Introduction

1Depuis plusieurs décennies, l’entrepreneuriat est au cœur des débats politiques dans les pays développés comme dans les pays en développement. En effet, il apparaît pour une partie de la communauté académique et politique comme une réponse au problème de chômage du fait notamment des emplois qu’il génère (Thurik et al., 2002; Audretsch & Keilbach, 2004; Van Stel et al., 2005).

2Dans les faits, les gouvernements adoptent de plus en plus des mesures visant à promouvoir davantage l’initiative entrepreneuriale, notamment chez les jeunes, eux qui constituent souvent la frange de la population la plus touchée par le chômage. C’est le cas par exemple en France, où le dispositif PEPITE (Pôles Étudiants pour l’Innovation, le Transfert et l’Entrepreneuriat), pour ne citer que celui-là, a été initié en 2014 par le ministère de l’Enseignement Supérieur afin notamment de « renforcer la culture entrepreneuriale et l’innovation dans l’enseignement supérieur, en mettant en œuvre des actions de sensibilisation, de formation et d’accompagnement ». Ces dispositifs ou actions de formation permettraient aux étudiants d’accéder à plus de connaissances, d’acquérir des compétences, et de développer leurs aptitudes et leurs intentions entrepreneuriales. Une telle approche cadre véritablement avec la conception de Katz (1990) selon laquelle l’enseignement de l’entrepreneuriat est l’une des formes les plus abouties pour préparer les individus à la création d’entreprise. L’entrepreneuriat serait ainsi un processus où certaines aptitudes et attitudes peuvent s’acquérir durant la formation initiale à l’école (Tounés, 2003).

3Aussi, ces dispositifs, en renforçant les compétences entrepreneuriales développées par les jeunes durant la formation initiale, compenseraient le fait que les contenus des formations actuelles ne favorisent que très faiblement l’acquisition de compétences nécessaires à la stimulation de l’initiative entrepreneuriale des jeunes à la sortie du système éducatif. En effet, pendant longtemps, on a pensé que la propension à entreprendre s’accroissait avec le niveau d’éducation. Cependant, les recherches sur le rapport entre le niveau d’éducation et l’entrepreneuriat aboutissement généralement à des résultats mitigés. Alors que certaines études corroborent une relation positive entre l’éducation et l’entrée dans l’entrepreneuriat (Block et al., 2013; Evans & Leighton, 1989; Rees & Shah, 1986), d’autres études montrent en effet une relation inverse (Evans, 1989; De Wit & Van Winden, 1989).

4La théorie jacks-of-all-trades de Lazear (2002) indique que ce n’est pas tant le niveau d’études qui est déterminant dans le choix du statut d’entrepreneur, mais plutôt le portefeuille de compétences détenues. En effet, les personnes qui disposent d’une large gamme de compétences sont davantage susceptibles d’entreprendre du fait de l’avantage « pécuniaire » engrangé à travers ce choix. Plusieurs études ont démontré la validité empirique de cette théorie dans les pays développés (Wagner, 2003; Lazear, 2004) comme dans les pays en développement (Mahe, 2017; Sawadogo, 2020). Les compétences développées par l’individu dépendent principalement de son parcours scolaire et/ou d’emploi. En effet, les personnes ayant un parcours scolaire combinant des types d’éducation différents et/ou qui ont connu plusieurs expériences d’emploi sont plus susceptibles de développer un portefeuille large de compétences, et donc de choisir le statut d’entrepreneur pour leur carrière professionnelle. Backes-Gellner et al. (2010) montrent, dans le contexte de la Suisse, que les entrepreneurs et les employés se distinguent principalement par leur parcours scolaire, les premiers combinant à la fois parcours professionnel et parcours académique/général.

5Ce travail de recherche original propose ainsi d’examiner l’influence du parcours scolaire sur les aspirations professionnelles des jeunes, en particulier sur leur souhait d’entreprendre, en référence à la théorie de Lazear. Aucune étude en France n’a encore examiné la relation empirique entre le parcours scolaire et l’entrepreneuriat sous cet angle.

6Cet article s’articule de la façon suivante. La première section propose une revue de littérature dans laquelle nous décrivons la théorie de Lazear, les travaux empiriques se rapportant à cette théorie, ainsi que l’hypothèse de recherche. La seconde section décrit les données et les indicateurs mobilisés, ainsi que la méthode d’estimation utilisée pour examiner l’effet du parcours scolaire et d’autres facteurs sur l’intention entrepreneuriale des jeunes. La troisième section présente les résultats de cette étude, que nous discutons. Aussi, nous présentons les limites de cette recherche dans la conclusion.

1. Revue de littérature

1.1. Présentation de la théorie de Lazear

7Selon Lazear (2002, 2005), l’entrepreneuriat est une activité dont l’entrée et la réussite sont principalement dépendantes du degré de polyvalence de l’individu. Pour étayer ses propos, il prend l’exemple du fondateur d’un nouveau petit restaurant pour qui les compétences spécifiques détenues dans son domaine demeurent insuffisantes pour exercer et réussir son activité (Lazear, 2004, p. 208). En plus d’être un bon cuisinier, l’entrepreneur doit être capable d’identifier des opportunités d’affaires rentables sur le marché et de se constituer un capital financier nécessaire au démarrage ainsi qu’au fonctionnement de l’entreprise. Il doit également être en mesure de procéder par lui-même au recrutement de ses futurs employés, puis de les manager convenablement (coordonner les activités, motiver ses employés, etc.) s’il souhaite pérenniser son entreprise. En d’autres termes, l’(aspirant) entrepreneur doit être une sorte de « touche à tout » (jack of all trades) aux compétences plurielles (spécifiques et transversales au domaine d’activité). En revanche, un salarié n’a besoin que d’un nombre relativement restreint de compétences, celles particulièrement requises pour le poste.

8Lazear (2005) propose dans ce sens une formalisation mathématique de sa théorie à travers un modèle de choix occupationnel dans lequel il indique que l’engagement de l’individu dans l’entrepreneuriat est fondé sur ses espérances de gains qui, elles, dépendent principalement de son portefeuille de compétences. Ainsi, les individus disposant d’un ensemble varié de compétences seraient plus susceptibles de se lancer dans cette aventure parce qu’ils y trouveraient principalement un intérêt économique1. Les compétences détenues par les individus dépendent surtout de leurs stratégies d’investissement en capital humain (Lazear, 2005). Celles-ci peuvent être développées pendant la formation initiale, c’est à dire selon le parcours scolaire, et/ou durant la vie active à travers différentes expériences d’emplois.

9En transposant ainsi les fondements théoriques de ce modèle à la problématique du parcours scolaire, puis en considérant que les compétences acquises par l’individu dépendent de son parcours de formation, on pourrait considérer que les individus qui deviennent ou aspirent à devenir entrepreneur représenteraient pour la plupart ceux qui ont emprunté un parcours éducatif mixte, combinant à la fois parcours académique et professionnel. En effet, les personnes ayant un parcours scolaire combinant différents types d’éducation seraient plus susceptibles de développer un portefeuille large de compétences, et donc de choisir le statut d’entrepreneur. En revanche, les individus qui se spécialisent durant la formation initiale seraient moins disposés à opter pour une carrière entrepreneuriale. Si les formations dites académiques ou générales contribuent à l’acquisition de compétences transversales et mobilisables dans divers métiers, les formations professionnelles contribuent quant à elles principalement à l’acquisition de compétences professionnelles (mêlant savoir-être et surtout savoir-faire) et spécifiques à un corps de métiers.

1.2. Des travaux consacrés à cette théorie

10Depuis ses premiers développements, la théorie de l’entrepreneur touche à tout (Jack of all trades) de Lazear, ainsi que le concept de variété de compétences (balanced skills) associé à cette théorie, ont été mobilisés à de nombreuses reprises afin de mieux comprendre l’orientation des individus vers l’emploi indépendant.

11Lazear (2004) lui-même teste sa théorie à partir de données recueillies auprès des anciens diplômés de l’Université de Stanford. Sur la base d’informations détaillées sur les antécédents scolaires des individus, notamment sur les contenus de leurs programmes de formation, il observe que les diplômés qui ont bénéficié, durant leur parcours de formation, d’un programme scolaire comportant une variété de disciplines (spécifiques et transversales à la formation), ont opté plus souvent pour l’entrepreneuriat à l’issue de leurs études que ceux qui avaient un parcours spécialisé (Lazear, 2005, p. 676). Le parcours d’emploi est également déterminant dans le choix de ce statut d’emploi. Lazear (2005) montre en effet que les personnes qui ont connu des expériences d’emplois dans divers domaines ou secteurs d’activité devenaient plus souvent des entrepreneurs du fait de la diversité des compétences accumulées durant ces expériences.

12Les conclusions de Lazear sont également rapportées empiriquement par d’autres auteurs, utilisant des données différentes. Par exemple, Wagner (2003) montre, dans le cas de l’Allemagne, que les personnes qui ont connu plusieurs expériences professionnelles différentes ont davantage opté pour l’entrepreneuriat comme statut d’emploi. Des constats similaires sont faits par Davidsson & Honig (2003) en Suède, par Baumol (2005) aux Etats Unis, par Åstebro & Thompson (2011) au Canada. Backes-Gellner et al. (2010) proposent également d’examiner cette question dans le contexte suisse, en utilisant toutefois une méthodologie légèrement différente de celles mobilisées par les auteurs précédents. En effet, à partir de données de panels, ces auteures reconstituent en intégralité le parcours scolaire des jeunes, et montrent que ceux et celles qui ont connu un parcours mixte (à la fois professionnel et généraliste) s’engagent davantage dans l’entrepreneuriat à l’issue de leur formation initiale que les jeunes issus d’autres types de parcours. Elles expliquent que les parcours mixtes sont particulièrement propices à l’acquisition de compétences multiples, et donc au choix du statut d’entrepreneur.

13Si la plupart des travaux de recherche se rapportant à cette théorie se sont particulièrement intéressés au choix entrepreneurial des individus, d’autres travaux se sont intéressés aux individus qui n’avaient pas encore fait ce choix de carrière, mais qui l’envisagent dans les années à venir. Alors que certains d’entre eux portent sur des individus encore étudiants, d’autres portent sur des individus qui sont déjà sur le marché du travail et qui occupent un emploi salarié. Dans le premier cas, on peut citer l’étude pionnière de Backes-Gellner & Moog (2013) à partir de données allemandes. Elle montre que les étudiants disposant d’une large gamme de compétences avaient davantage tendance à affirmer leur intention entrepreneuriale. C’est le constat formulé également par Krieger (2017) en Finlande, et plus récemment par Sawadogo (2020) au Burkina Faso. Dans le second cas, on peut citer les travaux de Hyytinen & Ilmakunnas (2007a, 2007b), puis de Moog et al. (2014), qui manifestent tous également une pertinence de la diversité de compétences sur l’intention entrepreneuriale des salariés.

14Bien que la majorité des études défendent les fondements de la théorie de Lazear (Wagner, 2003 ; Davidsson & Honig, 2003 ; Baumol, 2005 ; Astebro & Thompson, 2011, Backes-Gellner et al., 2010 ; Backes-Gellner & Moog, 2013 ; Krieger, 2017), il convient cependant de noter des résultats différents pour certains. C’est le cas par exemple de Silva (2007) dans le contexte italien ou de Kucel & Vilalta-Bufí (2016) dans le contexte espagnol, qui dans leurs travaux respectifs n’ont observé aucun résultat significatif.

15Sur la base de l’ensemble de ces éléments, on se propose d’examiner dans cette recherche l’effet du parcours scolaire sur l’aspiration des jeunes à se lancer dans une carrière entrepreneuriale. En nous appuyant sur les fondements de la théorie de Lazear (2002, 2004, 2005), et les travaux de Backes Gelner et al. (2010), nous nous attendons à ce que les personnes qui sont issues d’un parcours éducatif mixte, combinant une formation professionnelle et généraliste, soient davantage susceptibles d’aspirer à une carrière d’entrepreneur, que ceux et celles qui proviennent d’un parcours spécialisé (généraliste ou professionnel), notamment d’un parcours généraliste. Nous considérons que le parcours éducatif mixte contribue davantage à l’acquisition de compétences variées (d’une part des compétences professionnelles et spécifiques à une famille de métiers, et d’autre part des compétences générales), nécessaires pour mener et réussir une activité entrepreneuriale. Disposer d’une large gamme de compétences contribuerait également à accroître l’auto-efficacité (entrepreneuriale) de l’individu, autrement dit son sentiment de capacité (Bandura, 1982), qui apparait pour Ajzen (1991), chercheur en psychologie sociale, comme un facteur essentiel de l’intention comportementale, en l’occurrence entrepreneuriale. Dans le cadre de la théorie de Lazear, opter pour l’entrepreneuriat apparaitrait comme un choix rationnel pour les individus disposant d’un tel profil. Cela leur permettrait de maximiser leur utilité pécuniaire, c’est-à-dire leurs revenus futurs. Ils gagneraient moins s’ils préféraient opter plutôt pour l’emploi salarié. Examiner l’intention entrepreneuriale à l’aune du parcours scolaire et du postulat développé dans cette théorie constitue une première dans la littérature, et donc une première dans le contexte français.

16Au-delà du rôle du parcours scolaire abordé dans cette présente recherche, d’autres facteurs comme l’origine sociale de l’individu sont susceptibles d’expliquer le désir entrepreneurial des jeunes. Ces éléments seront développés dans la suite de ce travail.

2. Données et méthodologie

17À cette fin, nous mobilisons les données de l’enquête génération 2013 du Céreq (Centre d’études et de recherches sur les qualifications) réalisée en 2016 auprès des jeunes qui ont terminé leur formation initiale en 2013.

18Cette enquête fournit des informations permettant de retracer le parcours scolaire des jeunes au regard notamment des diplômes obtenus durant leur cursus. La reconstruction a posteriori de ces trajectoires est loin d’être aisée, car elle suppose d’identifier quels sont les diplômes ayant une visée professionnelle et ceux ayant une visée généraliste. Cette distinction n’est pas toujours évidente en raison du flou entourant cette frontière (Gautier, 2016). Conformément aux travaux de Backes-Gellner et al. (2010), nous distinguons principalement trois types de parcours : les parcours généralistes (ou académiques, regroupant les diplômes à visée générale), les parcours professionnels (rassemblant les diplômes à visée professionnelle) et les parcours mixtes (combinant enseignement général et formation professionnelle). Toutefois, parmi les jeunes sortants d’un parcours mixte, nous distinguons ceux qui sont détenteurs d’un doctorat, des autres. Par ailleurs, au sein des sortants d’un parcours mixte non titulaires d’un doctorat nous répartissons nos individus en deux sous-groupes : d’une part ceux qui ont au plus un Bac + 3 (enseignement supérieur court), et d’autre part ceux qui sont détenteurs d’un diplôme de niveau Bac + 5 (enseignement supérieur long)2.

19Cette enquête dispose également d’un module sur les perspectives professionnelles permettant d’appréhender l’orientation des jeunes vers une carrière d’entrepreneur. En effet, il a été demandé aux jeunes de répondre par oui ou non à la question suivante : « au cours des trois prochaines années, songez-vous à vous mettre à votre compte ? ». Il est demandé également aux jeunes de décrire leur situation actuelle sur le plan professionnel, à savoir si celle-ci leur convenait ou pas, et dans quel sens ils projetaient leur avenir (s’ils étaient plutôt inquiets ou optimistes pour leur avenir professionnel). Ces renseignements permettraient de mieux comprendre le projet professionnel de ces jeunes.

20Nous disposons également des informations sur les caractéristiques sociodémographiques des jeunes (sexe, âge, origine sociale) de même que leur expérience d’emploi, c’est-à-dire le nombre de mois passé en emploi, depuis leur entrée dans la vie active (pour une description complète des variables, voir annexe 2).

21Pour ce travail de recherche, nous avons réduit notre champ aux seuls diplômés de l’enseignement supérieur, en emploi au moment de l’enquête, et pour lesquels nous disposons des informations détaillées sur le parcours scolaire. Par ailleurs, les non-salariés ont été exclus de notre corpus du fait qu’ils occupent déjà une activité indépendante. Ainsi, notre échantillon d’analyse comporte 8 511 individus, âgés en moyenne de 23 ans, et dont 57 % sont des femmes (annexe 2).

22Pour analyser empiriquement la probabilité d’aspirer à une carrière d’entrepreneur, en fonction des différents parcours éducatifs, nous utilisons une régression logit binaire car la variable dépendante « aspiration » est dichotomique. Elle prend la valeur 1 si la personne souhaite à l’avenir travailler à son propre compte, et 0 si ce n’est pas le cas. Le modèle d’estimation de la probabilité de vouloir entreprendre est le suivant :

aspiration = 𝛼 + 𝛽.typeparcours + 𝛾.X + 𝜀

23La variable typeparcours, désignant le type de trajectoire scolaire, constitue notre variable cible. X représente l’ensemble des variables de contrôle, susceptibles également d’expliquer la propension à l’entrepreneuriat. Nous faisons le choix d’exclure l’âge parmi nos variables explicatives car cette variable est fortement corrélée à l’expérience professionnelle.

3. Résultats et discussion

24Dans l’ensemble, près d’un jeune sur cinq interrogés au moment de l’enquête souhaite travailler à son propre compte dans les trois prochaines années (figure 1). Cette aspiration est variable selon le parcours scolaire de l’individu. En effet, elle est particulièrement forte chez les jeunes qui ont connu un parcours essentiellement professionnel (22 %), suivi des jeunes diplômés d’au moins un Bac + 5 et qui ont un parcours mixte (20 %), et des diplômés d’un Doctorat provenant d’un parcours mixte (18 %). Les jeunes sortants d’un parcours essentiellement généraliste sont ceux qui aspirent le moins à une telle carrière (16 %).

Figure 1 • Aspiration entrepreneuriale selon le parcours scolaire

25Le modèle logit montre, toutes choses égales par ailleurs, que les jeunes qui ont un parcours généraliste sont moins susceptibles de vouloir s’engager dans l’entrepreneuriat que ceux qui ont un parcours éducatif mixte et détenteurs au plus d’une licence (tableau 1). Autrement-dit, avoir un parcours mixte plutôt qu’un parcours généraliste accroit la probabilité de l’individu d’aspirer à une carrière d’entrepreneur.

26Ce résultat soutient la théorie de Lazear, cependant dans une certaine mesure. En effet, si, à l’aune de Backes-Gellner et al., (2010), nous observons que les individus sortant d’un parcours généraliste sont moins susceptibles de se lancer dans l’entrepreneuriat, ce n’est pas le cas pour autant des jeunes ayant quitté le système éducatif avec un parcours essentiellement professionnel. On observe en effet que ces jeunes sont plus susceptibles de songer au métier d’entrepreneur que ceux qui ont un parcours mixte. Cette probabilité est également plus importante chez les jeunes qui ont un parcours mixte, mais titulaires d’un diplôme de niveau BAC + 5. Ainsi, dans le contexte français, c’est la professionnalisation du parcours scolaire qui apparait comme le principal élément déterminant dans l’orientation entrepreneuriale de l’individu.

27Quant à la faible aspiration des docteurs (par rapport surtout aux autres sortants du second cycle de l’enseignement supérieur), observée en statistiques descriptives, elle semble a priori liée à la spécialisation du parcours, au fil de la scolarité, les amenant ainsi à songer davantage à des emplois salariés, notamment dans la fonction publique pour ceux et celles qui avaient au préalable envisagé l’enseignement et la recherche comme projet professionnel. Des nuances doivent toutefois être apportées selon les domaines et les spécialités de formations.

28D’autres facteurs expliquent l’intention entrepreneuriale des jeunes (tableau 1). Par exemple, l’insatisfaction dans l’emploi et l’inquiétude vis-à-vis de l’avenir (professionnel) font partie des facteurs expliquant le projet entrepreneurial des individus. L’entrepreneuriat semble être pour les jeunes un moyen de trouver satisfaction. Cela pourrait être le cas particulièrement des jeunes souhaitant davantage d’autonomie dans leur emploi, ou de ceux et celles dont l’emploi actuel n’est pas pérenne et/ou dont le parcours professionnel depuis leur entrée dans la vie active a été principalement marqué par du chômage et/ou de l’inactivité.

29Concernant les caractéristiques sociodémographiques de l’individu, on observe que les femmes sont moins sujettes que les hommes à vouloir travailler à leur compte. Ce résultat est plutôt conforme à ceux observés dans la littérature (voir par exemple, Blanchflower, 2000; Wang & Wong, 2004) et pourrait dans une certaine mesure s’expliquer par les différences en matière de prise de risque entre les femmes et les hommes : les femmes sont plus averses au risque que les hommes (Sexton & Bowman-Upton, 1990; Croson & Gneezy, 2009). L’entrepreneuriat étant une activité par nature risquée, la tolérance au risque constitue un facteur essentiel de l’entrée dans cette activité. L’(aspirant) entrepreneur devrait avoir le goût pour le risque et être par conséquent moins préoccupé par la sécurité de l’emploi.

30L’origine sociale de l’individu apparait également comme un élément décisif dans l’orientation entrepreneuriale de l’individu. On constate en effet que les jeunes dont les parents sont « cadres, ingénieurs, professions libérales ou professeurs » ou « agriculteurs, artisans, commerçants, chefs d’entreprise, professions Intermédiaires » sont davantage susceptibles de vouloir entreprendre que ceux et celles dont les parents sont « ouvriers, employés ou sans emploi ». Plusieurs éléments peuvent expliquer ce résultat. Premièrement, l’impact de l’origine sociale peut se manifester par le transfert de capital financier nécessaire dans le processus de création. L’entrepreneuriat étant décrit comme une activité nécessitant un apport financier (souvent non négligeable), les enfants issus de milieu social favorisé (par exemple, des parents de cadres, d’ingénieurs etc.) seraient ainsi en meilleure posture (que ceux de milieu social défavorisé) pour accéder aux ressources financières nécessaires au démarrage de l’activité (Hundley, 2006), ce qui leur permettrait par conséquent de lever les barrières d’entrée dans l’entrepreneuriat. Les parents peuvent non seulement contribuer au financement du projet de création, mais également apporter un soutien moral et psychologique à l’enfant dans cette aventure entrepreneuriale. Deuxièmement, l’impact de l’origine sociale sur le désir entrepreneurial de l’individu peut se traduire par le transfert de capital humain général et spécifique (connaissances, compétences, valeurs et attitudes) au métier d’entrepreneur (Barnir & McLaughlin, 2011; Hundley, 2006). Ce transfert de capital serait bien plus précieux lorsque les parents appartiennent au milieu entrepreneurial. En effet, l’exposition de l’enfant à ce milieu tend à accroître davantage les prédispositions de l’enfant au travail indépendant. Chlosta et al. (2012) soulignent d’ailleurs que le fait de grandir dans une famille d’entrepreneurs offre une opportunité d’apprendre du parent travailleur indépendant et de se faire ainsi une idée réaliste de la profession. L’impact de l’origine sociale manifeste ainsi que le goût de l’entrepreneuriat est une disposition qui n’est pas forcément acquise initialement chez tout le monde pendant les études ou le début de la carrière professionnelle, mais potentiellement bien plus tôt, durant l’enfance par la socialisation familiale. La famille constitue en effet le premier milieu dans lequel les valeurs entrepreneuriales peuvent être transmises (Boissin et al., 2008), ce qui expliquerait d’ailleurs ici l’influence positive et significative de la profession du père (agriculteur, artisan, commerçant, chef d’entreprise, profession intermédiaire etc.) sur l’appétence entrepreneuriale de l’individu. Cet effet se révèle d’ailleurs presque aussi puissant que celui du parcours scolaire.

31En revanche, l’expérience d’emploi depuis la sortie de formation n’apparait pas dans ce travail de recherche comme un facteur déterminant significativement le désir entrepreneurial des jeunes à se lancer. Ce résultat nous semble étonnant dans la mesure la longévité dans l’emploi permet bien souvent à l’individu d’accéder à un ensemble de capital financier et social (réseaux de relations) ainsi qu’à davantage de compétences qui pourraient toutes s’avérer déterminantes dans le processus entrepreneurial, notamment celui menant au démarrage de l’activité.

Conclusion

32Ce travail de recherche examine dans le contexte français les facteurs déterminant le projet entrepreneurial des jeunes sortants du système éducatif en 2013, et ce principalement à la lumière du parcours scolaire. On observe globalement que la professionnalisation du parcours scolaire apparait comme l’élément le plus déterminant dans l’orientation entrepreneuriale de l’individu. En effet, on note que ce sont les jeunes qui ont connu une trajectoire scolaire professionnelle ou mixte (combinant diplômes à visées générale et professionnelle) qui aspirent le plus à entreprendre. Le parcours généraliste n’aiguise pas assez l’intérêt des jeunes à se lancer dans l’entrepreneuriat. Nous observons également que d’autres facteurs, liés par exemple à l’originale sociale, jouent un rôle déterminant dans l’orientation entrepreneuriale des jeunes. En effet, les jeunes issus de milieux favorisés sont plus enclins à se lancer dans l’entrepreneuriat que ceux provenant de milieux défavorisés.

33Ces résultats ont des implications majeures. Premièrement, ils confirment l’intérêt de prendre en compte le parcours scolaire, et pas uniquement le niveau d’études (en tant que proxy du capital humain), pour examiner l’orientation entrepreneuriale des jeunes. Deuxièmement, ils appellent l’ensemble des acteurs politiques, en particulier de l’éducation, à professionnaliser davantage les formations, notamment celles dans l’enseignement supérieur. Les politiques de professionnalisation permettraient plus généralement d’augmenter « l’employabilité » des étudiants (Lemistre, 2015), et de contribuer particulièrement à la promotion de l’entrepreneuriat. Troisièmement, l’impact de l’origine sociale permet de nuancer le rôle du parcours scolaire dans le désir entrepreneurial des jeunes, dans la mesure où le goût de l’entrepreneuriat est une disposition qui n’est pas forcément acquise initialement chez tout le monde pendant les études ou le début de la carrière professionnelle, mais vraisemblablement bien plus tôt, durant l’enfance par le biais de la socialisation familiale. Les enfants d’entrepreneurs bénéficient en effet bien souvent d’un héritage entrepreneurial (des compétences, des valeurs et d’autres caractéristiques personnelles etc.) et économique (Hundley, 2006) susceptible de contribuer à leur désir d’opter pour l’emploi indépendant.

34Cette étude comporte toutefois des limites qu’il convient de souligner. D’abord, il apparait restrictif d’examiner l’orientation entrepreneuriale essentiellement sous le prisme du parcours scolaire. En effet, d’autres variables comme la trajectoire professionnelle pourraient tout aussi expliquer le choix ou le souhait d’entreprendre. Des expériences d’emplois variées permettraient à l’individu non seulement d’élargir le champ de ses compétences, mais aussi d’accéder à un ensemble de ressources financières et relationnelles (réseaux) qui s’avèrent toutes aussi importantes pour lever les barrières d’entrée dans l’entrepreneuriat. Ensuite, examiner la professionnalisation du parcours scolaire au regard des seules informations sur les diplômes obtenus peut apparaitre réducteur, dans la mesure où d’autres éléments (par exemple les jobs étudiants, l’immersion en milieu professionnel, les dispositifs d’accompagnement professionnel etc.) participent également à la construction de la « professionnalité » du parcours des jeunes (Béduwé & Mora, 2017). Ces expériences pourraient d’ailleurs contribuer à l’enrichissement des compétences des jeunes en dehors de celles qu’ils ont acquises dans la formation initiale.