1Malgré un accès généralisé, massif, prolongé des femmes dans la sphère éducative, les cursus dans l’enseignement supérieur restent des espaces ségrégués1 en fonction du sexe. Seul un quart des étudiants2 s’inscrivent dans une filière « mixte », c’est-à-dire composée entre 40 % et 60 % de l’un et l’autre des sexes. Alors que les femmes représentent 58 % de la population de l’université en 2016 (MENESR, 2017), la féminisation de l’enseignement supérieur n’a pas débouché sur une mixité des cursus, étudiants et étudiantes se concentrant dans un nombre limité de formations et de disciplines de l’enseignement supérieur dominées par leur genre (Beswick & Verley, 2019). Cette différenciation des parcours a déjà largement été étudiée. Elle s’explique par le poids des socialisations différentielles selon le genre (dans la famille, dans le contexte scolaire…), les stéréotypes définissant les rôles sociaux convenant aux femmes et aux hommes, les résistances « des milieux masculins à partager leurs territoires » (Kieffer & Marry, 2010) et, in fine, le coût matériel et psychique d’une dérogation à ces rôles (Duru-Bellat, 2004).

2Toutefois, la façon dont ces normes et injonctions sont construites, ressenties dans les relations, notamment à travers le « sentiment de discrimination » selon le sexe, a été peu étudiée dans l’enseignement supérieur. Les inégalités de traitement selon le sexe, leur intériorisation3 et la façon dont elles s’actualisent dans l’expérience étudiante (Eckert & Primon, 2011) constituent cependant une clé possible de lecture des fragilités/vulnérabilités studieuses, tant académiques que sociales. L’analyse proposée ici des liens entre orientation sexuée, sentiment de discrimination et vulnérabilité étudiante4, a été réalisée à partir de l’exploitation de l’enquête Conditions de vie 2016 de l’Observatoire national de la vie étudiante.

Des différences sexuées dans la perception des discriminations

3Le sentiment d’avoir été traité différemment des autres peut être qualifié de discrimination lorsque le motif invoqué est discriminatoire, c’est-à-dire lorsqu’il se réfère à un critère illégal de différenciation de traitement, tel que le sexe, l’âge, la santé ou l’apparence physique, etc. Une manière d’appréhender l’expérience des discriminations dans l’enseignement supérieur consiste à rendre compte de la perception de traitements différentiels entre individus (en l’occurrence entre étudiants et étudiantes) et de contextes dans lesquels ils prennent place. Dans cette perspective, l’enquête Conditions de vie intègre des questions pour déterminer si, au cours de leur parcours dans l’enseignement supérieur, les étudiantes et les étudiants pensent avoir été traités différemment des autres ; c’est donc le sentiment d’une inégalité de traitement qui est mesuré ici et les vulnérabilités qui y sont associées.

4La grande majorité des jeunes interrogés ont le sentiment d’avoir été traité de façon équitable dans la notation, l’orientation, la manière dont on s’est adressé ou comporté vis-à-vis d’eux. Le sentiment d’avoir été mieux ou moins bien traité que les autres est relativement rare (quel que soit le domaine considéré), puisqu’on recense moins de 10 % de traitement différentiel positif et une proportion équivalente de traitement différentiel négatif.

5S’agissant des effets du genre sur la perception de ces traitements différentiels négatifs, nous faisions l’hypothèse que ce sentiment était plus largement exprimé par les filles, car les discriminations à leur égard seraient jugées plus injustes que celles à l’encontre des garçons (Brown & Bigler, 2004), ce que semblaient confirmer de premiers résultats relatifs à l’enquête Conditions de vie 2016 (Ferry & Tenret, 2017). Ceci peut s’expliquer à la fois par la position plus souvent défavorable des filles vis-à-vis des garçons dans l’espace des filières, par une intériorisation de discours porteurs de discrimination genrée ou encore par la plus fréquente valorisation du masculin par rapport au féminin (Tostain & Ecolasse, 2008).

6Les résultats et les écarts observés dans l’enseignement supérieur remettent partiellement en question cette perspective, même si l’on observe que la perception de traitements différentiels varie selon le sexe (cf. Tableau 1). Si les écarts sont faibles, les femmes estiment cependant un peu plus souvent avoir été moins bien traitées dans leur relation avec les autres, principalement par les autres étudiants. Au contraire, les hommes s’estiment plus fréquemment traités différemment (positivement ou négativement) en ce qui concerne les décisions d’orientation, que ce soit avant ou depuis leur entrée dans l’enseignement supérieur. Il semble, à première vue, que les femmes seraient davantage traitées de façon défavorable dans des interactions de face à face (façon dont on s’est adressé ou comporté vis-à-vis d’elles), alors que les hommes le seraient davantage dans des contextes plus impersonnels (évaluation, décision d’orientation…) (cf. Tableau 1).

7Ce dernier résultat peut aussi être compris en lien avec la (plus) forte propension des étudiants à déclarer avoir été traité de façon plus négative sur la base de leurs origines ethno-raciales (cf. infra). Les travaux notamment de Brinbaum & Primon (2013) montrent ainsi que le sentiment d’injustice est tout particulièrement exprimé par les garçons à l’égard de l’orientation et souvent vécu comme de la discrimination ethno-raciale.

8Parmi les jeunes qui disent avoir été moins bien traités, le critère de discrimination négative le plus largement ressenti est lié aux origines ou à la nationalité (23 % des hommes, 22 % des femmes). Une telle expression est encore exacerbée, si on prend également en compte le sentiment d’avoir été traité négativement en lien avec sa couleur de peau (11 % des hommes et 7 % des femmes) et avec sa religion (6,5 % des hommes et 5 % des femmes). Ces trois critères regroupent 40,5 % des motifs de traitements différentiels négatifs chez les hommes et 34 % chez les femmes5. La plus large expression par les hommes d’injustices scolaires en lien avec des discriminations ethno-raciales peut se comprendre par leur moins bonne réussite scolaire quel que soit le pays d’origine (Brinbaum & Primon, 2013).

9Les discriminations sexuées sont moins souvent énoncées que les discriminations ethno-raciales. Certes, les femmes expliquent plus souvent que les hommes les traitements différents dont elles sont l’objet par leur sexe : parmi celles qui ont déclaré un traitement négatif, 9 % l’attribuent à leur sexe contre 5 % des hommes, parmi celles qui ont déclaré un traitement positif, 12 % l’attribuent à leur sexe contre 7 % des hommes.

10Enfin, les femmes expriment plus fréquemment que les hommes des traitements différentiels négatifs en lien avec leur « état de santé ou handicap » et « le fait d’avoir des enfants ou d’être enceinte »6. Si ce type de traitements négatifs semble relativement marginal (respectivement 3,3 % et 0,9 %), il gagnerait à être rapporté au poids des populations directement concernées (9,8 % d’étudiants en situation de handicap en France et 5 % d’étudiants parents (Meziani, 2019)).

Un sentiment de discrimination tributaire du degré de mixité des filières et qui influerait sur la réussite ?

11La vulnérabilité aux discriminations est-elle fonction du sexe et du degré de mixité des filières ? Le sentiment de discrimination en fonction du sexe est-il fonction de l’environnement universitaire, en particulier du sex ratio, c’est-à-dire du rapport entre la part de filles et la part de garçons dans la filière ? Nous faisons ici l’hypothèse, pour les garçons, que les « transfuges » de genre masculin (dans les filières majoritairement féminisées) se sentent davantage discriminés dans la mesure où la transgression des rôles de sexe est souvent mieux acceptée pour les filles que pour les garçons (Le Maner-Idrissi, 1997 ; Levy et al., 1995 ; Martin, 1990). Pour les filles, nous formulons au contraire l’hypothèse que les discriminations perçues demeurent davantage partagées par l’ensemble des étudiantes indépendamment de leur orientation scolaire, et que l’orientation dans une filière majoritairement masculine est susceptible d’atténuer ce sentiment (car elle serait socialement plus valorisée).

12Moins la filière est mixte, plus les étudiants et les étudiantes expriment le sentiment d’avoir été traités différemment (positivement ou négativement) en raison de leur sexe (Tenret & Verley, 2019). Par exemple, dans les filières des IUT industriels, où les femmes représentent moins de 25 % des effectifs, le sentiment de discrimination (positive ou négative) au motif du sexe est plus élevé que la moyenne, notamment parmi les femmes. Ainsi, 9,6 % des étudiantes de ces filières estiment avoir été traitées positivement en raison de leur sexe (contre 1,7 % dans l’ensemble de la population féminine étudiante) et 4,1 % d’entre elles estiment avoir été traitées négativement en fonction de leur sexe (contre 2,3 %).

13Les mêmes surreprésentations s’observent dans des filières où le déséquilibre de sex ratio est inversé : dans les écoles de la culture, par exemple, où les étudiantes représentent plus de 70 % des effectifs, le sentiment de discrimination positive comme négative est supérieur à la moyenne (5 % et 3,5 % des étudiantes respectivement contre 2,3 % et 1,7 % dans l’ensemble de la population). De même, les étudiants hommes de ces filières sont plus nombreux que dans l’ensemble de la population masculine étudiante à estimer avoir été traités différemment (positivement) en raison de leur sexe : 4,7 % contre 1,3 %.

14Les proportions relatives d’hommes et de femmes dans le cursus continuent d’influencer l’expression d’un traitement différencié, à conditions de sexe, d’origine sociale, d’origine migratoire, de mention au baccalauréat et de travail rémunéré identiques (Tenret & Verley, 2019). L’analyse confirme également la moindre exposition des hommes et la plus grande vulnérabilité des femmes à ces discriminations (Lemarchant, 2017). Les descendants et descendantes d’un ou deux parents immigrés apparaissent également significativement surreprésentés parmi les étudiants estimant avoir été traités différemment des autres en raison de leur sexe, indépendamment de leurs autres caractéristiques. Le sentiment de discrimination apparaît d’autant plus important à cerner qu’il semble fragiliser les étudiants et étudiantes. Les jeunes qui expriment des discriminations sur-déclarent des états de stress, d’épuisement, de solitude, de déprime, des problèmes de sommeil, dont on sait qu’ils sont susceptibles d’entraver les trajectoires universitaires.

15Les données permettent d’identifier des corrélations entre les discriminations perçues (attribuées ou non au sexe) et certaines dimensions en lien avec la réussite et l’expérience universitaire (intégration sociale étudiante, validation de l’année universitaire) – sans toutefois que le lien de causalité soit toujours évident à établir. Ainsi, le sentiment de discrimination, indépendamment de l’appartenance de sexe, apparaît d’autant plus marqué quand l’année n’a pas été validée ou ne l’a été que partiellement ou inversement, le sentiment de discrimination pourrait influer sur la réussite. Les étudiants qui ont le sentiment d’avoir subi un traitement discriminatoire sont également plus nombreux à déclarer une fragilité psychologique au cours des sept derniers jours7 ; à déclarer ne pas se sentir très intégrés au groupe de pairs de l’établissement ou à la vie de l’établissement ; à considérer leurs chances d’insertion comme très maigres ; à se déclarer très insatisfaits de leurs études actuelles.

Conclusion

16En définitive, assez rares sont les étudiantes qui déclarent avoir été moins bien traitées dans quelque domaine que ce soit du fait de leur sexe. Pour autant, les « missions égalité entre les hommes et les femmes » se développent dans les universités depuis la loi relative à l’enseignement supérieur et à la recherche du 22 juillet 2013, et les discriminations sexuelles et les violences sexistes sont l’objet d’une forte visibilité sociale, dans les médias et dans l’enseignement supérieur et la recherche. En résumé, un accroissement de la visibilité et de l’action publique, support potentiel à l’expression des discriminations et violences sexuelles, n’induit pas ipso facto un accroissement parallèle8 de leur perception ou expression.

17La sous-déclaration de discriminations ne signifie pas pour autant qu’elles n’existent pas, mais il s’agit plutôt de comprendre pourquoi elles demeurent peu perçues et déclarées. Une hypothèse peut être que les étudiantes ont en partie intériorisé la naturalisation des différences de sexe et les considèrent comme « normales ». De ce point de vue, un autre élément doit être relevé : les étudiantes en particulier expriment tout autant de discriminations sexuelles négatives que positives. L’appartenance de sexe les inscrit donc dans des rapports sociaux différenciés, qu’elles peuvent aussi interpréter positivement. Quoiqu’il en soit, ce que relève l’enquête c’est que, lorsqu’ils existent, ces sentiments de discrimination négatifs sont associés à toute une série de vulnérabilités, corrélées à des sentiments d’intégration plus faibles et à une réussite moindre.