1Les entreprises du numérique évoluent sur un marché très concurrentiel et en pleine croissance, dans un environnement caractérisé par un turnover particulièrement important, proche des 20 %. L’acquisition et l’adaptation des compétences sont donc des enjeux majeurs pour ces entreprises, qui déploient des politiques de recrutement et de formation continue pour y faire face.

2Ce chapitre s’appuie principalement sur le volet « entreprises » du Dispositif d’enquêtes sur les formations et les itinéraires des salariés (Defis) conçu par le Céreq. Cette enquête fait ressortir plusieurs constats : les entreprises du numérique doivent sans cesse recruter de jeunes diplômés dotés de hautes qualifications dans un marché de l’emploi en tension et adopter des pratiques spécifiques d’intégration. Elles doivent également renouveler en permanence les compétences de leurs salariés pour répondre au rythme de l‘évolution technologique et ainsi rester compétitives. Elles sont donc amenées à institutionnaliser en interne le développement des compétences et la mise en commun des savoirs, en s’appuyant notamment sur la formation continue sous toutes ses formes .

Des politiques de recrutement et d’intégration très ciblées

3La branche du numérique est en pleine expansion et continue de participer à la création d’emplois (cf. #1 - Le champ de l’étude). Pour faire face aux besoins, les entreprises ont recours à des canaux de recrutement très diversifiés : réseaux professionnels, sites Internet, établissements d’enseignement, prestataires, etc. (Larquier & Rieucau, 2012).

4Pour autant, plus de trois quarts de ces entreprises « recruteuses » déclarent que les recrutements visaient le remplacement de salariés partis, confirmant l’importance du turnover dans ce secteur d’activité et les difficultés rencontrées pour y remédier. En effet, près de 80 % des entreprises du numérique déclarent rencontrer des difficultés à recruter sur des emplois qualifiés (contre 62 % en moyenne tous secteurs confondus).

5Dans un contexte de tension sur le marché du travail, ces entreprises se tournent de plus en plus vers de jeunes diplômés dépourvus d’expérience, donc moins coûteux, et aux profils bien caractéristiques : les recrutements dans les entreprises de la branche se font majoritairement auprès de diplômés de niveau bac+4 ou bac+5 (81 %), les diplômés d’écoles d’ingénieurs occupant une place de choix (65 %). Près de la moitié des entreprises ayant recruté au moins un salarié de 2012 à 2015 l’ont fait afin d’acquérir des qualifications ou compétences nouvelles (contre 34 % de l’ensemble des entreprises « recruteuses »).

6Certaines pratiques de recrutement s’apparentent à une stratégie de captation précoce des jeunes et d’intégration anticipée dans les collectifs (Béret, 2009). Ainsi, selon les résultats de l’enquête Defis, lorsqu’elles recrutent de nouveaux salariés, les entreprises du numérique sont deux fois plus nombreuses que les autres à s’adresser directement aux établissements d’enseignement. Pour obtenir des profils conformes à leurs attentes, elles cherchent également à orienter la formation initiale. Individuellement ou par l’intermédiaire de la branche, elles interviennent dans les formations sous forme de conférences ou séminaires, elles s’impliquent dans les conseils d’administration des établissements ou encore participent à l’élaboration des diplômes, via la construction des fiches du Répertoire national des certifications professionnelles (RNCP). L’objectif visé est certes d’améliorer le contenu des diplômes, mais surtout de les rendre plus adaptables à la demande. Le renouvellement des qualifications et des compétences par le recrutement dépend donc de la capacité des écoles et des universités à alimenter le marché du travail en qualité et en nombre, mais aussi de celle des entreprises à se faire connaître et à attirer de nouveaux salariés (Dubois & Rousset, 2017). Les échanges avec les écoles ou les universités aident aussi les entreprises à mieux définir leurs besoins en main d’œuvre.

7Dans le numérique, les trois quarts des entreprises déclarent être satisfaites des qualifications des jeunes recrues. Leur implication en amont du recrutement semble donc porter ses fruits et améliorer l’opérationnalité des salariés. Ces entreprises sont aussi proportionnellement plus nombreuses à déclarer que les compétences des salariés ont été principalement acquises dès l’embauche (31 % contre 24 % dans l’ensemble), ce qui vient confirmer ce constat (cf. Graphique 1).

Graphique 1. Principal mode d’acquisition des compétences (%)

8Cela conforte l’hypothèse selon laquelle l’intégration des jeunes recrues ne correspondrait pas à un rattrapage en niveau mais bien à un souci d’intégration dans les collectifs de travail (Dupray et al., 2017). Une fois cet objectif atteint, le jeune pourra profiter du savoir de l’entreprise, collaborer dans les processus d’innovation mais aussi apporter ses propres acquis au collectif.

Des pratiques de formation continue : entre dynamiques collectives et individuelles

9Les entreprises du numérique sont poussées à investir dans la formation continue afin de permettre aux salariés (anciens et nouveaux) de mettre à jour leurs compétences pour s’adapter aux changements technologiques et acquérir de nouvelles qualifications ou compétences nécessaires au maintien de leur compétitivité.

10Le niveau de diplôme ne garantit pas nécessairement une adaptation spontanée aux évolutions rapides du travail et aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) utilisées par les entreprises du numérique (Dubois et al., 2018). À l’enjeu de la mise en adéquation statique des savoirs au moment du recrutement s’ajoute celle dynamique de leur renouvellement. En effet, les compétences requises par les salariés pour exercer un métier dans le numérique ne cessent d’évoluer afin de s’adapter aux multiples conséquences du progrès technique, aux nouveaux besoins exprimés par les clients et, plus globalement au développement de l’activité. La formation continue apparaît ainsi comme centrale pour accompagner les salariés dans les changements rencontrés. Il n’est donc pas étonnant d’observer qu’il s’agit de l’objectif principal déclaré dans l’enquête Defis par 36 % des entreprises du numérique qui ont organisé la formation continue de leurs salariés en 2014, contre 24 % en moyenne (cf. Graphique 2).

Graphique 2. Objectifs des formations dans les entreprises du numérique (%)

11Si la recherche intensive de nouveaux savoirs se traduit par un recours massif à la formation continue, avec un taux d’accès supérieur à 90 % au sein des entreprises du numérique, c’est la diversité des types de formations qui les distingue de l’ensemble. Les cours et stages, comme les formations en situation de travail (FEST), restent, comme ailleurs, les types de formation les plus représentés. Cependant, le recours aux autres types de formations est davantage répandu dans les entreprises du numérique : 54 % d’entre elles ont au moins un de leurs salariés qui a suivi une conférence ou un séminaire (contre 34 % en moyenne), 38 % une autoformation (contre 25 %), 29 % une formation en e-learning (contre 22 %). Cette stratégie est justifiée par le profil des salariés, aux niveaux d’études élevés et maîtrisant l’outil informatique.

12De plus, près des deux tiers de ces entreprises ont recours à des formateurs internes (contre 41 % en moyenne) afin de faire bénéficier aux moins expérimentés des compétences de leurs collègues, et de les faire évoluer plus rapidement. Il ne s’agit pas ici de démarches, occasionnelles ou habituelles, à l’initiative des salariés, mais de pratiques organisées et formalisées par les directions. Le tutorat y est également largement développé, que ce soit de manière formelle (62 % contre 51 % en moyenne) comme informelle (80 % contre 76 %). Le tutorat est ici entendu au sens large, c’est-à-dire comme « une forme d’acquisition et de transfert des savoirs et savoir-faire utilisée en parallèle ou en complément d’autres dispositifs de formation professionnelle » (Delgoulet et al., 2013).

13Dans la branche du numérique, 36 % des formateurs ou tuteurs sont sélectionnés parmi les salariés les plus qualifiés (contre 31 % en moyenne). Les salariés les plus « chevronnés » se rendent donc disponibles pour ces tâches, conscients que le tutorat ne remplit pas seulement des objectifs de transmission, mais également d’échanges et donc de développement de leurs propres compétences. Les nouveaux salariés recrutés directement à l’issue de leur formation initiale trouvent ainsi des conditions d’intégration très favorables. En cela, les pratiques de tutorat renforcent les conclusions de la section précédente sur les pratiques d’intégration des jeunes recrutés.

14L’importance du recours aux formateurs internes ou au tutorat s’inscrit donc dans une politique de formation continue qui différencie la branche. Considérant le rôle central de la nouveauté et de l’innovation dans leurs productions, les entreprises du numérique apportent une attention particulière aux pratiques collectives de transmission et de mutualisation des compétences (Dubois & Rousset, 2017). Comme l’affirmait déjà Livian (2000), « il s’agit de réintégrer dans le fonctionnement normal de l’organisation les savoir-faire pratiques qu’ils déployaient auparavant clandestinement ». Ce mode de fonctionnement permet aux salariés de mieux connaitre leurs activités réciproques et de créer des liens entre les différents postes de travail. Cette culture « d’apprendre ensemble » renforce celle de « produire ensemble » et s’inscrit donc dans le mécanisme d’innovation par les échanges de savoir. Il n’en reste pas moins que ce mode de fonctionnement est imposé par l’entreprise, même si la contrainte emprunte d’autres voies que la hiérarchie traditionnelle. Le tutorat fait ainsi partie intégrante du poste de travail et contribue à « formater » les salariés tout en faisant circuler les valeurs de l’entreprise, souvent présentées comme une « culture d’entreprise ».

15Trois quarts des entreprises du numérique analysent les besoins de qualifications ou de compétences de leurs salariés (contre 61 % en moyenne), que ce soit lors des entretiens professionnels ou lors d’échanges plus informels. Elles attachent ainsi beaucoup d’importance à la prise en compte des compétences que les salariés acquièrent dans l’exercice de leur travail. De plus, comme le montre l’enquête Defis, ces derniers sont davantage impliqués dans les processus de décision ainsi que dans l’organisation et le contrôle de l’activité (Fournier et al., 2017), autant d’éléments qui favorisent leur montée en compétences. L’organisation du travail connaît par conséquent des transformations susceptibles de favoriser des opportunités d’apprendre (Sigot & Vero, 2017).

Conclusion

16Les entreprises du numérique bénéficient d’un marché en forte croissance, et développent en conséquence des politiques de ressources humaines davantage tournées vers le gain de valeur ajoutée que vers la gestion de contraintes financières et / ou réglementaires. La recherche de compétitivité et de différenciation sont des préoccupations permanentes qui ont des conséquences sur les modes de gestion de l’emploi, tant au niveau des pratiques de recrutement qu’à celui des politiques de formation, souvent informelles ou dépassant les frontières entre formation initiale et continue. Contrairement à d’autres secteurs, la politique de renouvellement des qualifications et des compétences des entreprises du numérique est marquée par un double décloisonnement mettant en lumière le caractère continu de la formation tout au long de la vie. Il s’agit, d’une part, d’un décloisonnement entre les deux moments de la vie que sont les études et le travail, facilitant ainsi l’intégration des jeunes recrues, et, d’autre part, d’un décloisonnement entre le travail et la formation continue, situations pendant lesquelles se développent de façon complémentaire les apprentissages et les compétences des salariés.

17Ces caractéristiques ont sans aucun doute permis à la branche du numérique de faire face à la crise de 2020 pendant laquelle les mesures de prévention sanitaires liées à la Covid-19 ont fragilisé une période de l’année souvent consacrée à la fin de la formation initiale, aux stages et aux premières embauches. Ainsi, compte tenu de leur implication en amont au sein des établissements d’enseignement, on peut s’attendre à un maintien du recrutement de jeunes diplômés, une hypothèse qui restera à confirmer. Enfin, la période de confinement a également permis de faire le point sur l’opérationnalité des techniques de travail et de formation à distance, déjà largement déployées au sein des entreprises du numérique pour assurer le maintien et le développement des compétences de ses salariés. Des enseignements à tirer pour les autres secteurs de l’économie afin de surmonter au mieux d’éventuelles nouvelles crises.