Introduction

1Changer de métier, de secteur d’activité ou de statut est rarement anodin dans la biographie des individus. Une réorientation professionnelle s’accompagne souvent d’une certaine « conversion de soi » (Négroni, 2005). Dans ce mouvement engageant l’identité sociale des personnes, les images et les attentes développées envers le travail peuvent alors évoluer elles aussi. Ce sont précisément ces dynamiques des rapports à la vie professionnelle (Longo, 2011) que nous souhaitons éclairer ici et mettre en perspective avec le surgissement de la crise sanitaire. À partir de l’analyse de 30 parcours de personnes inscrites dans une démarche de réorientation professionnelle, nous présentons plusieurs types de changements dans les représentations du travail1. Nous exposons aussi les manières dont la pandémie de Covid-19 et ses conséquences ont pu affecter ces dynamiques (pour celles et ceux ayant amorcé le changement avant mars 2020) ou bien participer à les faire naitre (pour celles et ceux ayant engagé une réorientation après cette date).

1. Une analyse des dynamiques des rapports au travail des jeunes adultes qui tentent une réorientation professionnelle

2Notre corpus d’entretiens (cf. le tableau de présentation en annexe) est constitué de porteurs de projets de reconversion professionnelle, mais pas n’importe lesquels. À la faveur de leur mode de sélection, ces trentenaires ont pour point commun d’avoir chacun mis un terme à leur formation initiale il y a plus de dix ans. Plusieurs enquêtes concordent dans leurs résultats pour réfuter l’idée de fractures dans les rapports au travail selon les âges de la vie (Delay, 2008 ; Méda et Vendramin, 2010). La diversité des représentations entretenues tient davantage de l’origine sociale, du niveau de diplôme ou encore du genre. S’il faut distinguer des spécificités selon les générations, c’est plutôt en considérant les différents contextes socioéconomiques dans lesquels chaque classe d’âge est amenée à progresser, en fonction des époques.

3Nos enquêtés sont de ceux qui ont fait leur insertion sur le marché du travail en 2010, dans un contexte encore marqué par la crise économique de 2008 (Couppié et al., 2018). De manière plus générale, ils évoluent dans un monde professionnel caractérisé par une instabilité croissante dans les carrières, tandis que les inégalités se sont creusées entre les primo arrivants dans la vie active (Labadie, 2012). Aussi, ils font partie de cette génération qui semble avoir intégré l’instabilité dans les positions professionnelles comme norme sociale. À l’école d’abord, puis face aux recruteurs, et jusque dans les murs des politiques publiques qui leurs sont dédiés, ils ont entendu les appels à prendre en main leur parcours, à faire preuve de responsabilité et d’inventivité dans la conduite de leur carrière. Ils savent que l’on attend d’eux d’être à la fois diplômés, expérimentés et flexibles, dans l’occupation d’emplois davantage précaires (Paugam, 2007).

4Ce « nouvel esprit libéral » (Mercure et Vultur, 2010) est parfois accepté non sans équivoque, les jeunes travailleurs restant attachés à des considérations telles que le niveau de revenu et la sécurité de l’emploi pour faire face au chômage et à la précarité (Bene, 2019). Mais l’époque véhicule aussi son lot d’affects : l’invitation est faite à investir davantage l’activité professionnelle comme un lieu d’expression de soi (Méda et Vendramin, 2013). Prenant à cœur l’injonction à plus d’autonomie, les nouvelles générations attendent alors de leur emploi qu’il puisse leur fournir l’occasion d’affirmer leur identité, ou bien encore leurs valeurs.

5En considérant cette acceptation de la précarité comme celle de l’épanouissement dans le travail, les carrières apparaissent ponctuées par davantage d’épisodes de mobilité. Les reconversions professionnelles volontaires n’y sont plus si marginales (Négroni, 2007). Malgré ces difficultés communes et ces aspirations plus ou moins partagées, les parcours des uns et des autres restent marqués par de profondes inégalités sociales. La diversité des rapports au travail intragénérationnels demeure importante, tant les contextes de vie des uns et des autres diffèrent. Surtout, ces éléments contrastés se répercutent jusque dans les représentations de chacun, à l’intérieur de lui-même : les images que l’on se fait du travail sont souvent multiples et ambivalentes. C’est donc en considérant ces spécificités et ces nuances que nous avons cherché à cerner les dynamiques qui animent chaque porteur de projet de reconversion dans ses rapports au travail.

2. Trois catégories particulièrement convoquées et souvent entremêlées

6Les projets de réorientation professionnelle s’amorcent parfois sous l’effet d’éléments de contexte subis, comme un licenciement, des conditions de travail épuisantes, le constat d’un manque d’opportunités dans un secteur ou encore un imprévu dans d’autres sphères de la vie. Dès lors que les individus s’engagent dans un processus d’accès à un nouveau métier, il n’est pas rare que les attentes formulées envers le travail évoluent elles aussi. Bien souvent, les enquêtés évoquent plusieurs motifs, parfois bigarrés, dans les images qu’ils se font du travail en général et du métier qu’ils visent en particulier. Les dimensions du rapport à la vie professionnelle qui évoluent à cette occasion sont multiples, hétérogènes et enchevêtrées. Cependant, trois catégories s’avèrent particulièrement mobilisées pour rendre compte de l’orientation et du vécu des enquêtés. Elles ont trait au sens du travail (dans ses sous-dimensions productive, éthique et expressive), au rapport à l’activité (la place du travail dans l’existence et la conciliation avec la vie parentale) ou à la dimension instrumentale du travail (la nécessité de dégager un revenu ou le souhait d’améliorer les conditions d’emploi).

2.1. La quête d’un nouveau sens dans le travail dans un contexte de changement

7La recherche de davantage de sens constitue le motif le plus souvent évoqué par les enquêtés dans la conduite de leur projet. À première vue, on pourrait penser que la primauté de cette explication a des allures de justification consensuelle : les injonctions fusent de toute part pour responsabiliser les travailleurs dans la bonne marche de leur carrière professionnelle et chacun est invité à trouver une forme d’accomplissement de soi dans l’exécution de ses activités ainsi que la conduite de son parcours professionnel. Cependant, nos résultats nous laissent aussi penser que les individus s’investissent significativement dans cette quête.

8La très grande majorité des enquêtés tient des propos et engage des démarches assimilables à la recherche de plus de sens dans leur travail, qu’il s’agisse de mettre en avant l’intérêt pour l’utilité sociale d’une profession, sa correspondance avec des valeurs portées par ailleurs ou encore les possibilités d’expression de soi. Pour une majorité d’enquêtés, ces considérations sont certes secondaires et apparaissent dans les discours recueillis seulement après des soucis matériels plus prosaïques (revenus, carrière, temps disponible pour la vie familiale), mais les attentes développées autour de cette composante sont loin de faire figuration.

9Oscar travaillait comme ingénieur aéronautique, un emploi dans lequel il s’épanouissait tant pour les opportunités d’apprentissage constant qu’il y trouvait (sens expressif) que pour le plaisir de manipuler des technologies qui suscitent son enthousiasme (sens productif). Il effectuait néanmoins des missions pour l’industrie de la défense à travers le monde, une situation en contradiction avec ses valeurs. Une déception professionnelle a conduit à la rupture avec son employeur, venant ainsi mettre fin à cette dissonance. Il ambitionne aujourd’hui d’œuvrer dans le conseil aux ONG « au profit du développement humain ».

« Quand je fais la synthèse, un peu, de tout ce temps passé – passionnant par ailleurs – je me dis quand même qu’il y a petit souci pour moi... […] Il y avait des aspects éthiques forts, qui étaient quand même de grosses pilules à avaler. Je suis quelqu’un qui a quand même flirté avec la dissuasion nucléaire, et qui se pose des questions […] Tu ne peux pas faire semblant de pas voir à quoi ça sert » (Oscar, 36 ans).

10Notons que certains enquêtés choisissent de mettre le sens du travail au centre de leur projet de réorientation alors même qu’ils ne sont pas les initiateurs de ce changement dans la carrière. Oscar, Maëlys ou Stéphanie ont subi une interruption parfois brutale avec leur situation professionnelle d’origine, notamment en raison d’un conflit avec leur hiérarchie. En considérant leurs ressources, ils profitent de cet évènement comme une opportunité pour initier une nouvelle direction, renforçant ou explorant ainsi les dimensions de l’activité qui leur sont chères.

11De leur côté, d’autres enquêtés initient d’eux-mêmes un changement dans leur parcours, dans l’objectif précis d’accéder à un métier plus épanouissant, en rupture avec leurs considérations antérieures qui étaient orientées vers des catégories autres que le sens du travail. Sofia constate que son emploi de secrétaire médicale est devenu une impasse au regard de ses ambitions en termes de salaire et de perspectives de carrière, dans un contexte où l’utilité sociale qu’elle trouvait malgré tout dans cette position à l’hôpital n’est plus si évidente. Elle change dès lors de stratégie. Puisque ses attentes instrumentales, dont elle se contentait, ne trouvent plus satisfaction, et en l’absence de revenu satisfaisant, elle préfère se lancer dans une activité épanouissante pour elle : l’illustration. Elle cherche ainsi à étoffer son rapport au travail d’un sens expressif. L’ambition ne vient pas de nulle part : dès sa formation initiale Sofia avait souhaité s’orienter vers les arts plastiques. Tout comme Louise (une professeure des écoles qui perd la « vocation » et souhaite devenir céramiste) ou Joannie (une cheffe de projet en communication qui entame une reconversion comme gestionnaire de syndics pour mener des « missions qui ont du bon sens, des trucs profonds et proches des gens »), la quête de sens dans le projet de reconversion est essentielle.

12La différence entre les uns et les autres se situe alors davantage sur les possibilités concrètes de pouvoir accomplir ou non de tels objectifs. Si l’intégration dans le nouveau métier demeure incertaine pour tous au moment de l’enquête, les ressources et contraintes identifiées dans le cours du processus de chacun nous éclairent déjà : les personnes souffrent de supports inégaux pour répondre à leur souhait partagé d’aller vers plus de sens. Ceux qui en ont les moyens (diplômes, capitaux économiques ou culturels) entretiennent d’ailleurs déjà de tels rapports au sens du travail dans leur parcours antérieur, avant même la mise en œuvre du projet de reconversion qui cherche à les développer plus encore. Pour les autres, l’écart entre les rapports au travail idéal et les rapports au travail vécu demeure source de tensions.

13Nous retrouvons aussi parmi les enquêtés, des personnes pour lesquelles le sens du travail a eu de l’importance à un moment de la carrière, puis s’est retrouvé contrarié ces dernières années. Annabelle comme Charline décrivent ainsi des pleurs au moment de se rendre sur leur lieu de travail, tant les valeurs qui y règnent désormais sont éloignées de leurs considérations initiales (la première subit la « politique du chiffre » dans l’agence bancaire où elle officie comme conseillère, la seconde est écœurée par la pression à la publication dans l’école de commerce où elle enseigne). Mélanie a très péniblement vécu la crise sanitaire dans le foyer d’accueil médicalisé dans lequel elle était monitrice-éducatrice : à l’intensification du travail et ses conséquences (« j’étais à bout ») s’ajoute une perte de sens de son travail. Ayant jusqu’ici mené à bien un parcours professionnel avec une mobilité ascendante lui permettant de ne plus faire de soins dans sa pratique professionnelle, elle vit péniblement les actes infirmiers à effectuer pour compenser l’absence de ses collègues (« distribuer des médicaments », « faire des toilettes de personnes alitées », etc.). Ce déclassement de ses tâches est une épreuve difficile. Les projets de reconversion sont alors investis de la volonté de reconquérir du sens au travail : pour insuffler un nouveau sens au travail ou bien redonner un sens au parcours jusqu’ici accompli. Mélanie a souhaité ainsi opérer une rupture avec le monde professionnel du handicap : elle est alors devenue référente parcours dans la réussite éducative.

2.2. Le métier de parent qui invite à reconsidérer la place du travail

14Une deuxième dynamique récurrente dans les rapports au travail parmi les projets de réorientation a trait à la place de l’activité professionnelle dans la vie. Nos enquêtés accèdent pour certains à la parentalité pour la première fois. À cette occasion, la place qu’ils accordaient jusqu’ici au travail se trouve remise en question. Il s’agit principalement de réduire l’étendue du travail pour faire place au rôle de parent et s’accorder ainsi un temps en famille plus conséquent et/ou de meilleure qualité.

15Pour deux hommes, ce repositionnement biographique fait suite à une prise de conscience qui vient presque les surprendre, tant ils n’avaient pas eu à s’interroger consciemment sur une telle recherche de conciliation entre vie professionnelle et vie familiale avant leur expérience de la parentalité. Le travail était auparavant central dans leur vie. La compagne d’Antoine l’interpelle et lui conseille de prendre davantage de recul sur son métier : « Il fallait faire un choix » nous dit-il. À la naissance de sa fille, Baptiste engage quant à lui une réflexion et souhaite focaliser ses efforts en direction de sa famille plutôt que dans son travail.

« Moi, pendant 6 ans, je faisais entre 50 et 70 heures semaine. Par passion aussi, par... envie de travailler. C’était ma vie qui était comme ça, c’était "le travail, le travail, le travail", il n’y avait que ça qui comptait. […] Ma file naît, et du coup, pour moi, ça a été un changement complet en termes de philosophie de vie, des priorités des choses... il fallait que je fasse attention à tout. Et puis moi, ça me ramène à moi-même, et quel père je veux être pour ma fille. […] Donc mon perso va primer sur le pro aujourd’hui » (Baptiste, 35 ans).

16Licenciée économiquement de son poste de vendeuse dans un magasin, Morgane a été « écœurée » par cette situation. Elle projette de se former dans les ressources humaines dans les prochaines années. Elle signale une rupture forte quant à la place à accorder au travail et fait le lien avec sa nouvelle vie avec son compagnon et son enfant d’un an.

« J’ai ouvert grand les yeux quand on a été licenciées, et j’ai dit : mon dieu, on est qu’un pion parmi tout ça, donc c’est hors de question qu’aujourd’hui, je donne ma vie pour un travail. Je donnerai ma vie pour ma famille, mais pas pour mon travail » (Morgane, 30 ans).

17Justine sait que son activité d’event manager, qui la passionne, lui impose des horaires de travail en soirée et nocturnes. Après la naissance de son enfant, elle se réoriente en vue de trouver un métier davantage compatible selon elle avec sa vie de famille (présence en fin de journée à la maison, absence de déplacements professionnels, etc.). Si le travail semble parfois central dans la première partie du parcours professionnel, la disposition à faire plus de place à la vie familiale par la suite peut-être pressentie : Coralie quittera par exemple on emploi de réceptionniste lorsqu’elle tombera enceinte de son premier enfant.

18L’importance de cette dynamique dans les rapports à l’activité soulève un effet de génération, l’enquête étant menée auprès d’une classe d’âge accédant à la parentalité. Mais la forte présence de femmes dans cette situation nous rappelle aussi que c’est sur elles que reposent souvent la responsabilité de devoir adapter la suite de leur carrière professionnelle à cet évènement dans le cours de la biographie. Si la première dynamique (celle faisant écho à la quête de sens) nous laissait entrevoir des inégalités de capitaux, cette deuxième évolution révèle aussi des inégalités de genre.

2.3. Les nécessaires considérations matérielles et leur pluralité

19Nous constatons une troisième dynamique majeure qui réunit différentes attentes relatives à la dimension instrumentale de l’activité professionnelle qui prend explicitement de l’ampleur. L’appréciation des évolutions liées à cette composante est tout de même incertaine. D’un côté, l’obtention d’un salaire constitue une préoccupation communément et durablement attendue : il est alors délicat de véritablement évoquer une dynamique. D’un autre côté, il est possible que des enquêtés éludent ce motif jugé moins noble, ou bien ne l’évoquent qu’après plusieurs autres ambitions pourtant moins primordiales pour eux. Aussi l’intensification de ces considérations nécessite d’être appréciée dans ses interdépendances avec d’autres composantes.

20Plusieurs enquêtés sont pris dans des situations économiques telles que leurs priorités basculent vers une prise d’ampleur de la dimensions instrumentale, au détriment d’autres considérations qui se voient contrariées. Pour Romuald, cela fait longtemps maintenant que le travail est d’abord et surtout apprécié à l’aune de la rémunération perçue. Après l’impossibilité de s’orienter durant ses études vers un métier qui le passionnait (dans le jeu vidéo), il s’est positionné sur le marché du travail en considérant à la fois son manque de diplôme et son renoncement à la recherche d’un emploi épanouissant. Il a tenté d’investir d’autres dimensions du rapport au travail dans ses expériences (importance accordée aux bonnes relations avec les collègues, à la reconnaissance par sa hiérarchie, etc.) mais cela est resté finalement sans succès probant.

« Mon intérêt était d’être le mieux payé, point barre. En fait, dans tous les boulots que j’ai faits, je me suis toujours donné à fond. Peu importe le boulot, même s’il était sale, physique. En fait, réellement, ce que je voulais faire, je n’ai pas pu. Donc à ce moment-là... S’il faut mettre les mains dans la merde... Il n’y a pas grand-chose qui me rebute, tant que je suis bien payé. […] C’est vrai que c’est aussi plus simple de trouver des boulots que personne ne veut faire » (Romuald, 32 ans).

21Les enquêtés les plus exposés aux conséquences économiques de la crise sanitaire (baisse d’activité, plan de sauvegarde de l’emploi, non renouvellement d’un contrat de travail, etc.) témoignent de l’urgence à retrouver une situation professionnelle et des revenus. Elodie doit fermer sa boutique et commence une activité partielle d’animatrice, proposée par un ami, pour subvenir à ses besoins. Solenne voit son volume d’heures de conférences lourdement chuter et entreprend une « extension de compétences » en se formant en tant qu’ingénieure pédagogique.

22L’accroissement des considérations utilitaristes répond davantage, pour d’autres, à un souci de gagner en qualité de vie, en considérant certes la hauteur de la rémunération mais aussi d’autres aspects comme le cadre de travail, l’adaptabilité des horaires ou encore le temps de transports. Il s’agit de personnes qui cherchent à se défaire d’une activité jusque-là insatisfaisante au regard de ces considérations, ou bien qui arrivent à un moment de leur carrière où, en considérant leur expérience désormais acquise, ils revendiquent d’autres ambitions. Pour Lara, la situation de télétravail expérimentée pendant le confinement était idéale (travailler seule, s’organiser comme elle l’entend, etc.). Qui plus est, cette configuration lui semble adaptée à sa maladie, ses limitations de capacités et sa fatigabilité. Lara évoque ainsi plusieurs projets de réorientation, qui ont pour point commun la possibilité d’exercer entièrement son travail à domicile : elle refuse désormais les contraintes « des petits métiers de bureau » qu’elle ne « peut plus faire » : « horaires fixes », « bureau H24 », « quelqu’un sur le dos en permanence ».

23Audrey exerce quant à elle depuis dix ans comme assistante sociale au service de l’enfance de son département. Aujourd’hui elle souhaite monter en grade dans sa hiérarchie et devenir manager d’équipes. Au-delà de ses motivations renouvelées vis-à-vis du sens de son travail, elle met en avant les avantages financiers qui accompagneraient sa prise de poste, comme le temps dégagé ou les possibilités d’évolutions et de mutation offertes. À chaque fois, ces avantages sont considérés au regard des atouts qu’ils pourraient constituer pour réaliser divers projets d’installation qu’Audrey souhaite mener en famille, maintenant qu’elle est devenue mère.

« Le fait d’être cadre, de mieux gagner sa vie, de pouvoir postuler dans d’autres départements... voilà, pour moi c’est aussi un sésame. […] Mon objectif il est simple, c’est que je veux perdurer sur mon autonomie financière. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, la seule chose que je ne veux plus, c’est gagner moins. Plein de personnes vous diraient "oui, mais faut faire un métier qu’on aime". Moi, je fais déjà un métier que j’aime. Cette autonomie-là. Je ne la perdrai pas. C’est le sujet sur lequel je ne dérogerai pas » (Audrey, 39 ans).

24Ce dernier exemple recoupe, dans les considérations présentées, les trois principaux mouvements identifiés dans les rapports au travail des porteurs de projets de réorientation. En effet, Audrey évoque à la fois un métier qu’elle aime, les possibilités d’épanouissement dans la sphère familiale et, surtout, dans son cas, l’importance du salaire. Ce sont précisément les dynamiques identifiées au fil de cette communication.

Conclusion

25Les dynamiques exposées dans cette communication corroborent les résultats déjà mis en avant par une longue tradition d’analyse des rapports au travail et des reconversions professionnelles volontaires. Même en temps de crise sanitaire, les motifs de la mise au travail semblent s’orienter autour d’attentes précédemment identifiées, qu’il s’agisse ici de répondre à des nécessités matérielles, de chercher à mieux concilier vie professionnelle et vie familiale, ou encore de trouver une activité à laquelle on reconnaît du sens.

26À l’opposé d’un discours commun et médiatique, qui confère parfois à la crise sanitaire un caractère de rupture immédiate et inédite, nous constatons que les souhaits d’évolution qui animent les individus dans leur projet de réorientation puisent plutôt leurs racines dans des motifs antérieurs et extérieurs à cet événement. La « conversion de soi » implique un travail subjectif mobilisant nécessairement des dispositions plurielles héritées du passé. Même lorsque les conséquences de la pandémie constituent l’élément déclencheur du processus de reconversion, les représentations du travail et les espoirs portés vers la nouvelle activité demeurent profondément marqués par la situation de chacun dans l’espace social et dans le parcours de vie. Nos enquêtés, après dix ans d’expériences dans le monde du travail, portent un regard parfois désabusé sur l’activité professionnelle. Ils témoignent d’insatisfactions, voire de souffrances au travail, qui les engagent aujourd’hui à changer de voie.

27Si la survenue de la pandémie joue un rôle dans le déroulé de ces reconversions, il semble que ce soit plutôt en considérant les conditions de mise en œuvre et de réalisation des projets de chacun. Dans le contexte des confinements successifs comme au regard de leurs répercussions socioéconomiques, des contraintes supplémentaires apparaissent dans les parcours (mais aussi, parfois, des ressources nouvelles). La temporalité des processus de reconversion semble particulièrement affectée, dans un jeu ambigu en fonction des contextes de vie des individus. Pour certains, la crise sanitaire a participé à l’urgence de mettre en œuvre, dans un temps court, une reconversion. Pour d’autres, la période a au contraire constitué une parenthèse propice à la réflexion. Pour ceux qui ont amorcé le changement avant l’irruption de la pandémie, leur progression s’en retrouve souvent ralentie. Plus rarement, c’est l’issue même du processus qui est transformée (Dupray, 2022). La mise en lumière des dynamiques du rapport au travail nous invite plus largement à nous pencher sur les inégalités sociales que la crise sanitaire contribue à redoubler, et qui limitent les possibilités des individus de choisir effectivement leur avenir professionnel.