Introduction

1L’ampleur inédite de la crise sanitaire, la décision soudaine conduisant au confinement drastique du printemps 2020, les incertitudes sur l’horizon d’un recul de la pandémie, ont pu amener certaines personnes à interroger et repositionner leurs priorités dans la vie et notamment la place, le contenu ou l’organisation de leur activité professionnelle. D’autres encore ont pu voir leur situation d’emploi ou conditions de travail chamboulées par la crise, les conduisant à requestionner leurs perspectives professionnelles. Les conséquences économiques et sociales de la période ont ainsi pu agir comme des éléments perturbateurs plus ou moins importants dans les parcours de chacun.

2Nous proposons d’apporter un éclairage sur ces effets à travers la mesure et l’analyse de projets de réorientation professionnelle, au prisme de la crise sanitaire. Pour cela, nous prenons appui sur les travaux qui se sont développés depuis une quinzaine d’années autour de l’analyse des transitions professionnelles (Kaddouri, 2014 ;), des reconversions professionnelles (Négroni, 2005 ; Négroni, Mazade 2019 ; Cocandeau-Bellanger, 2017 ; Deltand, 2017 ; Fournier et al., 2017) et des bifurcations professionnelles et biographiques (Bidart, 2006 ; Grossetti, 2010 ; Dupray et Epiphane, 2014 ; Denave 2015, 2017).

3Les données mobilisées sont celles de l’enquête « Génération, Covid et après ? » réalisée, dans le cadre d’un projet financé par la DARES1, au printemps 2021, sur une cohorte représentative au niveau national de l’ensemble des sortants du système éducatif en 2010. Dans le prolongement des enquêtes menées en 2013, 2015 et 2017 par le Céreq auprès de la Génération 20102, l’enquête de 2021 permet de cerner l’évolution des parcours professionnels de jeunes, ayant une dizaine d’années d’ancienneté sur le marché du travail au moment de la survenue de la crise sanitaire. Sont recensés les changements professionnels intervenus entre le 1er mars 2020 et l’enquête, avec un volet spécifique de questions sur l’existence de projets de réorientation engagés depuis 2018 ou survenus pendant la crise. L’étude comporte également un volet qualitatif, avec des entretiens biographiques réalisés auprès de répondants engagés dans une démarche de réorientation. Les récits recueillis permettent ainsi d’appréhender dans quelle dynamique processuelle la réorientation s’inscrit mais aussi la manière dont elle fait sens pour les individus.

4En nous appuyant sur les multiples indicateurs disponibles dans l’enquête quantitative, nous présentons dans un premier point une typologie des projets de réorientation professionnelle, illustrant en huit classes la diversité des logiques qui les animent. Un deuxième point s’intéresse à l’impact de la crise sur les dynamiques de réorientation et à la manière dont les différentes figures de projets identifiées se positionnent, entre ceux engagés avant la crise sanitaire et ceux survenus à partir de mars 2020. Les résultats montrent qu’une figure prédomine depuis le début de la pandémie, caractérisée par des projets de nature « défensive ». L’enquête qualitative apportera alors, dans un troisième point, un éclairage sur cette figure de réorientation et le rôle de la crise dans sa genèse.

1. Huit logiques de réorientation professionnelle

5Afin de mettre à jour la diversité des projets de réorientation professionnelle, qui ne visent pas tous des transformations radicales des situations occupées et activités exercées - faisant en cela écho aux résultats d’une étude pour France-Compétences (BVA, 2022) - nous cherchons à dégager une typologie des réorientations professionnelles. Elle s’appuie sur les informations collectées sur ces projets au cours de l’enquête (16 indicateurs retenus cf. annexe 1) et mobilise une analyse des correspondances multiples puis une classification ascendante hiérarchique. Les figures de réorientation sont dégagées en fonction de l’objet de la reconversion (métiers, secteurs, statut, etc.) et des motivations qui les sous-tendent (question à choix multiple) donnant à voir des configurations singulières de projets.

6Nous nous concentrons ici sur les individus qui déclarent avoir un projet de réorientation professionnelle depuis 2018 et pour lequel ils ont engagé des démarches afin de le mettre en œuvre. Cela représente 1002 individus sur les 4 887 répondants de l’enquête, soit environ 23 % des individus en effectif pondéré.

1.1 Des projets distingués selon les attentes des individus

7On obtient ainsi une répartition en huit classes dont la nature et les significations sont présentées dans le tableau 1 ci-dessous3.

8Au regard des variables actives, ces classes de réorientés ont des profils qui les distinguent les unes des autres. La classe la plus nombreuse des « Transformateurs investis » (un tiers des réorientés, tableau 1) rassemble des individus qui ont de fortes attentes et conjuguent de nombreux souhaits de changement : de métier (96 %), de secteur (86 %), une meilleure conciliation entre leur vie professionnelle et leur vie privée (95 %) tout en souhaitant améliorer leurs conditions de travail (87 %) et donner plus de sens à leur activité (85 %). Ajoutons qu’ils occupent des emplois sur lesquels ne pèse aucune menace.

9Les « réorientés conservateurs » privilégient un changement de métier (95 %) mais pas de secteur (dans la moyenne). En outre, occupant des emplois préservés, ils ont des attentes limitées puisque l’amélioration de leurs conditions de travail (18 %) ou d’emploi (22 points au-dessous la moyenne) ou la recherche d’une meilleure conciliation (26 %) ne sont pas des sujets de préoccupation. Ils forment un cinquième des individus avec un projet de réorientation.

10Les « multi-activités » cherchent clairement à compléter leur situation par une activité complémentaire et dans le même temps veulent redonner du sens à leur travail alors qu’ils n’expriment aucune volonté de changer de métier (seulement 5 %) ou de secteur (13 %).

11Les « défensifs-personnels » présentent des projets de réorientation qui sont radicaux par les axes de changements escomptés : 95 % souhaitent changer de métier, 76 % de secteur d’activité et la recherche de meilleures conditions de travail concerne neuf individus sur dix. Leur projet vise à surmonter des difficultés personnelles, notamment liées à des raisons de santé (100 %) et des problèmes de conciliation (71 %). Pour un tiers d’entre eux, cela passe par le souhait d’une mobilité géographique. Si leur emploi n’est pas directement menacé, leur secteur d’activité offre peu de perspectives.

12Un projet défensif caractérise aussi « les préventifs-défensifs » mais les motifs de projets qui combinent le plus souvent changements de secteur (84 %) et de métier (97 %) sont d’ordre professionnel car tous subissent une menace sur l’emploi et 63 % sont dans un secteur offrant peu de perspectives (classe la plus concernée). La recherche d’un travail qui donne plus de sens prédomine aussi (cité par 85 %) tandis que changer de statut et de localisation font aussi partie de leurs attentes, respectivement pour 65 % et 38 % d’entre eux.

13Les « lassés aventureux » aspirent aussi à changer de métier (92 %) et de secteur (83 %) mais avant tout pour « découvrir autre chose », par lassitude. L’objectif d’emploi visé n’est d’ailleurs pas encore défini pour plus d’un tiers d’entre eux. Le sens du travail, l’amélioration des conditions de travail et la conciliation ne font pas partie de leurs motivations principales.

14Une réorientation radicale et statutaire pour s’épanouir caractérise les « Hédonistes » où les souhaits de changement de métier et de secteur (resp. 98 % et 79 %) s’accompagnent d’un souhait de changer de statut (78 %) ou de compléter son activité (40 %) pour gagner en épanouissement professionnel (98 %) et retrouver du sens (78 %).

15Enfin, chez les « carriéristes » c’est l’aspiration à évoluer et progresser dans sa carrière qui prévaut (100 %). Cependant, le projet demeure flou du point de vue du métier cible pour les trois-quarts d’entre eux. Changer de métier et accéder à un nouveau secteur ne sont que d’éventuels facteurs incidents, alors que l’amélioration de ses conditions d’emploi et de rémunération prime dans la genèse du projet (92 %).

1.2 Des projets analysés au regard des parcours antérieurs

16Si ces figures de réorientation font sens dans les conditions internes qui les caractérisent, il reste à les confronter aux antécédents socio-démographiques et de parcours de ceux qui les portent (cf. synthèse en annexe 2).

17L’analyse des antécédents professionnels conforte ainsi l’aspect défensif des projets des classes « défensifs personnels » et des « préventifs défensifs » en mettant en évidence la spécificité de ces parcours, lesquels se révèlent moins continus et intégrateurs que ceux des autres classes.

18Dans ces deux groupes, plus d’un tiers ont connu une forte mobilité avec plus de quatre emplois occupés au cours de leurs sept premières années de vie professionnelle. De même, ces deux groupes se distinguent des autres par des parcours d’emplois jugés plus souvent difficiles, voire très difficiles (57 % contre 49 % en moyenne) et une plus forte inquiétude en l’avenir en 2017 (40 % pour les « défensifs-personnels » et 35 % pour les « préventifs-défensifs » contre 27 % en moyenne). Les « défensifs personnels » se distinguent aussi par le fait qu’ils sont les moins satisfaits de leur situation professionnelle (38 % contre 57 % en moyenne) ; ils sont d’ailleurs près de 54 % à déclarer rechercher un emploi en 2017 contre 39 % dans l’ensemble.

19Pour ce qui est des « préventifs-défensifs », ils ont accédé plutôt plus rapidement à un CDI que les autres lors de l’entrée sur le marché du travail : plus de 60 % en moins de 6 mois. On note aussi une légère sur-représentation des diplômés du supérieur long en leur sein : 16 % contre un peu plus de 12 % parmi l’ensemble des réorientés. Par ailleurs, ils sont nombreux à avoir été touchés par un chômage de longue durée (> = 12 mois) ou une discontinuité d’emplois avec des épisodes d’au moins trois mois de formation-reprise d’études ou d’inactivité entre l’interrogation de 2017 et la situation de mars 2020. Au début du premier confinement en mars 2020, 35 % d’entre eux sont ainsi en situation de non-emploi (20 % au chômage) mais parmi les individus en emploi à cette date, la part d’emplois à durée indéterminée est légèrement supérieure à la moyenne.

2. Une crise qui influe sur les dynamiques de réorientation

20Compte tenu de la temporalité choisie pour la mesure (depuis 2018), 78 % des projets de réorientation sont nés avant la crise sanitaire et 22 % pendant la période de crise. Parmi ces derniers, 54 % sont déclarés comme ayant la crise pour origine. Mais au-delà des réorientations engagées après mars 2020, la crise affecte l’ensemble des formes de reconversion (tableau 2), soit en accélérant ou modifiant un projet déjà débuté, soit en le stoppant temporairement ou définitivement, qu’il soit antérieur ou non à la crise.

21En comparaison de l’ensemble des projets de réorientation, les « réorientés-conservateurs » et les « multi activités » semblent un peu moins affectés par la crise sanitaire. En effet, ils sont moins nombreux à déclarer que la crise a modifié ou accéléré la mise en œuvre de leur projet ou que la crise en est à l’origine. Pour les « multi-activités » cependant, comme pour les « défensifs-personnels » la crise a plus souvent stoppé leur projet (suspension ou abandon). Les difficultés spécifiques liées aux périodes de confinement sont d’ailleurs plus marquantes dans ces deux classes (resp. 50 % et 58 % des individus concernés contre 46 % en moyenne).

22Du point de vue de la temporalité des projets, la figure des « hédonistes » se concentre massivement avant la crise (90 % des projets) tandis que les « préventifs-défensifs » et « les lassés-aventureux » sont sur-représentés parmi les projets qui débutent à partir de mars 2020. Pour ces derniers, la crise n’en n’est pas forcément l’élément déclencheur. C’est le cas néanmoins dans 61 à 77 % des projets débutés pendant la crise pour quatre figures : les « Transformateurs-investis », les « Hédonistes », les « Carriéristes » et les « préventifs-défensifs ». Parmi les projets débutés avant la crise, un cinquième à un quart des projets dans les classes « défensifs-personnels », « transformateurs investis », « lassés aventureux » et « hédonistes » ont connu une accélération de leur mise en œuvre (18 % des projets dans l’ensemble).

23Au total, les projets « préventifs-défensifs » apparaissent les plus liés à la crise sanitaire. D’abord, 37 % de ces projets se sont modifiés avec la survenue de la pandémie. En outre, les projets de cette classe débutent plus fréquemment que les autres après le début de la crise sanitaire. C’est d’ailleurs la seule figure de projet à être sur-représentée parmi les projets survenus pendant cette période : ils forment 20 % de ces projets alors qu’ils ne représentent que 11 % de l’ensemble des projets de réorientation. De surcroît, la crise en est à l’origine dans 71 % des cas. Ceci suggère que pour nombre d’individus de cette classe, la réorientation s’est imposée à eux compte tenu de la dégradation de leur situation pendant cette période. En effet, ils sont beaucoup plus nombreux en proportion à avoir été confrontés à un report ou l’annulation d’une promesse d’embauche (26 % contre 11 % en moyenne). De plus, parmi les individus ayant travaillé entre mars 2020 et juin 2021, la moitié d’entre eux mentionne que la crise est responsable d’une interruption de leur activité (30 % en moyenne). Enfin, parmi les individus en emploi en mars 2020, les « préventifs-défensifs » ont plus souvent quitté leur emploi au cours de la crise (46 % contre 34 % en moyenne) et davantage pour des raisons en rapport avec la crise sanitaire.

24Ces projets ne sont en revanche pas plus souvent stoppés par la crise que les autres, même si leurs porteurs évoquent plus souvent (avec les « défensifs-personnels » évoqués précédemment) des difficultés dans la mise en œuvre de leur projet, liées aux périodes de confinement (57 %). Par ailleurs, ils font aussi plus volontiers part de difficultés liées aux ressources économiques (64 % contre 46 % en moyenne), au manque de soutien institutionnel (42 % contre 33 % en moyenne) et de difficultés liées à un problème de localisation géographique (30 % contre 19 % en moyenne).

25En résumé, la crise sanitaire semble affecter l’ensemble des reconversions mais son impact diffère selon les figures de projets mises en évidence par la typologie. Les projets « préventifs-défensifs » qui ressortent de parcours professionnels plus heurtés et dont la réorientation apparait s’imposer du fait d’une situation d’emploi fragilisée et d’une quête de sens, s’avèrent les plus impactés par la crise sanitaire.

3. Des réorientations « défensives » : une illustration à partir de récits de parcours en temps de crise sanitaire

26Afin d’éclairer ces logiques défensives à l’œuvre dans les processus de réorientation, nous mobilisons des entretiens réalisés auprès de 12 personnes ayant engagé un projet de réorientation professionnelle depuis le début de la pandémie. Ces personnes ont déclaré, lors de l’enquête par questionnaire, que cette réorientation était liée à la crise (cf. encadré). L’analyse du corpus - recueilli indépendamment de la typologie réalisée a posteriori - révèle que pour 10 enquêtés (cf. annexe 3), le processus de réorientation présente des convergences avec les classes des projets « préventifs-défensifs » (8 personnes) et « défensifs personnels » (2 personnes). En effet, dans ces parcours, la réorientation est impulsée par le contexte de la crise qui vient fragiliser les situations d’emploi pour les premiers (2.1), les conditions de travail pour les seconds (2.2). Les récits permettent ainsi d’identifier les événements marquants contribuant à expliquer la décision de réorientation, la manière dont celle-ci est vécue, les attentes exprimées. Des nuances apparaissent alors avec la nature radicale des réorientations associée à ces deux classes (2.3).

2.1 Une crise qui bouleverse les situations professionnelles et les perspectives de travail

27Dans les parcours de huit enquêtés, la réorientation est jugée nécessaire en réponse à des difficultés sur le marché du travail provoquées ou exacerbées par la crise.

28Pour cinq personnes, la crise va engendrer divers événements ayant pour conséquences une perte d’emploi ou une baisse importante de revenu. Adrien (chef de projet marketing) et Joannie (chef de projet en communication) font ainsi part des difficultés économiques rencontrées par leur entreprise, qui justifient dans un cas l’annulation d’une promesse d’embauche en CDI, dans l’autre, la mise en œuvre d’un Plan de sauvegarde de l’emploi : « ma cheffe m'a clairement dit « je ne compte plus sur toi » (Adrien). La crise a également un impact sur l’activité et les revenus pour des personnes indépendantes ou ayant un contrat de travail spécifique. C’est le cas d’Elodie qui tient une boutique aux puces ou encore de Solenne, enseignante conférencière pour une agence spécialisée dans la communication pédagogique. En contrat à durée indéterminé intermittent (CDII), cette dernière est rémunérée à la mission et intervient dans les écoles et les entreprises. Dans ces deux cas, l’activité, stoppée par le premier confinement, ne retrouvera pas un niveau suffisant par la suite. Elodie évoque la baisse de fréquentation due à l’absence de touristes étrangers et Solenne les consignes sanitaires en vigueur qui limitent ses interventions : « On est dehors toute la journée à attendre le client, pour qu'il n'y ait personne […] on ne se fait pas d'illusions » (Elodie), « Ça n’a pas franchement repris, quoi […] Les établissements me disaient « on ne peut pas vous faire venir » (Solenne). Pour ces personnes, la décision de réorientation est prise après un temps de latence de quelques mois, correspondant à une période de recherche d’emploi ou d’espoir que la situation s’améliore, jusqu’à ce que la décision devienne inéluctable : « je me suis dit, je peux plus rester comme ça » (Solenne).

29Pour les trois autres enquêtés, la crise sanitaire vient renforcer des difficultés préexistantes sur le marché du travail. C’est le cas de Justine et Morgane, toutes deux inscrites à Pôle emploi avant le confinement de mars 2020, et qui recherchent un poste dans des secteurs directement impactés : l’événementiel et la vente de prêt-à-porter. La crise vient annihiler tout espoir de retrouver sous peu un emploi dans leur métier. Elle apparaît ici comme l’événement déclencheur de la décision de réorientation, considérée désormais comme la seule voie possible : « Le Covid est arrivé. Donc là, ça a été très compliqué parce que je me suis dit mais qu’est-ce que je vais faire ? L’événementiel, déjà que c’était compliqué, mais alors là, c’est foutu pour foutu… donc va falloir que je fasse autre chose. » (Justine), « Je vois que tous les magasins sont impactés... […] Et le confinement me fait me dire « non, plus possible la vente […] il faut que je trouve une autre solution » (Morgane).

2.2 Une crise qui provoque une forte dégradation des conditions de travail

30La réorientation est également jugée nécessaire lorsque la crise impacte de manière importante les conditions de travail. Les récits de deux personnes viennent illustrer cette situation. Jonathan, chargé de secteur chez un bailleur social, racontent comment les relations avec les locataires se sont dégradées au fil des confinements, « j'étais le punching-ball de tous les gens ». Mélanie, monitrice-éducatrice dans un foyer pour personnes cérébrolésées témoigne également du bouleversement entraîné par la pandémie. Elle évoque la peur des personnels, des résidents et de leur famille, la surcharge de travail avec la prise en charge d’une multitude de tâches afin de pallier les absences de ses collègues, une vie personnelle dégradée : « On a travaillé presque sept jours sur sept ». Elle fait part d’une situation qui ne cesse de se dégrader par la suite avec la fatigue accumulée, soulignant les tensions, les démissions, les erreurs commises.

31La décision de réorientation intervient lorsque les conséquences sur la santé et la vie personnelle ne deviennent plus gérables. Pour Mélanie, c’est son état de santé qui l’alerte : « Physiquement, je n’allais pas tenir (…) à un moment donné, je me suis dit je vais penser à moi, je vais partir ». Pour Jonathan, c’est la prise de conscience de la détérioration de ses relations avec sa compagne qui constitue un « déclic » : « on accumule, on accumule, et le soir, on rentre, on est un peu aigri (…) on s'énerve rapidement (…) On se rend compte qu'effectivement, il faut rapidement un changement pour pouvoir redevenir une personne normale, agréable à vivre ». La coupure avec le milieu professionnel générateur de souffrances est alors ressentie comme nécessaire : « en toute franchise, j'ai fait une croix sur le social » (Jonathan).

2.3 En réponse aux difficultés suscitées par la crise, des réorientations de différentes natures

32Dans les parcours étudiés, l’objectif principal de la réorientation est de retrouver une position satisfaisante sur le marché du travail, parfois combiné à d’autres attentes visant une identité sociale plus positive, une meilleure conciliation entre travail et vie familiale, l’exercice d’un métier davantage en lien avec ses aspirations, etc. Mais ces réorientations vont être appréhendées différemment selon les situations individuelles et la manière dont les personnes vivent ce tournant dans leur parcours.

33En effet, avant la crise, les personnes font globalement part d’une satisfaction dans l’emploi occupé, d’un intérêt pour leur métier. Plusieurs évoquent ainsi une période difficile à vivre : « ça m’a mis un énorme coup sur la tête » (Adrien), « ma vie personnelle est chamboulée avec tout ce qui se passe » (Stéphanie). Parfois, le deuil du métier est difficile à faire : « Psychologiquement, ce n’était pas terrible. […] c'était un échec [la fermeture de ma boutique] […] c'est mon bébé. Je veux dire, je n’ai pas fait d'enfants, mais cette boutique, c'était une gestation, un gosse... voilà. » (Elodie). Cependant, si pour certains, la décision de réorientation est vécue comme « frustrante », d’autres y voient au contraire une opportunité de réinvestir leur vie professionnelle autrement : « Je me suis tout simplement posé la question « qu'est-ce qui me ferait plaisir ? Qu'est-ce que j'aimerais faire ? » (Jonathan).

34L’engagement dans le processus de réorientation se réalise ainsi de manière différenciée, en fonction des soutiens perçus et des ressources financières - aide des parents, conjoint en emploi, financement d’un retour en formation etc. -, mais aussi de la manière dont les personnes arrivent à se projeter dans un autre métier. Cela se traduit par des projets de réorientation qui prennent des formes très diverses : une reconversion dans un métier en lien avec ses aspirations (« L’immobilier, ça m’a toujours plu », Joannie) ; une réorientation dans un métier permettant de garder un lien avec son domaine d’activité précédent (« Toujours dans le social, mais plus dans le même », Mélanie) ; un changement de métier pour parer à l’urgence et espéré transitoire (« Je ne dis pas que je ferai ça toute ma vie », Justine) ; un développement de compétences complémentaires dans son métier d’origine (« C’est plus une spécialisation », Adrien).

Conclusion

35L’analyse conjointe entre les données de l’enquête « Génération, Covid et après ? » et les récits de vie mobilisés met en évidence la variété des projets de reconversions engagés depuis 2018 par les trentenaires sortis de formation initiale en France en 2010. Ils diffèrent notamment par leur degré de radicalité et les motivations qui les sous-tendent à la fois internes (aspirations, identité sociale, conciliation avec d’autres sphères de l’existence, etc.) et externes en lien avec les conditions de travail, d’emploi et de rémunération.

36Si la crise a touché nombre de ces projets, soit en suscitant ou accélérant leur mise en œuvre, soit en la freinant, elle a surtout induit des projets à tonalité défensive, qui interviennent en réponse à des difficultés professionnelles provoquées ou amplifiées par la crise. Les porteurs de ces projets visent ainsi en premier lieu à retrouver une situation d’emploi et de travail satisfaisante. Les caractéristiques de l’ensemble des projets et les attentes exprimées divergent en fonction du vécu des individus. Les réorientations survenues avec la crise, pour une partie d'entre elles, revêtent un caractère imprévisible. Elles n’étaient pas envisagées à ce stade du parcours, se réalisent parfois avec un sentiment d’urgence.

37Or, « la réorientation professionnelle ne se résume pas à la construction d’un projet professionnel qui consisterait en la simple adaptation d’un individu à un nouvel emploi ; pour que la translation soit réussie, le projet doit être entendu comme projection de soi dans le futur. Cette projection de soi constitue un temps de négociation avec soi sur l’opportunité d’engager ce travail (…) la bifurcation prend la forme d’un processus qui se construit dans le temps » (Négroni, 2005). La majorité des réorientations étudiées ici sont encore en cours, l’histoire n’est pas terminée. Les ingrédients décisifs sont peut-être déjà tous en présence, mais le récit complet de leur articulation ou imbrication n’est pas encore à portée d’analyse, l’issue demeure incertaine. Il est possible que certaines décisions de réorientation, qui apparaissaient salvatrices dans l’urgence, soient relativisées avec le retour progressif de l’activité à son niveau d’avant crise. Pour d’autres, la cible professionnelle visée est encore à définir (figure des « lassés-aventureux »). Les conditions de la situation en cours avec l’allongement de la crise tiennent en effet lieu de repoussoir et amènent l’impulsion pour envisager une réorientation aux fondements parfois encore fragiles, au moment où on les interroge. Ces récits montrent aussi à quel point ce processus de réorientation s’inscrit dans le temps long pour parvenir à sa concrétisation.