1Depuis plus de vingt ans, la question des inégalités entre les femmes et les hommes sur le marché du travail est au cœur des politiques publiques françaises. Leur philosophie est non seulement de veiller à l’égalité professionnelle entre les sexes, mais aussi de favoriser l’articulation des temps de vie au sein des familles¹. Ce volontarisme politique, également porté par l’Union européenne, vise à soutenir le rapprochement des carrières des femmes et des hommes, reconnaissant ainsi que la construction familiale et ses implications sur la carrière professionnelle pèsent incontestablement davantage sur les épaules des femmes.

2La comparaison des deux Générations 1998 et 2010, observées sept ans après leur sortie de formation (#1 – Méthodologie), montre effectivement un meilleur équilibre dans la répartition des tâches domestiques au sein des jeunes couple en 2017 qu’en 2005 (Couppié & Épiphane, 2021). Il n’en demeure pas moins que la probabilité que les femmes prennent davantage en charge les tâches domestiques augmente avec la durée de vie en couple (Pailhé & Remillon, infra). De plus, la répartition des tâches domestiques reste inégalitaire dès la naissance du premier enfant et le fait d’être parent continue, au fil des générations, d’avoir une incidence bien plus importante dans le parcours professionnel des jeunes mères que dans celui des jeunes pères.

Être mère modifie la situation professionnelle de nombreuses jeunes femmes

3En 2017 comme en 2005, la situation professionnelle des jeunes hommes en couple ne paraît pas avoir été affectée par une éventuelle paternité, ni par le nombre d’enfants. In fine, quelle que soit leur situation familiale, la grande majorité d’entre eux (89 %) travaillent à temps plein, 4 % à temps partiel et 7 % ne sont pas en emploi. En revanche, la situation professionnelle varie beaucoup plus du côté des jeunes femmes en couple : celle des jeunes mères diffère nettement de celle des jeunes femmes qui ne le sont pas.

4Tout d’abord, elles sont plus nombreuses à ne pas travailler : 14 % des mères de plusieurs enfants sont inactives et 11 % sont au chômage, contre respectivement 4 % et 8 % des jeunes femmes sans enfant. Toutefois, comme pour la Génération 1998, ces proportions diffèrent fortement selon leur niveau scolaire : en 2017, l’inactivité concerne 4 % des jeunes mères diplômées d’un bac+5 ou plus et 23 % de celles diplômées de l’enseignement secondaire.

5Par ailleurs, les femmes sont toujours plus nombreuses à travailler à temps plein quand elles n’ont pas d’enfant que lorsqu’elles sont déjà mères. Quelle que soit la Génération, la proportion de celles qui travaillent, et surtout de celles qui travaillent à temps plein, est plus faible pour les jeunes mères, a fortiori lorsqu’elles ont plusieurs enfants. La situation professionnelle des jeunes femmes diplômées de l’enseignement supérieur long est toutefois beaucoup moins affectée par leur situation familiale que celle des diplômées de l’enseignement secondaire. C’était déjà vrai en 2005, mais cela l’est encore davantage en 2017.

6Ces différences observées entre mères et pères après sept ans passés sur le marché du travail semblent prendre leur source en amont, au moment de la naissance des enfants, en fonction de leur situation professionnelle et de l’inflexion de la vie professionnelle qui a été choisie ou s’est imposée à ce moment-là.

7Les conditions professionnelles entourant l’arrivée des enfants diffèrent de façon significative entre pères et mères (Govillot, 2013). Ainsi, parmi les jeunes de la Génération 2010, seul un homme sur douze n’est pas en emploi au moment de l’arrivée de l’enfant (ou du deuxième s’il y en a plusieurs), contre trois femmes sur douze. De surcroît, les jeunes mères en emploi adaptent beaucoup plus fréquemment leur activité suite à une naissance que les jeunes pères. Ainsi, 14 % des pères, mais près de la moitié des mères (49 %), déclarent que la naissance de leur premier enfant a eu une ou plusieurs incidences sur leur situation professionnelle (Tableau 1). Concernant les femmes, cela traduit une mise à distance de l’emploi au moment de l’arrivée du premier enfant qui se renforce entre les deux Générations (49 % pour celle de 2010 vs 36 % pour celle de 1998), portée par le passage à temps partiel et le congé parental.

8L’arrivée d’un deuxième enfant a encore davantage d’incidences pour les mères en emploi puisque 61 % d’entre elles déclarent explicitement un changement professionnel à cette occasion, contre, invariablement, 14 % des pères (Tableau 1).

9Ces changements professionnels peuvent prendre des formes multiples et s’accroissent après la naissance du deuxième enfant. On observe toutefois une baisse considérable du recours au congé parental après le deuxième enfant entre les deux Générations (-16 points). On peut faire l’hypothèse que la forte augmentation du niveau de diplôme des jeunes mères entre les deux Générations, conjuguée aux évolutions du cadre règlementaire et des prestations associées au congé parental², ont réduit de façon substantielle l’intérêt que les couples pouvaient trouver au renoncement provisoire de l’un d’entre eux à son activité professionnelle³ (Antunez & Buisson, 2019 ; Haut conseil de la famille de l’enfance et de l’âge, 2018). De ce point de vue, la désincitation à la prise de congé parental induite par les réformes entrées en vigueur en 2014 (Haut conseil de la famille de l’enfance et de l’âge, 2018) auront pesé sur les naissances post-2014 et donc bien davantage sur les puînés que les aînés.

10Les conditions et inflexions de la vie professionnelle entourant la naissance d’un enfant ne sont pas sans conséquences sur la situation ultérieure des jeunes mères. Parmi les femmes en emploi avant la naissance de leur dernier enfant, celles ayant réduit leur activité professionnelle ont 3,7 fois moins de chances d’être en emploi à temps plein en 2017 et 1,4 fois plus de chances de ne plus être en emploi, que celles qui, en emploi au moment de la dernière naissance, n’avaient pas modifié leur activité professionnelle. Quant aux mères qui ne travaillaient pas juste avant la naissance de leur dernier enfant (aux trois quarts non diplômées ou diplômées de l’enseignement secondaire), elles ont, à la date de l’enquête, 9,2 fois moins de chances d’être en emploi à temps plein et 12,4 fois plus de chances de ne pas l’être du tout après la naissance que celles qui, en emploi au moment de la dernière naissance, n’ont pas modifié leur activité professionnelle.

11Les hommes sont nettement moins concernés par les conséquences de ces interactions entre naissance et situation professionnelle : d’une part parce qu’ils sont très majoritairement en emploi au moment de la naissance et n’infléchissent que rarement leur activité professionnelle à cette occasion, d’autre part parce que les rares concernés voient leur situation professionnelle ultérieure plus souvent et plus rapidement évoluer vers la norme d’emploi à temps plein que les femmes.

12Ainsi, tandis que les profils des hommes, qu’ils soient pères ou non, sont assez homogènes, se dessinent en revanche différentes catégories de jeunes mères. Si certaines acceptent ou choisissent une réduction voire une interruption de leur activité professionnelle, d’autres en revanche ne modifient pas – ou seulement temporairement – leur investissement professionnel à la naissance de leurs enfants et se trouvent, au terme de leur septième année de vie active, dans des conditions professionnelles proches des femmes sans enfant.

13L’inégal retentissement de la construction familiale sur la situation professionnelle des femmes et des hommes demeure donc toujours d’actualité. De fait, il interroge les rôles sociaux au sein des couples et la place que chacun·e (s’)accorde ou s’assigne dans les sphères professionnelle et privée. Dans la sphère privée, outre la charge parentale, l’implication dans le travail domestique est également un élément révélateur de ces rôles (Champagne, Pailhé & Solaz, 2015).

Une polarisation des rôles sociaux au sein des couples toujours prégnante, malgré une tendance à la baisse

14Pour les jeunes vivant en couple sept ans après la fin des études, les deux enquêtes permettent d’apporter un éclairage sur la répartition du travail domestique entre conjoints à partir de l’implication de chacun dans trois tâches différentes. Ces tâches se distinguent selon leur niveau de routine et de réalisation à l’intérieur ou à l’extérieur du domicile : passer l’aspirateur (ou le balai), faire les courses, faire la cuisine. Pailhé et Remillon (cf. Infra) montrent que, pour chacune de ces tâches, ce sont en majorité les femmes qui assurent la part principale, mais que les situations égalitaires sont bien plus nombreuses, d’une cohorte à l’autre. D’un point de vue synthétique, la part des couples où la femme assume principalement la charge de ces trois tâches ménagères (couple « traditionnel », voir encadré méthodologique) a diminué entre les deux Générations : si 49 % des jeunes en couple déclaraient être dans une telle configuration en 2005, ils ne sont plus que 36 % en 2017. À l’inverse, la part des jeunes qui déclarent une répartition plus ou moins égalitaire du travail domestique dans leur couple est en augmentation, de 37 à 45 %, tout comme la part des jeunes qui déclarent que l’homme assure la plus grande part du travail domestique (de 14 à 19 %).

15Des variations apparaissent dans l’investissement domestique selon le capital scolaire et social des jeunes femmes. Quelle que soit la Génération observée, la part des couples « traditionnels » diminue systématiquement au fur et à mesure qu’augmente le niveau de diplôme de l’enquêtée. En 2017, on constate un écart de 10 points entre les diplômées de l’enseignement supérieur long et celles de l’enseignement secondaire. L’implication domestique des jeunes femmes reste également liée au type de profession qu’elles exercent, les cadres continuant à être moins représentées dans ce type de couple que les employées.

16Mais cette implication dépend également fortement de leurs trajectoires familiale et professionnelle. Les jeunes femmes sans enfant sont moins souvent « fortement investies » que les mères qui, elles-mêmes, se distinguent à la fois selon le nombre d’enfants, mais aussi leur situation professionnelle et son inflexion au moment de l’arrivée de leur dernier enfant (Graphique 1). De façon asymétrique, la forte implication des pères reste modeste en toutes circonstances, qu’ils aient ou non opéré un changement professionnel après la naissance de leur(s) enfant(s), ou qu’ils aient seulement bénéficié du congé de paternité instauré en 2002.

Graphique 1. L’investissement dans les tâches domestiques au sein des jeunes couples en 2017

17Par ailleurs, au sein des jeunes couples, en 2017 comme en 2005, les femmes « fortement investies » dans les tâches ménagères sont 1,5 fois moins en emploi à temps plein que les femmes dont le couple partage les tâches de façon plus égalitaire. Elles se trouvent aussi être 1,4 fois plus souvent hors de l’emploi. Ce résultat se retrouve chez les mères comme chez les femmes sans enfant. Sans surprise, les hommes dans ce modèle de couple « traditionnel » sont en revanche plus fréquemment en emploi à temps plein que les autres. Quant à ceux qui dérogent à ce modèle en déclarant s’impliquer très fortement dans l’univers domestique (soit environ un quart des hommes en couple), ils sont significativement (1,7 fois) moins souvent en emploi à temps plein, et deux fois plus souvent en dehors de l’emploi.

Une implication dans les tâches domestiques variable selon le domaine de formation

18Lorsque l’on prend en compte les univers scolaires d’origine des jeunes femmes et hommes en couple, on constate que les choix d’orientation non « conforme » à son genre font bouger les lignes en la matière. Ainsi, avoir suivi son cursus scolaire ou universitaire dans une filière « masculine⁴ » pour une jeune femme et, a contrario, une filière « féminine » pour un jeune homme est lié, dans la suite de son parcours de vie, à une moindre propension à des arrangements asymétriques de forme traditionnelle dans l’articulation vie familiale-vie professionnelle.

19Ceci est vrai pour les jeunes en couple sans enfant, ou dans certains cas avec un enfant, mais l’est nettement moins dès lors que la famille s’agrandit. En effet, quand elles n’ont pas d’enfant ou qu’elles n’en ont qu’un, les jeunes femmes issues des filières » masculines » (du CAP boulangerie aux diplômes d’ingénieur en informatique ou production, en passant par les bacs pros maintenance d’équipements industriels) sont moins nombreuses à connaître des changements professionnels à la naissance de leur premier enfant que celles issues des autres filières (« féminines » ou « mixtes »). Par ailleurs, elles ont une probabilité beaucoup moins élevée que leurs consœurs d’être dans un modèle traditionnel de répartition, c’est-à-dire plus « investies » dans les tâches domestiques que leur conjoint. En revanche, celles qui ont deux enfants rejoignent le modèle « traditionnel » dans lequel la femme est le membre du couple le plus fortement impliqué dans ce domaine (Tableau 2).

20Si l’on regarde du côté des hommes, on observe que ceux qui ont suivi leur cursus scolaire et/ou universitaire dans une filière « féminine » sont nettement plus souvent que les autres dans des couples « atypiques », du point de vue de la répartition du travail domestique, que ceux sortis d’une filière « masculine » ou « mixte ». Toutefois, la naissance de leur premier enfant, pour eux comme pour leurs confrères des autres filières, n’a aucune incidence dans leur activité professionnelle. De surcroît, leurs pratiques en matière de partage des tâches domestiques tendent à décliner et se rapprocher de celles des autres hommes, sans atteindre toutefois le niveau de leurs confrères issus des filières « masculines » ; ces derniers continuant, quant à eux, de se singulariser par un désinvestissement très fort du travail domestique, quelle que soit leur situation familiale.

21Ces résultats pointent donc, d’une part, une cohérence des choix et des comportements individuels caractérisée par leur répétition et renvoyant à une forme de « transgression » de la représentation de rôles sociaux conventionnels de genre. Celle-ci se manifeste dès la formation, dans les choix de spécialité, puis dans la répartition du travail domestique une fois l’autonomie acquise et la mise en couple réalisée. D’autre part, ils soulignent un affaiblissement de ces comportements de « transgression » au moment de l’arrivée de la parentalité et des nouveaux rôles sociaux qu’elle représente, pouvant conduire à un rappel à l’ordre traditionnel et des comportements plus clivés selon le genre dans le champ des tâches domestiques.

Conclusion

22Au final, tous les clivages ne sont pas balayés et de fortes disparités sexuées subsistent dans les jeunes couples. Pour les femmes, l’intrication des sphères privée et professionnelle demeure prégnante, la maternité conduisant nombre d’entre elles, provisoirement ou plus durablement, à réduire ou suspendre leur participation à l’emploi. Des évolutions notables se dessinent cependant, pour l’essentiel du côté des femmes. D’une part, si une certaine mise à distance de l’emploi au moment de l’arrivée du premier enfant se renforce entre les deux enquêtes, elle apparaît plus transitoire, moins porteuse de conséquences sur leur participation au marché du travail à moyen terme. Cette évolution apparaît heureuse au regard des risques, toujours réels, d’une dissolution de la cellule familiale et des conséquences économiques auxquelles elle exposerait les femmes retirées de l’emploi et se retrouvant ensuite en situation de parent isolé⁵. D’autre part, la Génération 2010 se distingue de son aînée par un certain affaiblissement de la polarisation des rôles sociaux dans la répartition du travail domestique au sein des couples, dépoussiérant ainsi certains stéréotypes.

23Reste que si, au sein des couples, les relations entre famille, emploi et travail domestique évoluent chez les jeunes femmes, les changements chez les hommes sont beaucoup plus discrets, se concentrant vers une participation plus active au travail domestique sans remettre en cause le primat de l’emploi, y compris au moment de la naissance d’enfant(s). En effet, les réformes passées (congé de paternité en 2002, congé parental en 2014) n’ont guère influé sur la façon dont ils articulaient les deux sphères. Par exemple, comme le pointe Sponton (2022), « du point de vue de la répartition des tâches parentales et domestiques, la différence entre la majorité des pères qui recourent aux 11 jours [de congé paternité] et la minorité de ceux qui n’exercent pas leur droit est (…) assez faible et concerne d’abord les activités qui s’effectuent en dehors du domicile et celle la plus directement liée aux enfants. ». De ce point de vue, la réforme du congé de paternité – étendu à partir de juillet 2021 à 28 jours – a été annoncée comme un moyen supplémentaire de faciliter cette conciliation. Portera-t-elle ses fruits en la matière, alors que ce congé va rester, en grande partie, non obligatoire ?