Introduction

1Nous allons mettre en lumière ici un contexte particulier, celui des territoires isolés des communes de l’intérieur de la Guyane. Nous interrogerons d’ailleurs cette idée d’« intérieur » au regard des réalités géographiques et socioculturelles locales. L’objectif sera d’interroger les parcours des jeunes ayant grandi dans ces territoires mais aussi de questionner les actions mises en œuvre pour répondre aux nombreuses problématiques qui les concernent. Nous verrons ainsi en quoi le cas guyanais rend particulièrement important de considérer les spécificités territoriales pour comprendre les parcours des jeunes, concernant notamment la scolarité (Grelet, 2006).

2Au-delà de la présentation de cette réalité, nous tâcherons de proposer des clefs de compréhension permettant d’éclairer cette dernière et d’en dégager des perspectives, tant pour la recherche que pour l’action. Nous nous appuierons sur différents travaux, d’une part des évaluations d’expérimentations1 menées dans le cadre du FEJ (Fonds d’expérimentation pour la jeunesse) et d’autre part la démarche de recherche-action permanente menée par l’association La Critic auprès des publics en question, en lien avec le dispositif SEME2. Ces démarches, menées de manière conjointes, nous ont permis de déployer une approche méthodologique basée sur des enquêtes de terrain régulières (immersions dans les villages, observations de dispositifs) et du recueil de témoignages (entretiens et focus groups auprès de jeunes de 16 à 25 ans, de parents et d’acteurs).

3Il s’agira d’abord de présenter le contexte territorial et ses spécificités. Cela est un préalable nécessaire avant de considérer plus spécifiquement, ensuite, les jeunes et leur parcours. Nous questionnerons enfin les perspectives qui sont proposées aux jeunes en termes d’action publique ou associative.

1. Le contexte territorial

4Pour comprendre la situation des jeunes, il importe d’appréhender le contexte territorial dans lequel ils évoluent. Nous retiendrons comme définition de « territoire » la simple idée d’un espace habité, comme l’indique son étymologie latine. Cela peut convoquer différentes dimensions (Paquot, 2009). Ainsi, le territoire peut être administratif (la commune par exemple), pratiqué (activités) ou vécu (expérience, représentations). Il convoque aussi un processus socio-historique qui, dans le cas qui nous intéresse, met aux prises l’État français et les communautés qui peuplent l’intérieur de la Guyane.

1.1. Des communautés autochtones à la croisée des mondes

5Le propos concerne essentiellement les jeunes habitant d’un côté dans la commune de Camopi, incluant Trois-Sauts, située sur les rives de l’Oyapock en face du Brésil et, de l’autre, les villages du Haut-Maroni, au sud de la commune de Maripasoula, en face du Suriname. Il s’agit de jeunes autochtones pour qui le français est une langue véhiculaire – parmi d’autres (créole guyanais, brésilien…) – souvent découverte à l’école.

6La population de Camopi (2 500 personnes) est majoritairement composée de deux peuples : les Teko et les Wayampi. Depuis peu, il est possible de se rendre à Camopi en avion. En plus de la mairie, qui abrite un bureau de poste et un distributeur, on trouve à Camopi le siège de la délégation territoriale de l’Est du Parc amazonien de Guyane (PAG), une école, un collège, un centre de santé, plusieurs associations, la gendarmerie et un camp de légionnaires (missions contre l’orpaillage illégal). Côté brésilien, il y a Vila Brasil, village construit pour justement approvisionner les orpailleurs illégaux. On peut y venir manger et boire, faire ses courses (nourriture, alcool…) ou se fournir en carburant pour la pirogue. Trois-Sauts, pour sa part, se compose de plusieurs villages Wayampi à un ou deux jours de pirogue de Camopi selon la saison. Il y a plusieurs écoles, un centre de santé, un poste de gendarmerie et les annexes de la mairie et du PAG.

7Les villages du Haut-Maroni (2 000 personnes), accessibles en pirogue, sont peuplés de Teko et Wayana3 sur les rives de la Tampoc (Elahé et Kayodé) et essentiellement de Wayana le long de la Litany (Taluen, Twenké, Antecume Pata et Pidima). À Kayodé, Elahé ou Pidima, seule l’école témoigne d’une présence institutionnelle4. À Antecume Pata, village créé il y a plusieurs décennies par André Cognat, ancien ouvrier lyonnais décédé il y a peu (Cognat, 1989), il y a un bureau du PAG, un centre de santé et l’école. Toutefois, le bâtiment central du village est celui de l’association Yépé, fondée par M. Cognat, qui dispose de salles d’activités et d’une bibliothèque. À Taluen, sont implantés l’annexe mairie – qui accueille les bureaux du PAG et La Poste –, un centre de santé et plusieurs associations. L’école accueille les enfants de Taluen, de Twenké, situé sur une île à proximité, mais aussi d’Anapaïké, situé sur la rive surinamaise5.

8La Guyane est symboliquement et pratiquement divisée en deux : le « littoral » marqué par une continuité routière d’ouest en est, via les principales villes (Saint Laurent, Kourou, Cayenne) et l’« intérieur » non routier, accessible par voie aérienne ou fluviale. Cette séparation s’inscrit dans une histoire. Entre 1930 et 1969, le territoire guyanais a connu une séparation administrative entre la Guyane sur le littoral et ce que l’on nommait Territoire de l’Inini à l’intérieur. Ce dernier, habité par les peuples autochtones (Teko, Wayana, Wayampi) et bushinengé (Aluku, Ndyuka) apparaissait comme une zone d’exploitation aurifère et forestière. Même si le Territoire de l’Inini a été intégré au département de la Guyane dès la création de ce dernier en 1946, il conserva un statut spécifique jusqu’à sa suppression en 1969. Il fût remplacé par les différentes communes dîtes « de l’intérieur », dont Camopi et Maripasoula. C’est à cette période que la République s’est affirmée jusque dans les villages les plus éloignés de Guyane, à travers l’accès à la citoyenneté française des habitant.es de l’ancien Territoire de l’Inini et l’installation des écoles dans les villages. À partir de là, le constat qui s’impose est celui d’un double processus : assimilation par l’apprentissage et l’imposition du français et évangélisation au sein des homes indiens, à savoir des pensionnats catholiques6 pour enfants amérindiens, qui existaient sur le littoral depuis plusieurs années (Ferrarrini, 2022).

9Ainsi, c’est notamment au cours du 20^ème siècle, au contact des autres communautés (les peuples bushinengé, les différentes générations d’orpailleurs…) et de l’administration française que le mode de vie des communautés autochtones s’est transformé, avec le passage du semi-nomadisme à la sédentarité, l’apparition de produits manufacturés puis, suite à l’arrivée de l’électricité, de l’électroménager, de la télévision, etc. C’est l’ordre symbolique qui est aussi en mutation, surtout sur le plan des croyances avec l’influence des églises évangéliques

1.2. Isolement et désarroi

10Si le bourg de Camopi est depuis peu relié à Cayenne par voie aérienne, il faut plusieurs heures de pirogue pour se rendre dans les autres villages et l’accès sera plus ou moins difficile selon la saison. Si la question des transports est complexe en Guyane, elle l’est d’autant plus dans ces territoires, sachant que les fleuves en question sont officiellement considérés comme non navigables, en raison des multiples « sauts » (rapides) qui en font aussi le charme.

11S’ajoute à ce constat celui de quasi-absence des services publics dans ces zones où la faible couverture des réseaux (téléphone et Internet) renforce le sentiment d’isolement par rapport au reste de la Guyane. Ce sentiment s’ajoute au désarroi des habitant.es des villages face aux démarches administratives, qui plus est à l’ère de leur dématérialisation. À ce titre, la définition du non-recours proposée par Philippe Warin, à savoir le fait de ne pas pouvoir accéder à une « offre » à laquelle on est en droit de prétendre, correspond bien à cette situation (Warin, 2017). Nous verrons plus loin ce qu’il en est des jeunes mais il s’avère qu’un tel contexte nourrit un réel ressentiment à l’égard de l’État7, sachant que ce dernier témoigne de grandes difficultés à enrayer le phénomène de l’orpaillage clandestin dont les conséquences sanitaires sont particulièrement graves pour les communautés8.

12Le non-recours concerne notamment des domaines tels que l’éducation, l’insertion ou la santé, en raison de l’éloignement des équipements et des dispositifs. Toutefois, l’accès à la citoyenneté a eu pour conséquence logique l’ouverture aux droits sociaux et en premier lieu les prestations sociales et familiales. Ce qui peut être pensé comme une mesure « compensatoire » en réponse à la perte du mode de vie traditionnel. Pour autant, l’accès à ces prestations ne s’est inscrit dans aucune histoire, n’a fait l’objet d’aucune lutte, ne faisait référence à aucun imaginaire politique, bref n’a pas fait sens pour les communautés en question. Il n’y pas eu de la part de l’État et ses services de stratégie concernant l’ouverture des droits sociaux à ces populations. Il n’y a pas eu de démarche d’accompagnement qui aurait permis aux habitant.es d’appréhender la fonction et les enjeux attachés à ces prestations qui apparaissent finalement comme de l’« argent magique » qui va être rapidement dépensé. C’est ici que la question du désarroi se traduit de manière concrète jusque dans la vie quotidienne. Les « jours de CAF », que nous avons pu régulièrement observer à Camopi notamment, sont chaque mois des moments à part où beaucoup d’alcool est acheté, jusqu’à l’endettement auprès des commerçants, où l’on croise des personnes de tous âges en état d’ébriété, où la violence affleure dans les comportements.

13C’est aussi cette dimension-là qu’il importe de prendre en compte quand on veut comprendre les situations de vie des jeunes, aux premières loges de ce « spectacle » dès leur prime enfance.

2. Des parcours « empêchés »

14L’enjeu de cette deuxième partie est de questionner les parcours des jeunes et d’en considérer les continuités et ruptures. Nous aborderons dans un premier temps la question de la scolarisation et ses enjeux. À partir de là, nous pourrons réaliser le portrait de ces jeunes et verrons leur situation une fois rentrés au village, entre vulnérabilité et potentialités. Nous comprendrons à ce titre en quoi leur parcours sont influencés voire « modelés » par leur origine géographique (Grelet, 2004).

2.1. La question de la scolarisation

15Les premières années scolaires se déroulent plutôt dans de bonnes conditions pour les enfants des villages9 dans le sens où s’équilibrent temps scolaire et vie familiale et traditionnelle. À l’école, ils peuvent aussi parler leur langue grâce au dispositif ILM (intervenant.es en langue maternelle). C’est après que les parcours se compliquent. En effet, à partir du collège, la question de la scolarisation des jeunes de ces villages devient sensible. Mis à part à Camopi où il y a un collège, les enfants doivent quitter leur famille dès la sixième, en direction de Maripasoula (Haut-Maroni) ou de Saint-Georges (Trois-Sauts). Poursuivre au-delà de la troisième implique d’aller sur le littoral10 où est implantée la totalité des lycées.

16Cet éloignement, et ce qu’il représente en termes de coûts (financier, affectif…), est une des raisons qui explique le processus de décrochage scolaire des jeunes de l’intérieur. Si la plupart des décrocheurs arrêtent leur scolarité pendant le lycée, quelque que soit leur filière (CAP, bac pro, parfois bac général), d’autre ont arrêté avant, en troisième, en quatrième, en sixième, il en est même qui ne sont pas allés plus loin que la primaire11. Pour comprendre ce phénomène, il faut considérer divers éléments qui participent à faire de l’expérience scolaire de ces jeunes une expérience négative dans le sens de Goffman, c’est-à-dire qui fait rupture par rapport aux horizons d’attente (Goffman 1991, p. 338-429).

17Ces propos témoignent des problèmes qui émaillent leur parcours et qui nourrissent le processus de décrochage. Les parents sont souvent démunis par rapport au modèle scolaire et administratif et n’ont plus de prise sur leurs enfants et leur éducation. D’une certaine manière, les enfants apparaissent plus « compétents » sur ce sujet, ne serait-ce que par une meilleure maitrise du français. Ainsi, les parents sont souvent dans l’incapacité d’agir face aux problèmes ou tout simplement de soutenir leurs enfants dans leur choix d’orientation12. Il apparaît d’ailleurs que les orientations sont plus souvent définies par le nombre de places dans les filières que par les envies des jeunes.

18Si les freins sont nombreux (orientation, problèmes financiers, blocages administratifs13…), la difficulté majeure des jeunes scolarisés sur le littoral tient dans le fait qu’ils doivent se couper de leur famille et de leur village plusieurs années, sachant que les occasions de rentrer seront rares14. Ce déracinement implique une adaptation à un autre mode de vie sans forcément y être préparé. Les conditions d’accueil ne sont pas non plus toujours les meilleures. Au sein ou aux abords des lycées, les cas de harcèlement et de violences sont nombreux, ces jeunes autochtones isolés apparaissant comme des « victimes » idéales.

19C’est la question de l’hébergement qui est à ce titre problématique. N’ayant pas forcément de proches vivant sur le littoral, les jeunes font appel aux solutions institutionnelles pour se loger, à savoir l’internat ou le dispositif des familles hébergeantes piloté par la CTG (collectivité territoriale de Guyane). C’est la deuxième solution qui est souvent privilégiée. Pour les jeunes du Haut-Maroni, les mauvaises conditions de l’internat de Maripasoula peuvent les rebuter à renouveler l’expérience. La question financière est aussi un frein pour l’inscription à l’internat, les parents devant verser 500 euros pour le premier trimestre (1 300 euros à l’année) à une période où la question des bourses n’est pas réglée. Le fait que la plupart des internats soient fermés les week-ends est aussi un problème. Dans le cadre du dispositif des familles hébergeantes15, les jeunes sont logé.es dans des familles. En contrepartie d’une indemnité16, ces dernières doivent fournir le gîte et le couvert mais aussi aider les jeunes dans leur scolarité. Pour ce faire, elles sont censées être formées et contrôlées. Si les jeunes ont évoqué le cas de familles bienveillantes, de nombreux témoignages pointent des dysfonctionnements : jeunes mal nourris, confinés à des tâches ménagères, sujets de brimades, empêchés dans la réalisation de leurs devoirs scolaires, dénigrés dans leur culture. Nous n’évoquerons pas les situations les plus graves.

20Nous verrons plus loin les actions mises en place pour agir sur cette problématique. D’ailleurs, en septembre 2021, dans le cadre d’un dispositif d’accompagnement à la rentrée scolaire, un sous-préfet s’était adressé aux jeunes en ces termes : « Vous êtes des héros d’arriver jusque-là et de continuer. » Ce qui n’a pas empêché plusieurs de ces jeunes de décrocher et de revenir au village.

2.2. La vie au village : entre vulnérabilité et affirmation

21Dans certains cas, le fait de rentrer au village apparaît comme une « obligation ». C’est notamment le cas pour les jeunes filles qui tombent enceintes pendant leur scolarité. En effet, en Guyane il y a 10 fois plus de grossesses chez les mineures qu’en métropole, et l’écart est encore plus grand pour les moins de 15 ans17. Ainsi, le phénomène des grossesses précoces participe de la déscolarisation, parfois dès le collège18.

22Que font les jeunes au village ? Si on leur demande, la réponse sera : « rien », témoignage d’un ennui ressenti plus que réel – puisque des activités, il y en a (chasse, pêche, abattis, sport…). Ce que traduit cet ennui, c’est notamment le caractère étouffant de la vie au village (commérages, familles complexes, mariages arrangés…)20. Cet « ennui » est aussi nourri par deux sentiments : « honte » et « échec », deux termes que l’on entend souvent. Le fait d’avoir dû mettre un terme à son parcours scolaire et d’avoir « subi » sa scolarité, d’avoir été harcelé voire victime de violence et de rentrer au village sans perspective participe de cette dévalorisation de soi. À cela s’ajoute ce décalage, ce brouillage, entre le mode de vie traditionnel et les influences venues du littoral ou d’Internet (style vestimentaire, musiques, réseaux sociaux) qui inscrivent ces jeunes dans cette double absence dont parlait Sayad (1999)21.

23La situation sociale est aussi problématique. Peu ou pas diplômé.es, sans perspective d’emploi dans les villages, ces jeunes font l’expérience de la précarité. Il s’agit typiquement de jeunes vulnérables (Becquet, 2012) en direction de qui sont mis en place divers dispositifs de « rattrapage » comme nous le verrons plus loin. En schématisant, deux types de comportements sont à observer. Il est des jeunes, mal informés ou usés par les freins et les blocages – concernant l’inscription à Pôle emploi, la sécurité sociale, les papiers d’identité, etc. – qui font le choix d’abandonner et s’inscrivent dans une logique de non-recours aux droits. C’est que l’on appelle le non-concernement (Vial, 2020). À l’inverse, d’autres sont plutôt dans une logique de consommation de dispositifs, espérant que l’un ou l’autre leur permette de s’inscrire dans un parcours d’insertion (formation, emploi…), ce qui est rarement le cas et peut conduire au découragement. D’ailleurs, ce qui transparaît parfois dans leurs propos, c’est une certaine forme de désespoir qui se nourrit de la fatalité d’une réalité qui n’évolue pas, celle de la « galère ».

24Ce désespoir, associé au ressentiment, peut se traduire par certaines formes de violences. Au-delà des incivilités (bagarres, menaces…) qui peuvent causer des casiers judiciaires, ce sont des violences « intimes », bien souvent nourries par des addictions notamment à l’alcool, dont il est question, au sein des familles, des couples et contre soi-même. Cette « épidémie » de suicide chez les jeunes autochtones dont nous sommes témoins, qui a fait l’objet d’un rapport parlementaire (Archimbault et Chapdeleine, 2015), en est une dramatique illustration.

25Se contenter de cette vision négative ne serait pas rendre justice aux jeunes. Le constat est tout de même celui de jeunes qui témoignent d’un attachement certain au village et qui arrivent à « faire avec », du moins un temps donné. Entre injonctions familiales d’un côté et relations amicales de l’autre, ces jeunes ressemblent à d’autres, grandissant dans les zones rurales de l’hexagone (Renahy, 2010 ; Amsellem-Mainguy, 2021). À ce titre, l’importance de la sociabilité locale, via les activités sportives (foot, volley) ou les événements festifs est toute aussi indéniable et peut être un levier dans la construction des parcours.

26En effet, partant de cette inscription locale, les jeunes peuvent aussi témoigner de trajectoires d’engagement, notamment dans un cadre associatif. Ce faisant, il leur est possible parfois d’être « repéré.es » par tel ou tel acteur en recherche d’un.e médiateur.trice ou d’un.e animateur.trice à l’échelle locale. Au-delà, s’affirmer, c’est aussi se projeter à long terme dans le village et de participer à son développement. Ainsi, leur vulnérabilité n’empêche pas ces jeunes d’actualiser le paradigme de la jeunesse ressource (Vulbeau, 2001).

3. Quelles perspectives ?

27Si l’on interroge les parcours des jeunes, surtout leur scolarité, au prisme de la notion de justice spatiale (Gervais-Lambony et Dufaux, 2009), le constat serait plutôt celui d’une injustice prenant un caractère structurel. Il est même envisageable d’évoquer un contexte de discrimination territoriale. L’éloignement, la faible présence des services publics dans les villages, ajouté à la dimension culturelle, tendent à réduire les perspectives des jeunes autochtones qui finalement se projettent difficilement dans une vie hors du village. Se pose ainsi la question des orientations politiques et des actions mises en œuvre, tant par les institutions que les associations, pour permettre à ces jeunes d’accéder aux mêmes opportunités que leurs collègues du littoral.

3.1. Vers une meilleure scolarisation ?

28En 2015, la publication du rapport parlementaire sur le suicide des jeunes autochtones est apparu comme une prise de conscience institutionnelle concernant les problématiques spécifiques de ces jeunes et de leur territoire. Qu’est-ce qui a changé depuis ? Si différents dispositifs autour de la question du « bien-être » des population des communes de l’intérieur ont été mis en place, il n’y a pas eu de réelle avancée à propos de la question de la scolarisation. Comme nous le verrons, ce sont surtout les acteurs associatifs qui se sont emparés de cette question

29Les lycées de Maripasoula d’un côté et de Saint Georges de l’Oyapock de l’autre, en cours de construction, vont offrir aux élèves du Haut-Maroni et de Camopi la possibilité de poursuivre leur scolarité en restant plus près de leur village, leur permettant de voir leur famille plus régulièrement. La question de l’hébergement de ces jeunes se posera toutefois dans les mêmes termes que sur le littoral. À ce titre, depuis trois ans est mis en œuvre le dispositif « rentrée scolaire » coordonné par la préfecture, financé en partie par la CAF et organisé par des associations. Il s’agit, pendant une semaine, d’accompagner les élèves primo-entrants au lycée, ainsi que leur famille, dans les démarches administratives (inscription, bourse, carte de transport…) et dans la découverte des établissements et des familles hébergeantes. Au-delà de la complexité logistique d’un tel dispositif (transport, hébergement), cela permet aux parents de mieux appréhender la scolarisation au lycée de leurs enfants.

30Par ailleurs, à l’heure actuelle est en train de se construire le projet « Guyane connectée : combler les écarts » porté par le rectorat en lien avec différents acteurs, dont le Centre national d’études spatiales (CNES) et le Groupe SOS jeunesse. Il s’agit, à l’aide de moyens techniques adaptés, d’expérimenter des classes de collège en distanciel au sein même des villages, ce avec l’aide d’assistant.es pédagogiques recruté.es localement. L’enjeu de ces classes est d’offrir aux enfants un espace de transition entre l’école au village et le collège. Cette démarche territorialisée implique un travail préalable de concertation avec les habitant.es et les autorités coutumières.

3.2. Des acteurs associatifs mobilisés

31L’action institutionnelle repose en partie sur les associations. Il s’avère qu’un certain nombre d’acteurs déploient leur démarche tout au long de l’année, ce qui facilite la mise en œuvre des dispositifs que nous venons d’évoquer. Il n’est pour autant pas envisageable de parler de dynamiques territoriales intrinsèques dans le sens où il est surtout question d’acteurs du littoral qui initient des actions et mobilisent des ressources locales pour les développer.

32Citons l’exemple du Réseau Enfance, expérimentation portée par le Groupe SOS jeunesse. Son objet étant l’accompagnement social des élèves du Haut-Maroni et de leur famille, cet acteur est très impliqué dans le dispositif de rentrée scolaire, à travers la mobilisation des trois jeunes accompagnatrices recrutées dans les villages (Taluen, Kayodé, Antecume Pata). Montant en compétences au fil des formations qui leur sont proposées (écrits professionnels, violences conjugales, secret professionnel…), elles accompagnent les familles en lien avec une travailleuse sociale, à Cayenne, qui elle travaille auprès des lycéen.nes. L’Effet Morpho est aussi une association du littoral qui participe au dispositif de rentrée scolaire et accompagne les lycéen.nes. Elle s’appuie sur les EVS qu’elle développe, en partenariat avec des associations locales, à Trois-Sauts et à Kayodé.

33D’autre actions sont menées en direction des jeunes qui ont déjà décroché et qui sont au village, à l’image du dispositif SEME porté par La Critic, basée à Cayenne. L’enjeu est de proposer le format du séjour (activités culturelles, ateliers d’éducation populaire…) pour initier un travail d’accompagnement à long terme afin que les jeunes reprennent prise sur leur parcours. Un partenariat avec la mission locale permet de les orienter vers le droit commun. Par ailleurs, l’association met en place des PIJ (points information jeunesse) à Camopi et Taluen, animés par des jeunes reconnus par leurs pairs.

Conclusion

34Nous pourrions lister d’autres acteurs mais le fait est qu’il s’agirait justement d’une liste. En effet, sans remettre en cause la pertinence des actions menées et l’engagement des structures mobilisées, se pose la question du manque, ou plutôt de l’absence, de coordination et de vision politique globale. Autrement dit, concernant l’action publique en direction des jeunes de ces territoires, il n’y pas de chef de file. Ce faisant, la perspective de la justice spatiale parait encore utopique, les actions apparaissant comme des formes de régulation. Toutefois, l’implication des jeunes, et des habitant.es, dans ces démarches peut initier un processus de transformation à plus long terme.