Introduction

1L’accent porté sur la reproduction sociale ou les grands déplacements dans l’espace social tels que ceux des transfuges de classe ou autres ascensions remarquables n’en doit pas moins masquer les nombreux « petits déplacements sociaux » (Lahire, 2004) des membres des classes populaires. Les études statistiques des mobilités en cours de carrière, comme les tables de mobilité sociale, mobilisent des « catégories larges qui conduisent à sous-estimer ces mobilités limitées dans l’espace social, alors que ce sont les plus fréquentes au sein des classes populaires » (Siblot et al., 2015, p. 66). En outre, rares sont les travaux statistiques sur la mobilité des travailleurs indépendants en raison de la construction de la nomenclature des Professions et Catégories Socioprofessionnelles (PCS) qui rend difficile la mesure des ascensions ou des déclassements. En effet, les études sur la stratification sociale font souvent l’impasse sur la catégorie des indépendants car il est bien difficile de les hiérarchiser dans l’ensemble de l’espace social (Bessière et al., 2012). Se placer à l’échelle individuelle en proposant une analyse qualitative des trajectoires permet de mettre en lumière ces mobilités en cours de carrière. A partir d’une sociologie de la socialisation (Darmon, 2006), nous proposons de rendre compte des parcours professionnels des personnes qui se lancent en cours de carrière dans le nettoyage et la désinfection des lieux après-décès le plus souvent en tant que gérant ou chef d’entreprise. Si l’entrée dans cette « spécialité de niche » en développement en France depuis une dizaine d’années environ est bel et bien une mobilité professionnelle tant objective que subjective, elle ne correspond pas toujours à une bifurcation professionnelle (Denave, 2015). Elle constitue pour beaucoup une trajectoire ascensionnelle qui n’est ni tributaire de la voie scolaire ni ne relève de l’entrée dans une carrière sportive ou artistique. Il s’agit d’explorer un secteur professionnel peu attractif et de s’intéresser à celles et ceux qui nettoient et désinfectent les appartements, maisons ou autres lieux après la levée des corps (suite à une mort naturelle, un suicide ou un homicide) qu’on nommera provisoirement les nettoyeurs de scènes traumatiques ou plus succinctement les nettoyeurs1. Montrer comment on devient artisan / chef d’entreprise en nettoyage post-mortem2 participe à l’étude des voies de promotion sociale qui ne sont pas associées à la réussite scolaire (Bernard, 2016 ; Bertrand, 2015) et complète les enquêtes sur les reconversions dans l’artisanat (Mazaud, 2013 ; Jourdain, 2014 ; Bajard, 2014) en explorant un corps de métier moins prestigieux et moins exploré que d’autres3.

2Pour saisir les réorientations dans cette activité, il s’agit de mettre en relation la faible structuration du secteur professionnel avec les caractéristiques sociales et les expériences professionnelles antérieures des acteurs. Nous montrons d’abord que l’origine sociale des nettoyeurs et les expériences professionnelles accumulées ont permis d’intérioriser des dispositions singulières et de développer des compétences facilitant l’entrée dans la nouvelle voie professionnelle. Nous comprenons ensuite le rapport enchanté au métier déclaré par les nettoyeurs en raison de la spécificité du nettoyage entrepris et du statut professionnel acquis.

3L’article mobilise une quinzaine d’entretiens (la quasi-totalité des TPE ou PME existantes ont été contactées) menés principalement avec des hommes, majoritaires dans la profession. Nous avons privilégié les personnes qui ont créé leur entreprise (à l’exception de deux chefs d’équipe) et qui prennent (ou ont pris) part aux interventions sur le terrain. D’une durée comprise entre deux et quatre heures, les entretiens biographiques conduits en face-à-face ou par téléphone entre 2017 et 2021 reconstruisent de façon approfondie les étapes successives des trajectoires scolaires et professionnelles. Ils sont complétés par les interviews donnés dans la presse et l’exploitation des outils de communication des entrepreneurs (sites professionnels, pages Facebook des entreprises, profils LinkedIn)

1. Des parcours de mobilités professionnelles

4L’analyse du matériau recueilli permet de décrire les trajectoires socioprofessionnelles des nettoyeurs et de caractériser les formes de mobilité professionnelle qu’ils connaissent en distinguant trois types de parcours menant à l’exercice de cette activité peu formalisée.

1.1. Trajectoires socioprofessionnelles des entrepreneurs de nettoyage après-décès

5En développement depuis plus de 15 ans, en raison notamment de l’externalisation de certains segments du marché, le nombre d’entreprises du nettoyage a augmenté de 20 % entre 2005 et 2013, et on compte désormais 38 000 entreprises individuelles ou sociétés qui emploient plus de 400 000 salariés en 2015 (Insee, 2018). Cela dit, ce secteur est fortement polarisé du point de vue de la répartition des entreprises, entre d’un côté de nombreuses PME (80 % des entreprises ont moins de 20 salariés) et de l’autre des grandes entreprises de plus de 250 salariés qui emploient 57 % des salariés du secteur4. Le nombre de micro-entreprises, en nette progression, ne représente qu’une très faible part du chiffre d’affaires (0.6 % en 2015) du secteur (Insee, 2018). Les entreprises proposent des prestations classiques appelées « nettoyage courant » (comme le nettoyage courant des bâtiments qui représente les trois quarts du chiffre d’affaires du secteur) et des prestations spécialisées dites « nettoyage spécialisé » (comme le nettoyage industriel ou le nettoyage 3D : « dératisation, désinsectisation, désinfection »). Il n’existe aujourd’hui ni code APE (ou NAF) ni convention propre au nettoyage après-décès, ce que réclament certains entrepreneurs comme Christian : « J’aimerais bien un jour qu’on puisse avoir un code APE légèrement différent […] Y’a rien qui existe dans ce métier-là […] Les métiers du post-mortem reposent sur le code APE du nettoyage finalement. En fait ça repose nulle part. Mais qui le fait ? Les entreprises de nettoyage et de dératisation ». En effet, la plupart des entreprises qui proposent des services de désinfection après décès sont répertoriées dans les services de nettoyage (groupe 81.2 de la NAF5) à l’exception de quelques-unes6 qui sont incluses dans les activités funéraires (groupe 9603Z)7.

6Si nous avons des données détaillées sur les salariés du nettoyage (Insee, 2018), il est plus difficile de connaître les caractéristiques sociales et les trajectoires professionnelles des entrepreneurs ou cadres de ce secteur. À partir des entretiens et de l’étude des profils mis en ligne sur le site LinkedIn, nous pouvons déjà distinguer des traits récurrents dans les parcours des nettoyeurs. Une partie des enquêtés est d’origine populaire avec des parents sans diplôme ou titulaires d’un CAP quand l’autre partie est plutôt issue des petites classes moyennes avec des parents de niveau bac. Du côté des pères, on a par exemple un plâtrier, un agent hospitalier, un câbleur, un électrotechnicien et plusieurs gendarmes. Parmi les mères on retrouve une commerçante, une secrétaire, une coiffeuse, une monitrice d’auto-école et plusieurs femmes au foyer. Âgés de 26 à 44 ans au moment de la création d’entreprise, les entrepreneurs appartiennent aux générations bénéficiaires de la massification scolaire et sont tous diplômés, à l’exception d’un seul qui a arrêté ses études en seconde professionnelle. Un grand nombre, issus des classes populaires, sont titulaires d’un CAP, BEP ou baccalauréat professionnel. Les autres ont poursuivi leurs études en BTS, IUT ou licence professionnelle après l’obtention d’un bac technologique. Sans accéder aux formations les plus prestigieuses de l’institution scolaire, ils ont privilégié les formations techniques ou professionnelles de courte durée. Aucun n’a préparé ou obtenu en formation initiale un diplôme dans la propreté8. Ils sont principalement titulaires de diplômes dans l’électro-technique, la comptabilité ou la vente. Et ils ont commencé leur carrière professionnelle par des emplois dans des secteurs tels que la grande distribution, l’automobile ou l’informatique. Beaucoup ont cumulé plusieurs emplois avant de se diriger dans le secteur du nettoyage. Jean qui a fondé son entreprise en 2017 a été chargé de logistique dans l’alimentaire, fondateur d’une entreprise de nettoyage automobile, chauffeur livreur puis assistant médical. Après avoir arrêté l’école en classe de seconde, Sylvain a été brancardier pendant trois ans puis agent de service hospitalier en hémodialyse pendant sept ans. Après un BEP de construction et topographie, Bastien a été plâtrier peintre pendant près de trois ans, sapeur-pompier pendant onze ans et criminalisticien dans la police technique et scientifique pendant trois ans. Militaire dans l’armée de l’air pendant presque deux ans, Jérôme, détenteur d’un BEP électro-technique, a enchaîné les missions comme intérimaire (docker, ouvrier du bâtiment, ouvrier en usine, etc.) pendant plusieurs années avant de travailler dans les pompes funèbres pendant plus d’un an. L’entrée dans le métier ne correspond pas à une prime insertion sur le marché du travail et n’est pas non plus l’aboutissement d’un rêve de jeunesse.

1.2. Trois types de parcours

7L’analyse plus fine des trajectoires professionnelles permet de distinguer trois types de parcours qui correspondent à trois formes de mobilité professionnelle. Une partie des enquêtés est issue du secteur de la propreté, une autre provient du domaine funéraire et quelques-uns ont exercé des métiers dans des domaines professionnels distincts. Autrement dit, ceux qui continuent d’exercer un métier dans le secteur du nettoyage connaissent une mobilité interne tandis que les autres sont en reconversion ou bifurcation professionnelle puisqu’ils associent au changement de métier un changement de domaine professionnel.

8Le premier type de parcours regroupe les personnes qui travaillent plusieurs années en tant que technico-commercial ou chef d’équipe dans le nettoyage courant, la dératisation ou l’après-sinistre avant d’intégrer la désinfection après-décès. C’est par glissements successifs entre des sous-domaines du secteur de la propreté qu’ils deviennent nettoyeurs de scènes traumatiques. Après cinq ans comme responsable qualité (supervision de chantiers), Antoine enchaîne plusieurs postes de technico-commercial dans le nettoyage tertiaire, les produits chimiques, le traitement des déchets et des hydrocarbures puis dans une société d’intervention après sinistre (suite à des incendies ou des dégâts des eaux). Il cumule ainsi des activités administratives (faire les plannings, les devis, etc.) et des activités d’intervention directe sur les chantiers qui le familiarisent avec plusieurs types de nettoyages avant de créer sa propre entreprise : « Ça m’a permis de travailler sur les inondations de Paris, sur les inondations de Cannes, où j’intervenais autant dans des centres commerciaux pour décontaminer, désinsectiser, désinfecter, assécher chez le particulier, dans le centre commercial, évacuation de déchets ». Après quelques mois comme assistant dans un cabinet dentaire, Jean est recruté comme agent de nettoyage de bloc opératoire et se charge des opérations de stérilisation, nettoyage, désinfection et mise en place. Ces deux postes lui permettent de développer des connaissances « au niveau microbiologique » comme il le formule lui-même en ajoutant : « J’ai appris énormément de choses, dans tout ce qui est désinfection, nettoyage, bio nettoyage hospitalier ».

9Détenteurs de diplômes et d’expériences professionnelles hors du champ de la propreté, les enquêtés du second groupe connaissent une forme de reconversion professionnelle. Mais la prise en considération des expériences professionnelles immédiatement antérieures en limitent la radicalité. Ils proviennent d’un domaine limitrophe qui permet le transfert d’une partie de savoirs, savoir-faire ou savoir-être. Ce sont d’anciens salariés ou chefs d’entreprise du funéraire qui travaillaient comme porteur, fossoyeur, thanatopracteur ou agent de services mortuaires et de désinfection. C’est d’ailleurs à l’aune de ces expériences que naissent les projets de création d’entreprise. Arthur est thanatopracteur depuis une dizaine d’années lorsqu’il décide de créer une deuxième société spécialisée en désinfection des lieux après-décès. C’est à l’occasion de soins pratiqués sur des personnes suicidées qu’il s’interroge : « Par exemple une arme à feu dans le visage ou dans le thorax, quand je procédais aux soins, je demandais toujours à des clients qui c’est qui intervient derrière, il doit y avoir quelque chose à faire dans les maisons, c’est pas possible ». Face à l’absence de services, il achète un fourgon et commence à développer cette activité avec une collègue. Travaillant dans le funéraire, la proximité de la mort ne l’indispose pas et il a quelques connaissances comme la gestion des déchets : « Je connais bien parce que ça fait 10 ans que j’utilise des futs DASRI pour mes liquides biologiques donc pour moi c’était facile ».

10Le troisième type de parcours s’apparente davantage à un processus de bifurcation professionnelle. Les entrepreneurs ont en effet exercé des emplois éloignés de la désinfection et dans des domaines professionnels autres que la propreté ou le funéraire. L’engagement dans le nouveau métier fait suite à de fortes insatisfactions professionnelles et à la saisie d’opportunités. Suite au rachat de l’entreprise d’informatique pour laquelle il travaillait, Patrick entre en conflit avec le nouveau patron, et ne parvient pas à accéder aux postes qu’il brigue dans les ressources humaines. C’est au cours d’un bilan de compétences qu’il discute avec une ancienne directrice des pompes funèbres qui lui fait part d’une expérience atypique : « ben moi ce WE j’ai filé un coup de main à mon compagnon qui a une boîte de nettoyage, la mairie l’a appelé parce que quelqu’un de décédé depuis trois mois, du sang de partout... que lui il savait pas comment s’y prendre et... ça le choquait alors que moi les odeurs, c’était bon ». C’est cette rencontre qui conduit Patrick à envisager de démarrer cette activité.

11Les expériences professionnelles antérieures, qui ont souvent permis de connaître ce nouveau métier et donner l’envie de s’y lancer, ont également doté les enquêtés de compétences transférables pour l’exercer. Ceux qui proviennent du secteur du nettoyage ont déjà une connaissance des machines, des produits et des équipements de protection individuelle. Le passage par le funéraire ou le médical donne aussi des connaissances pouvant faciliter la mise en œuvre de l’activité. La proximité avec les déchets organiques est par exemple déjà expérimentée. En outre, les activités professionnelles précédentes concourent à l’organisation de la nouvelle activité car les nettoyeurs associent le plus souvent la désinfection après-décès avec d’autres services qu’ils connaissent déjà (après-sinistre, désinfection 3D, insalubrité, nettoyage de tombes, etc.). Ceux qui sont en bifurcation professionnelle n’ont pas ce capital de connaissances et de compétences mais ils ont, au même titre que les autres, constitué des dispositions facilitant l’entrée et le maintien dans le métier, ainsi que nous le verrons dans la partie suivante.

2. Une petite ascension sociale objective et subjective

12L’engagement dans la désinfection post-mortem est facilité par la faible réglementation de l’activité qui tient sans doute en partie à son apparition (ou réapparition) récente. Métier difficile qui confronte les nettoyeurs à des déchets et des odeurs pestilentielles limitant les vocations, il peut néanmoins faire l’objet d’une forte valorisation.

2.1. Un secteur professionnel facile d’accès

13En l’absence de barrières à l’entrée, ce secteur est relativement facile d’accès comparativement à d’autres domaines professionnels. En effet, les faibles capitaux scolaires et économiques exigés rendent possible l’accès de personnes peu dotées de ces formes de ressources. N’étant pas réglementé, le secteur du nettoyage n’exige pas de diplôme. L’absence d’appellation officielle comme de réglementation spécifique s’appliquant aux services de désinfection après-décès renforce encore son accessibilité. La seule certification exigée est le certibiocide9 pour éviter les risques sanitaires conformément à l’application de l’arrêté du 9 octobre 2013. Selon Patrick, elle permet « juste de savoir comment on utilise les produits et dans quelles conditions (…) parce que tous les produits qu’on utilise sont mutagènes, cancérigènes donc extrêmement violents ». Cette certification s’obtient après une formation de trois jours auprès d’un organisme habilité et est délivré par le Ministère en charge de l’environnement. Devenir chef d’entreprise nécessite aussi de suivre une formation pour les aspects gestionnaires de l’activité. Des formations de trois à sept jours environ sont proposées par la chambre des métiers, la BGE (réseau d’accompagnement à la création d’entreprise) ou d’autres organismes et sont inégalement appropriées par les enquêtés. Le capital économique exigé pour démarrer l’entreprise n’est pas très important relativement à d’autres secteurs. Organisée sous diverses formes juridiques (entrepreneur individuel, SARL, SASU), cette activité n’exige aucun capital social minimum et une mise de fond peu importante au regard d’autres indépendants (Estrade et Missègue, 2000). L’achat d’un fonds de commerce ou d’une clientèle qui concerne de nombreux indépendants n’est pas nécessaire. S’ils localisent fréquemment le siège de leur entreprise chez eux, ils doivent concéder à certaines dépenses. S’équiper d’un utilitaire est le poste le plus élevé. Il faut ensuite se munir d’un matériel « de base » comprenant des outils (monobrosse, pulvérisateur, sceau, éponge, grattoir….), des produits (détergents, solvants…) et des équipements de protection individuelle. Des enquêtés racontent qu’ils ont démarré avec des sommes comprises entre 10 000 et 30 000 euros. Certains ont emprunté aux banques ou ont bénéficié de soutiens financiers (aides étatiques ou associatives) quand d’autres ont limité au maximum l’investissement initial comme Sylvain : « J’ai pas voulu me mettre des crédits sur le dos ni quoi que ce soit... avec mes dernière paies de l’hôpital, j’ai tout simplement investi dans un matériel basique, un véhicule, et j’ai vraiment démarré tout seul, avec... juste mon courage, mon stylo, mon bloc note et mon téléphone ».

14Les faibles capitaux économiques et scolaires nécessaires à l’installation rendent possible l’accès des enfants de classes populaires et de petites classes moyennes peu diplômées. Ce sont donc des métiers artisanaux plus ouverts que d’autres, mais aussi, comme les métiers du bâtiment, « des métiers astreignants vers lesquels préfèrent ne pas s’orienter les fils de la petite bourgeoisie qui disposent d’autres possibilités d’insertion dans la production » (Zarca, 1977, p. 66). Les enquêtés ne subissent donc pas la concurrence des membres des classes moyennes diplômées en quête de reconversion comme dans d’autres secteurs de l’artisanat (Mazaud, 2013). Ils sont détenteurs de dispositions propres à une masculinité populaire qui les ajustent davantage aux exigences du métier : une forte propension à l’effort et au dépassement de soi, une endurance physique et une faible écoute des sensations corporelles (Boltanski, 1971). Autrement dit, ils font preuve de courage et de résistance. Cette morale de l’effort ou « cet ethos de dévouement à l’effort » (Schwartz, 2012, p. 291) est repérable dans les expériences professionnelles successives des enquêtés. Etienne a commencé à exercer des « petits boulots » dès le lycée, et a travaillé de nuit pendant sa première année d’études supérieures : « Je remplissais des camions. Voilà. De nuit c’était 8h du soir jusqu’à 2h du matin. Et j’avais la fac la journée. » Dès l’entrée sur le marché du travail, les enquêtés ne comptent pas leurs heures de travail et cumulent parfois plusieurs activités professionnelles. Dans la vente de chaussures, Simon s’engage complètement dans le travail : « Quand je fais quelque chose je m’investis dedans, je fais pas les choses à moitié, je les fais à 100 % ou pas du tout ». Nathan, second du chef de rayon à plein temps dans la grande distribution, démarre très tôt le matin ce qui lui permet de terminer de bonne heure l’après-midi. Il en profite pour travailler comme dératiseur pour le compte d’un ami qui dirige une entreprise 3D. Le métier de nettoyeur exige aussi de l’endurance et les enquêtés montrent une propension à s’exposer physiquement et à ne pas trop s’écouter. Il s’agit de faire son travail quoi qu’il en coûte. « Il n’y a aucun chantier où j’ai dit : ̎non je peux pas le faire ̎ » précise Simon. De même Jérôme banalise ses douleurs aux genoux : « C’est le métier qui veut ça, et puis après il faut savoir serrer les dents et puis c’est tout ! » Associée à l’acceptation du surtravail (Zarca, 1977), cette propension à l’effort et au dépassement de soi s’articule à des velléités d’ascension sociale qui se traduisent in fine par la mise à son compte.

2.2. Un rapport assez « enchanté » au métier

15De façon générale, le secteur du nettoyage n’est pas un secteur attractif, on y entre souvent par défaut après avoir exercé d’autres emplois et on souhaite rarement que ses propres enfants exercent le même métier. Ainsi, « En 2016, seulement 17 % des salariés du nettoyage déclarent qu’ils seraient heureux que leurs enfants s’engagent dans la même activité professionnelle qu’eux : c’est deux fois moins que l’ensemble des salariés » (Desjonquères, 2019, p. 2). Si les métiers du nettoyage sont peu considérés économiquement et socialement et peuvent même être perçus comme des déclassements, il n’en est pas de même lorsqu’on exerce dans un nettoyage spécialisé et surtout lorsqu’on occupe un statut de patron.

16Désinfecter des scènes traumatiques n’est pas un nettoyage comme les autres. « On n’est pas des femmes de ménage » précise Patrick. En se distanciant du nettoyage d’entretien, les nettoyeurs de scènes traumatiques à l’instar des nettoyeurs de la maintenance professionnelle « soulignent la particularité de leur tâche, caractérisée par sa variabilité et sa technicité, impliquant la polyvalence et un savoir-faire ̎professionnel ̎ » (Benelli, 2011, p. 96). Ils mettent aussi en avant les aspects sociaux du métier qui donnent du sens à leur travail : être à l’écoute des familles endeuillées et leur rendre service. Davantage rémunérée et valorisable que le nettoyage classique, la désinfection post-mortem est aussi une activité que peu sont capables d’assurer. Etienne est sensible aux réactions admiratives qu’il suscite : « Quand quelqu’un me dit ça : ̎ah moi je pourrais pas le faire ̎ ou ̎‘t’as du courage ̎, ̎oh mais c’est horrible‘’, ça m’encourage encore plus à le faire, à faire quelque chose que les autres feraient pas. Faire de l’extraordinaire ! ». Beaucoup déclarent apprécier leur activité professionnelle, certains vont jusqu’à revendiquer la « passion du métier ». Jérôme mobilise une rhétorique classique du registre vocationnel : « C’est pas un métier que vous vous choisissez, c’est un métier qui vous choisit ».

17En outre, ils ne sont pas seulement techniciens mais aussi gérants d’entreprise. Cette double casquette permet de vivre l’entrée dans le métier comme une petite ascension sociale associée au sentiment de réussite professionnelle pour des personnes n’ayant pas hérité d’un patrimoine familial assurant leur installation. Le statut de patron, avec les responsabilités administratives, commerciales et stratégiques de l’entreprise qui lui incombent, participe fortement à valoriser leur statut social et à justifier le fort engagement au travail. En effet, devenir chef d’équipe, agent de maîtrise ou se mettre à son compte sont des formes traditionnelles de mobilité sociale ascendante pour les salariés subalternes qui sont devenues moins fréquentes dans la période contemporaine (Siblot et al., 2015). L’ensemble des enquêtés sont à plusieurs moments de leur carrière en quête d’ascension sociale. Ils ont cherché à gravir les échelons lorsqu’ils étaient salariés ou à développer leur entreprise quand ils étaient dirigeants. C’est d’ailleurs parce qu’il ne parvient pas à devenir chef de rayon, que Nathan décide de se lancer dans la désinfection. De même pour Patrick qui n’obtient pas un poste dans les ressources humaines. Ouvriers, employés ou membres des professions intermédiaires, ils aspirent à occuper des postes d’encadrement ou à créer leur propre affaire pour gagner en autonomie et augmenter leurs revenus. Force est donc de constater que la spécialisation du nettoyage et le statut professionnel acquis sont à l’origine d’un rapport assez « enchanté » au métier, parfois exprimé sous le vocable du « choix » voire de la « vocation », qui tranche avec le rapport au travail des salariés du nettoyage qui exercent le plus souvent cette activité faute de mieux.

Conclusion

18S’intéresser à une spécialité de niche de manière qualitative présente l’intérêt de donner à voir des parcours professionnels invisibles à l’échelle macroscopique et de traiter de mobilités professionnelles vers des métiers peu explorés par les enquêtes sociologiques sur les reconversions. D’origine sociale peu élevée, la plupart des nettoyeurs connait une ascension sociale en devenant indépendant dans un secteur où il est plus aisé de créer son entreprise ou de se reconvertir en raison de la faiblesse des barrières d’entrée. Toutefois, « il ne suffit pas de connaître un métier, d’avoir le goût du travail bien fait et celui de l’indépendance, pour demeurer son propre maître » (Zarca, 1977, p. 70). La plus grande difficulté sera de développer ou de maintenir dans la durée l’entreprise, et tous n’y parviendront pas. Ce sont les entrepreneurs les moins dotés en capital économique qui sont aussi les plus fragiles face aux conjonctures économiques difficiles.