1Préoccupations des observatoires universitaires, les conditions de vie et d’études des étudiants1 intéressent également les collectivités locales, sensibilisées à ces questions via leur offre culturelle, sportive, de transport ou de logement. Au carrefour de ces enjeux, ce chapitre présente les résultats d’une enquête réalisée par deux observatoires universitaires et portée par une collectivité locale. Elle concerne les étudiants inscrits dans des parcours de licence et de master2.

2Les données recueillies mettent en lumière la diversité des profils des jeunes et les inégalités qui peuvent contrarier le déroulement de leur cursus. En effet, plus ou moins soutenus par leurs proches, bénéficiaires ou non d’aides sociales, les étudiants expérimentent la décohabitation, les premiers emplois salariés et accèdent à l’autonomie. Les multiples facettes de leur entrée progressive dans la vie adulte ne sont pas sans conséquence sur leur parcours étudiant, puisque leurs conditions de vie affectent leurs études et la réussite aux examens.

3Dans un premier temps, la vie des étudiants est abordée sous l’angle de la vulnérabilité et de son caractère multidimensionnel. Dans un deuxième temps, l’élaboration d’un indicateur synthétique de score tente de décrire les profils d’étudiants les plus fragiles et permet de montrer en quoi la vulnérabilité affecte les résultats aux examens. Enfin, la compréhension de l’incidence des composantes de la vulnérabilité est restituée au travers d’expériences individuelles.

Les conditions de vie, reflets de vulnérabilités

4Appréhender les situations vécues par les étudiants au prisme de la vulnérabilité permet de prendre en compte des données relatives à l’expérience individuelle et des données de contexte. Cette approche renvoie aux travaux de Marc-Henri Soulet et Axelle Brodiez-Dolino – en écho à ceux de Robert Castel. Pour ces auteurs, la vulnérabilité évoque un état de fragilité, mais elle ne peut être appréhendée à travers les seules caractéristiques des publics socialement définis comme « fragiles » et que la société doit protéger.

5Dans notre contexte, considérer les situations de vulnérabilité permet de pointer le hiatus souligné par Louis Gruel entre ressources et conditions de vie et d’étude : « Il ne suffit pas en effet que les étudiants disposent de ressources assez élevées pour entretenir les conditions de vie quotidienne, il faut encore qu’ils disposent de ressources qui permettent d’entretenir leurs conditions de vie d’étudiants. Autrement dit, il faut que non seulement le montant des ressources, mais aussi la façon dont elles sont obtenues, soient compatibles avec la poursuite de leur formation : lorsque des étudiants échappent à l’insolvabilité en travaillant beaucoup à côté de leurs études, ils ne sont pas en situation de précarité économique immédiate mais ils fragilisent, « précarisent », la poursuite de leur cursus. » (Gruel, 2009, p. 234)

6Il importe donc de mettre en lumière les conditions de vie des étudiants, mais aussi de saisir les situations où elles deviennent si préoccupantes qu’elles obèrent le bon déroulement des études. Dès lors, l’équilibre, parfois ténu, que les étudiants maintiennent entre ressources, dépenses et temps dédié aux études est rompu, et affecte différentes dimensions de leur quotidien (par exemple : mauvaise alimentation, fatigue, défaut d’assiduité aux cours, échec aux examens, etc.).

7L’enquête éclaire les éléments relatifs aux conditions d’études (orientation, projet, sociabilité étudiante), de vie (logement, alimentation, ressources, emploi salarié), mais aussi de santé (état de santé perçu, recours et financement des soins). Les résultats montrent que les parcours d’études sont marqués par une autonomie progressive pour une majorité d’étudiants (Beaupère & Collet, 2019). La décohabitation, l’indépendance financière et les premiers pas sur le marché du travail s’observent dès la première année d’étude, mais se généralisent avec l’avancée en âge et dans le cursus. Ainsi, l’aide régulière des parents tend à diminuer, au profit d’une aide plus ponctuelle pour les étudiants de plus de 23 ans. La part des étudiants qui ne perçoivent aucune aide de leurs parents augmente et passe de 7 % pour les moins de 21 ans à 18 % pour les plus de 23 ans. Parallèlement, ces derniers exercent plus souvent une activité salariée régulière.

8La vie des étudiants reflète l’entrée dans la vie adulte, qui passe classiquement par certaines étapes-clés telles que l’obtention d’un premier emploi, l’indépendance financière et l’autonomie résidentielle. Pour Cécile Van de Velde (2008), l’entrée dans la vie adulte des jeunes Français se caractérise par un processus visant à « se placer », dans lequel la poursuite d’études joue un rôle prépondérant ; c’est par le diplôme que vont, peu ou prou, se négocier les places à occuper sur le marché du travail. La réussite des études est alors un enjeu d’autant plus important que, pour une partie des étudiants, l’obtention du baccalauréat ouvre un champ de possibles relativement nouveau dans l’histoire familiale (Caille & Lemaire, 2009), alors que pour d’autres, la poursuite d’études a toujours été envisagée – a fortiori quand leurs parents sont eux-mêmes diplômés du supérieur.

9Pour les étudiants, notamment d’origine populaire, la poursuite d’études peut révéler des fragilités, sociales et économiques, mais aussi les accentuer selon le projet visé. Elle repose parfois principalement sur les aides publiques qui leur permettent d’envisager un avenir qu’ils espèrent plus assuré.

Identifier les facteurs de risque

10La vulnérabilité étudiante est multidimensionnelle et se caractérise par le cumul des difficultés déclarées par les jeunes. Ainsi, pour saisir la diversité et la complexité des situations vécues par les étudiants, nous choisissons d’utiliser l’indicateur de vulnérabilité multidimensionnel proposé par le RESeau national des Observatoires du SUPérieur (RESOSUP). En outre, ce score synthétique permet de saisir des situations qui échappe(raie)nt aux institutions et instances en veille sur les conditions de vie des étudiants.

11Il intègre trois dimensions : une première qualifiée d’économique et décrite par des variables relatives aux difficultés financières (impossibilité de faire face à ses besoins, ne pas manger à sa faim et renoncement aux soins) ; une deuxième liée aux conditions de vie et de santé des étudiants (nécessité de travailler, rencontrer de grandes difficultés concernant son logement, ainsi que la perception de l’état de santé physique et psychologique) ; une troisième liée à l’isolement, saisie par des variables relatives à l’aide des proches et au sentiment de solitude. Le tableau 1 présente les neuf variables utilisées pour la construction du score de vulnérabilité, leurs poids et la part d’étudiants concernés par chacun des critères retenus.

12À la lecture des résultats, une catégorie « étudiants vulnérables » a été définie et distinguée des autres. La construction de cette catégorie relève d’un arbitrage qui tient compte de la distribution des scores et des « degrés » de fragilité éprouvés par les étudiants. Le recours à la médiane pour scinder la population n’est pas pertinent puisque 47 % des étudiants obtiennent un score de 0 (cf. Graphique 1). Ainsi, la construction de ces classes relève d’un arbitrage qui tient compte de la répartition des scores et des « degrés » de fragilité rencontrés par les étudiants. Dans cette perspective, un étudiant est considéré en situation de vulnérabilité quand son score atteint et dépasse le seuil de 3. Cela concerne 22 % des étudiants enquêtés, soit plus d’un étudiant sur cinq. Au regard des variables sociodémographiques, il s’agit principalement d’étudiants de sexe féminin, parmi les plus âgés, issus des classes populaires, de nationalité étrangère, décohabitants.

Graphique 1. Répartition des étudiants selon le score de vulnérabilité

13Cependant, le risque de vulnérabilité est déterminé par des facteurs étroitement dépendants. Par exemple, l’avancée en âge s’accompagne d’une augmentation de la décohabitation, donc potentiellement de difficultés financières qui conduisent à devoir travailler pour vivre, etc. Analyser le risque d’être en situation de vulnérabilité nécessite donc de raisonner « toutes choses égales par ailleurs ». L’application d’un modèle – incluant les caractéristiques sociodémographiques et les caractéristiques liées au contexte d’études – révèle deux résultats a priori contradictoires : alors que la probabilité d’être en situation de vulnérabilité augmente avec l’âge, elle diminue au fur et à mesure de la progression dans le cursus (Beaupère & Collet, 2019).

14L’hypothèse selon laquelle les déterminants de la réussite et de la poursuite d’études dépendent fortement de la vulnérabilité des étudiants permet d’expliquer ce constat. Elle est confortée par ailleurs, notamment dans les travaux menés par l’Observatoire des inégalités3 qui montrent que la composition sociale des publics se resserre quand le niveau de diplôme augmente. Afin d’étayer cette hypothèse, des travaux statistiques ont été menés afin de déterminer les facteurs qui interviennent sur la probabilité pour un étudiant d’échouer aux examens (cf. Tableau de résultats d’une régression logistique en annexe). Pour cette analyse, les données de l’enquête ont été agrégées avec les variables administratives des universités.

15Les effets des variables de série du bac, de retard scolaire, d’origine sociale, etc. confirment ceux de la littérature sur l’influence du parcours socio-scolaire sur les chances de décrocher un diplôme du supérieur (cf. Gruel, 2002 ; Beaupère et al., 2007 et 2009 ; Romainville & Michaut, 2012 ; Landrier, 2016). Ils mettent aussi en évidence l’importance de l’étape atteinte dans le cursus car, une fois l’écueil de la première année franchi, le risque d’échec diminue de manière significative. Mais l’analyse montre surtout que, à caractéristiques équivalentes, les étudiants en situation de vulnérabilité ont deux fois plus de risque d’être ajournés aux examens que les autres.

Des cursus altérés, voire interrompus

16Les expériences des étudiants relatées lors des entretiens permettent d’illustrer les effets des conditions de vie, en particulier le fait d’avoir des difficultés financières et plus encore d’être isolé, sur la décision de poursuivre des études. Des étudiants « équilibristes » aux étudiants les plus vulnérables, les situations mettent en exergue l’impact des dimensions du score de vulnérabilité sur les cursus.

17Particulièrement complexe, la situation des étudiants les plus isolés souligne l’importance des aides sociales et des solidarités familiales et amicales. En effet, en l’absence de soutien, matériel, financier, ou même « moral » comme l’expriment certains jeunes, le quotidien devient problématique voire envahissant.

18Pour d’autres étudiants, la vulnérabilité consentie les premières années peut devenir trop angoissante, en dépit d’une réussite sur le plan académique.

19Ce « choix » par défaut illustre les arbitrages individuels qui conduisent à des abandons et réorientations au cours des premières années. Ceux-ci confortent l’hypothèse selon laquelle la moindre vulnérabilité observée parmi les étudiants de master découlerait du renoncement, au cours de la licence, des étudiants les plus fragiles. En outre, le cumul de difficultés quotidiennes – liées au coût de la vie – l’impossibilité de solliciter des proches, contribuent fortement à la vulnérabilité des étudiants. L’isolement est un facteur de stress dont ils soulignent les effets sur leur santé physique, psychique, mais aussi sur leurs résultats aux examens. De plus, quand ils sont en échec, certains n’osent pas expliquer leur situation à leur famille.

Conclusion

20Le caractère multidimensionnel de la vulnérabilité étudiante nécessite de considérer d’autres facteurs que les ressources financières ou les conditions de vie pour décrire et éclairer le contexte dans lequel les étudiants réalisent leurs études. Il importe de considérer aussi des variables relatives aux dimensions sociales et de santé, au sens large. Le recours à un score synthétique met en évidence la part et le profil des étudiants perçus comme « vulnérables » au regard des variables retenues, qui diffèrent des critères d’éligibilité des dispositifs d’aide aux étudiants.

21Ainsi, si certaines situations de vulnérabilité sont rendues visibles, notamment via les aides dont bénéficient les jeunes, d’autres situations plus complexes restent indétectées. C’est notamment le cas des étudiants qui ne sont pas éligibles aux aides spécifiques, telles que les bourses d’études et les logements du Crous. Dans ces cas, ils ont recours à des réseaux de solidarité extérieurs à l’université (associations communautaires, associations caritatives, etc.) qui les éloignent des lieux d’échanges et de solidarité entre étudiants. D’autres, éligibles ou non aux aides sociales, ont des difficultés qu’ils ne signalent pas et leur vulnérabilité peut contrarier leur réussite et leur projet.

22Porter l’attention sur la vulnérabilité invite à se doter d’outils permettant de croiser les différentes dimensions de la vie des étudiants, celles relatives à la santé et aux réseaux d’entraide en particulier. Les initiatives telles que les ressourceries, les épiceries solidaires et autres lieux d’échanges informels qui émergent sur les campus contribuent à améliorer les conditions d’existence des étudiants les plus vulnérables. Elles contribuent aussi à révéler des situations individuelles complexes, qui échappent aux critères de repérage institutionnel, afin de mieux pouvoir les prendre en charge.