1La compétence présente le paradoxe de n’être ni définie, ni évaluée de façon univoque, tout en étant placée au centre de défis aussi essentiels que ceux de l’innovation et la compétitivité des entreprises, de la transition numérique et écologique, autant que de la sécurisation des parcours des salariés. Objet complexe associé à des situations d’apprentissage et à des champs multiples d’expériences individuelles et collectives, son contenu et sa mesure varient selon les enjeux auxquels elle est associée.

2Enjeu d’évaluations nationales, les compétences des individus peuvent être mesurées par des enquêtes statistiques, que ces dernières soient nationales – l’enquête Information de Vie Quotidienne (IVQ) de l’Insee, par exemple, fournit des données sur la maitrise des fondamentaux de la population adulte (écrire, communiquer, compter) – ou qu’elles soient internationales – le PIAAC1 de l’OCDE mobilise ainsi des méthodes psychométriques d’étalonnage des compétences des adultes permettant de comparer les pays. Mais le rôle des institutions où s’exerce le travail, et notamment celui des entreprises, dans la production des compétences constitue le point aveugle de ces approches.

3Enjeu de GRH lorsqu’il s’agit pour l’entreprise d’identifier ses besoins en capital humain, de les anticiper, de fidéliser sa main-d’œuvre, ou encore d’obtenir des équipes performantes, les compétences font l’objet depuis une trentaine d’années d’un foisonnement d’outils et de techniques RH empruntés à différents courants de pensée et modes managériales. Inégalement mobilisés, ces outils visent à évaluer les compétences à partir de référentiels, plus ou moins formalisés, selon les métiers et les postes de l’entreprise, et à définir et organiser, le cas échéant, la mise en œuvre et le suivi d’actions de formation. Une sociologie de l’instrumentation des mesures de la compétence en entreprise, en lien avec le fonctionnement des organisations et les rapports de travail, reste sans doute à construire dans la lignée de celle initiée par Chiapello et Gilbert (2013).

4Les travaux présentés dans cet ouvrage en ouvrent la voie. Ils montrent que le déploiement et l’usage de ces outils, les pratiques de formation et plus largement d’apprentissage au travail, s’analysent nécessairement en lien avec l’organisation du travail, les pratiques de recrutement et de gestion de l’emploi, les choix technologiques, et plus généralement la stratégie économique de l’entreprise, ancrée dans un secteur et dans un marché. Largement mobilisé dans ces travaux, le dispositif Defis2 du Céreq, souvent articulé à des approches plus qualitatives, permet par construction d’éclairer ces liens. Il fournit ainsi, non pas une mesure universelle de la compétence, mais une pluralité de mesures relatives à l’ensemble des situations d’apprentissages au travail. Celles-ci sont mises en lien avec les aspirations des salariés et leurs parcours, d’une part, et avec les pratiques des entreprises dont l’ouvrage souligne la grande diversité, d’autre part.

L’entreprise et la multiplicité de ses champs d’action en matière de compétence

5La compétence recouvre un troisième enjeu : au-delà de la stratégie singulière de chaque entreprise, elle est désormais au centre de la politique publique. Fer de lance de la compétitivité de notre économie et fondement de la sécurisation des parcours professionnels, la voici érigée en « protection sociale active du XXI^e siècle »3 par la loi du 5 septembre 2018. Mais quelle place l’entreprise tient-elle dans ce processus qui dépasse nécessairement son simple périmètre ? En plaçant la question au centre de sa Biennale4, le Céreq interroge le rôle et la place de l’entreprise comme acteur à part entière de la politique publique en matière d’identification, de développement et de reconnaissance des compétences. La crise sanitaire de 2020 et la crise économique d’ampleur qui lui est associée confèrent bien entendu un relief particulier à ce questionnement.

6C’est ainsi l’étendue des registres où se joue la compétence lorsque celle-ci engage l’entreprise à des niveaux multiples que donne à voir le présent ouvrage. Les champs d’action peuvent être internes à cette dernière : stratégie de recrutement, gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC), plan de développement des compétences, usage de l’entretien professionnel, abondement au CPF… Mais ils peuvent également être coconstruits au sein de partenariats externes : implication dans un campus des métiers, dans une action territoriale, dans un réseau d’employeurs… Selon l’angle d’analyse, l’entreprise est envisagée comme entité en tant que telle ou à travers ses représentants de branche ou ses représentants nationaux (organisations représentatives d’employeurs et de salariés) dans le champ de la formation initiale, continue ou de la certification. Sans prétendre couvrir l’exhaustivité de ces registres, chacun des chapitres de l’ouvrage en éclaire une partie.

L’entreprise acteur de la formation initiale : rôle stratégique des branches et des territoires

7Le système français de formation initiale, souligne Eric Verdier, oscille de longue date entre une double logique : celle du système allemand, d’une part, où les entreprises exercent un rôle clé dans la fabrique des compétences à travers le système dual et sa régulation par les acteurs de branche ; celle du Royaume-Uni, d’autre part, où les employeurs se bornent à définir des standards de compétences, tout en continuant de privilégier dans leur recrutement le niveau de formation initiale. Lorgnant depuis longtemps sur la logique allemande, le système français reste marqué par la prégnance du niveau diplôme comme signal fort sur le marché du travail. Pour autant, la pénétration du monde de l’entreprise dans la formation initiale, largement engagée par le développement de l’alternance depuis le début des années 1980, la poussée de l’apprentissage et des stages en cours d’études, à tous niveaux d’enseignement, bousculent cette représentation d’un clivage école/emploi et trouvent une nouvelle impulsion avec les lois récentes. L’une, la loi sur l’école de la confiance du 26 juillet 2019, redessine la voie professionnelle, et l’autre, la loi Avenir professionnel du 5 septembre 2018, confie le pilotage de l’apprentissage à la branche.

8Traditionnellement observé au Céreq sous l’angle des parcours des jeunes et de leur professionnalisation (Béduwé, Mora, 2016 ; Couppié, Gasquet, 2021), le rôle de l’entreprise s’est vu examiné, en premier lieu, à partir de la dynamique de l’apprentissage dans un secteur particulier y ayant massivement recours : le BTP. L’étude d’Antoine Bonleu, Olivier Joseph, Emmanuel Sulzer et Marie-Hélène Toutin souligne les difficultés du secteur à garder les jeunes qui y ont été formés, identifie les stratégies économiques à l’origine de ce manque d’attractivité, et montre en quoi les acteurs de la branche ont su réagir en s’appuyant sur la transformation des métiers et des formes d’organisation du travail. Performances énergétiques, mobilisation de l’intelligence artificielle, digitalisation des pratiques de travail dessinent la nouvelle donne des compétences et servent ainsi de point d’appui à une politique volontariste de sécurisation des formations. Fortement percuté par la crise sanitaire de 2020, le secteur risque bien de voir ses opportunités de formations se rétracter. Pour autant, celle-ci peut être l’occasion d’y accélérer la transition écologique/ énergétique, accentuant les effets de sélection du marché entre les entreprises qui auront pris le virage de ces transitions et les autres.

9En second lieu, la Biennale a permis de pointer les enjeux de la mise en réseau sur un territoire (région PACA), d’établissements de l’enseignement secondaire et supérieur avec une pluralité d’acteurs (entreprises, branches professionnelles, organismes de formation…), à partir de l’exemple de deux campus des métiers et des qualifications (CMQ)5^. Ce travail partenarial, empruntant à des cultures différentes, vise un meilleur ajustement de l’offre de formation initiale aux évolutions technologiques d’une filière et aux besoins territoriaux (Borras, Bosse, 2019 ; Kogut-Kubiak, 2020). De prochaines études du Céreq devraient permettre d’observer la façon dont évoluent ainsi les compétences et les diplômes professionnels en lien avec cette démarche et l’effet de ces évolutions sur l’insertion des jeunes.

L’identification des besoins en compétences et l’accompagnement des entreprises

10Certaines entreprises n’hésitent pas à s’engager dans la formation à travers leurs propres centres de formation, ouverts à des publics variés, mixant jeunes et adultes en formation alternée, en validation des acquis de l’expérience (VAE), chômeurs et depuis peu apprentis, la loi leur donnant désormais la possibilité de créer leur propre CFA. L’étude de Claudine Romani montre que contrairement aux idées reçues, la grande entreprise n’en a pas l’exclusivité, TPE ou PME pouvant aussi créer un centre à un moment donné de leur histoire, afin de répondre à des besoins divers. Les contenus formatifs peuvent s’articuler à une forme de gestion prévisionnelle des emplois, la renommée de l’entreprise, le cas échéant, fondant la garantie-qualité de ces formations et consolidant l’emploi de ses bénéficiaires.

11Toutefois, cette dynamique formatrice autonome est loin d’être l’apanage de toutes les entreprises. Defis permet de rappeler que seules 25 % d’entre elles, les plus grosses, mettent en place de la GPEC. La plupart du temps, pour réussir dans ses missions formatrices, l’entreprise doit jouer la carte des constructions partenariales et disposer d’éclaireurs. En premier lieu, ce rôle d’éclaireur est exercé par les 11 OPCO (opérateurs de compétences) institués par la loi Avenir professionnel, qui ont une mission de conseil et d’accompagnement des entreprises de moins de 50 salariés, pouvant aller jusqu’à l’appui en matière de certification. En lien avec France compétences, une enquête du Céreq auprès de ces entreprises permettra en 2021 d’évaluer ce rôle des OPCO.

12En matière d’anticipation des compétences, la loi de 2004 a permis aux branches d’instaurer des structures d’observation : les Observatoires prospectifs des métiers et des qualifications (OPMQ). Une étude du Céreq initiée à la demande de la DGEFP et étendue par France compétences, permettra de mieux connaître le fonctionnement et les outils de ces OPMQ et d’accroître ainsi leur visibilité afin que toutes les entreprises, notamment les plus petites, les mobilisent. C’est sur le dialogue de l’ensemble des acteurs de l’emploi et de la formation que mise également la démarche, expérimentée par le Céreq et France Stratégie, de Vision prospective partagée des emplois et des compétences (VPPEC), au cœur d’enjeux de professionnalisation des métiers dans des filières comme celle du numérique, du sport ou du traitement des déchets (Aboubadra-Pauly et alii, 2019).

L’entreprise face à sa responsabilité sociale en matière de compétence

13Comme le montre l’enquête européenne CVTS6, l’investissement des entreprises dans la formation, entre 2005 et 2015, semble se heurter en France à un plafond de verre, qu’il s’agisse de la proportion d’entreprises formatrices ou de la proportion de salariés suivant une formation chaque année (Checcaglini, Marion-Vernoux, 2020). Il est vrai dans la moyenne haute de l’Union européenne, ces dépenses sont restées stables depuis 2005. La loi du 5 septembre 2018 ne modifie pas le seuil plancher de financement de la formation professionnelle qui réside dans une contribution unique des entreprises7. Le plan de formation – rebaptisé plan de développement des compétences – qui n’est plus soumis depuis la loi de 2014 à obligation minimale de financement (hormis pour les TPE/PME) demeure l’apanage de la direction de l’entreprise. Certes, l’article L6321-1 du Code du travail continue de prévoir que « l’employeur assure l’adaptation des salariés à leur poste de travail » et veille « au maintien de leur capacité à occuper un emploi, au regard notamment de l’évolution des emplois, des technologies et des organisations ». L’employeur peut désormais être sanctionné s’il n’a mis en place aucune action de formation destinée à prévenir ce risque ou s’il n’a pas mené les entretiens professionnels, en principe obligatoires depuis 2014.

14Les travaux du Céreq avaient déjà montré que les entretiens professionnels, organisés tous les deux ans sur ces thématiques, ne concernaient qu’une faible majorité d’entreprises et de salariés. Si les ouvriers et les moins diplômés voient leur participation à ces entretiens augmenter depuis la loi de 2014, les cadres y ont deux fois plus accès (Guillemot, Sigot, 2018). L’étude de Christine Durieux et Laurence Baraldi conforte le diagnostic de déploiement sélectif du dispositif et souligne à quel point sa mise en place relève de pratiques de gestion des compétences centrées sur les besoins immédiats des entreprises, laissant bien peu de place à une démarche plus large de sécurisation des parcours, notamment pour les moins qualifiés. Les auteures en appellent à juste titre à un engagement plus fort des branches ou des réseaux d’entreprises permettant d’envisager le développement de compétences dans un espace de mobilité plus large que celui de la seule entreprise.

15Afin de garantir le caractère obligatoire de l’entretien professionnel, le législateur a prévu un abondement correctif au CPF pour les entreprises de 50 salariés et plus qui ne rempliraient pas cette obligation. Celui-ci est d’ailleurs loin d’être négligeable8. La place centrale conférée au CPF conforte un modèle où le salarié assure la responsabilité principale de son employabilité, modèle parfaitement congruent avec la lecture anthropologique du « tous capables » que propose le sociologue et philosophe Jean-Louis Génard, intervenant à la Biennale (Génard & Cantelli, 2008). L’entreprise, dont le plan de formation est libre de tout engagement minimal de sa part, est alors renvoyée à sa responsabilité sociale de formation. Cette dernière ne pourra s’exercer qu’à travers un dialogue social de qualité en matière de formation professionnelle. De ce point de vue, le registre des thèmes de négociation encouragés par la loi n’a jamais été aussi étendu : co-investissement dans le CPF, objectifs des entretiens professionnels, périmètre des formations obligatoires et non obligatoires, modalités des actions de formation en situation de travail… Ce dialogue social devrait permettre à l’entreprise de maîtriser le risque juridique que fait peser sur elle la double obligation d’adaptation de salariés à leur poste de travail et de maintien de leur employabilité. Elle permettrait surtout de prendre en compte et de chercher à corriger les inégalités d’accès à la formation. La question centrale est de savoir si la dynamique des accords en la matière, à laquelle le Céreq sera particulièrement attentif, sortira la négociation d’entreprise sur la formation de la léthargie qui la caractérise jusqu’à présent9.

Compétences et apprentissages informels : des pratiques à favoriser dans l’entreprise

16Au-delà des formations organisées, les compétences ne se construisent-elles pas dans l’exercice du travail lui-même ? C’est ce qu’affirment plus de la moitié des employeurs qu’interroge Defis. L’action de formation en situation de travail (AFEST), reconnue par la loi du 5 septembre 2018 et inscrite dans le Code du travail, ainsi que les apprentissages informels auprès des collègues, dont 60 % des salariés disent l’intérêt toujours selon Defis, participent du développement des compétences.

17Christine Fournier, Marion Lambert et Isabelle Marion-Vernoux analysent la dynamique de travail, c’est-à-dire l’activité de travail du salarié conjuguée au contexte managérial, comme vecteur essentiel de ce développement des compétences. Elles montrent que, de ce point de vue, l’exercice du travail est plus déterminant que la formation continue organisée, à niveau de diplôme, catégorie socioprofessionnelle, secteur, et taille de l’entreprise équivalents. Elles retiennent un ensemble de configurations favorables aux apprentissages informels : le décloisonnement du travail, le dialogue et le partage de l’information, l’engagement individuel favorisé par des pratiques de management valorisant le collectif, les perspectives d’évolution et de mobilité, la pratique de l’autonomie. D’après les données fournies par Defis, seuls 9 % des salariés bénéficient à la fois d’un contexte managérial et d’une activité de travail favorable aux apprentissages informels. Cependant, lorsque ces derniers sont non qualifiés, catégorie certes sous-représentée parmi ces 9 %, ils sont susceptibles de multiplier par huit leur taux d’accès à la formation organisée, comparés à leurs homologues relevant de la dynamique de travail la moins porteuse d’apprentissages informels (Fournier et alii, 2017). Un résultat qui souligne un des rôles-clés que l’entreprise peut jouer pour corriger les inégalités d’accès à la formation, à condition que les multiples formes de réorganisation du travail en cours depuis la dernière décennie (Bourdu et alii, 2019), que la crise vient brusquement accélérer ou entraver (restructurations, usage accru du télétravail, redéfinition des fonctions managériales…) tiennent compte de ces contextes de travail favorables aux apprentissages et les ouvrent aux moins-qualifiés.

18À cet égard, les travaux du Céreq permettent d’outiller l’analyse, traditionnelle en sociologie du travail, de la tension/réconciliation entre aspirations des travailleurs à l’autonomie et organisations favorisant plus ou moins cette autonomie. La notion d’« entreprise dé-libérée » définie par Yves Clot (2019) comme celle qui intègre dans son fonctionnement un espace pour la délibération sur le travail en perpétuel mouvement, indissociable d’une posture réflexive, apparaît importante pour mieux comprendre ces contextes favorables aux apprentissages informels. Sans doute conviendrait-il d’en décliner différents modèles (en fonction des segments productifs, des niveaux de qualifications, des métiers…) à partir de travaux qualitatifs. Le projet Squapin financé par l’ANR et porté par le Céreq (« Quelles perspectives sont ouvertes aux salariés en emploi peu qualifié face à l’injonction de devenir acteur de leur parcours professionnel ? ») fournira des données et des analyses dans ce sens.

De la certification des compétences à leur reconnaissance, du chemin reste à parcourir

19L’analyse juridique menée par Pascal Caillaud conduit à déplacer la focale de l’entreprise vers ses acteurs institués que sont les partenaires sociaux. La loi du 5 septembre 2018 a réorganisé le système de certifications (diplômes et titres) sujet à de nombreuses critiques (manque de visibilité, éloignement des besoins du monde économique…). Elle a introduit un nouveau cadre national de référence pour les certifications, qui définit huit niveaux de qualification et s’appuie explicitement pour la première fois sur des savoirs et des compétences acquis. Elle confère un rôle accru aux représentants des salariés et des employeurs dans la création, la suppression et la modification des certifications, à travers leur implication dans les 11 CPC créées10 où ils sont désormais majoritaires parmi les voix délibératives. Les ministères concernés sont, de leur côté, tenus d’obtenir un avis favorable des CPC pour créer ou rénover un diplôme ou une certification, sauf dans le cadre d’une profession réglementée.

20En revanche, beaucoup moins d’avancées sont constatées en matière de reconnaissance des compétences dans les conventions collectives. Seule la négociation triennale de branche en matière de formation professionnelle et d’apprentissage – soumise à obligation de moyen et non de résultats – est susceptible de porter cette reconnaissance suite à des actions de formation ou de VAE. La politique de réduction du nombre de branches oblige désormais les partenaires sociaux à négocier l’harmonisation des classifications professionnelles ; ce qui augure un agenda de négociations complexes au sein des branches auquel le Céreq devra être attentif afin de suivre la traduction de reconnaissance concrète que pourront ainsi trouver les certifications à travers ces accords.

Les inégalités d’accès à la compétence face aux transitions numériques et écologiques

21Face à la transition numérique et écologique, les besoins en compétences découlent d’une transformation des métiers existants davantage que de l’apparition de métiers nouveaux11. Le nécessaire renouvellement et l’hybridation des compétences accélèrent la remise en cause de la traditionnelle coupure entre formation initiale et formation continue. Portant sur le secteur du numérique, marqué par une forte compétitivité fondée sur des dynamiques d’innovations, l’étude de Jean-Marie Dubois, Laurence Lizé et Patrick Rousset pointe la combinaison de stratégies de captation de main-d’œuvre hautement qualifiée, d’implication de l’entreprise dans les cursus de formation et l’élaboration des diplômes, avec des pratiques de transmission/mutualisation des compétences internes à l’entreprise plus largement diversifiées que dans d’autres secteurs. La réarticulation entre formation initiale et formation continue des salariés est également sous-jacente dans l’étude de Nathalie Bosse sur les compétences liées aux réseaux électriques intelligents permettant d’intégrer les sources d’énergie renouvelable. L’adaptation des diplômes aux qualifications spécifiques de ce segment productif prenant du retard, les entreprises sont amenées à développer des formations en interne qui articulent compétences numériques et électrotechniques pour répondre aux nouvelles exigences du métier d’électrotechnicien.

22Bien qu’ouvrant la perspective d’un renouvellement et d’une montée en gamme des compétences, les transitions numérique et écologique ne conduisent pas sui generis à prédire la réduction des inégalités en matière d’accès à la formation ou aux contextes de travail favorables aux compétences. L’idée d’une inéluctable « communauté de destins » liés aux enjeux environnementaux est mise en question (Larrère, 2019). De même, derrière l’avènement de la société du numérique peuvent se cacher de nouvelles formes de subordination des travailleurs (Bernard, 2019). Dans le présent ouvrage, l’étude de Josiane Vero et Jean-Claude Sigot montre que la place des entreprises dans la chaîne de valeur exerce une influence sur les opportunités et les réalisations en matière de formation. Les salariés des entreprises en bout de chaîne de sous-traitance connaissent de ce point de vue des situations en moyenne moins favorables, à taille, secteur et structure de qualifications identiques. Ces inégalités peuvent être examinées au sein d’une même entreprise. Portant sur le secteur de la logistique, le travail de Mathieu Hocquelet souligne les effets du développement des outils numériques et du e.commerce au service d’une compétition qui se joue largement sur les coûts. Loin d’être absentes, les compétences des salariés des entrepôts en matière d’adaptabilité et de réactivité souffrent d’une non-reconnaissance, alors que la crise sanitaire a mis en lumière le travail de ces « invisibles » soudainement qualifié d’essentiel.

23La question posée est là encore celle de l’espace de mobilité et de transférabilité des compétences pour les salariés qui veulent quitter ces emplois ou qui sont confrontés à des restructurations qui s’annoncent nombreuses. Ici, les ressources du territoire et notamment le rôle du réseau des Carif-Oref peuvent se révéler plus efficaces que celles de la branche. On voit combien est centrale la construction d’un système d’information sur l’évolution professionnelle au-delà du seul cadre de l’entreprise, adossé à une offre d’orientation et d’accompagnement dont la mise en œuvre dépend en grande partie de la qualité des partenariats locaux (d’Agostino et alii, 2019).

Quelques enjeux soulevés par la crise sanitaire et économique

24Les effets de la crise dans le champ des compétences ont été abordés par l’ensemble des contributions sous l’angle prudent de scénarios possibles compte tenu des données encore peu nombreuses dont on dispose à la date de la Biennale. De ce point de vue, le Céreq a aménagé ses deux dispositifs d’enquêtes, Génération et Defis, afin de recueillir des données sur la formation, l’insertion et les trajectoires professionnelles dans le contexte de confinement et de crise. Sans souci d’exhaustivité, trois séries d’enjeux mériteront un suivi attentif et de nouveaux travaux prolongeant la réflexion ouverte par la Biennale.

25En premier lieu, la crise sanitaire a de toute évidence accéléré certains besoins en compétences, pointés par la seconde table ronde de la Biennale12. Elle a clairement changé le regard et les outils sur le télétravail, renforcé les besoins en autonomie des télétravailleurs, en même temps qu’elle accélère l’écart avec tous ceux dont les métiers ne sont pas « télétravaillables ». Elle pose de nouveaux défis en matière de compétences managériales, ce qui souligne l’actualité de l’Accord national interprofessionnel « Management » du 28 février 2020, signé par l’ensemble des partenaires sociaux. En deuxième lieu, face au risque de diminution des investissements dans la formation, les outils mis en place dans le cadre du plan de relance (FNE, formations à distance, incitations financières à l’apprentissage, formation aux métiers d’avenir…), adossé à un appui budgétaire substantiel de l’Union européenne exerceront-ils un rôle contracyclique ? Le Céreq suivra de près ces questions en lien avec la reconfiguration de la place et du rôle des organismes de formation, sous l’effet de la loi du 5 septembre 2018. Enfin, en troisième lieu, la crise offre une opportunité pour les perspectives mises en lumière par Defis sur les dynamiques de travail favorables au développement des compétences. Sur ce thème, le Céreq engage, dans le cadre du Plan d’investissement sur les compétences, des travaux qui nous permettront de mesurer les effets de ces dynamiques sur les parcours professionnels des salariés, ainsi qu’une comparaison internationale des configurations propices à ces dynamiques d’apprentissage.

26Si l’ensemble des travaux rassemblés dans l’ouvrage soulignent la multiplicité des champs d’action et des outils dont dispose l’entreprise pour rendre ses salariés compétents, ils conduisent également à pointer sa responsabilité sociale et sociétale de formation et plus largement de qualité du travail. Ni l’enjeu public central de sécurisation des parcours professionnels, ni celui des transitions écologique et numérique ne suffisent à déterminer de façon univoque les investissements dans la compétence des actifs pas plus qu’ils ne garantissent a priori d’y inclure les plus vulnérables d’entre eux pourtant au centre de financements publics conséquents. Des thèmes-clés en matière de formation professionnelle sont renvoyés à la négociation d’entreprise que l’on sait à la peine, de même que la reconnaissance des certifications à travers la négociation de branche sur les classifications reste incertaine. Le marché de la formation lui-même est en proie à de nombreuses reconfigurations en lien avec les évolutions issues de la loi du 5 septembre 2018. En renforçant l’ensemble de ces incertitudes, la crise sanitaire et économique accroît le besoin de disposer de nouvelles données et outils d’analyse que le Céreq, avec ses partenaires, s’emploie à forger.