés du secondaire), la quasi-totalité de l’essor du travail indépendant est à attribuer à l’évolution structurelle des caractéristiques individuelles et familiales : les caractéristiques traditionnellement favorables à l’engagement dans le travail indépendant sont davantage représentées parmi les jeunes de la Génération 2010 que parmi ceux de la Génération 1998. Pour les diplômés de l’enseignement supérieur, une partie de l’évolution temporelle constatée doit en revanche être associée à des changements de comportement, puisque l’influence de certaines caractéristiques s’est modifiée entre les Générations 1998 et 2010. Deux facteurs ont vu leur effet s’inverser entre les deux Générations : le fait de détenir un doctorat et d’avoir travaillé régulièrement pendant sa scolarité.

13À autres caractéristiques équivalentes, le fait d’avoir un doctorat diminuait, pour la Génération 1998, la probabilité de devenir indépendant, alors que ce facteur influe positivement sur cette probabilité pour la Génération 2010⁴. On peut supposer que l’obtention d’une thèse, qui semblait davantage perçue comme un moyen de poursuivre une carrière académique pour la première Génération, est désormais aussi devenue un véritable atout pour créer son activité. Cette évolution tient sans doute aux liens de plus en plus étroits entre les laboratoires de recherche universitaires et les entreprises (partenariat, bourses Cifre, etc.), mais aussi à la réduction des débouchés offerts aux jeunes docteurs dans le monde académique. Les doctorants, plus en lien avec le monde industriel et socioéconomique, ont acquis durant leur formation académique de nombreuses compétences et expertises de pointe convoitées par les entreprises.

14On constate aussi que le fait d’avoir travaillé régulièrement durant ses études était un facteur favorisant le travail indépendant en début de carrière pour la Génération 1998, alors qu’il est un facteur défavorable pour la Génération 2010. Ce résultat pourrait être le corollaire de la forte croissance sur la période étudiée de l’insertion professionnelle des jeunes ayant travaillé pendant leurs études dans l’entreprise qui les employait en tant qu’étudiant, mise en évidence à partir des enquêtes Génération par Lizé et Rieucau (2018).

15Il pourrait aussi être le reflet de ressources de plus en plus limitées, au fil des Générations, freinant les projets entrepreneuriaux. D’ailleurs, les jeunes qui ont dû arrêter leurs études pour des raisons financières ont une probabilité de devenir indépendant en début de carrière plus faible, toutes choses égales par ailleurs, et ce quelle que soit la Génération considérée. Malgré la mise en place de dispositifs nationaux et régionaux⁵ pour soutenir les initiatives de création d’entreprises des publics les plus fragiles, les jeunes confrontés à des difficultés financières renoncent toujours davantage à se lancer comme indépendant, faute d’un capital suffisant et souvent non éligibles à un emprunt bancaire.

Conclusion

16Le pourcentage de jeunes ayant eu au moins un épisode de travail indépendant au cours des sept premières années post-scolarité a doublé en 12 ans. L’analyse des enquêtes Génération met en évidence que les caractéristiques individuelles et familiales des jeunes à leur sortie du système éducatif sont assez déterminantes des chances de devenir travailleur indépendant en début de carrière, même si les impacts sont différents selon le niveau d’études. Pour les jeunes non diplômés ou diplômés du secondaire, les évolutions temporelles semblent essentiellement liées à des changements de structure de la population des sortants du système éducatif (niveau d’études, PCS des parents, autonomie résidentielle, etc.). Pour les diplômés de l’enseignement supérieur, des changements de comportement sont en plus perceptibles.

17Cet essor, beaucoup plus marqué chez les jeunes que pour l’ensemble de la population active, est, sans doute, lié à la panoplie de dispositifs publics d’aide à la création d’entreprise. Il résulte aussi du changement des représentations des jeunes générations vis-à-vis du travail indépendant, davantage perçu comme une « situation plus enviable » que le salariat, offrant davantage de liberté et permettant de concilier la vie familiale et professionnelle (Alberola et al., 2017). Sensibilisés à l’entrepreneuriat, notamment grâce à des modules intégrés dans les cursus de formation, les jeunes ayant identifié une opportunité d’affaires se sont orientés plus rapidement vers l’emploi indépendant. Toutefois, de plus en plus de jeunes se tournent vers le travail non salarié à la suite d’un épisode de chômage, ou d’une série d’expériences négatives sur le marché du travail. Cet entrepreneuriat de nécessité, souvent observé chez les moins diplômés, conforte les critiques de certains auteurs face aux dispositifs encourageant un retour à l’emploi des personnes en situation de précarité via l’entrepreneuriat (Levratto & Serverin, 2012 ; Fayolle & Nakara, 2012)⁶.

18Nos résultats invitent de futures recherches à poursuivre des analyses approfondies sur l’évolution de la pérennité de l’activité entrepreneuriale et de la stabilité de ses déterminants chez les jeunes, en distinguant non seulement les niveaux de diplômes, mais aussi le parcours professionnel antérieur. Seule une caractérisation fine des différents types de trajectoires menant au travail indépendant, mais également des trajectoires post-création/reprise d’entreprise permettra de savoir si plébisciter l’entrepreneuriat peut être une solution efficace pour l’insertion professionnelle.