1Les réseaux électriques intelligents (REI) ou smart grids illustrent l’interconnexion entre transitions énergétique et numérique. Ils visent en effet à gérer de façon optimale la consommation et la production électrique, à améliorer l’efficacité énergétique et à intégrer les sources d’énergies renouvelables dans les réseaux existants. Condition essentielle de la transition énergétique (cf. #1 - Les REI au coeur de la transition énergétique), leur développement fait partie des priorités fixées par la Commission européenne (Picard & Cabaret, 2015).

2Rendre les réseaux électriques intelligents consiste en grande partie à les instrumenter pour les rendre communicants. Pour cela, ils intègrent des fonctionnalités issues des technologies de l’information et de la communication (TIC). Cette évolution du système électrique conduit à s’interroger sur la manière dont les métiers vont être touchés. Quels sont les enjeux en termes de compétences et de formation ? Pour répondre à ces questions, les résultats issus d’une étude prospective réalisée auprès d’entreprises du transport et de la distribution d’électricité ont été mobilisés (Bosse, 2016) (cf. # 2 - Méthodologie). Ils montrent que l’intégration de ces technologies numériques a des conséquences variables sur les métiers du transport et de la distribution d’électricité. Ces évolutions induisent la maîtrise d’une double compétence électrotechnique/TIC, qui s’acquiert d’abord par la formation continue mais interroge aussi le contenu des formations initiales.

Une intelligence « numérique » : des métiers impactés par les TIC

Les gestionnaires de réseaux de distribution au coeur de la révolution numérique

3Les REI se traduisent par la mise en œuvre des technologies numériques sur toute la chaîne énergétique. La généralisation du compteur communicant Linky, considéré comme « la première brique » du déploiement des REI est planifiée pour 2021. Mais l’« intelligence » dans les réseaux n’est pas en soi une nouveauté, elle est concomitante à leur développement. L’Europe a ainsi progressivement développé des services intelligents sur ses réseaux de haute et moyenne tension au cours des années 1970 et 1980 (Kempf, 2014). Cette intelligence est en revanche plus élémentaire pour la basse tension. Le développement des REI ne va donc pas avoir les mêmes conséquences pour le gestionnaire du réseau du transport (GRT) et pour les gestionnaires des réseaux de distribution (GRD) d’électricité (cf. #3 - Les réseaux publics d’électricité en France) : « Actuellement, le réseau de transport est déjà instrumenté notamment pour des raisons de sécurité d’approvisionnement. En revanche, les réseaux de distribution sont faiblement dotés en technologies de la communication, en raison du nombre très important d’ouvrages (postes, lignes, etc.) et de consommateurs raccordés à ces réseaux ; l’enjeu des REI se situe donc principalement au niveau des réseaux de distribution.1 »

4Ainsi, pour le gestionnaire de transport, le développement des REI n’entraîne pas de bouleversements dans les activités et les métiers. En effet, un réseau de télécommunication permet de collecter l’ensemble des informations relatives aux flux d’électricité sur le réseau : « On a un des plus grands réseaux de fibre optique de France (…) On parle beaucoup de Linky, nous l’équivalent de Linky on l’a déjà. » (GRT) Les personnes interviewées expliquent ainsi comment « le numérique s’est intégré petit à petit » et comment il va encore gagner en importance. Le développement des énergies renouvelables (EnR) ou encore les stations courant continu vont aussi modifier à l’avenir les modes d’exploitation. Mais les changements technologiques ne sont pas perçus de manière brutale, les métiers évoluant avec les technologies, par paliers. « II n’y a pas de rupture dans l’évolution des réseaux, il n’y a pas non plus de rupture dans l’évolution des formations, qui suivent les évolutions technologiques et l’évolution de l’organisation. » (GRT)

5En revanche, pour les gestionnaires de réseaux de distribution, l’arrivée du numérique est évoquée comme un changement de « culture » : « on s’aperçoit que beaucoup des changements futurs passent par des technologies de l’information, et ça ce n’est pas notre culture, ce n’est pas notre métier. » (GRD) En effet, la transition énergétique est ici couplée à la transformation numérique des entreprises du secteur : « L’enjeu est de taille [pour le GRD], que ce soit dans la gestion de son réseau, qui va intégrer de plus en plus de fonctions intelligentes ou dans celle des données en masse, qui en revanche constitue un métier entièrement nouveau pour les GRD. » (Beecker, 2019)

Des évolutions induites par la multiplication des données

6Ainsi, pour les GRD, les évolutions des activités et des métiers sont principalement associées à la multiplication des données. En effet, la généralisation du compteur communicant, couplée à une production d’électricité raccordée au réseau de distribution, produit une augmentation du nombre de données à traiter et à stocker. La gestion des systèmes de big data (méga données) n’est pas dans le cœur des métiers des gestionnaires de réseaux de distribution et requiert un développement de compétences dans les systèmes d’information. On assiste à une « transformation des métiers un peu classiques où on traitait des données papier vers des données digitales type big data et data mining [exploration des données] » (GRD). Des compétences analytiques devront ainsi être développées en interne pour l’exploitation de l’ensemble de ces données, avec des objectifs prédictifs ou en temps réel. Les problématiques liées à la cybersécurité ou encore à la confidentialité des données sont également évoquées.

7L’utilisation de ces données va entraîner une évolution « des métiers de la maintenance, de l’exploitation et du développement du réseau ». Par exemple, elle permettra au distributeur de disposer d’une meilleure connaissance du patrimoine en exploitation, qui pourra alors mieux planifier les opérations de maintenance et diminuer l’occurrence des pannes en faisant de la « maintenance prédictive ». Les données vont également modifier la manière de planifier les réseaux grâce à des approches probabilistes.

8Les données permettront également aux gestionnaires de réseau de distribution de tenir un rôle plus important auprès des collectivités territoriales : « ça pousse aussi à transformer nos métiers qui sont en proximité avec nos élus, pour les accompagner vers de nouvelles offres de transition énergétique parce que la donnée rend possible des choix d’aménagement du territoire » (GRD). Les données permettront donc de fournir des recommandations aux divers acteurs dont l’action va passer par le réseau et de les accompagner dans des projets par exemple d’éco-quartier, d’implantation d’EnR, d’infrastructures de recharge pour véhicules électriques, etc. 

9Autre exemple évoqué, les données détaillées vont permettre aux fournisseurs ou à de nouveaux opérateurs de services de proposer de nouveaux tarifs ou des services « innovants » à leurs clients. Ceci implique, pour les gestionnaires du réseau de distribution, la mise en place de nouvelles interfaces avec les acteurs marchands et le développement de nouveaux systèmes d’information.

10Mais dans l’immédiat, ce sont les évolutions liées au déploiement du compteur communicant qui sont évoquées. La relève des compteurs ainsi que d’autres interventions vont se réaliser à distance. Le salarié devra donc être capable d’interpréter les signaux qui remontent de l’infrastructure de communication. La conduite de la relation clientèle va également s’en trouver modifiée. Si les agents de relève sont amenés à disparaître, de même que certains agents d’intervention, le métier de « technicien comptage » va en revanche se développer.

11Les professionnels rencontrés soulignent cependant les incertitudes qui demeurent et la difficulté à anticiper de manière précise les évolutions de métiers à venir. En effet, des obstacles et des inconnues subsistent : « Dans la première partie de la décennie 2010 ont été menées en France une série d’expérimentations via des démonstrateurs smart grids, à l’initiative de l’Ademe. Le retour d’expérience fin 2016 est positif sur le plan technique mais très mitigé sur le plan économique (…) C’est donc à moyen-long terme que le développement des technologies numériques ouvrira la voie à une multitude de nouvelles applications (…) mais dont la plupart restent à imaginer » (Beecker, op. cit.). Les changements dans le domaine de l’énergie sont en outre décrits comme « assez lents », dépendants des normes, des réglementations et des choix politiques, qui peuvent évoluer : « le modèle de réseaux intelligents, il n’est pas fixé » (syndicat d’énergie).

Un besoin de salariés « multi-compétents »

Une double compétence électrotechnique /TIC

12Pour les acteurs interviewés, les évolutions à l’œuvre induisent principalement la nécessité de maîtriser des compétences appartenant à deux champs disciplinaires différents, l’électrotechnique et les TIC : « La paire gagnante, c’est la connaissance de l’application électrotechnique et la connaissance des architectures IT » (équipementier).

13Les technologies des REI impliquent désormais pour les salariés « électrotechniciens » de formation l’acquisition d’un socle de compétences assez solides en TIC : « On ne va pas mettre au même niveau l’électricien en réseaux d’énergie par rapport aux réseaux télécoms mais c’est vrai qu’il doit avoir aussi des compétences en réseau informatique » (professeur d’université). Quant aux salariés venant des télécoms, ils doivent également avoir une connaissance des applications électrotechniques : « Alors il y a des gens qu’on recrute du domaine de l’IT (…) mais il y a quand même une connaissance applicative propre à l’énergie qui est particulière » (équipementier). Cela implique de penser des formations permettant l’acquisition de ces compétences « pluridisciplinaires » : « Comment proposer à des gens qui viennent aussi bien du monde du numérique que du monde de l’électrotechnique, un cursus qui vient rajouter la couche nécessaire pour maîtriser les concepts des REI ? » (GRT)

Des actions de formation à destination des salariés

14Pour les gestionnaires de réseaux, l’adaptation des compétences repose en premier lieu sur la formation continue, le plus souvent réalisée en interne. En effet, ces entreprises possèdent des centres de formation qui prennent en charge les salariés dès l’embauche et tout au long de leur carrière, ce qui permet de coller aux besoins de métiers qualifiés d’« assez spécifiques ». Pour les entreprises de taille plus modeste, comme les entreprises locales de distribution, la professionnalisation des salariés passe, notamment, par la pratique du compagnonnage : « C’est pratique, comme les agents tournent peu, c’est facile de transmettre la compétence comme ça (…) On passe par des formations externes, en complément ».

15Les entreprises doivent ainsi former des personnels parfois peu diplômés aux nouvelles technologies, notamment chez les gestionnaires de réseaux de distribution. En effet, dans ces entreprises, le turn-over est faible et de nombreux salariés y ont passé toute leur carrière. Or, si aujourd’hui le recrutement des agents se fait le plus souvent à un niveau bac minimum, ce n’était pas le cas auparavant. « Nous, en général, les agents intègrent [l’entreprise] et ils ne la quittent jamais. On a beaucoup de gens qui ont suivi un parcours assez long, et qui n’ont parfois en formation initiale pas grand-chose. » (GRD) Si certaines entreprises doivent envisager la formation de cette catégorie de salariés, pour d’autres les évolutions à venir convergent avec un renouvellement d’une partie du personnel, lié aux départs à la retraite : « C’est une période qui est relativement favorable pour nous, parce qu’on est dans un renouvellement relativement fort des compétences » (GRD).

Une adaptation des diplômes de formation initiale

16L’adaptation des compétences passe également par un ajustement des diplômes de formation initiale. Ces derniers ont été revus ces dix dernières années pour répondre aux enjeux posés par le développement des smart grids (CNFPTLV, 2015 ; Parisot, 2019). Plusieurs diplômes du CAP au BTS ont ainsi été rénovés, comme par exemple le bac pro Métiers de l’électricité et de ses environnement connectés (MELEC) et le bac pro Systèmes numériques (SN) en 2016.

17Au moment de l’enquête, les besoins des entreprises en jeunes diplômés concernent surtout le niveau ingénieurs : « il y a un fort appel sur des doctorants, des ingénieurs pour concevoir et inventer de nouvelles solutions technologiques » (équipementier). L’embauche de profils « smart grids » se focalise principalement sur les sortants de quelques grandes écoles spécialisées. L’offre de formation est le plus souvent considérée en adéquation avec les besoins : « Au niveau bac+5, les choses ont complètement changé, que ce soit autant dans les grandes écoles qu’à l’université, où il y a une vraie prise en compte, très nette, des besoins des industriels sur ces questions-là. Il y a même des diplômes aujourd’hui smart grids. » (GRD) En revanche, les acteurs interviewés considèrent que des insuffisances demeurent pour les diplômes du niveau CAP à bac+2, alors qu’ils constituent la part importante des salariés des gestionnaires de réseaux. Le besoin d’une spécialisation accrue sur les REI au niveau technicien (DUT/BTS ou licence professionnelle) est particulièrement mis en avant.

18Par ailleurs, si les REI sont de manière centrale associées à un besoin de compétences en TIC, la nécessité de maîtriser les compétences en électrotechnique de réseau est signalée comme un préalable. Or, ces dernières sont décrites comme « rares » et devant être renforcées, ce qui s’explique par l’importance de la formation interne. Aujourd’hui, les professionnels demandent à ce qu’une partie de la formation sur les réseaux électriques, jusqu’alors réalisée en interne, soit introduite dans les formations initiales, en intégrant les concepts liés aux REI. Ils évoquent des raisons économiques et le besoin de recruter des personnels possédant déjà ces compétences de base : » Ce qui est nouveau (…) pour plein de raisons, y compris économiques, ces gens-là souhaiteraient que nous, on prenne plus en charge ces formations-là, y compris avec les concepts nouveaux. » (Inspecteur général de l’Éducation nationale)

Conclusion

19Les REI révèlent des liens entre transition énergétique et transition numérique. Comme le souligne le rapport Parisot (op. cit.) : « la transition énergétique ne saurait être considérée comme une transformation isolée. Elle s’imbrique d’une manière déterminante et puissante avec la transition numérique. Leur montée en charge est concomitante ». Le développement des REI induit ainsi une évolution des métiers demandant la maîtrise d’une double compétence, électrotechnique et TIC, et l’enjeu se situe principalement sur les métiers de la distribution d’électricité.

20L’adaptation des compétences repose à la fois sur la formation continue, avec la mise en œuvre de plans de formation à destination des salariés, mais aussi sur la formation initiale. Les formations concernées doivent ainsi intégrer « les dimensions d’interdisciplinarité et de maitrise systémique indispensables à la conduite de la transition énergétique » (Parisot, op. cit.). Néanmoins, la complexité des concepts associés aux REI interroge certains acteurs sur la mise en œuvre effective de telles formations, le risque étant la difficulté pour les élèves ou les salariés de maîtriser l’ensemble des compétences. Les alternatives proposées sont donc d’apporter des compléments aux formations existantes, en maintenant les spécialités ou encore le recrutement de profils complémentaires et la mise en place d’équipes de travail pluridisciplinaires.

21Plus globalement, anticiper les besoins en compétences découlant de la transition énergétique demeure complexe pour les professionnels. Au-delà des innovations technologiques en cours et à venir, « la transition énergétique dépend [également] très largement du portage politique à tous les niveaux : européen, national, régional, local. Elle est faite d’incertitudes, d’aléas, d’accélérations et de freins » (Parisot, op.cit.). Ainsi, la crise actuelle liée à la pandémie de Covid-19 pourrait impacter les décisions prises en matière environnementale, même si, à ce jour, elle ne semble pas remettre en cause les politiques engagées vers la transition énergétique en France.