1Bienvenue dans ces XXVIII^èmes journées du longitudinal (JDL) dédiées à la question des liens entre territoires et parcours. Depuis bientôt trois décennies, les JDL, mises en place à l’initiative du Céreq et de son réseau de centres associés, sont l’occasion d’échanges féconds entre chercheurs du champ formation-emploi-travail, tant sur les enjeux scientifiques auxquels ils sont confrontés, que sur les méthodologies nécessairement enrichies qu’ils mobilisent pour traiter de ces enjeux. La pluridisciplinarité qui caractérise ces rencontres s’avère toujours être un atout précieux de la qualité des échanges.

2Ce n’est bien entendu pas un hasard si les organisateurs de ces journées, l’UMR-ESO et son centre associé de Caen, que je tiens à profondément remercier, ont choisi de croiser la question des parcours avec celle des territoires. La dimension spatiale du lien formation-emploi est au cœur de leur expertise et de leurs travaux, de longue date. Il convient toutefois de reconnaître que cette notion de territoire, repérée pour la première fois de façon significative dans les rencontres de Géopoint de 1982 (Lévy & Lussaut, 2009), s’impose de façon croissante dans les sciences sociales depuis les années 1990.

Le territoire : une notion complexe sous tension

3Dans leur avant-propos, les organisateurs de la journée mettent en avant la combinatoire de « contextes économiques, sociaux, productifs, démographiques… » qui le structurent. Ils soulignent ainsi en creux que le territoire est loin de se résumer à une simple définition politico-juridique le faisant correspondre à l'État et à ses subdivisions administratives. Le territoire engage de nombreuses dimensions contextuelles et surtout se décline sur de multiples échelles spatiales au sein desquelles se jouent des rapports sociaux, culturels, identitaires, voire symboliques à l’espace. D’un milieu social à un autre, d’une classe d’âge à une autre, d’un genre à un autre, le rapport à l’espace n’est pas le même. Il me semble que les travaux de nos deux journées auront à revenir sur cette question importante de la définition du territoire.

4En effet, les découpages administratifs à partir desquels se déploient traditionnellement les politiques d’emploi ou de formation sont bousculés par des redéfinitions d’espaces plus pertinents où se nouent plus finement des synergies d’acteurs. Les cités éducatives, mobilisant État, collectivités locales, parents, associations, travailleurs sociaux, écoles et collèges, autour d’enjeux d’accompagnement des enfants et des jeunes à chaque étape de leur parcours ou encore les campus des métiers et des qualifications regroupant des établissements d'enseignement secondaire et supérieur, de formation initiale ou continue, autour d'un secteur d'activité à l’échelle nationale ou régionale, en synergie avec les entreprises, constituent deux exemples de « territoires » particuliers. La question des espaces pertinents d’observation et d’analyse des politiques publiques est nécessairement fortement tributaire du dispositif analysé. De ce point de vue, les travaux et les outils forgés par la géographie sociale ou par l’Insee sur le zonage sont à la fois indispensables pour connaître un territoire et pour permettre de conduire, à une maille suffisamment fine, des politiques territoriales adaptées comme celle des QPV (quartiers prioritaires de la ville), mais ils peuvent être aussi être croisés avec d’autres découpages selon les questions posées.

5Si la géographie sociale s’applique à analyser les dimensions spatiales de la société, la sociologie peut entretenir avec le territoire des rapports complexes voire parfois conflictuels.

6D’un côté, la notion d’autochtonie ou même de capital d’autochtonie (Retière, 1991 ; Renahi, 2010) souligne l’ensemble des ressources que procure l’appartenance à des réseaux de relations localisés. « Il s’agit de nommer des ressources symboliques, qui ne tiennent ni d’un capital économique, ni d’un capital culturel, mais d’une notoriété acquise et entretenue sur un territoire singulier » (Renahi, 2010, p. 9). Notamment pour les classes populaires urbaines ou rurales, cet ancrage local peut constituer le principal support de ressources sociales : le village qui a vu naître la bande de copains, quand la structure économique locale ne garantit plus de reconnaissance professionnelle, la cité d’habitation populaire où se construisent des identités fortes d’opposition entre « eux » et « nous », ou encore la nouvelle zone périurbaine où la fraction stable des classes populaires accédant à la propriété privée s’assure un recours croissant aux services de professionnels appartenant aux classes moyennes et supérieures (Lechien & Siblot, 2019). La sociologie de l’autochtonie donne à voir et à comprendre des logiques qui échappent à des analyses par trop macroscopiques. D’où l’importance de l’enquête par entretiens et de la monographie comme méthode d’analyse des territoires d’autochtonie.

7Mais d’un autre côté, la sociologie peut aussi pousser à la déconstruction de la notion de territoire qui peut être porteuse de pièges et de biais. Les identités localistes des « imbéciles heureux qui sont nés quelque part », comme le chantait Brassens, peuvent recouvrir des formes idéologiques destinées à masquer des rapports sociaux de pouvoir pour mieux les faire accepter par les fractions dominées de la société. Le sociologue Frédéric Giraut (2008) pointe la dimension mystifiante du territoire et interroge même la focalisation sur certains projets qui accompagnent les processus de décentralisation des politiques publiques. N’auraient-ils pas pour fonction de légitimer l’abandon des objectifs de solidarité sociale à l’échelle nationale, autrement dit le démantèlement de l’État providence ? (op. cit., p. 59). De son côté, la géographe Claire Hancock (2004) pointe le biais masculiniste de la notion de territoire, cette dernière renvoyant souvent à des espaces dominés par des expériences et des représentations masculines. De ce point de vue, les travaux de nos deux journées croisant mobilité/assignation/genre et territoire revêtent une importance certaine.

8On voit que le territoire est une notion féconde qui ne se laisse pas enfermer dans une acception simple et qui appelle une pensée critique. Son application à la question des parcours engendre tout autant de richesse d’analyse et sans doute de réflexion critique.

Territoires et trajectoires : une relation dans les deux sens

9Observer les parcours de formation initiale et d’insertion professionnelle selon leur ancrage territorial constitue un point fort de l’exploration du lien formation-emploi dans sa dimension longitudinale (Caro & Checcaglini, avant-propos de ce volume). Selon sa structure socioproductive, son système éducatif, son offre de formation, son marché du travail, les territoires ne prodiguent pas les mêmes ressources à toutes et tous. Ces différences génèrent des inégalités de début de carrière qui pour certaines catégories (sociales, de genre, d’origine migratoire, victimes de handicaps) peuvent s’avérer profondément durables. On sait en revanche que certaines trajectoires peuvent s’affranchir des territoires d’origine. C’est tout l’enjeu de la mobilité hors du territoire en moyenne plus élevée pour les sortants de l’enseignement supérieur. Au-delà du seul diplôme d’enseignement supérieur, la mobilité hors du territoire passe par du capital économique et social. Fabrice Ripoll (2023) parle ainsi de « structuration scalaire des capitaux et des espaces sociaux ». Du coup, la question posée est de savoir si les inégalités entre trajectoires au sein d’un même territoire ne sont pas souvent plus prégnantes que les inégalités inter-territoires (à variables individuelles et de diplômes contrôlées).

10À la question « Que fait le territoire aux trajectoires ? », la réponse doit donc prendre en compte les inerties mais aussi éviter les déterminismes absolus. L’atlas des risques sociaux d’échec scolaire réalisé par ESO en lien avec la DEPP avait permis de confronter la carte des risques sociaux d’échec à celle des décrocheurs (part des 15-24 ans sans diplômes, mesurée à partir de l’enquête Emploi) (Boudesseul et alii, 2016). Globalement, la première carte était fortement prédictive de la seconde, les plus fortes proportions de décrocheurs se concentrant dans deux zones : les marges du grand bassin parisien et les régions méditerranéennes à fort taux de chômage et à économie déséquilibrée. Ces deux zones correspondaient aux cantons les plus à risque social d’échec scolaire. Cependant, il était fort intéressant de noter que d’autres cantons, tels que l’Aquitaine, connaissaient un risque social modéré d’échec scolaire, tout en étant très concernés par l’accumulation de décrocheurs, et à l’inverse, les Vosges connaissaient un haut risque social alors qu’elles étaient peu touchées par le décrochage. La dimension de prédiction à partir des risques sociaux du territoire est bien entendu essentielle pour conduire des politiques publiques visant à combattre ou a minima à corriger ces risques sociaux. Néanmoins, l’absence de déterminisme absolu du territoire autorise à formuler des hypothèses sur le rôle des équipes éducatives, et plus largement sur les stratégies locales d’acteurs permettant de nuancer certains effets des caractéristiques du territoire. L’observation fine de certaines configurations d’établissements scolaires (LP-ZEP, LP-métiers) ou d’organismes de formation (CFA-interpro, CFA-branches professionnelles) débouche ainsi sur la mise en exergue de pratiques de prévention du décrochage contrastées (Guitton et alii, 2019).

11Le troisième axe proposé dans l’avant-propos invite à considérer les effets de certaines politiques, dispositifs publics (cités éducatives, CMQ…) ou expérimentations (portées par les Plans régionaux d’investissements dans les compétences), sous l’angle à la fois de leur inscription dans un territoire dont ils portent nécessairement l’empreinte, mais aussi du point de vue de l’action qu’ils produisent sur leurs bénéficiaires et ce faisant sur le territoire. La question devient alors : « Que font les trajectoires aux territoires ? ». Il s’agit là d’examiner non pas directement la transformation des caractéristiques économiques et sociales des territoires, marquées, on le sait, par de puissantes inerties, mais la façon dont les politiques d’emploi, de formation et d’accompagnement des publics en difficulté parviennent, par leur action sur ces publics (et sur leurs trajectoires), à limiter les effets cumulatifs des déséquilibres territoriaux. Pour parvenir à apprécier cette action de la politique publique, les outils peuvent être divers : des méthodologies économétriques les plus sophistiquées aux analyses qualitatives, ces dernières interrogeant nécessairement le territoire pertinent des politiques qui n’est pas toujours, comme on l’a dit, celui des politiques territorialisées. La construction des réseaux institutionnels, des engagements et des synergies d’acteurs au niveau local, incluant ceux du monde économique, apparaît presque systématiquement comme un des éléments-clés de réussite de ces politiques.

12Je souhaite remercier l’ensemble des contributeurs et contributrices à ces deux journées qui nous permettront d’écouter et de débattre de 35 présentations, articulées selon trois axes : 1/les territoires marquent les trajectoires ; 2/les parcours d’emploi et de formation d’un territoire à l’autre ; et 3/les politiques territorialisées.

13Merci à l’Université de Caen d’accueillir ces rencontres, et à l’ensemble des partenaires de la manifestation, la MRSH, l’UMR ESO, l’INJEP et la communauté d’agglomération Caen la mer.

14Place aux présentations et aux échanges !