Les catégories de jugement mobilisées dans la construction des avis des établissements d’enseignement secondaire sur les vœux d’orientation des élèves
p. 575-583
Texte intégral
1La question de l’égalité des chances oriente nombreuses recherches en éducation, comme si la société contemporaine, notamment européenne, attendait de son système éducatif une réduction de la « reproduction sociale » (Bourdieu & Passeron, 1964). Un des points d’attention des recherches sur cette reproduction sociale réside dans l’accès des élèves à une éventuelle poursuite d’études dans l’enseignement supérieur (Duru-Bellat & Kieffer, 2008). Dans un système d’éducation qui a une scolarité obligatoire relativement longue, avec une diplomation assez homogène en fin d’enseignement secondaire, l’accès à l’enseignement supérieur constitue une sorte de « croisées des destins ». En France, le baccalauréat, diplôme qui autorise les demandes d’accès à l’enseignement supérieur, est délivré à environ un demi-million de personnes chaque année (ministère de l’Éducation, 2018), essentiellement des jeunes de 17-18 ans. La délivrance de ce diplôme s’effectuant en fin d’année scolaire, moment où les décisions des établissements d’enseignement supérieur sont déjà prises, l’avis préalable des établissements d’enseignement secondaire dans l’accès à l’enseignement supérieur s’avère prédominant (Mathiot, 2018), au détriment du niveau de réussite au diplôme. Dans le processus d’accès à l’enseignement supérieur, l’avis du chef d’établissement vis-à-vis des capacités des élèves à réussir dans les formations auxquelles ils aspirent joue potentiellement un rôle décisif. Pourtant, rares sont les recherches qui peuvent éclairer la construction de ces avis.
2Quelle part les chefs d’établissement prennent-ils dans la construction des avis d’orientation pour l’accès à l’enseignement supérieur ? Sur quelles catégories de jugement s’appuient-ils pour élaborer ces avis ?
3Du point de vue des chefs d’établissement, quelles sont les catégories de jugement mobilisées pour construire cet avis ? Sur quelles représentations de l’enseignement supérieur et des exigences des formations souhaitées par les élèves reposent-ils ? L’avis est-il élaboré de manière individuelle ou s’appuie-t-il sur un collectif de travail, dans la continuité du travail collectif mené par les équipes de professionnels pour accompagner l’orientation de l’élève (Métral, 2018) ? L’aspect longitudinal pris en charge lors de l’accompagnement à l’orientation de l’élève intervient-il à ce moment de décision du chef d’établissement ?
1. Les catégories de jugement des chefs d’établissement
4La construction de l’avis d’orientation décidé en conseil de classe repose sur un travail de concertation entre plusieurs acteurs, dont les enseignants. Selon Métral (2018) cette décision ne repose pas seulement sur les résultats scolaires, mais s’appuie sur des informations recueillies sur d’autres situations. Malgré l’importance de ces décisions pour l’avenir de centaines de milliers d’élèves chaque année dans un pays comme la France, il est difficile de trouver des recherches qui tentent de les éclairer dans leur effectuation concrète, lors des situations de « concertation » (op. cit.) que constituent notamment les conseils de classe. Pourtant, le doute en matière de justice et d’objectivité est permis (Dequiré, 2008).
5Nous pouvons avancer que les catégories de jugement relatifs aux décisions de poursuite d’études s’inscrivent dans une « histoire de l’orientation », celle d’un système éducatif, dont la description des grandes évolutions (Berthelot, 1993) révèle notamment des tensions entre une logique de « gestion de flux » (dont les enjeux ont eu des fins diverses selon l’évolution de la société et de ses attentes vis-à-vis de son système éducatif), et une logique d’attention au projet de l’élève. Dans la logique de « gestion de flux » se situe la question de l’équité entre élèves (ne pas favoriser un élève moins méritant qu’un autre), qui n’est pas toujours compatible avec la volonté de laisser le maximum de chances à un élève de satisfaire ses projets. D’autres tensions pourraient apparaitre à travers l’étude du rôle des chefs d’établissement dans la construction des avis d’orientation, tensions semblables à celles inhérentes à l’activité des conseillers d’orientation par exemple qui se trouvent souvent face au dilemme d’encourager des désirs d’accès à des orientations ambitieuses ou d’entraver des orientations illusoires pour l’élève (Rochat, 2015). Nous nous proposons donc d’aborder les catégories de jugement des chefs d’établissement dans cette activité d’élaboration des avis d’orientation vers des études supérieures.
6Dans le contexte étudié (plateforme Parcoursup en 2018), pour chaque vœu d’orientation de chaque élève, l’appréciation du chef d’établissement comprend un « avis à rédiger » (d’une longueur maximale d’environ 450 caractères) intitulé « appréciation du chef d’établissement sur la capacité de l’élève à réussir dans la formation visée » et un avis sur la capacité à réussir comprenant 4 « niveaux » : « très satisfaisant », « satisfaisant », « assez satisfaisant », « peu démontrée ». Les documents infographiques diffusés par le ministère de l’Éducation (plateforme Parcoursup, mai 2018) montrent un usage discriminant de ces 4 niveaux, le niveau « très satisfaisant » étant toutefois le plus souvent choisi.
7Matériellement, sur la plateforme, pour chaque élève, les avis du chef d’établissement succèdent à un bulletin de notes (de l’année précédente et de l’année en cours), aux appréciations des enseignants (par discipline) et aux avis du professeur principal (avis sur la méthode de travail, l’autonomie, l’engagement, l’esprit d’initiative et la capacité à s’investir dans le travail). Les chefs d’établissement doivent émettre un avis pour chacun des vœux des élèves (jusqu’à 10 vœux par élève).
2. Entretiens individuels auprès de sept proviseurs-adjoints
8Cette recherche s’appuie sur un recueil de données mené auprès de l’enseignement public agricole français, ceci pour des raisons liées à notre ancrage institutionnel. Dans ce système éducatif, les « chefs d’établissement » (directeurs d’établissement) à proprement parler exercent des fonctions de direction d’un ou de plusieurs lycées agricoles, mais également d’autres centres (exploitation agricole, centres de formation divers), ce qui les tient bien souvent à l’écart des responsabilités pédagogiques, à la différence des proviseurs adjoints (ou directeurs adjoints). C’est donc auprès des acteurs impliqués dans le pilotage pédagogique que notre recherche s’appuie, à savoir les proviseurs adjoints de lycées agricoles publics ; ces derniers exerçant le plus souvent seuls dans leur établissement, leur intérêt pour mieux connaitre le concret du travail de leurs collègues est très souvent vif. Intéressés pour échanger sur les différentes façons de s’approprier les changements, des proviseurs adjoints se sont engagés dans un processus de recherche coopérative sur plusieurs années (Veyrac, 2018). Proviseurs adjoints et chercheurs enquêtent donc ensemble dans l’objectif de rendre visible le travail de direction d’établissement d’enseignement aux yeux d’autres personnes, notamment leurs collègues.
9L’aspect coopératif de la recherche détermine les modalités de recueil de données ainsi fixées : des entretiens individuels semi-directifs enregistrés et retranscrits, basés sur une trame commune, fournissent des données pour apporter des éléments de réponse aux questions de recherche. Les proviseurs adjoints ont ainsi été questionnés entre autres sur les procédures mises en place pour élaborer leur avis, l’enrôlement éventuel des enseignants, l’organisation du conseil de classe, sa place dans le calendrier de Parcoursup, les décisions prises, les modalités d’évaluations des différents items à renseigner. Ce contexte coopératif permet aux praticiens de l’éducation de rendre la recherche utile à leur activité au quotidien et aux chercheurs de s’affranchir de réponses trop convenues. L’inscription dans la durée du dispositif de recherche est également un des facteurs favorisant une expression authentique des activités réalisées dans un climat de confiance mutuelle entre chercheurs et praticiens. Ce contexte de confiance est particulièrement important s’agissant pour les chercheurs d’accorder du crédit aux discours sur l’activité et pour les proviseurs adjoints de s’exprimer sur une dimension de leur travail qui peut s’avérer décisive pour l’avenir des jeunes et qui est, malgré ou à cause de cela, particulièrement peu éclairée par la recherche en éducation.
10Les sept proviseurs adjoints qui ont participé à cette recherche exercent dans sept régions distinctes de la France métropolitaine. Le contexte de la recherche leur a été présenté ainsi : « Nous nous intéressons à la diversité des procédures Parcoursup mises en place dans les lycées, auprès des classes technologiques, de la saisie des vœux par les élèves à la saisie des avis par les chefs d’établissements ou professeurs principaux […]. L’enjeu est d’éclairer les processus de décision, dans leur diversité. Les données seront anonymisées et les résultats vous seront communiqués ».
11Un des partis pris méthodologiques de cette recherche consiste à focaliser le discours des proviseurs adjoints sur une seule classe de leur établissement (terminale technologique) : il s’agit ainsi de rester au plus près des dispositifs effectivement mis en place, et de ne pas recueillir des propos trop généraux ou des activités plus idéalisées que vécues. Les recueils ont eu lieu en avril 2018, lors de l’année de lancement de la plateforme Parcoursup, quelques jours seulement après la date limite de formulation des avis par les chefs d’établissement (donc plusieurs semaines avant la diffusion officielle aux élèves), ceci afin d’éviter les reconstructions de souvenirs.
12Les entretiens sont analysés sous l’angle (1) de la part prise par les chefs d’établissement dans l’élaboration des avis et (2) des catégories de jugements en lien avec l’élaboration de avis sur les vœux d’admission dans l’enseignement supérieur.
3. Buts des proviseurs adjoints
13Les données présentées ici rendent compte des buts que les proviseurs adjoints déclarent se donner en lien avec l’élaboration des avis d’orientation.
3.1. Interférer ou pas dans les avis des enseignants
14Plusieurs proviseurs adjoints déclarent donner des consignes aux enseignants pour rédiger leurs appréciations, notamment pour qu’ils formulent des appréciations différentes de celles déjà présentes sur le bulletin « classique » destiné à être examiné en conseil de classe : pour eux, il apparait important d’indiquer aux enseignants que l’avis « classique » (de type « Bon trimestre, persévérez dans vos efforts ») ne convient pas pour constituer un avis d’orientation. Ainsi, plus de la moitié des proviseurs adjoints de notre échantillon incitent les enseignants à rédiger leurs appréciations en lien avec la poursuite d’études, et non les résultats scolaires de l’élève, comme Agathe1 qui promeut « une projection sur les capacités du jeune à réussir ». Ces proviseurs adjoints donnent des consignes aux enseignants pour que les appréciations apportent un regard prospectif, voire prédictif sur l’élève, sur sa capacité à évoluer dans l’environnement d’étude visé. En revanche, d’autres proviseurs adjoints se défendent de donner des consignes aux enseignants, à l’instar de Fabien qui fait confiance aux professeurs principaux qu’il qualifie de bienveillants ; il dit d’eux qu’« ils ne sont pas là pour les planter ». En complément, il déclare « veiller à la cohérence de l’ensemble entre les extrêmes : ‘‘surnoter et être trop sévère’’ ».
15Tous les proviseurs adjoints interrogés s’accordent sur leur part d’influence en matière de bienveillance à l’égard du regard porté à l’élève dans la rédaction des avis, à l’instar d’Émile : « La consigne générale était : on est bienveillants, on ne peut pas prédire ce que peut être un élève d’ici 6 mois et encore moins dans 2 ans ; on s’appuie surtout sur, un peu les résultats, mais finalement plus sur l’autonomie, sa maturité, surtout l’autonomie dans le travail et son activité en cours, pas forcément les notes […] J’ai mis en avant que l’évaluation n’est jamais négative, ça a gêné certains enseignants. […]. On était plutôt sur un horizon positif pour l’élève ». Similairement pour Fabien : « En cas de doute, on a toujours axé au fait que c’est au bénéfice de l’élève donc on est allé vers le plus plutôt que vers le moins. Ça, c’est une règle d’or ». Si les proviseurs adjoints s’imposent une évaluation positive, ils se gardent néanmoins de tout optimisme infondé, qui mènerait les élèves « au casse-pipe » (Fabien). Ainsi, le rôle de Fabien est, selon lui, d’éviter aux élèves de leur faire prendre des risques, il a par conséquent le souci d’être au plus juste dans la rédaction des avis. ]Cédric a un propos similaire : « On nous demande notre avis, si c’est pour les envoyer au carton [… Il a fallu que moi j’intervienne [lors du conseil de classe] : il faut pas l’envoyer au carton ». Par ailleurs, et de manière très spécifique à l’année de mise en place du dispositif Parcoursup, Cédric dit avoir incité les enseignants réfractaires à Parcoursup à ne pas « mettre satisfaisant à tous les élèves par principe ».
3.2. Mettre en place la concertation : conseil de classe ou pas
16Les avis que doivent formuler les chefs d’établissement sont-ils élaborés sans les enseignants ? La réponse est clairement négative : aucun des avis n’est pris par la direction seule : tous les avis s’élaborent avec les enseignants, corroborant la recherche suscitée (Métral, 2018). La contribution des enseignants varie très fortement, d’une délégation totale de la part du directeur adjoint à une concertation. Cette contribution des enseignants dans l’avis du chef d’établissement dépend de l’organisation temporelle instaurée par le proviseur adjoint. Cette organisation s’articule bien souvent (5 établissements sur 7) autour d’une « réunion de l’équipe » à laquelle le proviseur adjoint participe. Dans les deux autres cas, les avis ont été élaborés en dehors de discussions d’équipe : la décision s’est effectuée en duo « proviseur adjoint et professeur principal » pour un cas (Nicolas), et par le professeur principal seul pour l’autre cas (Cédric).
17Le calendrier fixé par la procédure d’admission dans l’enseignement supérieur (pour les trois premières années du dispositif Parcoursup tout au moins) prévoit que les conseils de classe, qui se tiennent avant la fin du mois de mars, interviennent dans l’avis à donner par l’établissement. Les propos de Nicolas vont dans ce sens : « Le conseil de classe, c’est lui qui donne les avis […] on est dans le cadre scolaire, on est bien là pour évaluer les performances d’un jeune, son aptitude à réussir pour poursuivre une scolarité ». Toutefois, les entretiens montrent des interprétations divergentes de ce qu’est un « conseil de classe ». En effet, nos résultats montrent que le conseil de classe qui s’est inscrit dans la procédure d’élaboration des avis était assez rarement composé de délégués des élèves et de parents. Les avis ont donc été discutés et élaborés plutôt en réunion ad hoc, nommée diversement selon les établissements (« conseil de classe restreint », « post-conseil de classe », « commission d’orientation », « conseil des professeurs », voire même « conseil de classe »). En effet, à l’instar de Bastien, de nombreux proviseurs adjoints souhaitent que les informations échangées sur l’orientation des élèves ne soient pas divulguées par les délégués : « On ne maitrise pas toujours le retour d’informations détenues par les délégués et les parents donc comme ça concerne l’orientation, on préfère le faire entre nous et ensuite on rend cet avis à chacun des élèves concernés ». Deux buts semblent ainsi s’opposer : décider des vœux dans une instance où les élèves sont représentés (cas de Nicolas) et préserver la confidentialité des informations jusqu’à la date d’annonce nationale (comme Cédric).
3.3. S’appuyer sur les avis des professeurs principaux
18La plupart des proviseurs adjoints indiquent que les enseignants connaissent bien plus finement qu’eux-mêmes les élèves. Par exemple, Cédric, exerçant dans un établissement comptant un effectif relativement important d’élèves en fin de cycle secondaire, ne se sent pas légitime pour émettre un avis sur les vœux des élèves : « Je ne les connais pas [les élèves], je peux faire une synthèse des différentes appréciations des profs, mais ça va me prendre 10 ans et je ne serais que sur de l’écrit. Là, je leur ai demandé [leur avis sur les vœux des élèves] donc une prof m’a dit :"Tu nous demandes de faire ton boulot" et je lui ai dit "Non, je te demande juste de faire le tien et de me donner un avis sur le gamin et ensuite l’avis, je l’écris". Certes pour moi ce n’est que de la frappe [c’est lui qui utilise le clavier pour entrer les avis du chef d’établissement sur la plateforme], mais à un moment donné c’est vous qui connaissez les gamins ». Similairement, Fabien exprime : « Je ne considère pas avoir une connaissance fine des élèves », ce qu’il argumente par son passé de conseiller principal d’éducation (CPE) : « [les proviseurs adjoints] qui ont été profs avant, ils ont peut-être une habitude ou une facilité à évaluer ou à analyser ».
19À l’inverse, pour Nicolas, avoir été CPE apporte d’avoir un regard particulier sur les capacités à réussir des jeunes. « Je sais qu’un jeune qui a fait un bac pro peut réussir en BTS même si le bac pro n’a pas été simple, il y a un certain nombre de choses que je vois parce que je suis ancien CPE […]. Si un prof principal est resté sur ce qu’il a vécu avec un jeune pendant deux ans, avec parfois des choses assez marquées dans la relation ou dans la vision qu’il a de l’élève en termes de jugement, je trouve que parfois on est un peu dur avec eux ».
20Nicolas est cependant parfois amené à déléguer la construction des avis, s’il juge que le professeur principal s’appuie sur des critères similaires aux siens : « Si je délègue, j’ai besoin d’avoir vérifié que la personne qui va évaluer les jeunes met une appréciation dans cette optique-là, sinon c’est moi qui le fais. Par contre je le fais avec lui à côté parce qu’en même temps, en faisant avec lui, ça lui permet de voir comment je vois les choses donc ça permet de créer un peu de culture commune. [...] j’essaie d’avoir une vision assez transversale sur l’élève [...] en tant que personne et donc ce qu’il peut engager en termes de motivation qui peut l’amener à réussir [...] La performance scolaire n’évalue pas tout ». À travers ce propos, un but se dessine plus particulièrement, celui pour le directeur-adjoint de provoquer une certaine vision « transversale de l’élève », invitant ainsi l’enseignant à se décentrer de la sienne.
21En résumé, il apparait que l’action des proviseurs adjoints détermine les conditions de concertation de l’élaboration des avis sur les vœux des élèves, davantage que l’avis même. Ces conditions de concertation diffèrent d’un lycée à un autre, selon la place accordée au professeur principal, la nature de l’éventuelle délibération (formes variables du conseil de classe) et les consignes que la direction adresse aux enseignants.
4. Catégories de jugement pour l’élaboration des avis
22Une analyse de contenu des entretiens met en évidence différentes catégories de jugement, diversement pris en compte par les proviseurs adjoints, pour élaborer leurs avis sur les vœux d’orientation des élèves.
4.1. L’ancienneté du projet
23Les lycées sont tenus d’organiser des accompagnements à l’orientation (notamment dans le cadre de « l’accompagnement personnalisé ») qui amènent bien souvent les professionnels de l’éducation (CPE, professeurs principaux notamment) à être informés du projet professionnel du jeune. Ceci suppose l’organisation d’une mémoire, d’une trace du projet professionnel. Dans le lycée d’Emile par exemple, le CPE, lors du conseil de classe restreint, s’appuie sur des fiches qui retracent l’historique, depuis son entrée au lycée, du projet d’orientation de chaque jeune : « Les CPE ont 4 pages qui regroupent toutes les appréciations, qui synthétisent tous les entretiens tutorés qu’ils ont eus sur l’ensemble de leur formation et en fait, on regarde si ce n’est pas une idée qui est sortie la veille, c’est ça qu’on valide plutôt ». Cédric dit demander aux professeurs principaux auxquels il délègue l’avis, d’examiner l’ancienneté du projet (dont les enseignants ont entendu parler). Similairement, Nicolas précise qu’il va émettre l’avis le plus défavorable dans le cas d’un projet récent, quand « on n’a jamais entendu parler du vœu ». Ainsi, la constance et la consistance du projet professionnel valent ici pour critère dans l’évaluation portée au vœu de l’élève.
4.2. La cohérence des vœux entre eux
24Émettre des avis revient, pour certains proviseurs adjoints, à déceler les vœux qui semblent incongrus : « [on va examiner les vœux] pour voir s’il n’y a pas des formations (souhaitées par les élèves) qui sortent du diable Vauvert et qui ne correspondent à rien [...] La spécificité de ce portail [Parcoursup], c’est que c’est le supermarché : vous pouvez cocher une formation parce l’intitulé vous semble intéressant, mais vous savez même pas de quoi ça cause. L’intérêt pour nous c’est d’identifier les demandes de formations qui ne correspondent à rien » (Emile). « Il faut que ce soit sur leurs lettres de motivation : des fois ça sort du chapeau » (Fabien). La ligne directrice pour émettre un avis dépréciatif s’appuie sur une prise en compte de l’ensemble des éléments du dossier fourni par l’élève (lettre de motivation, etc.), d’un repérage des vœux de formations pouvant paraitre incongrus ou mal identifiés voire mal appréhendés par l’élève.
4.3. Les choix d’orientations déjà opérés par l’élève
25S’agissant d’enseignement technologique, les élèves ont opéré des choix d’orientation professionnelle dès leur formation secondaire, et ainsi certains proviseurs adjoints (Agathe notamment) disent inciter les enseignants à en tenir compte dans les avis. De grandes orientations sont données par Agathe pour qui donner un avis consiste à juger de la « cohérence entre le projet et la filière déjà suivie ».
4.4. Au-delà de la performance scolaire, le potentiel du jeune
26L’enjeu de ne pas s’en tenir à un point de vue trop « scolaire » est mis en avant par Agathe qui incite à se départir des résultats purement scolaires des élèves pour envisager « les capacités du jeune à réussir en poursuite d’études ». Il en va de même pour Émile qui précise : « Il est vrai que ça pouvait amener, dans certains cas, des discussions parce que chaque enseignant a quand même tendance à juger avec sa matière et uniquement avec sa matière et avec ce qu’il a pu constater pendant la scolarité. Moi, j’essayais de défendre l’idée en disant [...] qu’on lui donne une chance ». Il ajoute : « À l’écran, quand on remplit sur Parcoursup, quand il l’a déjà rempli2, tu peux accéder au dossier de l’élève donc tu peux accéder à sa lettre de motivation par exemple. Certains avaient des lettres très pertinentes donc tu peux très bien te dire qu’il a fait un bac dans lequel il ne s’est peut-être pas tellement épanoui, quelle qu’en soit la raison, et puis finalement il faut qu’on lui laisse aussi sa chance, c’est ce que je disais aux profs, à certains, quand c’était un peu litigieux sur l’avis à donner : il a exprimé le projet, il faut aussi leur donner leur chance en disant que pour certains même s’ils se réorientent éventuellement sur un autre secteur, qu’on dise "pourquoi pas" ».
27Dans cet exercice de prédiction, pour Émile, le parcours scolaire entre en ligne de compte, aux côtés de l’évaluation de la maturité : « On regarde le comportement scolaire, l’autonomie dans le travail et puis après un truc qui est un peu plus à manier avec des pincettes, c’est notamment sa maturité. Alors la maturité, le gamin va forcément grandir, mais quelqu’un qu’on a dû pousser, cadrer depuis 2 ou 3 ans et qui veut aller en licence de bio, voilà, ça nous interroge. Là, il y aura peut-être un peu de débats. C’est plutôt ça qu’on va regarder. Il y a aussi les vœux par apprentissage, on regarde si, pour nous, ce jeune, en apprentissage, va pouvoir encaisser. On va lui laisser sa chance même si… ». Ainsi, les exigences liées au format pédagogique de la formation visée rendre en compte dans le jugement : ici, la licence est un enseignement réputé comme peu encadré et nécessitant une maturité de l’élève.
28Cédric dit demander aux enseignants de prendre leur décision en fonction des modalités pédagogiques des formations visées (cadrées en BTS vs nécessitant « plus d’autonomie »), tout en examinant le parcours suivi depuis la seconde et le travail que les élèves peuvent fournir vis-à-vis de la formation demandée.
4.5. Le domaine du diplôme
29Bastien se démarque de ses homologues d’autres établissements en évoquant une catégorie de jugement lié au domaine du diplôme de BTS. Il tient à harmoniser les appréciations autour de vœux concernant le même diplôme : « Si on a autorisé un BTS quelque part, on l’autorise partout ailleurs. Les attendus sont les mêmes ». « À partir du moment où on fait une demande de BTS, peu importe de savoir si c’est un MUC [Management des unités commerciales], un PA [Productions animales], un BTS banque, pour poursuivre en BTS, le tronc commun existe ». Il se montre également très impliqué et empêche la tendance opportuniste des enseignants consistant à différencier les avis en fonction des établissements demandés : en l’occurrence, les enseignants ne souhaitaient pas que leur établissement admette certains élèves au comportement difficile dans leur offre de formation d’enseignement supérieur (certains lycées agricoles proposent des formations d’enseignement supérieur) : « Je peux comprendre que les équipes peuvent en avoir marre, que [cet élève] est un profil compliqué, mais on ne peut pas, c’est comme ça, surtout que je leur dis que nous avons ensuite la main pour recruter en interne puisqu’on peut faire un classement des dossiers, etc. donc il faut être juste. Si on accepte un BTS PA, c’est un BTS PA partout en France, il a les [mêmes] attendus [de formation] » (ces derniers sont explicités nationalement et sont publiés sur la plateforme Parcoursup). Bastien évoque une catégorie de jugement liée au fait que son établissement accueille des étudiants en BTS. En effet, en tant que proviseur adjoint, il intervient à double titre dans la sélection Parcoursup : lors de l’avis du chef d’établissement et lors de l’examen des candidatures.
5. Un effet chef d’établissement
30Nos résultats montrent que tous les chefs d’établissement ne cherchent pas à influencer la construction des avis d’orientation des élèves de la même façon. D’un établissement à l’autre, les modalités de prise de décision diffèrent sur au moins trois points : interférence dans les avis des enseignants (certains donnent des consignes aux enseignants pour l’élaboration des avis rédigés qui relèvent de la responsabilité des enseignants, alors que d’autres ont une intervention minimale), modalité de la concertation (le conseil de classe prend des formes variées, voire ne joue pas de rôle), place des professeurs principaux.
31Plus précisément, certains prennent appui sur les appréciations des enseignants, ne se sentant pas légitimes pour émettre des avis sur les élèves qu’ils connaissent finalement peu, tandis que d’autres convoquent leurs propres jugements des élèves au motif d’un regard particulier sur ceux-ci, en co-rédigeant les avis avec le professeur principal par exemple. En outre, certains assument une forme de leadership pédagogique en cadrant le travail de rédaction des appréciations des enseignants en formulant un certain nombre de consignes notamment celle de porter un regard prospectif sur l’élève.
32La variabilité a été relevée dans les catégories de jugement que les proviseurs adjoints évoquent comme pertinentes pour construire les avis. Dis autrement, les proviseurs adjoints interrogés individuellement quelques jours après leur participation au processus de sélection des élèves (par l’élaboration des avis) évoquent des catégories de jugement variées. Par exemple, des proviseurs adjoints disent évaluer plus positivement des vœux qui s’appuient sur un projet professionnel connu de l’établissement (par le CPE ou les enseignants présents au conseil), au détriment donc de vœux dont l’élève n’auraient parlé à aucun de ses enseignants ou CPE. Une autre catégorie de jugement est relative au « potentiel perçu du jeune », catégorie qui entrerait en tension avec les catégories des enseignants. Un proviseur adjoint, d’un établissement « recruteur » (qui a des classes de BTS) évoque la prise en compte des lettres de motivations des élèves dès cette phase de la sélection (alors même que tous les élèves n’ont pas terminé la rédaction de ces lettres à la date des conseils de classe). On a pu entrevoir également que les vœux étaient évalués à l’aune les uns des autres (cohérence des vœux entre eux).
33Ces propos invitent à s’interroger sur l’équité de traitement des élèves quant aux processus d’élaboration des avis d’orientation les concernant, selon la nature du pilotage pédagogique. D’autres variables ont pu être relevées, comme le parcours professionnel du personnel de direction (avoir été CPE) et l’expérience du chef d’établissement en matière de sélection des candidats post-bac (établissement préparant au diplôme de BTS par exemple). Plus globalement, les catégories de jugement peuvent faire l’objet de débats au sein de l’établissement (lors de conseils de classe ou d’échange avec les professeurs principaux dans le cas de Nicolas) mais pas de publicité explicite auprès des élèves. Pourtant, la procédure Parcoursup revêt une importance de premier ordre pour l’orientation, plus que le bac en lui-même puisque la sélection à l’entrée de l’enseignement supérieur s’effectue avant les épreuves du baccalauréat, ce qui justifie, entre autres arguments, un remaniement important du calendrier des épreuves du baccalauréat (objet de la rénovation du baccalauréat au début des années 2020).
34Alors que lors des entretiens, nous avons demandé aux proviseurs adjoints d’évoquer une seule classe d’élèves bien particulière, les proviseurs adjoints ont pu évoquer d’autres dispositifs mis en place pour d’autres classes. Il est apparu ainsi qu’au niveau d’un même établissement, les calendriers et leurs influences sur les avis du chef d’établissement divergent. Une recherche complémentaire serait nécessaire pour affirmer un traitement différencié des élèves en fonction non pas de l’établissement, mais des professeurs principaux, pour confirmer cet effet. Les équipes de direction délèguent-elles leur avis de manière différenciée en fonction des équipes et de la confiance qu’elles leur accordent ? Les chefs d’établissement renoncent-ils tous à une équité de traitement entre les différentes classes, au nom de l’autonomie pédagogique des professeurs, en particulier des professeurs principaux ?
35Par ailleurs, les classes concernées par l’étude étaient issues de filières technologiques et là encore il a pu être relaté des différences d’organisation, de fonctionnement notoires en fonction des classes et des filières : « Ce sont les classes les plus faciles, c’est le plus simple, ils demandent principalement du BTS alors qu’en bac pro, il faut examiner le choix par rapport à leur niveau, avec des vœux très hétérogènes et les bac généraux peuvent avoir un nombre très important de vœux [...] Les discussions ne portent pas sur les mêmes choses [...] le doute est plus grand avec les S [filière d’enseignement général] » (Émile).
6. Le dilemme : encourager le rêve ou rendre compte de la réalité
36Enfin, le rôle joué par l’établissement dans les avis à donner pour l’orientation ne va pas de soi. Il est parfois remis en question par les enseignants qui s’y refusent (en accordant un avis positif de principe à tous les dossiers) ou renvoient cette fonction à la direction. Les raisons de ces réticences sont probablement à chercher dans la difficulté à prédire un avenir sur la base d’éléments scolaires et sur les hésitations souvent évoquées entre « barrer la route à des destins possibles » et « éviter les échecs ». Ces hésitations rejoignent le travail des psychologues de l’Éducation nationale et autres conseillers en orientation confrontés au dilemme d’encourager le rêve et un certain optimisme auprès des élèves ou a contrario de les confronter à la réalité (Rochat, 2015). L’enjeu est de taille puisque des recherches (Morton, Mergler, & Boman, 2014) démontrent que les lycéens ayant des niveaux d’optimisme élevés s’adaptent mieux lors de leur passage à l’université. D’un autre côté, il s’agit de prévenir les déceptions, qui peuvent avoir des conséquences graves sur le plan de la santé. Cette préoccupation des chefs d’établissement est peu présente dans les données. L’idée de « pouvoir encaisser » apparait, mais « donner sa chance » à l’élève semble davantage diriger les actions des chefs d’établissement. Tout semble se passer comme si les chefs d’établissement laissaient aux enseignants les dilemmes, tout en orientant leurs actions vers une plus grande indulgence afin de ne pas « entraver des destins ». De leur point de vue, les enseignants ont une vision trop « scolaire des élèves », alors que dans le cadre de la formulation d’avis d’orientation vers des formations supérieures, il serait attendu un pronostic plus global de l’élève, à savoir sa capacité à s’adapter à un nouvel environnement, sa maturité, en somme une autonomie de jeune adulte.
37Alors que chaque établissement d’enseignement supérieur procédant aux sélections via Parcoursup est tenu de publier, sous la forme d’un rapport, « les critères en fonction desquels les candidatures ont été examinées et précisant, le cas échéant, dans quelle mesure des traitements algorithmiques ont été utilisés pour procéder à cet examen »3, on peut s’attendre à une demande de plus de transparence concernant l’élaboration des décisions amont, qui s’élaborent dans les établissements d’enseignement secondaires. Cette demande n’est pourtant pas présence dans notre société en 2018.
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Berthelot, J.-M. (1993). Ecole, orientation, société (1. éd). Paris : Presses universitaires de France.
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Notes de bas de page
1 Dans ce texte, les proviseurs adjoints sont désignés par un prénom modifié.
2 A la date du conseil, les élèves doivent avoir effectué leur vœux d’orientation, mais n’ont pas tous finalisé leur dossier (notamment les éléments rédigés qui argumentent leur choix), le délai fixé aux élèves par Parcoursup pour finaliser leur dossier étant postérieur à la fin des conseils de classe.
3 Décision n° 2020-834 QPC du 3 avril 2020, https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2020/2020834QPC.htm.
Auteurs
École nationale supérieure de formation de l’enseignement agricole, UMR « Éducation Formation Travail Savoirs », Université de Toulouse, helene.veyrac[at]ensfea.fr.
École nationale supérieure de formation de l’enseignement agricole, UMR « Éducation Formation Travail Savoirs », Université de Toulouse.
École nationale supérieure de formation de l’enseignement agricole, UMR « Éducation Formation Travail Savoirs », Université de Toulouse.
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