1Bien que le lycée professionnel représente près de 40 % des jeunes au sortir du premier cycle du secondaire il a été longtemps déserté par les recherches en éducation. Il constitue pourtant un objet de recherche tout à fait particulier et cristallise les plus grands défis de notre système éducatif : surreprésentation des jeunes d’origine social modeste, surreprésentation des jeunes aux acquis scolaires fragiles, orientation par défaut, décrochage scolaire ou encore difficultés de persévérance scolaire et de poursuite d’études.

2Occupant une place relativement dominée, ce segment du système éducatif a longtemps été considéré comme l’antinomie de la sélection scolaire (Jellab, 2017). Cette tendance est en partie liée au fait que la convention académique structure largement le système éducatif français, y compris au sein du lycée professionnel (Troger et al., 2016). Il est alors souvent perçu comme un non-choix scolaire et comme fermant le champ des possibles pour les jeunes. Les différentes réformes à l’œuvre ces dernières années (réforme du baccalauréat professionnel en 3 ans, quotas de bacheliers professionnels dans l’enseignement supérieur, etc.) peuvent pourtant laisser entrevoir un champ des possibles plus ouvert, laissant la place notamment à davantage d’orientation choisie et à plus de réversibilité dans les trajectoires scolaires, ouvrant possiblement de « nouvelles chances » pour les élèves (Troger et al., 2016).

3Dans cet article, nous proposons d’interroger les parcours de jeunes entrants en lycée professionnel à l’aune de la théorie des capabilités de Sen (1992). D’une manière générale, la théorie de Sen met l’accent sur les opportunités réelles que peuvent avoir les individus de choisir des parcours de vie auxquels ils attribuent de la valeur. Appliquée à l’éducation, elle contribue à renouveler l’analyse de l’égalité des chances à l’école en se focalisant sur la liberté réelle, non seulement formelle, qu’ont les individus de choisir un parcours scolaire ayant du sens à leurs yeux et sur les contraintes qu’ils peuvent rencontrer.

4À travers une étude des aspirations des familles, l’objectif de cet article est de questionner la notion de choix scolaire en lycée professionnel dans le but d’analyser le caractère capabilisant des parcours de lycée professionnel.

5L’analyse de la liberté de choix des personnes et de leur espace des possibles nécessitant une approche dynamique, la partie empirique de ce travail est réalisée grâce à l’enquête longitudinale réalisée par la Direction de la prospective et de la performance (DEPP) au ministère de l’Éducation nationale de 2007. Après avoir présenté, d’un point de vue conceptuel, une première analyse du lycée professionnel sous l’angle de l’approche par les capabilités, nous étudions empiriquement les trajectoires des jeunes entrant en lycée professionnel en considérant à la fois l’ensemble de la dynamique du parcours, le caractère choisi ou subi de l’orientation, ainsi que les éléments pesant sur les choix et sur les « capabilités à aspirer ».

1. Lycée professionnel, aspiration et capabilités

1.1. Le lycée professionnel en France : entre relégation, non-choix et nouvelles opportunités 

6Conçus à la base pour répondre aux besoins en ouvriers et employés qualifiés du marché du travail, les lycées professionnels sont également des établissements scolaires à part entière organisés selon les objectifs et les normes de l’éducation nationale (Pelpel & Troger, 2001). Sur fond de crise de l’emploi, de déclin du milieu ouvrier et de massification scolaire, les élèves entrent en grande partie en lycée professionnel parce qu’ils sont en échec scolaire et non nécessairement car ils font partie du milieu ouvrier, comme ce fut le cas auparavant (Jellab, 2008).

7Le statut de « dominé » du lycée professionnel au sein du système éducatif français s’explique en partie par le fait que la convention académique reste fortement légitime dans le paysage éducatif français (Troger et al., 2016). En effet le système éducatif continue de se caractériser par une véritable valorisation des savoirs académiques, des études plutôt longues et des parcours linéaires. Cette valorisation des savoirs académiques place la formation professionnelle dans une position seconde, voire de relégation vis-à-vis de l’enseignement général (Verdier, 2008). Le baccalauréat professionnel est ainsi un baccalauréat un peu à part (Maillard & Moreau, 2019), dont l’identité et l’avantage comparatif sont régulièrement questionnés.

8Historiquement si l’expression « voie de garage » s’explique par une plus faible légitimité des savoirs professionnels vis-à-vis des savoirs généraux, elle tend à s’expliquer également par la faible réversibilité d’un choix scolaire en LP. Pour les familles, le lycée professionnel n’est pas que la voie de la relégation sociale, il est aussi synonyme de fermeture du champ des possibles. Pendant des décennies, il s’agissait effectivement statistiquement du choix scolaire fermant le plus les opportunités aux élèves aussi bien du point de vue du changement de filières (qui s’effectue en France en cascade : du général vers le technologique, du technologique vers le professionnel) que du point de vue des possibilités de poursuite d’études. Les familles identifiées comme « à fortes aspirations » ont alors tendance à vouloir éviter ce segment du système éducatif. Statistiquement, c’est le cas des parents diplômés (Olympio & di Paola, 2018) ou encore des familles d’origine étrangère, toutes choses égales par ailleurs, en particulier à origine sociale donnée (Brinbaum & Kieffer, 2005).

9Ces dix dernières années, différentes réformes visent à pallier ces limites (orientation par l’échec scolaire, manque de réversibilité du choix scolaire et difficultés de poursuite d’études), notamment dans le but de rendre plus attractif le lycée professionnel et de revoir le paradigme de l’orientation par défaut (Bernard & Troger, 2012). En la matière, la réforme du baccalauréat en 3 ans est une réforme significative et vise une égalité symbolique avec l’enseignement général et technologique. Ce nouveau baccalauréat s’accompagne notamment de nouveaux programmes en enseignement général, d’un dispositif d’accompagnement personnalisé et de passerelles au sein de la voie professionnelle et avec la voie générale et technologique. L’idée des classes passerelles laisse entrevoir la possibilité de choix désormais réversibles, ces classes étant censées formellement revoir la logique en cascade à la française (possibilité de passer du professionnel au technologique, voire au général), dans une perspective plus globale d’individualisation des parcours des élèves.

10Parmi ces réformes, les possibilités de poursuite d’études deviennent davantage concrètes. La réforme des STS prévoit alors en 2013 des quotas de bacheliers professionnels. De même, la refondation de l’École de la République prévoit un renforcement du continuum de l’enseignement secondaire à l’enseignement supérieur (bac-3 / bac+3) en lycée professionnel, notamment dans le but d’anticiper une meilleure transition des bacheliers professionnels dans l’enseignement supérieur et de meilleures chances de réussite1.

11Toutes ces réformes constituent possiblement de « nouvelles chances » pour les élèves (Troger et al., 2016) et doivent contribuer à limiter les réticences des familles.

12D’un autre côté, elles ouvrent la voie à une relégation encore plus prononcée pour les jeunes entrant en CAP. Le baccalauréat s’imposant comme la norme du lycée professionnel, ces élèves deviennent en quelques sortes les invisibles du système. En plus d’induire des effets en termes de disqualification, il est à craindre une plus forte dualisation sociale et scolaire au sein du lycée professionnel (Verdier et al., 2016).

1.2. La théorie des capabilités pour penser les inégalités en lycée professionnel

1.2.1. Capabilités et éducation

13Afin de proposer une analyse de l’espace des possibles des jeunes dans le cadre du choix scolaire en lycée professionnel nous mobilisons la grille conceptuelle des « capabilités » de l’économiste Amartya Sen.

14Selon Sen (1985, 1992), les « capabilités » d’une personne représentent l’ensemble des libertés d’accomplir permettant d’augmenter la qualité de vie. Une vie est alors faite d’un ensemble de « fonctionnements » liés entre eux, composés d’états et d’actions. « L’ensemble capabilité » reflète, dans l’espace des fonctionnements, la liberté qu’une personne a de choisir entre différents modes de vie. L’égalité des « capabilités » représente l’égalité dans la liberté de choisir entre différents modes de vies.

15Cette approche accepte alors qu’il y ait dans une société des inégalités de résultats, pour peu qu’il y ait eu égalité de « capabilités » au départ et que le mode de vie choisi corresponde à un choix. Le choix devient essentiel, il rend l’individu responsable. En d’autres termes, cette théorie ne considèrera pas par exemple que le fait qu’un individu sorte du système éducatif sans qualification soit une situation injuste en soi, ce qui paraîtra injuste en revanche, c’est que la personne n’ait pas eu d’autre choix que d’être dans cette situation.

16Cette grille d’analyse représente un cadre novateur pour repenser l’inégalité scolaire et d’une manière générale l’espace des possibles au sein des systèmes éducatifs. Ce lien entre « capabilités » et éducation fait désormais l’objet de plusieurs réflexions théoriques et empiriques (Unterhalter, 2003 ; Robeyns, 2005 ; Otto & Ziegler, 2006 ; Lambert & Véro, 2007, Germain & Olympio, 2012, Lemistre & Ménard, 2019). L’ensemble « capabilité » reflète, dans l’espace des fonctionnements, la liberté qu’une personne a de choisir entre différentes options. Si l’approche de Sen est une théorie féconde pour repenser les inégalités en éducation la question de l’opérationnalisation est complexe. Sen propose un « compromis pratique » à cette difficulté : partir des données existantes, cerner les informations renseignant sur les opportunités de choix et les contraintes des personnes et analyser ces situations selon le cadre analytique des capabilités (Sen, 1992). En se rapprochant de la méthode des fonctionnements, moyen suggéré par Sen lui-même (« refined functionings », Sen, 1992), il est possible de prendre en compte l’acte de choix indirectement en regardant un fonctionnement accompli et en le reliant à une dimension de choix, donc d’analyser le fait d’accomplir X et d’avoir choisi de le faire. Analyser le degré choisi ou subi des trajectoires scolaires est ainsi un moyen d’opérationnaliser la théorie de Sen (Germain & Olympio, 2012), tout comme analyser le degré de réversibilité d’un choix scolaire (Verhoeven, Orianne & Dupriez, 2007 ; Olympio & di Paola, 2018).

1.2.2. Choix scolaire, non-choix, préférences adaptatives et capabilités à aspirer

17Dans la perspective de mesurer le degré de liberté réelle des individus au sein du système éducatif, les notions de choix scolaire ou d’orientation choisie sont des éléments essentiels à considérer. En effet, il existe une grande différence entre le fait de suivre une certaine formation par choix véritable ou par contrainte. Par exemple, ce n’est pas la même chose du point de vue de la liberté de choix d’opter pour une formation professionnelle courte par contrainte (après une décision de conseil de classe) ou par vocation. Pour autant, dans les deux cas, le résultat est le même. Ce qui paraît injuste, du point de vue de la théorie de Sen, ce ne sont pas tant des inégalités de résultats que des inégalités, à la base, dans l’espace des possibles des personnes.

18Si la notion de liberté de choix est chère à Sen (2009), il est toutefois nécessaire d’en garder une approche critique, particulièrement dans le champ du lycée professionnel, marqué par des élèves qui cumulent vulnérabilités scolaires et sociales. Sen lui-même invite à relativiser cette notion au travers du concept de « préférences adaptives ». Ce concept renvoie à la tendance selon laquelle, dans le cadre d’inégalités solidement implantées, les personnes dans des situations de privation font ce qu’elles peuvent pour ramener leurs ambitions de vie à des objectifs « réalistes » et accepter leur sort avec résignation (Sen, 1992).

19La liberté de choix et la notion même de choix scolaire sont des éléments très débattus en sociologie de l’éducation (Blanchard & Cayouette-Remblière, 2010) renvoyant notamment au débat entre individualisme méthodologique à la Boudon et déterminisme à la Bourdieu. Selon Boudon (1973), si les élèves d’environnements sociaux défavorisés ont des ambitions objectivement moindres c’est en raison d’une décision rationnelle lors d’un calcul coût/bénéfice du choix scolaire. En effet, « en fonction de leur position sociale, les individus se font une estimation différente des coûts, risques et bénéfices liés à la décision : plus on descend dans l’échelle des positions sociales plus le coût d’un niveau scolaire croît » (Franquet et al., 2010). L’approche de Bourdieu (1974) vise au contraire à analyser les différences de choix scolaires en considérant les environnements sociaux des individus. Le groupe social, par l’intermédiaire de processus de conformation de l’« habitus », explique et structure les comportements et les décisions des individus. Si l’approche par les capabilités ne nie pas l’existence de préférences individuelles ainsi que l’importance des raisons et des stratégies de l’acteur, une attention particulière est portée à l’environnement des individus pour construire les choix et le niveau d’aspiration, dans une perspective proche du holisme. En ce sens, l’approche de Sen est d’ailleurs rapprochée de l’analyse bourdieusienne (Hart, 2012, Lemistre & Ménard, 2019) : la liberté réelle de choisir la formation qu’on a des raisons de préférer peut être augmentée ou limitée par notre environnement. Si les capabilités peuvent être complétées avec la notion d’habitus de Bourdieu (Hart, 2016), elles sont également, à notre sens, à rapprocher de l’approche « dispositionnaliste et contextualiste » de Lahire (2005) qui considère « les traces dispositionnelles laissées par les expériences sociales et la manière dont ces dispositions à sentir, à croire, à agir sont déclenchées (ou mises en veille) dans des contextes d’action variés » (Lahire, 2005, p. 315). Les capabilités invitent ainsi à une approche raisonnée et critique des notions de rationalité et d’utilité dans les choix scolaires2 : si une auto-sélection peut provenir d’un calcul cout/avantage, elle peut tout aussi bien résulter d’une préférence adaptative où le choix provient moins d’un calcul que d’une représentation du champ des possibles, compte tenu des dispositions des individus.

20Cette relecture du choix scolaire ou du non-choix invite à considérer, au-delà de la dimension subie ou choisie de l’orientation en lycée professionnel, les « capabilités à aspirer » des individus (Appadurai, 2004 ; Hart, 2016) : tandis qu’une orientation choisie peut cacher un phénomène de préférences adaptatives, un non-choix peut également être synonyme d’une plus forte capabilité à aspirer.

21Dans cet article nous ambitionnons d’étudier les trajectoires des jeunes entrant en lycée professionnel en regardant à la fois l’ensemble de la dynamique du parcours, son caractère choisi ou subi, les éléments pesant sur les choix et sur les capabilités à aspirer.

2. Les parcours des jeunes entrants en LP : aspirations des familles et liberté de choix

22Après avoir présenté la diversité des trajectoires des jeunes entrants en LP, nous analysons les aspirations et les choix d’orientation des jeunes et de leurs familles pour enfin considérer l’évolution des aspirations depuis la classe de sixième.

2.1. Les différents modes d’entrée en LP depuis la réforme du baccalauréat en 3 ans

23Afin de dresser un premier état des lieux des jeunes présents en lycée professionnel nous souhaitons mettre en lumière, de manière dynamique, les différentes trajectoires d’entrée en LP. Pour ce faire nous mobilisons les données de la DEPP 2007 (Encadré 1). L’objectif est de mettre à jour l’hétérogénéité des parcours, notamment suite à la réforme du baccalauréat professionnel en 3 ans. Nous optons alors pour une étude sur les situations des élèves du collège au lycée, année après année, afin de construire une typologie de trajectoires des jeunes du LP (Encadré 2).

24Les données font apparaitre 5 trajectoires-types de jeunes du LP. Deux trajectoires renvoient aux élèves s’orientant en CAP, 3 trajectoires représentent les élèves du baccalauréat professionnel. Nous les décrivons succinctement du point de vue du déroulement de la trajectoire et des caractéristiques scolaires et sociales des élèves.

Trajectoire 1. CAP industriel (avec apprentissage)

25La première trajectoire de CAP concerne très clairement des élèves présents dans les filières industrielles, la grande majorité est en apprentissage. Ces élèves étaient plutôt bons en mathématiques au collège (à 50 %) mais se distinguent par des performances scolaires en français plus faibles que les autres trajectoires de LP. Ils ont connu plus que les autres un redoublement au primaire. Ils sont d’origine sociale plutôt modeste (milieu ouvrier à 51 %), seul 5 % des pères ont un diplôme de l’enseignement supérieur. Cette trajectoire se distingue également par la part importante du privé (la moitié des élèves sont dans un établissement privé).

Trajectoire 2. Tertiaire avec bifurcation

26Cette trajectoire est la moins linéaire de toutes les trajectoires des jeunes entrants en LP. Elle se distingue par un collège un peu plus long (5 ans de collège pour une partie significative des élèves) et par des bifurcations en début de lycée. C’est ainsi la seule trajectoire présentant des élèves qui vont passer par une seconde générale et technologique avant d’arriver en lycée professionnel. Elle concerne majoritairement des élèves présents en baccalauréat tertiaire (sont présents également quelques CAP tertiaire après réorientation). La performance scolaire est moyenne en mathématiques comme en français au collège. 10 % des pères ont un diplôme de l’enseignement supérieur. C’est dans cette trajectoire où les parents nés en France sont le plus présents (75 % de mères nées en France notamment). Par rapport aux autres trajectoires de baccalauréat, elle se distingue nettement par l’importance du privé (45 % des élèves sont dans un établissement privé au lycée).

Trajectoire 3. Baccalauréat professionnel industriel

27Cette trajectoire est relativement linéaire : la grande majorité des élèves effectue 4 ans de collège pour intégrer directement un baccalauréat industriel (avec une part importante du domaine de la mécanique, électricité, électronique). Les élèves présents dans cette trajectoire étaient significativement meilleurs que les autres en mathématiques dans au collège (70 % de bons élèves), la performance en français est en revanche moyenne. Avec la trajectoire précédente, c’est celle où les parents sont le plus diplômés, particulièrement les mères (13 % des mères ont un diplôme de l’enseignement supérieur).

Trajectoire 4. Baccalauréat professionnel tertiaire

28Cette trajectoire se distingue par sa grande linéarité et sa grande homogénéité : 4 ans de collège pour l’ensemble des élèves, suivi d’une entrée directe en baccalauréat tertiaire (dans le domaine de l’éco-gestion, du service à la personne ou encore de l’information-communication). Parmi les 3 trajectoires de baccalauréat professionnel, c’est celle où les parents sont le moins diplômés. La performance scolaire se situe en revanche au même niveau que la trajectoire 2. Cette trajectoire se démarque par ailleurs par la plus faible part des parents nés en France (seulement 55 % de mères nées en France).

Trajectoire 5. SEGPA - CAP industriel et tertiaire

29Cette dernière trajectoire représente celle des élèves les plus vulnérables du système éducatif. Elle se singularise par 4 années en SEGPA au collège, suivi d’une entrée directe en CAP sous statut scolaire (à 85 %), on y retrouve des CAP tertiaires (principalement issus des métiers du commerce, de la gestion et du service à la personne) et dans une moindre mesure des CAP industriels (principalement issus des métiers de la transformation et de la construction). Les élèves de cette trajectoire sont très largement des élèves présentant des difficultés scolaires au primaire et au collège : la moitié a connu un redoublement au primaire et 65 % ont un faible niveau en français à l’entrée du collège. C’est dans cette trajectoire où les parents ont les plus faibles niveaux de diplômes (la moitié des mères n’ont aucun diplôme) et où il y a le plus de parents nés à l’étranger.

30À partir de cette première analyse descriptive on voit déjà se dessiner un champ des possibles très différent au sein du lycée professionnel selon la performance scolaire mais aussi selon l’origine sociale et migratoire des individus. Afin de mesurer le poids du déterminisme social sur les chances d’accéder à une trajectoire plutôt qu’à une autre, à performance scolaire donnée, nous modélisons la probabilité d’appartenir à une trajectoire X par rapport au fait d’appartenir à la trajectoire des baccalauréats professionnels, que nous prenons comme trajectoire de référence, du fait de son importance numérique. En plus de tenir compte des variables classiques en matière d’environnement social et migratoire, nous considérons en particulier une variable pouvant renseigner sur des dispositions différentes, à origine sociale égale : le diplôme que les parents jugent le plus utile pour trouver un emploi. À notre sens, cette variable nous donne une indication sur une représentation sociale essentielle (et donc une disposition) : celle de l’intérêt de l’école. Afin de considérer l’aspect « raisonné » de l’orientation, nous considérons par ailleurs deux variables : la performance scolaire en mathématiques et en français mais également l’appréciation par les parents du niveau de l’enfant.

31Tel qu’attendu, la performance scolaire en début de collège structure particulièrement les trajectoires, notamment, de manière assez marquée, la différence entre baccalauréat professionnel et CAP. Du point de vue du déterminisme social (diplôme des parents et CSP), ce dernier est assez marqué par la différence entre la trajectoire des CAP en apprentissage (trajectoire 1) et baccalauréat professionnel industriel mais nettement moins pour la trajectoire des CAP-SEGPA (trajectoire 5), pour laquelle l’appartenance semble s’expliquer essentiellement par des déterminants scolaires. En plus du diplôme des parents, l’appartenance à une CSP particulière joue sur les chances d’être dans la trajectoire des CAP en apprentissage. En particulier, avoir un chef de famille artisan ou commerçant augmente de 1.6 fois les risques d’être dans cette trajectoire. En revanche avoir un chef de famille employé ou agent de la fonction publique diminue de 40 % les risques d’être dans cette trajectoire. Celle du tertiaire avec bifurcation se distingue par deux éléments : un poids beaucoup moins marqué de la performance scolaire mais un environnement familial assez centré sur les valeurs de l’école : avoir demandé à rencontrer des enseignants au collège et considérer les diplômes de l’enseignement supérieur comme diplômes les plus utiles sont deux variables expliquant significativement l’appartenance à cette trajectoire, à origine sociale données. On peut alors faire l’hypothèse que ces éléments prédisposent les jeunes de cette trajectoire à développer leurs capabilités à aspirer.

2.2. Aspiration des familles des jeunes du LP

2.2.1. Les aspirations des familles des jeunes du LP et choix d’orientation

32Afin de considérer la capabilité à aspirer des jeunes entrants en LP, nous avons analysé quelle était à la base l’orientation souhaitée par les parents à l’entrée en sixième (Tableau 1).

33Un premier élément apparaît : les parents des élèves de LP savent, à la base, moins que les autres dans quel segment du système éducatif orienter leurs enfants en début de collège. En outre, ils sont nettement moins nombreux à envisager une orientation en lycée général et technologique dès la sixième. Un croisement avec les différentes trajectoires du lycée professionnel nous indique en revanche qu’il existe un lien entre aspiration des familles en sixième et type de trajectoires de lycée professionnel fréquenté (Tableau 3). Ainsi les trajectoires des CAP envisagent moins que les autres dès la sixième une orientation en baccalauréat général et technologique, ainsi qu’en bac professionnel (ils ne sont que 6% à envisager le bac pro pour leurs enfants au sein de la trajectoire SEGPA-CAP). La trajectoire des CAP-SEGPA semble avoir intégré les difficultés de leurs enfants puisqu’ils sont plus nombreux à savoir qu’ils veulent de l’enseignement professionnel court et beaucoup moins nombreux que les autres à déclarer ne pas savoir où orienter leurs enfants.

34Les trois trajectoires des jeunes présents en baccalauréat professionnel sont marquées en revanche par une aspiration pour le baccalauréat général et technologique plus importante, particulièrement la trajectoire 4 (la trajectoire linéaire des baccalauréats professionnels tertiaires).

35Afin de mesurer les dispositions à aspirer dès la sixième des élèves du lycée professionnel, nous considérons la variable « orientation souhaitée par les parents en sixième » dans le cadre d’un modèle. Nous analysons alors la probabilité de ne pas savoir où orienter son enfant par rapport au fait de 1/ vouloir l’orienter dans le professionnel court, 2/ vouloir l’orienter dans le professionnel long ou 3/ vouloir l’orienter dans la filière générale et technologique. L’intérêt de ce modèle est d’analyser les éléments pesant sur les capabilités à aspirer des familles, au-delà des éléments « raisonnés », à savoir la performance scolaire de l’élève et l’appréciation subjective de son niveau scolaire.

36Ainsi, le fait de vouloir orienter son enfant dans le professionnel court est marqué par le niveau de diplôme des parents, toutes choses égales par ailleurs, en particulier à performance scolaire donnée : lorsque les mères sont diplômées (relativement au fait qu’elles n’aient pas de diplôme), elles envisagent moins ce type d’orientation pour leur enfant. Par ailleurs, la volonté pour les familles des jeunes de LP d’orienter en général est significativement marquée par les origines migratoires des parents : avoir des parents nés à l’étranger augmente les chances d’aspirer à la voie générale, ce qui est conforme à la littérature (Brinbaum & Kieffer, 2005). Enfin un élément transparait pour l’ensemble des orientations envisagées : le poids de l’utilité perçue du diplôme. Il existe donc un lien entre représentation de l’intérêt de l’école et capabilités à aspirer, toutes choses égales par ailleurs, en particulier en contrôlant le niveau de l’élève (d’un point de vue objectif et subjectif). À titre d’exemple, percevoir le baccalauréat comme diplôme le plus utile augmente de 4,5 fois les chances de vouloir orienter son enfant en baccalauréat professionnel. Par ailleurs, percevoir les diplômes de l’enseignement supérieur comme diplômes les plus utiles augmente de 3,26 fois les chances de vouloir orienter son enfant en baccalauréat général et technologique (mais est en revanche sans effet significatif sur les chances de vouloir orienter son enfant en baccalauréat professionnel, ce qui pourrait vouloir signifier que les parents ne l’appréhendent pas comme une voie naturelle de poursuite d’études).

37Ainsi, à niveau scolaire donné et à origine sociale donnée, les élèves du LP ne bénéficient pas tous, à la base, des mêmes capabilités à aspirer.

38La capabilité à aspirer peut alors venir expliquer l’aspect choisi ou subi de la trajectoire dans la mesure où avoir de fortes aspirations expose à plus de risque de refus. Lorsque nous analysons l’aspect choisi ou non des 5 trajectoires du LP, nous pouvons effectivement constater que les familles qui aspirent le moins en sixième (trajectoires 1 et 5) s’exposent 4 ans plus tard à moins de refus que les autres. En revanche les jeunes de la trajectoire 2 (trajectoire avec bifurcation) connaissent plus de refus que les autres.

39Ces éléments conduisent finalement à relativiser la question du choix et du non-choix comme témoignant d’injustices sociales, particulièrement au LP, et à porter une attention particulière aux notions de capabilités à aspirer et de préférences adaptatives.

2.2.2. Choix scolaire et évolution des aspirations des familles des jeunes entrants en LP

40Au-delà du caractère choisi ou subi de l’orientation en LP, nous souhaitons considérer, en amont, la manière dont s’est construit le projet d’orientation. En particulier, nous analysons dans quelle mesure les aspirations des parents se sont adaptés au cours du temps, dans le but de mettre en lumière des préférences adaptives ou au contraire des capabilités à aspirer perdurant dans le temps.

41Nous mesurons alors l’évolution des aspirations des parents entre la sixième et la troisième (lors de la formulation du premier vœu d’orientation par les familles). Alors qu’un certain nombre de parents maintiennent leur souhait (soit pour le général, soit pour le professionnel), d’autres en revanche présentent des souhaits différents. 17,15 % des parents qui souhaitaient orienter leur enfant en général en sixième demandent la voie professionnelle en premier vœu d’orientation 4 ans plus tard.

42Toutes les trajectoires de LP ne semblent pas exposées de la même manière au risque de refroidir leur niveau d’aspiration ou au contraire au fait de maintenir cette aspiration.

43Ainsi les jeunes de la trajectoire 2 (Tertiaire avec bifurcation), qui sont ceux qui subissent le plus de refus, sont aussi ceux qui maintiennent le plus leur niveau d’aspiration : ils sont en effet trois fois plus nombreux que les autres à maintenir une aspiration en général. De la même manière, ils sont moins nombreux que les autres dans la modalité « indécis orientant finalement en professionnel ».

44A contrario, parmi l’ensemble des trajectoires, la trajectoire 4 (le tertiaire linéaire) est celle qui se laisse le plus convaincre par le professionnel. Ainsi le caractère linéaire ou non d’une trajectoire pourrait provenir d’une capabilité à aspirer (pour les parcours non linéaires) ou au contraire d’une préférence adaptative (pour les parcours très linéaires).

45Pour autant, le phénomène de refroidissement des aspirations peut provenir d’un calcul rationnel de la part des parents, notamment lié à un niveau de performance plus faible en fin de collège. Afin de tenter de distinguer l’aspect rationnel du refroidissement de la préférence adaptative, nous analysons l’évolution des aspirations dans le cadre d’un modèle. Nous mesurons alors la probabilité de connaitre une des 4 évolutions (Les convaincus par le professionnel dès la sixième / Ceux qui se laissent convaincre par le professionnel / Les convaincus par la voie générale, les résilients / Les convaincus par le général en fin de collège / Les indécis orientant finalement en général) par rapport au fait de faire partie des indécis orientant finalement en LP (catégorie de référence dans le modèle).

46Afin de tenir compte du caractère rationnel des aspirations, nous considérons trois éléments : la performance scolaire en début de parcours (en mathématiques et en français), le niveau estimé par les parents et l’évolution de la performance scolaire entre la sixième et la troisième (à travers trois modalités : même niveau de performance, augmentation de la performance et diminution de la performance scolaire).

47L’évolution de la performance explique assez peu l’évolution des aspirations, si ce n’est pour la situation des indécis qui orientent finalement en général. Pour cette catégorie, une diminution de la performance scolaire en français diminue de 44,5 % les risques d’orienter finalement en général son enfant.

48En revanche des variables comme l’origine migratoire ou encore l’utilité perçue du diplôme semblent impacter significativement l’évolution des aspirations. La catégorie de ceux qui se laissent convaincre finalement par une orientation en professionnel est notamment assez marquée par l’origine migratoire des parents : avoir une mère née à l’étranger augmente de 5 fois les risques de refroidir ses aspirations, à performance scolaire donnée.

49La variable d’utilité perçue des diplômes joue particulièrement sur les chances de maintenir son aspiration pour le général : percevoir les diplômes de l’enseignement supérieur comme diplômes les plus utiles pour trouver un emploi augmente de 7,2 fois les chances de maintenir une aspiration en général. Dans cette catégorie on peut également percevoir un rôle de la CSP des parents : les enfants d’enseignant ou de cadres de la fonction publique ont deux fois et demi plus de chances de maintenir leur niveau d’aspiration, tandis que les enfants de chômeurs de longue durée ou d’inactifs ont moins de chances de faire partie des résilients.

Conclusion

50L’objectif de cet article était de mettre en lumière le caractère capabilisant des trajectoires de jeunes entrants en LP, notamment depuis la réforme du baccalauréat professionnel en 3 ans, en particulier en questionnant la notion de choix scolaire.

51Alors que le LP est souvent présenté comme un tout homogène, une analyse par trajectoire type a permis de mettre en avant l’hétérogénéité des trajectoires aussi bien du point de vue de leur linéarité que des antécédents scolaires. S’il apparait une dualisation scolaire et sociale assez marquée entre les jeunes des CAP industriel en apprentissage et ceux du baccalauréat professionnel, l’appartenance à la trajectoire des SEGPA-CAP semble s’expliquer davantage par des éléments scolaires. Au sein des filières tertiaires deux trajectoires apparaissent : une trajectoire très linéaire avec entrée directe en LP tertiaire après 4 ans de collège et une trajectoire présentant des bifurcations. Si cette dernière apparait comme présentant moins d’orientation choisie, elle est aussi celle présentant plus de capabilités à aspirer de la part des familles. Le caractère linéaire ou non d’une trajectoire pourrait alors provenir d’une capabilité à aspirer (pour les parcours non linéaires) ou au contraire d’une préférence adaptative (pour les parcours très linéaires).

52Afin d’estimer si ces capabilités à aspirer ont contribué à un élargissement du champ des possibles il serait nécessaire de poursuivre une analyse dans le temps renseignant sur les situations des individus au moment du baccalauréat et par la suite lors d’une éventuelle entrée dans l’enseignement supérieur. En effet, tel que le rappelle Hart (2016) : « It is also crucial to understand the degrees of freedom to aspire enjoyed by individuals, alongside the chances of transforming the aspiration into a capability ».

53Par ailleurs, si ce travail a permis de mettre en lumière l’impact de certaines variables objectives dans le refroidissement des aspirations dans une perspective proche du cadre conceptuel boudonien (évolution de la performance scolaire, appréciation du niveau de l’enfant impactant le calcul cout/avantage), il a aussi permis de montrer que les aspirations se construisaient par les représentations sociales (notamment ici celle la perception du rôle de l’école). Ce papier témoigne ainsi de l’intérêt d’un rapprochement de la théorie de Sen avec l’approche « dispositionnaliste et contextualiste » de Lahire. En effet, de par le fait qu’il existe tout de même une certaine homogénéité sociale au sein de ce segment du système éducatif (la grande majorité des élèves, quel que soit la trajectoire, ont des parents qui ont de faibles niveaux de diplômes), l’analyse des inégalités de choix en LP nécessite d’aller au-delà d’une approche classique en termes d’influence de l’origine sociale sur les choix scolaires pour analyser comment les représentations sociales mais aussi les expériences sociales influencent les capabilités à aspirer des individus en LP.