1La question du décrochage scolaire est devenue ces dernières décennies une préoccupation majeure des politiques nationales comme européennes, avec pour objectif de réduire le nombre de sortants du système éducatif sans diplôme¹. En France, les données des enquêtes Génération 2010 et 2013 montrent que la situation des jeunes face au chômage ne s’améliore pas, notamment pour les non-diplômés. Dans une conjoncture rendue plus difficile par la crise économique de 2008, les jeunes de la Génération 2010 sont les plus mal lotis en matière de taux d’emploi au cours des trois premières années de vie active (Gaubert et al., 2017). En observant les trajectoires des décrocheurs de la Génération 2010 trois, cinq et sept ans après leur sortie du système éducatif, on observe que ces derniers sont bien plus souvent concernés par le chômage persistant ou récurrent et l’inactivité durable : environ 40 % présentent une trajectoire dominée par ces situations (Zaffran, 2017 ; Mora, 2018 ; Épiphane et al., 2019). C’est plus que les jeunes diplômés, mais aussi plus que les non-diplômés de la Génération 98. D’autres travaux menés sur le décrochage vont dans le même sens. Les données de la DEPP indiquent en effet qu’en 2015, la moitié des non-diplômés sortis depuis un à quatre ans sont au chômage, contre 20 % en moyenne tous niveaux confondus (DEPP, 2016).

2Ces difficultés posent la question des aides et des ressources qui peuvent être proposées aux jeunes lorsqu’ils connaissent des problèmes d’insertion professionnelle. La France a longtemps été caractérisée par un mode de régulation d’entrée des jeunes sur le marché du travail basé sur « l’exclusion sélective »² (Garona & Ryan, 1989), du fait notamment de l’importance des marchés internes (Marsden, 1999). Ce mode de régulation est supposé permettre aux jeunes les moins employables d’être pris en charge dans un espace intermédiaire sur le marché du travail, public et socialement organisé. La politique de l’emploi, notamment via les emplois aidés, est une manière d’assurer la prise en charge au moins partielle, par l’État, d’une partie de la force de travail. Ce dernier peut intervenir directement dans le secteur non marchand ou plus indirectement, de manière incitative, dans le secteur marchand. Les emplois aidés peuvent par exemple être proposés dans le secteur non marchand si ceux proposés dans le secteur marchand sont trop sélectifs et laissent de côté une partie des jeunes. Les débats sur l’efficacité de ces contrats existent, même s’ils ne peuvent se réduire à la mesure de l’employabilité à la sortie du dispositif (Issehnane, 2009).

3La lutte contre l’exclusion ou la nécessité de maintenir des contacts avec le marché du travail sont également des objectifs pour les jeunes en situation vulnérable. Au-delà de l’accès direct à l’emploi, la possibilité de mobiliser différentes ressources publiques, des aides ou des intermédiaires publics de l’emploi est un enjeu important. Cette question peut également s’inscrire dans ce qui est parfois appelé la « défamilialisation » des ressources, c’est-à-dire la manière dont l’État peut intervenir pour permettre aux jeunes de s’affranchir au moins partiellement des transferts familiaux. L’exemple de la Garantie jeunes souligne néanmoins la complexité et la porosité des différents usages des ressources publiques entre sphères professionnelles et familiales (Couronné et al., 2019).

4Ce travail se propose ainsi d’étudier plus spécifiquement l’accès aux ressources publiques des jeunes décrocheurs de la Génération 2010, en fonction de leur situation sur le marché du travail. Cet objectif passe par le repérage, dans les parcours, des moments où les jeunes décrocheurs ont des contacts avec des intermédiaires publics tels que les missions locales, Pôle emploi ou d’autres structures. L’aide publique permet-elle des inflexions dans les parcours ou participe-t-elle au cumul d’inégalités en maintenant les jeunes les plus vulnérables dans des situations de précarité sociale et professionnelle ? L’accent sera mis sur les ressources sociales institutionnelles que les jeunes peuvent mobiliser. Les ressources monétaires, identifiées par exemple dans l’enquête nationale sur les ressources des jeunes (ENRJ) de l’Insee, ne sont que très partiellement prises en compte dans l’enquête Génération et ne seront donc pas intégrées dans cette recherche. En revanche, l’enquête Génération présente l’intérêt d’appréhender de manière longitudinale et conjointement, le degré de vulnérabilité des jeunes sur le marché du travail et les ressources institutionnelles auxquelles ils peuvent avoir recours après leur départ du système éducatif.

Distinguer les décrocheurs

5Différents travaux ont montré que les non-diplômés forment une catégorie hétérogène aux acquis scolaires et aux parcours de formation variés. D’importantes différences en termes d’insertion apparaissent en fonction du niveau de sortie du système éducatif (Gasquet, 2003), la situation se révélant moins difficile pour les jeunes ayant achevé une scolarité de second cycle long (année de terminale) même sans obtention du diplôme comparativement aux autres décrocheurs sortis plus tôt (Bernard & Michaut, 2006). Les sortants les plus précoces sont plus souvent inactifs ou au chômage alors que les sortants de terminale sont plus souvent en emploi (Bernard & Michaut, 2018).

6Par ailleurs, la situation des décrocheurs sur le marché du travail varie selon le sexe. En effet, les femmes, bien que moins souvent décrocheuses que les hommes de manière générale, sont en revanche moins souvent en emploi et plus souvent en situation d’inactivité lorsqu’elles sont non diplômées, ce qui suggère un éloignement plus important du marché du travail (Lefresne, 2015).

7Le territoire joue également un rôle important à la fois dans le processus de décrochage – en termes de normalisation sociale de la poursuite d’études, de perspectives d’emploi peu qualifié, de taux de chômage juvénile (di Paola & Moullet, 2018) – mais aussi sur les parcours d’insertion post-décrochage, les jeunes issus des aires à dominante rurale s’en sortant mieux en matière d’insertion que les jeunes urbains (Zaffran, 2017).

Le repérage des ressources publiques dans les trajectoires des jeunes

8Si les décrocheurs ont très majoritairement (95 %) connu au moins une séquence de non-emploi au cours des sept premières années qui ont suivi la fin de leurs études, ils ont également connu massivement au moins une séquence d’emploi (à plus de 90 %). Sur l’ensemble de la période, le niveau d’études paraît peu discriminant, mais les différences deviennent importantes au sein de chaque vague d’enquête, lorsque l’on prend en compte la nature longitudinale du processus d’insertion. Les séquences de non-emploi concernent tous les jeunes lors de la première vague, mais progressivement, les plus formés, ayant atteint le niveau IV³, connaissent moins ce type de situation. Les inégalités d’accès à l’emploi sont quant à elles élevées lors de la première vague, les plus formés accédant davantage à l’emploi, mais se réduisent ensuite. Cependant, les plus formés restent dans une situation nettement plus favorable lors de la dernière vague que les niveaux VI et Vbis.

9Le tableau en annexe 1 permet de repérer les jeunes décrocheurs qui accèdent à des ressources publiques dans leur recherche d’emploi ou de formation et dans l’accès à l’emploi. Si le fait de se trouver en situation de non-emploi n’est pas homogène selon le niveau de formation, le taux d’accès aux ressources publiques varie également. Le recours à Pôle emploi apparaît ainsi plus fort chez les sortants les plus formés (niveaux IV et V) que chez les sortants de niveaux Vbis et VI. Par exemple, 74 % des sortants de niveau IV ont eu au moins un entretien avec Pôle emploi entre 2010 et 2017, pour 67 % des sortants de niveau V ou inférieur. À l’inverse, le fait de passer par une mission locale concerne davantage les sortants de niveau V ou inférieur. Enfin, suivre une formation est un événement relativement plus fréquent pour les sortants de niveaux IV et V tertiaire.

10De manière longitudinale, on note également des évolutions dans les parcours qui diffèrent par niveau de formation. Le taux d’inscription à Pôle emploi est plus élevé pour le niveau IV lors de la première vague par rapport aux niveaux Vbis et VI (68 % vs 58 %) ; mais ils sont ensuite moins nombreux à connaître des séquences de non-emploi et en troisième vague, le rapport s’inverse (64 % vs 72 %). Les moins formés accèdent proportionnellement plus fréquemment à Pôle emploi et bénéficient plus souvent d’un entretien en mission locale.

11Concernant l’accès aux ressources publiques dans l’accès à l’emploi, la dynamique est un peu différente et le taux d’accès semble être plus égalitaire, notamment dans l’accès aux emplois aidés. Les jeunes de niveaux Vbis et VI ont un taux d’accès plus élevé aux emplois aidés durant leurs trois premières années de vie active. L’écart se réduit ensuite, les contrats aidés non marchands semblant ensuite beaucoup plus bénéficier aux décrocheurs de niveau V tertiaire.

Un indicateur du « nombre d’accès » aux ressources publiques

12L’indicateur du « nombre d’accès » aux ressources publiques calcule le nombre de fois auquel un jeune aura bénéficié des ressources publiques d’aide à l’emploi au cours de sa trajectoire professionnelle. Cet indicateur dépend de la situation sur le marché du travail. Un jeune qui accède directement à un emploi dans le secteur privé par le biais du réseau de ses parents et qui le garde tout au long de sa trajectoire aura par exemple un « nombre d’accès » aux ressources publiques quasi nul. Il sera plus élevé pour un jeune qui alterne emplois aidés et périodes de chômage. De fait, la population des jeunes les plus vulnérables, qui connaissent des séquences de non-emploi plus longues et/ou plus nombreuses, aura davantage d’opportunités d’être en contact avec le service public de l’emploi et donc d’accéder aux ressources qu’il propose.

13Sur l’ensemble de la période, le nombre moyen d’accès aux ressources publiques est de 5,7 sur un maximum de 21, l’essentiel provenant des ressources fournies dans le cadre de la recherche d’emploi et de formation (5,03). Cela s’explique à la fois par le fait que l’indicateur comptabilise davantage de ressources de ce type que de ressources dans l’accès à l’emploi, mais aussi par la nature de ces ressources. En effet, les premières renvoient essentiellement à des événements de type entretien qui ont vocation à se répéter. Les secondes renvoient à des emplois qui s’inscrivent potentiellement dans la durée et sont donc moins récurrents. Logiquement, les jeunes issus du niveau IV ont le « nombre d’accès » le plus faible, mais, plus surprenant, le plus élevé concerne les jeunes de niveau V de spécialité industrielle (6,3) alors que leur insertion sur le marché du travail est meilleure que celle des niveaux Vbis et VI. La distribution selon les centiles confirme ces écarts et révèle que la situation des plus défavorisés, de niveaux Vbis et VI, est finalement assez similaire à celle des plus favorisés, de niveau IV.

14La modélisation statistique linéaire (Annexe 2) montre que ce « nombre d’accès » aux ressources publiques dépend, toutes choses égales par ailleurs, de plusieurs facteurs : le niveau de formation, mais également la cote sociale du père (les classes les plus défavorisées y accèdent plus), la voie de formation (apprentissage vs voie scolaire), la possession du permis de conduire, la présence d’un handicap ou d’un problème de santé durable et le lieu de naissance des parents (avoir au moins un parent né à l’étranger réduit le nombre d’accès).

15Autrement dit, accéder aux ressources publiques ne permet que partiellement de compenser les inégalités initiales. Cela joue pour les jeunes d’origine sociale défavorisée, ceux qui n’ont pas le permis de conduire et ceux qui présentent un problème de santé durable. Mais pour autant, les jeunes sortis avec les plus bas niveaux de formation dans les filières scolaires sont toujours pénalisés.

16La mise en relation du « nombre d’accès » aux ressources publiques avec la situation des jeunes au moment de la dernière interrogation révèle qu’un accès plus important va de pair avec une opinion plus négative sur le parcours professionnel, une inquiétude sur l’avenir et une moindre satisfaction quant à la situation actuelle. Ce résultat peut s’expliquer de plusieurs manières. D’une part, si pour certains jeunes ces ressources peuvent remplir une fonction de remédiation en les menant vers l’emploi, même précaire, pour d’autres elles remplissent plutôt une fonction d’accompagnement qui s’inscrit dans la durée, entraînant une vision plus négative du parcours et de l’avenir professionnel. D’autre part, le nombre de ressources dans la recherche d’emploi et de formation est bien plus important que celui des ressources dans l’accès à l’emploi (#2 – L’indicateur du nombre d’accès aux ressources publiques). Les jeunes qui ont connu le plus de séquences de non-emploi, ou les séquences de non-emploi les plus longues, autrement dit des jeunes vulnérables et éloignés de l’emploi ont donc les « nombres d’accès » les plus élevés.

Conclusion

17L’analyse de la place des ressources publiques dans les trajectoires des jeunes décrocheurs pointe un certain « effet Mathieu » (Deleeck, 1978), c’est-à-dire un cumul des inégalités, pendant les études puis sur le marché du travail. Les jeunes de niveaux VI et Vbis, qui devraient accéder davantage aux ressources pour compenser leur difficulté initiale, ne sont pas plus favorisés. Les jeunes passés par l’apprentissage ont au contraire davantage de chances de bénéficier de plus de ressources dans leurs trajectoires, ce qui peut s’interpréter comme un avantage issu de leur acculturation au monde du travail avant leur sortie définitive du système éducatif, et donc une meilleure connaissance des ressources disponibles. Cela peut également s’expliquer par un effet de sélection des employeurs sur les emplois aidés, comme sur les autres segments du marché du travail.

18Les résultats indiquent néanmoins une réduction de certaines inégalités, le « nombre d’accès » aux ressources publiques étant plus élevé pour les jeunes socialement moins favorisés. Cependant, ce résultat porte surtout sur l’accès aux ressources publiques dans la recherche d’emploi et de formation, telles qu’elles sont repérées dans l’enquête. Il est probable que la dimension de socialisation ou de resocialisation, souvent considérée comme un préalable pour l’accès à l’emploi, ne soit pas totalement captée par les données. Cela conduit sans doute à sous-estimer les ressources publiques, plus directement orientées vers l’employabilité, même si l’entretien en mission locale, par exemple, peut relever d’autres dimensions.

19L’analyse menée ici ne permet pas de discuter directement des effets de l’aide apportée aux jeunes sur la suite de leur trajectoire. Elle pourrait utilement être prolongée par une étude de l’effet de cette aide publique sur les parcours. Permet-elle de faciliter l’accès à l’emploi ou sa stabilisation, ou de réamorcer un processus d’intégration sociale pour les jeunes les plus éloignés de l’emploi ? En effet, les risques d’exclusion des jeunes NEET sont variés et peuvent répondre à des questions d’emploi, mais également de santé ou de logement (Bonnard, Giret & Kossi, 2020). Une autre question importante concerne le non-recours aux ressources publiques. A priori peu fréquent si l’on se base sur les réponses à l’enquête, il est le fait de publics spécifiques et est associé à un manque d’information ou à un refus de mobiliser les ressources de la part des jeunes les plus éloignés du marché du travail.