1Le décret du 1^er octobre 2013 lance l’expérimentation de la Garantie jeunes (GJ) et charge la Direction générale de l’emploi et la formation professionnelle (DGEFP) de la piloter et les missions locales de les mettre en œuvre. Le déploiement de la GJ sur l’ensemble du territoire se déroule en plusieurs temps :

• Novembre 2013 : 10 territoires expérimentaux ;

• 2015 72 nouveaux territoires volontaires avec des entrées par vague en janvier, avril et septembre ;

• 2016 : 19 départements supplémentaires avec deux vagues en avril et septembre ;

• Janvier 2017 : la GJ devient un droit conditionnel inscrit dans la Loi Travail.

2La GJ doit « amener les jeunes en situation de grande précarité vers l’autonomie par l’organisation d’un parcours d’accompagnement global, social et professionnel vers et dans l’emploi ou la formation »1. Elle comporte :

• un accompagnement individuel et collectif des jeunes par les missions locales, permettant l’accès à une pluralité d’expériences professionnelles et de formations, en vue de construire ou de consolider un projet professionnel,

• une garantie de ressources via le versement d’une allocation d’un montant mensuel de 497,01 € au 1^er avril 2019.

3En France, et comme recommandé par l’Union européenne, la logique « workfirst » est bien adossée au dispositif : il s’agit de prioriser l’accès à l’emploi ou à la formation. Selon la DGEFP2, « l’emploi est un des leviers pour l’accès à l’autonomie. La GJ propose de recréer un lien social grâce à une dynamique collective : c’est une mise en action du jeune qui le connecte à la réalité des situations de travail et le familiarise avec les règles de la vie en entreprise ».

4La GJ vise à accompagner :

• « Les jeunes ni en emploi ni en formation ni à l’école, et en situation de grande précarité sociale, pour leur permettre de relever la tête, de regarder vers l’avenir ;

• Les entreprises qui les accueillent, pour leur faire découvrir le potentiel des jeunes ».

5C’est donc dans cette logique là que les conseiller.es Garantie jeunes accompagnent de manière « intensive » des cohortes de 12 à 16 jeunes NEETs au sein des missions locales pendant quelques semaines (quatre à six) durant lesquelles les conseiller.es Garantie jeunes ou leurs partenaires animent quotidiennement des ateliers collectifs. Ensuite, et toujours à condition que les jeunes soient actifs dans leurs démarches pour réaliser des immersions en entreprise, les conseiller.es Garantie jeunes accompagnent de manière individuelle les jeunes les mois suivants en leur versant une allocation équivalente au RSA.

6La GJ est un dispositif à double instrument3 : un accompagnement (collectif intensif et individuel) et une allocation. L’allocation est au cœur de la mise en œuvre du dispositif, elle en est même la pierre angulaire. Contraignante et facilitante à la fois, elle conditionne les pratiques des conseillers GJ mais aussi celles des jeunes qui en bénéficient et ce, tout en justifiant le cadre normatif imposé par la GJ.

7Ainsi, nous appréhenderons, à partir des données receuillies en Nouvelle-Aquitaine4,comment l’allocation conditionne l’entrée (ou le maintien) sur le marché du travail des jeunes NEETS à partir de deux entrées : dans un premier temps par celles et ceux qui sélectionnent : les conseiller.es Garantie jeunes ; et dans un second temps par celles et ceux qui sont sélectionné.es : les « jeunes Garantie jeunes ».

1. L’allocation : un instrument novateur dans l’accompagnement des jeunes NEETs vulnérables

8Flora Heinrich Pailleret : « C’est quand même un dispositif workfirst à fond… enfin, si je vous écoute, l’objectif premier c’est juste la remise en emploi, peu importe ? ».
L.D5, DGEFP : « Non, il ne faut pas l’entendre comme ça parce que workfirst si on lit la littérature anglosaxonne, ce n’est pas que sur on va dire le volet utilitariste de l’employabilité, c’est plus arriver à se créer des opportunités »6.

1.1. Justifier le cadre normatif de la Garantie jeunes

« L’État central décide. L’action doit se déployer de haut en bas de manière conforme » (Sarfati, 2017).

1.1.1. L’allocation vue par les concepteurs de la Garantie jeunes

9Comme l’étudie finement Léa Lima (2016), la rhétorique autour de l’activation «  à la fois comme principe de gouvernance de la protection sociale (privilégier les dépenses de politiques de l’emploi aux dépenses d’indemnisation du chômage) et de gouvernance des individus (inciter les chômeurs à "s’activer", c’est-à-dire à produire des efforts suffisants de recherche d’emploi) » couplée à la crainte de la désincitation au travail exclut quasi tous les jeunes de moins de 25 ans du revenu minimum d’insertion puis du revenu de solidarité active. Ainsi, se sont développés de nombreux dispositifs d’intermédiation entre l’école et l’emploi pour favoriser la primo-insertion des jeunes. Sur les quarante-cinq dernières années, on compte plus d’une trentaine de dispositifs nationaux d’insertion à destination des jeunes, avec chacun des critères et des objectifs particuliers. Les jeunes précaires doivent alors se tourner vers les structures d’insertion pour pouvoir bénéficier de ces mesures.

10Le gouvernement Ayrault réfléchit à la mise en œuvre d’un dispositif qui pourrait être universel, à l’intention des jeunes avec l’appui des missions locales, « dans une visée sociale », « avec une approche complètement différente »7 que celle liée à l’activation. Les gouvernements Valls successifs8 ont remis en cause le fondement de la GJ qui est « devenue un outil de politiques de l’emploi alors qu’on était plutôt dans une logique d’un outil interministériel qui visait l’émancipation des jeunes, dont l’emploi est central »9.

11Le diptyque activation-désincitation au travail revient au cœur de la philosophie de la Garantie jeunes et l’idée d’un dispositif universel à visée sociale pour l’émancipation des jeunes se transforme en un dispositif d’activation de type « workfirst », l’emploi d’abord, pour « accompagner [les NEETs de 16 à 25 ans] vers l’autonomie par l’emploi, au travers d’une démarche personnalisée et une garantie de ressources »10.

12Ainsi est fait le choix, par le gouvernement Valls11, d’expérimenter puis de généraliser la Garantie jeunes en y adossant une allocation forfaitaire dont le montant mensuel maximum est équivalent à celui du revenu de solidarité active pour une personne seule, déduction faite du forfait logement durant toute la durée de son parcours et en fonction de ses revenus.

13L’allocation est versée aux jeunes dans le cadre d’un contrat d’engagements en fonction de leur assiduité lors de la période collective intensive puis des démarches actives effectuées pour réaliser des immersions en entreprise par la suite. Pour les accompagner dans ces démarches, de nombreux professionnels sont mobilisés – en premier lieu les conseiller.es GJ mais aussi des partenaires œuvrant pour la jeunesse (santé, logement, branches professionnelles, etc.).

14Les concepteurs de la GJ insistent sur le fait que le dispositif n’est pas qu’« une simple allocation : cette aide financière permet aux jeunes de surmonter certains obstacles (santé, logement, mobilité, …) et de se concentrer sur son parcours d’insertion pendant 12 mois », que l’allocation n’a pas vocation à « répondre aux situations d’urgence pour lesquelles d’autres sources peuvent être mobilisées comme le Fonds d’Aide aux jeunes »12.  L’allocation versée dans le cadre de la GJ doit l’être pour des jeunes « motivés et volontaires […] prêts à venir tous les jours […] et non l’octroi d’une simple allocation »13.

1.1.2. L’allocation dans le traitement des bénéficiaires

15Aucune déclinaison d’un dispositif ne peut être mise en œuvre à partir des règles édictées « par le haut » sans que celles-ci ne soient réinterprétées « par le bas », par les agents de terrain. D’autant plus que l’accord de versement de l’allocation se fait au niveau des Missions Locales. Ainsi, les jeunes sont confrontés au pouvoir discrétionnaire des agents de terrain pour obtenir l’autorisation de versement de l’allocation. Ce pouvoir, selon Michael Lipsky, est possible grâce à l’autonomie relative des opérateurs de terrain dans leur organisation, ce qui est le cas des conseiller.es Garantie jeunes dans les Missions Locales et repose sur :

• la nature, le montant et la qualité des prestations offertes par l’administration ;

• le choix d’un recours à des sanctions ;

• la durée de la procédure (qu’ils peuvent accélérer ou retarder) ;

• le niveau de communication de l’information14.

16Les missions locales ont d’abord eu la possibilité de « juger » et « jauger » l’attribution ou le retrait de l’allocation pour des jeunes GJ ne respectant pas tout ou partie des critères d’engagement. Cependant, la DGEFP a fait le choix d’harmoniser la grille de sanction et d’interdire la possibilité de proratiser l’allocation au regard des transgressions commises par le ou la bénéficiaire. De plus, toute sanction doit être validée par une commission où l’État (via les Direccte) lance les démarches de retrait de l’allocation en passant par l’agence de services et de paiement. En souhaitant garder la main-mise sur l’allocation, la DGEFP met en position délicate les conseiller.es souhaitant rendre « pédagogique » le retrait de l’allocation. En effet, le paiement se fait à termes échus, les commissions de suivi doivent être convoquées, le retrait de l’allocation validé puis envoyé à l’Agence de services et de paiement. Ainsi, une sanction financière peut arriver deux à trois mois plus tard alors que le ou la jeune peut avoir revu son comportement. Ainsi, les conseiller.es font état de la non cohérence entre la sanction et son exécution.

« Je trouve que c’est compliqué à gérer dans la relation de l’accompagnement, la suspension d’allocation parce que y’a un décalage de l’ASP. C’est l’ASP hein qui fout ce décalage hein ! Parce que nous, on pourrait traiter en réel hein ! » 15.

17Et, a contrario, les conseiller.es se retrouvent dans une situation complexe parce que c’est de leur ressort de faire remonter le non-respect des engagements. Ce sont donc les conseiller.es qui sont à l’initiative de la demande de sanction et qui se retrouvent dans une situation où ils sont juges et parties. Juges car les conseiller.es pensent qu’il est juste (par rapport aux jeunes respectant les engagements) de sanctionner mais parties car ils et elles connaissent les dossiers des jeunes et les impacts qui découleraient d’un retrait d’allocation. Le cœur de leur métier reste l’accompagnement du jeune et la relation de confiance.

« …parce que c’est eux [les conseillers] qui déclenchent le versement de l’allocation mais ils sont aussi celui qui va décider ou pas si l’allocation va être versée ou pas et cet aspect de sanction en lien avec l’argent, ça change complètement de l’accompagnement on va dire généraliste Mission Locale 16»

18Cette position ambivalente de la part des conseiller.es est directement liée à leur pouvoir discrétionnaire et à la possibilité qu’ils ont de sanctionner ou ne pas sanctionner tout en devant faire respecter le cadre normatif de la GJ et le maintien de l’équilibre des cohortes afin que les jeunes qui les constituent atteignent les objectifs fixés par la DGEFP.

1.2. L’argent accordé aux jeunes en Garantie jeunes : le leur ou l’argent du leurre17 ? 

« … il y a quand même un côté où le caractère financier leur donne une obligation, nous on leur dit que c’est une obligation, grâce à l’allocation, ça nous permet d’avoir une sorte de moyen de pression et du coup ça les oblige à le faire »18.

1.2.1. L’allocation, un atout pour la levée des freins périphériques…

19La DGEFP mise avec la GJ sur la possibilité de lever les freins périphériques pendant les temps d’immersion en entreprise : « L’expérience ça permet de révéler des choses ; c’est-à-dire que tout d’un coup, on met quelqu’un dans un milieu et puis on découvre qu’il y a un problème »19. Ainsi, l’accompagnement global mis en œuvre par les missions locales qui prônait une levée des freins périphériques en amont de la mise en emploi est remise en cause avec cette approche doctrinale de la GJ.

20Pour lever des freins périphériques liés à la vulnérabilité financière en amont de l’amorce d’un parcours en emploi ou en formation, les Missions Locales ont à leur disposition le Fond d’Aide aux jeunes. Le FAJ est cependant principalement mobilisé pour les urgences (alimentation, logement, transport, etc.) et ne peut excéder 1500€ par jeune et par an (rarement versé au jeune directement mais plutôt « sur facture » ou sous forme de « bon »). Il apporte une aide financière ponctuelle aux jeunes de 16 à 25 ans « sans ressources ou avec des ressources très faibles ». L’allocation adossée à la GJ est donc d’une autre dimension : il s’agit d’une allocation régulière, versée directement au jeune et d’un montant équivalent au RSA.

21Trois usages de l’utilisation de l’allocation par les jeunes ont été référencés dans un rapport de recherche intitulé La Garantie jeunes en actions : usages du dispositif et parcours de jeunes (Louison-Lerustre, Couronné & Sarfati, 2016) :

• usage associé au passé : « le jeune utilise l’allocation pour combler les dettes accumulées par des impayés de loyers, des soins, des emprunts » ;

• usage associé au présent : « permet au jeune d’assumer le coût de la vie quotidienne, les besoins primaires (se nourrir, se loger, se vêtir). Beaucoup expliquent que l’allocation représente une aide pour la famille et disent aider leur mère ».

• usage associé au futur : « il s’agit pour le jeune de capitaliser pour financer le permis de conduire ou une formation ».

22Ces constats rejoignent ceux que nous avons pu faire sur le terrain. L’allocation GJ est une opportunité pour beaucoup de conseiller.es qui peuvent ainsi permettre aux jeunes qu’ils accompagnent de lever les freins périphériques liés à leur vulnérabilité financière (ou celle de leur famille). Cependant, l’allocation est aussi une « monnaie d’échange » qui nécessite de la part des jeunes le respect du contrat d’engagements qu’ils ont signé même si les conseiller.es ont conscience « qu’on n’est pas autonome avec une allocation Garantie jeunes hein ! il ne faut pas se leurrer. Ou autonome en galère, très en galère »20.

1.2.2. …et la conformation des jeunes aux attentes institutionnelles

23L’allocation sert un dispositif d’activation des dépenses sociales où l’Etat social actif oscille « entre la volonté de normaliser les comportements (en l’occurrence de les rendre conformes aux attentes de productivité et compétitivité économiques) et un souci d’assister les individus et de les aider à trouver leur place dans la société » (Bonvin & Farvaque, 2017).

24L’allocation est ainsi utilisée comme un outil de conformation aux codes du monde professionnel. Dès leur entrée en GJ, les jeunes doivent adopter une attitude conforme aux attentes des entreprises. Lors de l’accueil d’une nouvelle cohorte de GJ, la conseillère a exigé que trois jeunes portant un sac en bandoulière l’ôtent. Les jeunes ont tenté d’abaisser le lien en bandoulière de leur épaule pour poser le sac sur leurs genoux mais la conseillère les a repris en leur disant que sur le groupe précédent, ce fut une raison de convocation par sa supérieure hiérarchique car « ça ne correspond pas aux attentes des recruteurs » et « qu’on attend ici de vous l’attitude, une posture adaptée au monde professionnel ». Dubitatifs et circonspects, ils ont fini par enlever leur sac bandoulière. Les conseiller.es utilisent donc cette période intensive collective pour permettre aux jeunes de « réadopter des codes et pour eux, c’est se lever le matin, comment je me comporte avec du monde autour… »21. Le directeur d’une mission locale parle de la période collective intensive comme d’un « sas emploi » et justifie ainsi le fait qu’une jeune femme doive enlever son foulard « car une entreprise demanderait la même chose ». 

25Ce dont veulent s’assurer les entreprises, c’est aussi de la fiabilité des jeunes (ponctualité et endurance). Lors de la phase collective intensive, chaque jeune doit émarger22 à chaque atelier auquel il/elle doit participer même lorsque ceux-ci sont organisés à l’extérieur ou par des prestataires. Les absences doivent être justifiées et il revient donc aux conseiller.es de juger de la pertinence de l’absence et du maintien ou retrait de l’allocation pour manquement aux engagements.

26L’allocation est souvent brandie comme menace lorsque les jeunes dévient des obligations qui s’imposent à eux, « là, on a un moyen de pression avec l’alloc »23.

27L’allocation est donc habilitante car elle permet aux conseiller.es de bénéficier d’un outil fort pour accompagner les jeunes dans la levée des freins périphériques mais elle est aussi contraignante car elle modifie la relation entre le/la jeune et son/sa conseiller.e.

2. Être un « jeune Garantie jeunes »

2.1. Les aspirations des « jeunes Garantie jeunes »

« Il y a quelquefois pour certains un travail de deuil à faire sur un projet et puis quelque fois, de dire au jeune « d’accord, vous voulez faire ça. Très bien, il y a la possibilité de faire des stages, allons-y ! » Et donc, du coup des fois en étant confronté au monde de l’entreprise, le jeune se rend compte par lui-même que soit c’est prématuré, soit c’est pas adapté »24.

2.1.1. Entre aspirations et préférences adaptatives : quel « rôle social » pour les « jeunes Garantie jeunes » ?

28Comme souligné par Xavier Zunigo (2008), « les dispositifs d’insertion sont un mode spécifique de gestion de ce phénomène au cours duquel s’opère l’ajustement progressif des espérances et des chances d’insertion professionnelle. Loin d’être mécanique, cet ajustement est favorisé par un travail de conversion et/ou de renforcement des aspirations socioprofessionnelles des jeunes de classes populaires. Les conseillers des missions locales cherchent à instaurer une forme de rapport moral et pédagogique avec les publics qui permet de baliser l’avenir socioprofessionnel et d’étayer des dispositions nécessaires au maintien dans l’emploi ou au suivi des formations ».

29La Garantie jeunes engagerait donc ses destinataires dans une démarche d’ajustements entre leurs aspirations propres et ce que les conseiller.es (ou les partenaires) leur présentent comme étant du champ des possibles. « Ainsi, les missions pour l’emploi des jeunes ont-elles finalement moins pour fonction de trouver un travail que d’étayer le "sens du placement" des jeunes chômeurs en les amenant à formuler un projet réaliste au cours d’interactions qui tendent également à normaliser leur conduite (vestimentaire, langagière) et leur rapport au temps (ponctualité, prévision) »25.

30On se placerait ainsi plutôt du côté des préférences adaptatives26 que du développement des capabilités des jeunes dans le cadre du parcours en GJ. En revanche, s’intéresser au développement des aspirations de ces jeunes permet de voir quelles sont celles qui ont de la valeur à leurs yeux.

2.1.2. Les aspirations des « jeunes Garantie jeunes » : entre autonomie financière et découverte professionnelle

« Il y en a qui qui sont là uniquement pour l’allocation. […] y’en a ça va être d’abord l’argent parce qu’il est en galère tout ça, y’en a un autre ça va vraiment être le fait, un peu comme moi, de creuser ma voix professionnelle et trouver un projet professionnel. D’autres, ça va être notamment pour le clan des filles qui étaient dans mon groupe, ça va être de se créer un lien, de créer un lien social et de réintégrer un petit peu la société »27.

« Ce qui m’a plu le plus avec eux c’est vraiment pour mon CV. Parce que vous l’avez vu, le CV, vraiment on est obligé de le structurer. Et après, pour l’allocation parce que je vais pouvoir essayer d’avoir mon permis et mon code »28.

31Ces deux extraits d’entretiens sont révélateurs d’une certaine réalité concernant les aspirations des jeunes GJ29. En effet, à la question « Pourquoi est-ce important pour vous d’être en Garantie jeunes ? », les cohortes de jeunes répondent :

• le lien social : 33,33%

• la découverte professionnelle : 33,33%

• l’allocation : 26,66%

• trouver un emploi : 6,16% Les aspirations des jeunes en GJ se situent donc autour de quatre pôles :(re)créer du lien social pour lutter contre l’isolement,

• (re)définir un projet professionnel ou de formation,

• se sentir en sécurité financière,

• trouver un emploi.

32Ces aspirations ne sont pas nécessairement au cœur du cadrage théorique de la GJ mais sont centrales dans le parcours des jeunes NEETs vulnérables que nous avons rencontrés. Cela peut alors causer des distorsions entre les attentes institutionnelles et les besoins des jeunes.

33Les focus group réalisés permettent aussi de mettre en exergue l’évolution des aspirations des jeunes lors de cette période collective intensive entre le jour de leur entrée (T030) et le dernier jour de la période collective intensive (T1). En effet, cela permet d’appréhender l’impact du discours institutionnel sur l’évolution des aspirations des jeunes.

34La période collective de la GJ permet donc de développer la capabilité à aspirer des jeunes et on note une réelle évolution des aspirations des jeunes.

35Plusieurs hypothèses se présentent.

• La première sous forme d’un biais : à T0, les jeunes ne se connaissent pas, ne connaissent pas les membres de la Mission Locale et répondent aux questions lors de tour de table de présentation. Il peut donc s’agir d’un temps intimidant où les jeunes n’osent pas s’exprimer ou qui savent d’ores et déjà le discours institutionnel à adopter pour « entrer dans les clous » (trouver un emploi, découverte professionnelle). A T1, j’organisais un atelier, seule, avec eux, dans le respect de l’anonymat des réponses. Peut-être que la dynamique collective couplée à l’intimité a permis d’exprimer d’autres aspirations (sociales et allocation).

• La deuxième, il y a un « détournement » des objectifs de la GJ par les jeunes qui dépassent l’emploi d’abord. Les freins périphériques liés à leur situation ne se résolvent pas par une mise en conformité avec le monde professionnel.

• Enfin, l’obtention de l’allocation sans contrepartie (tel un minima social) est un jeu de dupes entre les conseiller.es et les jeunes puisqu’il s’agit d’un instrument d’un dispositif d’activation. Mais aspirer à la sécurité financière reste une aspiration forte chez ces jeunes vulnérables. Car trouver un emploi ou sa voix professionnelle est souvent souhaité pour « pour avoir un salaire ».

36La sécurité financière est au cœur des aspirations des jeunes, et l’allocation en est le symbole le plus visible.

2.2. (S’)investir dans la période collective intensive…

2.2.1. …pour s’assurer le maintien de l’allocation

37La période collective est source d’enjeux tant pour les jeunes que pour les conseiller.es qui les planifient et les animent, pour partie. La boîte à outils pensée par la DGEFP organise une partie des ateliers qui doivent être déclinés durant 4 à 6 semaines.

« Les quinze premiers jours, c’est nous qui animons vraiment tous les ateliers du matin. […] Nous on anime le matin sur des ateliers qui font partie du cahier des charges, la boite à outils de la Garantie jeunes »31.

38Cette période est donc cruciale pour les conseiller.es qui doivent fédérer une cohorte, la mobiliser pour dérouler le planning de la période collective intensive tout en découvrant les besoins des jeunes. Inversement, il est crucial pour les jeunes d’être mobilisés dès le démarrage de la GJ pour pouvoir suivre le planning de la période collective intensive parce que de leur mobilisation dépendra une partie de la mobilisation des conseiller.es et donc de l’obtention de leur allocation. Dès les premiers jours, la ponctualité, l’assiduité et la discipline sont des critères qui vont orienter l’accompagnement dont ils vont bénéficier.

« Moi, j’aime bien être là le premier jour pour fixer un cadre, dire « bah voilà vous êtes ici, pourquoi vous êtes là, voilà ce que j’attends de vous. » J’aime bien faire ça parce que je peux sentir la température du groupe tout de suite »32.

39L’apprentissage du rôle social du « jeune Garantie jeunes » démarre donc dès le premier jour de la période collective de la GJ. En respectant les engagements, par intérêt ou pas contrainte, ils et elles s’assurent le versement de leur allocation.

« …il y en a qui m’ont dit "bon ça y est j’ai fait mon mois de collectif, j’ai mon allocation, maintenant j’irai juste m’actualiser une fois par mois à la mission locale, mais juste pour avoir mes sous" »33.

40Cette période peut être une réelle mise en difficulté pour certain.es jeunes n’adhérant pas/plus aux codes scolaires. Les jeunes GJ disent être « en cours »34, « à l’école »35, « en classe »36 lorsqu’ils parlent de cette période intensive collective où leur présence et leur attention est requise pour assister à des ateliers qui rythment leur journée. Ils se retrouvent effectivement contraints par un programme sur lequel ils n’ont pas la main (les plannings sont faits bien en amont du démarrage de la cohorte) et sont confrontés à un/des adultes cherchant à normaliser leurs conduites. La violence symbolique peut alors être très forte pour les plus éloignés de ces exigences institutionnelles.

41Cela dit, et comme nous l’avons déjà abordé, le pouvoir discrétionnaire peut, à l’avantage ou non du jeune, être fort. En effet, des jeunes dans l’incapacité de respecter le contrat d’engagements, voire de participer à la période collective intensive peuvent malgré tout se voir octroyer le maintien de leur allocation.

« C’est une jeune qui est toxico, ça s’est hyper mal passé avec sa conseillère généraliste. Concrètement, elle s’est bagarrée, elle est arrivée saoule. Par rapport au règlement intérieur, j’aurai dû la sortir. J’aurai dû l’exclure : elle n’est pas employable. Mais pour le coup, je me suis dit "j’ai un truc à faire avec cette jeune" »37.

42Alors que près de 85 % des jeunes entrant en GJ dans les missions locales rencontrées passent la période collective, certain.es le font pour s’assurer le maintien de l’allocation sur les mois suivants mais le pari est fait que cette période collective soit pour certain.es l’occasion de trouver de la motivation et d’autres de la garder.

« Pour certains, le mouvement collectif généré par la cohorte va les mettre en mouvement aussi, ça va les emporter et puis, il y en a qui sont extrêmement résistants et qui ne veulent rien faire »38.

2.2.2. …pour découvrir les possibles professionnels pendant et à son issue

43Dans le rapport de recherche du Centre d’études de l’emploi et du travail commandé par la DGEFP dans le cadre de l’évation de la GJ en novembre 2016, les autrices et l’auteur recensent 4 catégories interactionnelles entre les jeunes et l’offre institutionnelle que propose la GJ :

• « La catégorie "mobilisation" regroupe donc toutes les situations dans lesquelles les jeunes s’approprient la proposition institutionnelle et s’engagent dans un parcours de construction de soi. La proposition institutionnelle est jugée adéquate par les jeunes, qui s’en saisissent et s’impliquent dans la recherche d’emploi. »

• « Dans catégorie "intermédiation", il y a non seulement adéquation entre les besoins des jeunes et la proposition institutionnelle, mais plus encore, l’action du conseiller vient encourager et soutenir les jeunes. Dans ces conditions, ces derniers s’engagent dans l’emploi. »

• « La catégorie "démobilisation" regroupe des propositions institutionnelles peu denses, peu articulées aux besoins des destinataires et qui font l’objet de peu de sanction positives ou négatives. Les jeunes se désengagent alors du dispositif et de la recherche d’emploi. »

• « La catégorie d’interaction "occupation" regroupe donc des situations où la proposition institutionnelle n’est ni dense, ni en adéquation avec les besoins exprimés par les jeunes. »

44Pour celles et ceux des « jeunes GJ » qui appartiendraient à la catégorie interactionnelle « mobilisation » ou « intermédiation », l’investissement dans la période collective n’est pas seulement dans l’optique de bénéficier de la contrepartie que représente l’allocation contrairement aux jeunes appartenant aux catégories « démobilisation » et « occupation ».

45Pour les deux premières catégories, la période collective est une opportunité pour recréer du lien social et professionnel. L’apprentissage des codes professionnels se fait de manière volontaire et elles s’adaptent au groupe en fonction de leurs connaissances et compétences déjà acquises en amont. Être NEET vulnérable ne signifie pas être sans expérience professionnelle, ne jamais avoir été scolarisé ou en formation. Cette période collective est donc aussi mise à profit pour des échanges et des partages d’expériences entre jeunes, et cette médiation collective est rassurante pour certain.es jeunes.

« Je vois là, une jeune hyper timide sur la cohorte de mars, mais vraiment hein, qui était en crise d’angoisse quand il fallait faire les simulations d’entretien et tout elle était en panique ! Et le fait qu’elle ait trouvé trois copines dans la cohorte, bah les copines viennent avec elle quand elle va faire ses recherches de stage et là, elle est en stage ! »39.

46Les jeunes qui respectent le contrat d’engagements peuvent être en demande de se mettre en conformité avec le monde professionnel et y voient une réelle opportunité de modifier les freins qui empêchent leur accès à l’emploi.

« Eh bien, elle (ma conseillère) m’a appris comment avoir un entretien d’embauche, comment faire, comment se présenter et tout. Si on est stressé, comment faire avec ses mains, ils nous ont appris beaucoup de choses. Du coup, je pense que ça peut beaucoup nous servir pour quand on fait nos entretiens d’embauche et tout… »40.

47Cette même jeune mettait en avant l’intérêt des ateliers de la période collective. Elle présente un atelier de socio-esthétique où l’intervenante l’avait maquillée et lui avait donné des conseils sur sa coiffure.

– Flora Heinrich Pailleret « Vous vous maquillez parfois ?
– Claire-Marie : Non, jamais.
– Flora Heinrich Pailleret : Vous pensez vraiment qu’il faut que vous vous maquilliez avec les bonnes couleurs et avoir une coupe adaptée à la forme de votre visage pour trouver un emploi ?
– Claire-Marie : bah, oui … enfin, … je sais pas. »

48Pour ces jeunes en situation d’échec dans leur recherche d’emploi alors que leur motivation est réelle et intacte, la mise en conformité avec les codes professionnels devient alors l’objectif premier de cette période collective intensive. Elles et ils espèrent alors capitaliser leurs nouvelles acquisitions sur les semaines suivantes lors des entretiens d’embauche et les immersions en entreprise.

49L’allocation permet de relativiser « les stages non rémunérés » qui se font sous forme de PMSMP (périodes de mise en situation en milieu professionnel). En effet, les jeunes peuvent alors aller en entreprise en gardant le bénéficie de leur allocation. Le stage leur semble ainsi plus acceptable car il donne l’illusion d’être une activité professionnelle rémunérée.

50Cette allocation peut leur permettre de découvrir des domaines auxquels ils n’auraient pas pensé ou qu’ils n’auraient pas osé approcher car l’urgence « alimentaire » peut parfois éloigner de ses projets.

– R  : « On leur dit "vous avez cette compétence là, vous avez réussi à faire ça en stage, là, c’est une mission d’intérim, ça vous fera un peu de sous" donc du coup… ce n’est pas des choses qu’ils auraient envisagées par eux-mêmes avant, ils auraient trop douté d’eux. Enfin, je dis ça, ce n’est pas une théorie mais des pistes.
– A : Je crois que c’est vrai qu’ils vont là où ils ne seraient certainement pas allés dans un autre accompagnement » 41.

51Enfin, s’investir dans la période collective, c’est aussi s’assurer le soutien de ses conseiller.es qui, à leur discrétion, feront jouer leurs contacts pour certain.es jeunes plus que pour d’autres. Un.e jeune qui sera, selon leurs critères, prêt-à-l’emploi bénéficiera plus facilement de leur réseau qu’un.e jeune pour lequel les conseiller.es estiment qu’il y a encore des freins à lever.

« Avec certains jeunes, on sait qu’on va se griller et on veut pas se griller ! »42.

52À l’issue de la première matinée de présentation, une jeune (Léa43) qui veut faire de l’animation va voir sa conseiller.e. Elle m’invite à les suivre dans le bureau de la conseiller.e. Elle m’explique alors que pour Léa, elle va appeler de suite une structure pour qu’ils la prennent en animation parce qu’elle connaît son parcours et qu’elle sait qu’elle n’a pas de freins. Effectivement, la conseillère appelle la structure et Léa aura un rendez-vous dans les jours suivants. Un peu plus tard, en me parlant d’autres jeunes (ceux qui portaient leur sac en bandoulière), elle m’explique qu’elle ne fera pas ça parce que ce serait la mettre en difficulté par rapport à son réseau et que tant qu’ils ne seraient pas prêts (avec un doute sur le fait qu’ils le soient réellement), elle n’interviendrait pas.

53S’investir dans la période intensive collective est une façon de s’assurer le maintien de l’allocation pour la durée du contrat. Cependant, il serait cynique et inexact d’affirmer que les jeunes en GJ sont présents en GJ uniquement pour l’allocation. Bien qu’ils aspirent à la sécurité financière, ils aspirent aussi à être conformes au monde du travail pour pouvoir s’y insérer. Mêmes non rémunérés, les stages prennent du sens pour ces jeunes car l’allocation les sécurise et ils peuvent devenir des tremplins pour affiner un projet professionnel ou de formation.

Conclusion

54L’allocation conditionne l’entrée dans la vie active des jeunes NEETs vulnérables en GJ. Elle est tour à tour habilitante et contraignante tant pour les jeunes que pour les conseiller.es qui les accompagnent.

55La Garantie jeunes, et notamment l’allocation qui y est adossée, a un réel impact sur celles et ceux qui sélectionnent, les conseiller.es GJ, ainsi que sur celles et ceux qui sont sélectionné.es dans le dispositif : les jeunes NEETs vulnérables.

56L’allocation sert la doctrine de la GJ, dominée par le « workfirst ». L’entrée dans la vie active des jeunes NEETs vulnérables est donc conditionnée par le maintien de l’allocation par les conseiller.es. Pour certain.es jeunes, cela dépendra aussi de leur niveau de conformation aux critères de la GJ plus qu’à leurs réelles aspirations. Comme nous avons pu le constater, les aspirations des jeunes après leur passage en période collective intensive s’articulent entre l’autonomie financière (maintien de l’allocation et/ou trouver un emploi) et la découverte des possibles professionnels. La recherche du lien social n’est pas un objectif de la GJ mais il est au cœur des aspirations des jeunes qui trouvent dans cette période collective intensive une forme de médiation collective qui peut favoriser la (re)prise de confiance en soi.

57Pour les conseiller.es, la doctrine de la GJ couplée à la gestion d’une allocation, modifie leur pratique professionnelle. Nous avons déjà pu constater que les conseiller.es GJ se retrouvent confronté.e.s à de nouvelles tâches : contrôler et sanctionner. L’allocation est donc un atout pour les conseiller.es qui ont (enfin) un levier fort pour accompagner les jeunes dans la levée de leurs freins périphériques liés à leur vulnérabilité financière mais elle tend également à devenir une monnaie d’échange. Une monnaie d’échange pour encourager les jeunes NEETs vulnérables à se conformer aux attentes institutionnelles et professionnelles.