1Les différentes contributions à cet ouvrage exploitent les données de l’enquête Génération 2010, soit une cohorte débutant dans la vie active cette année-là et interrogée sur ses sept premières années de vie active. Elle a pour particularité d’être marquée par une conjoncture économique dégradée à la suite de la crise financière de 2008 et de la crise des dettes souveraines qui la prolonge. De fait, la cohorte enregistre un taux de chômage de plus de 20 % en moyenne la première année, lequel tombe à 12 % au cours de la septième année. À cet horizon, 80 % des jeunes travaillent, parmi lesquels quatre sur cinq occupent un emploi à durée indéterminée. Tout au long de la période, les jeunes de la Génération 2010 ont en moyenne passé plus de 70 % de leur temps en emploi, quel qu’en soit le statut, soit un peu plus de cinq ans (Épiphane et al., 2019)¹.

2On assiste donc bien à une intégration progressive dans l’emploi. Au fil des années passées en activité, les jeunes stabilisent et consolident leurs positions, voire amorcent des carrières ascendantes pour ceux dont les qualifications scolaires sont particulièrement recherchées sur le marché du travail, ou ayant accédé rapidement à des marchés internes (grandes entreprises ou fonction publique). Pour autant, ces tendances plutôt favorables masquent l’hétérogénéité des parcours. Quatre dimensions – bagage scolaire, réalité géographique, segment professionnel, émancipation puis construction d’une nouvelle famille – configurent des espaces des possibles loin d’être semblables pour des jeunes sortis du système éducatif dans une même temporalité, donc dans un même contexte économique et social.

3En premier lieu, les jeunes ne partent pas tous avec le même bagage scolaire. Ils ne se voient pas non plus proposer les mêmes possibilités d’enrichir leurs savoirs et compétences, dans l’emploi et hors de l’emploi via la formation continue ou des reprises d’études. En deuxième lieu, ils s’inscrivent dans des réalités sociales qui les lient à un territoire géographique plus ou moins porteur sur le plan économique et de l’emploi, espace dont leurs ressources culturelles et économiques ne leur permettent pas toujours de s’affranchir. En troisième lieu, les segments d’emplois auxquels les jeunes accèdent, ou dans lesquels ils échouent faute d’autres opportunités, contribuent parfois à allonger la consolidation du processus d’intégration dans l’emploi, les exposant à de la précarité ou à des épisodes d’emploi en porte à faux avec leurs ambitions.

4En dernier lieu, cette phase de transition vers l’emploi coïncide aussi avec un mouvement d’émancipation familiale des jeunes qui quittent leur cellule parentale pour s’autonomiser et, éventuellement, fonder une nouvelle famille. La construction familiale apparaît comme un creuset des inégalités de genre, qui se font jour dès lors que femmes et hommes manifestent des degrés d’implication dans les tâches domestiques et familiales qui diffèrent. Par ailleurs, l’affirmation de son autonomie en tant qu’adulte peut amener certains à reprendre des études pour déroger à une ambition professionnelle portée par d’autres et dans laquelle ils ne se reconnaissent pas, ou plus. Ces retours en formation décalent souvent d’autant leur intégration durable dans l’emploi.

5Cet ouvrage ambitionne de traiter ces quatre entrées qui sont autant d’analyseurs des inégalités de dispositions et de positions entre individus dans la quête d’une destinée professionnelle qui soit à la fois valorisante à titre individuel et intégratrice au niveau social.

6Les transitions vers l’emploi se font classiquement par l’achèvement d’un cycle où l’on clôt une période d’éducation et de formation pour mettre à disposition les connaissances et compétences acquises au service de la société et de l’économie. Dans cette phase largement outillée par des dispositifs de politique publique, les jeunes demeurent, en fonction de leur diplôme, de leur localisation géographique et du soutien familial dont ils peuvent bénéficier, plus ou moins bien armés pour réussir ce processus d’intégration à la fois professionnelle et sociale.

Vulnérabilités

7La première partie de l’ouvrage s’intéresse aux populations a priori les plus vulnérables à l’entrée sur le marché du travail. Elle débute par le cas des NEET, ce segment de population qui, à un moment donné, ne se trouve ni en emploi, ni en formation, ni en études. Ainsi 70 % des jeunes seraient à un moment ou à un autre, et de manière plus ou moins transitoire, dans ce cas au cours des trois années qui suivent la fin de leurs études (Giret, Guégnard & Joseph, 2020)².

8Si le risque de connaître cette situation et sa durée sont inversement corrélés au niveau de diplôme (Danner, Guégnard & Joseph, 2020)³, tous les jeunes peuvent y être confrontés à un moment ou un autre au cours de leur insertion professionnelle. Selon leur durée et leur récurrence, ces épisodes peuvent stigmatiser les débuts de parcours professionnels. Ainsi, environ un cinquième des NEET entre 18 et 24 ans, qualifiés de « NEET vulnérables », sont exposés à des risques accrus et sont difficilement atteints par les politiques publiques, comme le donnent à voir Magali Danner et Christine Guégnard dans leur premier chapitre.

9Julien Berthaud et Jean-François Giret interrogent justement l’intensité du recours aux dispositifs publics des jeunes sortis précocement du système éducatif. En distinguant les niveaux d’études auxquels ils décrochent, ils montrent que les jeunes sortis le plus tôt du système scolaire et qui éprouvent le plus de difficultés sur le marché du travail ne profitent pas pour autant d’un accès facilité aux ressources publiques les plus porteuses pour l’employabilité. La temporalité de la transition des études à l’emploi coïncide souvent avec le passage à la vie adulte. En mettant en regard l’analyse du processus temporel de l’accès à l’emploi à durée indéterminée (EDI) et la temporalité de la décohabitation, Joël Zaffran met en évidence l’importance de liens entre ces deux processus pour les sortants du système éducatif sans aucune qualification. Il suggère que la stabilisation dans l’emploi via l’EDI est souvent la clé de l’accès à un logement autonome et d’une décohabitation durable.

Territoires

10La deuxième partie de l’ouvrage s’attache à une autre source de différenciation des parcours professionnels, le territoire, celui dans lequel les jeunes finissent leurs études et ceux dans lesquels ils sont amenés à construire leurs premières expériences professionnelles.

11De fait, la mobilité géographique est particulièrement forte au cours des premières années de vie active. Arnaud Dupray et Mélanie Vignale montrent que les jeunes changent de commune, voire de zone d’emploi, dans l’objectif de trouver une situation professionnelle plus satisfaisante. Rien ne permet d’assurer pour autant que ces mobilités sont « efficaces », indépendamment des caractéristiques de ceux qui les réalisent. Tous les jeunes n’ont en effet pas les mêmes possibilités de mobilité résidentielle, les dimensions facilitatrices des changements résidentiels pouvant aussi favoriser l’issue de la mobilité. Les auteurs insistent aussi sur l’influence du territoire en lui-même, que l’on réside en ZUS, en banlieue ou selon l’ancienneté de l’ancrage géographique. La construction des parcours professionnels, tout au long des sept années d’observation permises par le dispositif d’enquête, s’inscrit dans des géographies singulières et certains territoires apparaissent plus favorables que d’autres, notamment en termes de salaire. Patrice Caro, Agnès Checcaglini et Jean-Pascal Guironnet montrent ainsi que les jeunes travaillant dans des zones marquées à la fois par un dynamisme du marché du travail et un dynamisme démographique, connaissent des salaires plus élevés, toutes choses égales par ailleurs.

Conciliations

12La période charnière entre la fin des études et les premières années sur le marché du travail est aussi celle de l’émancipation familiale et de la construction de son propre foyer. La troisième partie de l’ouvrage, qui tente d’analyser cette articulation, ne peut donc faire abstraction d’une analyse genrée, tant les arbitrages entre investissements professionnels et privés continuent de se poser différemment pour les hommes et les femmes. Pour autant, certaines évolutions sont à noter.

13Cette Génération témoigne par exemple, au sein des jeunes couples, d’une répartition des tâches moins inégalitaire. Ariane Pailhé et Delphine Remillon soulignent que cette tendance s’explique davantage par des changements de comportements que par l’évolution des calendriers familiaux. Des avancées sont également mises en avant par Thomas Couppié et Dominique Épiphane, notamment sur les conséquences de l’arrivée des enfants. Ainsi, si les femmes continuent à se retirer du marché du travail ou à réduire leur activité professionnelle à l’arrivée du premier enfant, cet ajustement s’avère de plus courte durée et portant moins à conséquences pour la suite de leur parcours professionnel.

14Pour autant, être une jeune mère pénalise l’accès à l’emploi, pénalité aggravée pour les mères isolées. Stephen Bazen, Xavier Joutard et Hélène Perivier mettent en évidence que chez les jeunes femmes les moins diplômées, être mère isolée retarde l’accès au contrat à durée indéterminée (CDI) à temps complet et met à mal tout le processus d’insertion professionnelle et sociale. Le bagage scolaire et les ressources sociales des jeunes femmes à la sortie des études pèsent particulièrement sur leur devenir professionnel, comme le mettent en lumière Magali Danner et Christine Guégnard dans leur second chapitre. Ces conditions de vulnérabilité initiale contribuent à hypothéquer leur avenir professionnel au risque de faire basculer ces femmes dans la pauvreté et la désaffiliation au sens de Castel (1994)⁴, dès lors que les conditions d’accès aux aides sociales ne sont plus remplies.

15Pendant cette période de construction des parcours professionnels et personnels se joue aussi la possibilité pour certains de reprendre leurs études. Isabelle Borras, Nathalie Bosse, Nadia Nakhili et Alexie Robert expliquent que cette reprise d’étude participe du processus de construction de l’identité sociale et professionnelle, peut constituer un moment privilégié pour répondre à ses propres attentes, et ne plus dépendre uniquement des destinées projetées par la famille ou l’institution scolaire. En cela, ces reprises d’études s’apparenteraient à une étape ultime d’orientation scolaire et professionnelle.

Emplois

16Pour éclairer la façon dont les possibles diffèrent aussi selon les contextes de travail et d’emploi, l’ouvrage propose dans une quatrième partie de considérer des segments spécifiques du marché du travail plus ou moins porteurs d’évolutions. À côté des caractéristiques individuelles, de l’influence du territoire et des problématiques de conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle, les premiers emplois occupés peuvent jouer un rôle déterminant pour la trajectoire ultérieure. L’ouvrage propose un zoom sur trois segments emblématiques, parce que traditionnellement ou nouvellement importants.

17C’est ainsi que Nathalie Havet, Xavier Joutard, Alexis Penot et Caroline Bayart s’intéressent à l’essor du travail indépendant chez les jeunes actifs, dont la part a été multipliée par deux entre la Génération 1998 de sortants du système éducatif et celle de 2010. Des changements structurels, accompagnés de changements de comportement chez les diplômés du supérieur, expliquent cette augmentation. Si ce développement est sans doute à relier aux nombreuses actions publiques en faveur de la création d’entreprise, les auteurs invitent toutefois à une certaine prudence quant à l’efficacité réelle ou durable de ce type d’emploi en matière d’intégration sociale et professionnelle. Ils soulignent notamment que, pour les moins diplômés, le passage au statut d’indépendant s’opère souvent après une longue période de chômage, comme un entrepreneuriat « de nécessité » plutôt que réellement choisi.

18L’entrée dans la fonction publique a longtemps été synonyme de sécurité de l’emploi, au prix parfois de sacrifices de rémunération pour les plus qualifiés. Mais la transformation des normes d’embauche avec un essor des contrats temporaires s’étend désormais à l’ensemble des secteurs d’activité. Cela étant, les trois versants de la fonction publique (d’État, territoriale, hospitalière) n’offrent pas tous les mêmes perspectives d’ancrage comme nous l’apprend le chapitre d’Olivier Joseph. La fonction publique territoriale est celle où la part des contractuels en contrat à durée déterminée (CDD) est la plus importante. Mais, plus globalement, la fonction intégrative de la fonction publique paraît moins assurée qu’auparavant et différée dans le temps pour des volumes croissants de salariés qui peinent à échapper à des statuts de contractuels.

19Segments accueillant de longue date une partie des débutants sur le marché du travail, les emplois non qualifiés restent présents – au moins transitoirement – dans les parcours des jeunes de la Génération 2010. Parmi eux, presque un quart de ceux qui ont travaillé démarrent leur vie active par un emploi non qualifié ; 30 % conservent cette situation sept ans après leur arrivée sur le marché du travail. Or, Vanessa di Paola et Stéphanie Moullet établissent que ces emplois, fréquemment associés à une plus grande précarité, en termes de type contrat, de durée de travail et de salaire, se révèlent plus souvent des emplois d’enfermement que des emplois de passage pour les jeunes peu ou pas diplômés.

20Les chemins vers la vie adulte et l’emploi sont donc multiples et révèlent des inégalités fortes entre les jeunes. Si le bagage scolaire reste un facteur déterminant, le passage de la formation à l’emploi s’avère beaucoup plus complexe et engage de multiples dimensions qui doivent être considérées de front. Comprendre la diversité des parcours et les inégalités, c’est ainsi tenir compte des territoires dans lesquels les jeunes résident et de leurs possibilités/impossibilités d’en partir. C’est également ouvrir la focale pour examiner non seulement ce qui se noue dans la recherche d’un emploi, mais aussi ce qui se joue dans un espace social et affectif qui se recompose et se modifie à mesure que les personnes de référence (les parents, les camarades de classe, les copains d’études, le premier amour…) perdent leur centralité au profit de nouvelles relations qui tirent l’individu dans des directions potentiellement multiples, amenant de nouveaux arbitrages ou compromis. Les tentatives de conciliation entre toutes les contraintes et aspirations qui en résultent conditionnent les modalités de début de carrières.

21Enfin, c’est évidemment accorder une place centrale aux expériences professionnelles vécues et reconnaître les opportunités ou au contraire les risques auxquels certaines peuvent conduire. Toutes ces dimensions peuvent (doivent ?) être perçues comme autant de leviers possibles de l’action publique pour agir en faveur d’une meilleure insertion professionnelle de tous les jeunes.

22Au final, quel rapport au travail et à l’emploi ces jeunes ont-ils construit et entretiennent-ils ? Dans la dernière partie de cet ouvrage, Estelle Bonnet, Zora Mazari et Elise Verley mettent en évidence que les jeunes arrivés sur le marché du travail en 2010 témoignent globalement d’une forme certaine d’optimisme par rapport à l’avenir – qui va même en croissant à mesure que les années passent. Le rapport au travail reste genré, entre des hommes mettant plus souvent l’accent sur l’amélioration de leur situation professionnelle, et des femmes priorisant plus fréquemment leur vie hors travail. Cette apparente distance entre des conditions d’accès à l’emploi, objectivement peu favorables avec les répercussions de la crise financière de 2008, et des sentiments plutôt en décalage avec cette réalité pose question.

23Deux hypothèses peuvent alors être avancées pour expliquer l’optimisme de cette génération. Ces jeunes auraient un rapport au travail plus instrumental que leurs aînés, relativisant son importance par rapport à d’autres champs d’implication (des activités militantes ou associatives, du bénévolat…). Ou, au contraire, cette apparente distance ne serait que le produit d’une intériorisation de la transformation des normes d’accès et d’évolution professionnelle, induisant une incertitude plus forte des devenirs professionnels (Bonnet, Mazari, Verley, 2018)⁵. Il reviendra à de futurs travaux de trancher la question. Par ailleurs, rappelons que ces analyses portent sur une période qui précède la crise sanitaire et ses nombreuses conséquences sur l’emploi et le travail.

24Selon les expériences vécues, la dimension de sécurisation de l’emploi et de maintien des revenus a pu gagner en importance pour certains, tandis que le souhait de mieux concilier son activité professionnelle avec sa vie familiale, ou l’aspiration à entreprendre une reconversion pour redonner du sens au métier exercé, ont animé bon nombre d’actifs au sortir de la crise sanitaire (Bosse, Dupray & Robert, 2022 )⁶. Depuis, d’autres éléments de crise sont venus se surajouter : d’une part, la guerre en Ukraine et les tensions inflationnistes générées sur les marchés ; d’autre part, la prise de conscience de plus en plus globale et partagée de la crise climatique.

25Nul doute que la grande histoire, et les crises d’ampleur qui la jalonnent, marquent de leur empreinte la manière dont les jeunes actifs conduisent et infléchissent leur parcours de vie. L’inégalité des possibles ressort aussi de là : de l’endroit où l’on vit, des ressources dont on dispose et des contraintes auxquelles on doit faire face, lorsque surgit un événement macrosocial imprévu.