1. Mise en contexte et problématique

1Au cours des 50 dernières années, le Québec, comme la grande majorité des sociétés développées, a instauré un enseignement supérieur dit de masse (Dubet, Duru-Bellat et Vérénout, 2010 ; Kamanzi, Uzenat et St-Onge, 2018 ; Taylor et Cantwell, 2018). Bien que, sur le plan quantitatif, cette massification soit un indicateur de la démocratisation des études supérieures, celle-ci présente plusieurs visages et s’avère plutôt inachevée. À certains égards, elle est ségrégative, pour reprendre l’expression du sociologue français Merle (2000). L’accès à l’université et le choix du domaine d’études restent modulés par un ensemble de facteurs relevant des appartenances sociales et culturelles et de la structure du système éducatif (autant au secondaire que dans l’enseignement postsecondaire) et des études antérieures. Ces facteurs ne sont pas nécessairement indépendants les uns des autres ; bien au contraire, ils agissent parfois en interaction et surtout le poids de chacun sur les parcours scolaires peut varier aux différents moments de la scolarité. Par exemple, le poids du capital scolaire ou culturel des familles ne joue pas nécessairement de manière uniforme dans le temps. Son poids peut s’amoindrir au cours de la scolarité à la suite de sa conversion en compétences et connaissances scolaires.

2Cette question est particulièrement intéressante à étudier dans les sociétés où le passage à l’université ou à l’enseignement supérieur suppose plus d’une transition entre ordres d’enseignement ou paliers scolaires, ce qui est le cas du système éducatif québécois. En effet, au Québec, le passage du secondaire à l’université implique deux transitions : la première, le passage de l’école secondaire au collège d’enseignement général et professionnel (cégep) et la seconde, du cégep à l’université.

2. Quelques repères théoriques

2.1. Entre reproduction et mobilisation

3L’accès aux études postsecondaires est modulé par deux grandes logiques ou tendances sociales. La première est largement mise en évidence par les théories de la reproduction sociale. L’accès aux études tient largement à la composition du capital économique, culturel et social de la famille d’origine qui crée une distance plus ou moins grande entre la culture de la famille et la culture scolaire. La seconde logique conduit à considérer la mobilisation scolaire comme mécanisme de progression scolaire des groupes ou des catégories traditionnellement exclus du champ de l’éducation ou discriminés au sein du système scolaire. La coexistence des deux tendances permet de comprendre, au moins en partie, un des paradoxes de la démocratisation des études postsecondaires : l’élargissement de l’accès global et, en même temps, la persistance de nombreuses inégalités sociales en éducation.

4La reproduction sociale comme la mobilisation sociale jouent à différentes échelles de l’action sociale. Au plan macrosociologique, les politiques publiques peuvent favoriser la tendance à la reproduction sociale ou, au contraire, soutenir la mobilisation sociale. Par exemple, au Québec, le maintien et le développement des écoles privées ont participé à créer des inégalités en recrutant leurs élèves dans des milieux socialement et culturellement différenciés. En même temps, l’instauration d’un curriculum commun aux garçons et aux filles a permis aux filles d’égaliser, au moins en partie, leur accès aux études. La mobilisation féministe a aussi favorisé l’engagement scolaire des filles. Mais cette mobilisation a aussi ses limites, car le choix de programmes d’études est toujours fortement marqué par les rapports de sexe ou les rapports de genre (Doray et coll., 2020), manifestant une démocratisation ségrégative (Merle, 2000).

5Au cours des dernières années, les politiques publiques québécoises ont cherché à élargir l’accès aux études postsecondaires de catégories sociales ségréguées comme les jeunes provenant de certains groupes ethnoculturels (Finnie et Muller, 2017), les personnes en situation de handicap ou les autochtones. En parallèle, d’autres politiques ont conduit à accentuer la concurrence entre les établissements scolaires, tant au secondaire que dans l’enseignement postsecondaire. C’est ainsi qu’à l’échelle des établissements scolaires, nous assistons à une transformation les modes de reproduction des inégalités scolaires.

6À l’échelle individuelle, différents ancrages sociaux contribuent, séparément et conjointement, à moduler l’accès aux études (Finnie, Wismer et Mueller, 2016) ainsi que les nombreux choix que les élèves et les étudiants doivent prendre en ce qui a trait notamment à l’orientation scolaire et professionnelle et au choix de l’établissement d’études. De nombreux travaux soulignent l’influence des dispositions culturelles et des conditions de vie associées à différentes caractéristiques sociodémographiques comme le sexe, l’origine sociale et ethnoculturelle et le milieu géographique sur l’accès aux études postsecondaires. Ainsi, certains facteurs réduisent l’accès aux études postsecondaires. On peut nommer notamment les étudiant(e)s issu(e)s de milieux défavorisés, les autochtones, les étudiant(e)s en situation de handicap ou encore les étudiant(e)s qui proviennent de régions rurales ou éloignées. D’autres facteurs favorisent au contraire l’accès, comme le sexe ou les personnes d’origine sociale élevée (Corak, Lipps et Zhao, 2003 ; Finnie, Laporte et Lascelles, 2004 ; Drolet, 2005 ; Finnie, Lascelles Sweetman, 2005 ; Frenette, 2003). Au Canada, les élèves issus de l’immigration accèdent en proportion plus élevée que les autres élèves aux études postsecondaires (Childs, Finnie et Mueller, 2017 ; Kamanzi et Pilote, 2016 ; Kamanzi et Murdoch, 2011 ; Finnie et Mueller, 2010).

7Des événements biographiques modulent aussi les parcours scolaires. Il suffit de penser à l’immigration qui consiste en une rupture sociale et culturelle importante. Ancrages sociaux et événements biographiques interagissent, d’où l’importance d’inscrire l’analyse dans une perspective intersectionnelle (Collins et Bilge, 2016). Richardson et coll. (2020) reprennent le vocabulaire de l’analyse quantitative et distinguent l’intersectionnalité « additive » de l’intersectionnalité « interactive ». Dans la première, l’effet de chaque variable sur la participation à l’enseignement supérieur est indépendant, mais ces effets s’additionnent. Dans la seconde, la combinaison des variables crée des groupes et chaque groupe a son effet propre qui ne se réduit pas à la somme des effets des variables originales. L’intersectionnalité « interactive » permet de saisir l’effet combiné des multiples systèmes de domination s’opérant à partir de diverses catégories sociales (sexe, ethnicité, classe, âge, orientation sexuelle, etc.).

2.2. Inégalités sociales et établissements scolaires

8Il faut aussi souligner que la reproduction des inégalités scolaire se réalise aussi par les pratiques scolaires, comme la culture dispensée au sein de l’école avec par exemple le rapport à la langue (Lahire, 1993), mais aussi par un ensemble d’interventions institutionnelles et organisationnelles qui balisent la sélection scolaire, les conditions économiques d’études et l’orientation scolaire et professionnelle (Cordini, 2019). À cet égard, plusieurs changements sont intervenus au cours des 25 dernières années pour modifier ces pratiques : accentuation de la concurrence entre établissements avec la montée de la liberté du choix d’école, l’augmentation des frais de scolarité dans les études supérieures de nombreuses sociétés, les coupes budgétaires fréquentes et de la transformation des modes de régulation des études avec la gestion axée sur les résultats et l’accent mis sur la réussite scolaire.

9Pour Taylor et Brendan (2018), une partie des inégalités scolaires observées aux États-Unis sur le plan individuel tient aux inégalités qui existent entre les différents types d’établissements scolaires, considérées comme des inégalités institutionnelles, relevant de l’action des interventions des établissements scolaires. Celles-ci sont d’abord établies en fonction de la structure hiérarchique qui comporte deux critères : le degré de sélection des établissements et les dépenses éducatives par étudiant. Une seconde dimension est la différenciation des établissements construite en fonction du nombre total d’étudiants inscrits et de la répartition des différentes sources de revenus des universités. La combinaison des quatre critères fait apparaître sept classes d’université, chacune d’entre elles se distinguant par les groupes sociaux qui les fréquentent. Différentes catégories d’étudiants, en particulier les minorités racisées, se retrouvent plus nombreuses dans les universités « bas de gamme » (lower value seats1). En plus, les auteurs constatent un déplacement de la stratification institutionnelle : l’offre des universités dites de bas de gamme a plus augmenté que celle des universités « haut de gamme ». En somme, la sélection des établissements conduit à transformer des dispositions et des attributs sociaux en attributs scolaires à la valeur inégale.

10Des recherches récentes (Kamanzi et Maroy, 2017 ; Kamanzi, 2019 ; Laplante et coll., 2018), réalisées au Québec, révèlent que la segmentation au sein de l’enseignement secondaire est un facteur de reproduction sociale des inégalités d’accès à l’enseignement collégial. Laplante et coll. (2018) distinguent différentes filières scolaires, établies en combinant le statut des écoles (écoles privées/écoles publiques) et les types de programmes (programmes ordinaires/programmes enrichis/programmes d’éducation internationale) au sein de l’enseignement secondaire. Ils constatent que la probabilité d’accéder à l’enseignement collégial (premier palier de l’enseignement supérieur au Québec) est variable selon la filière fréquentée au secondaire. Ainsi, les élèves ayant fréquenté la filière ordinaire de l’école publique accèdent au cégep dans une proportion de 37 %, alors que 89 % des élèves ayant fréquenté les programmes d’éducation internationale dans les écoles publiques et 94 % des élèves ayant fréquenté les mêmes programmes dans les écoles privées ont poursuivi leurs études dans l’enseignement collégial. Par ailleurs, l’accès aux études collégiales est aussi modulé par plusieurs facteurs sociaux (sexe, capital culturel des familles, lieu de naissance, langue maternelle, etc.).

11Ces dernières recherches indiquent un effet des ancrages sociaux, qui définissent des conditions de vie et des dispositions culturelles, sur les études secondaires, avec la conversion du capital culturel en dispositions scolaires. Le second constat est le maintien d’un effet direct des facteurs sociaux sur l’accès aux établissements postsecondaires. Finalement, on constate aussi un effet direct des études secondaires sur l’accès aux études postsecondaires.

2.3. Inégalités sociales et transitions éducatives

12Selon l’organisation des systèmes scolaires, la structure des cheminements conduisant aux études universitaires peut être fort différente. Dans certains systèmes, l’élève transite directement des études secondaires à un établissement d’enseignement postsecondaire (hors texte 1, graphique du haut). C’est le cas de la France entre le lycée et l’université et celui des États-Unis où la transition du high school au collège (community college, junior college, etc.) ou à l’université est directe, les élèves doivent choisir le type d’établissement qu’ils désirent fréquenter.

Schéma 1. Les chemins de la causalité selon les modes de progression scolaire

13Ailleurs, le passage entre le secondaire et l’université n’est pas direct ou immédiat. En France, il existe aussi une transition à deux temps, l’accès aux grandes écoles oblige les diplômés du secondaire à réussir les classes préparatoires. Au Québec, il faut passer par le cégep (collège d’enseignement général et professionnel) pour se rendre à l’université (cf. Schéma 1, graphique du bas).

14Qu’arrive-t-il alors de l’articulation entre les effets des ancrages sociaux et ceux des caractéristiques scolaires ? Par rapport au schéma précédent, nous nous retrouvons avec la situation suivante. Les ancrages sociaux peuvent-ils avoir un effet de modulation de l’expérience scolaire (accès et persévérance scolaire) dans les ordres d’enseignement et un effet direct sur l’accès à l’université ? Ces derniers peuvent influencer la poursuite des études dans l’ordre ultérieur. Mais rien n’interdit de penser que l’organisation scolaire du secondaire ou l’expérience scolaire dans ce même ordre n’influencent pas directement l’accès aux études universitaires.

3. Données et méthode

3.1. Présentation des données

15Nous utilisons deux sources de données : les fichiers de données administratives du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MÉES) du Québec et les fichiers de microdonnées détaillées du recensement de 2001.

16Le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur dispose de bases de données administratives qui rassemblent les déclarations d’effectifs qui lui sont remises par les établissements d’enseignement québécois. On compte trois bases, une pour chacun des trois ordres d’enseignement : Charlemagne pour l’enseignement primaire et secondaire, Socrate pour l’enseignement collégial et GDEU (Gestion des données sur l’effectif universitaire) pour l’enseignement universitaire. Ces bases sont conçues pour permettre au Ministère de réaliser ses fonctions administratives, principalement gérer ses budgets, décerner les diplômes et conserver ces informations à long terme. Elles ne sont pas conçues à des fins de recherche et leur structure se prête mal à l’extraction d’information à ces fins. Le Ministère s’est donc doté d’une autre base, connue sous le nom d’« Entrepôt ministériel de données » qui regroupe des données extraites des trois bases administratives sous une forme qui permet de répondre aux besoins de la recherche. Notre échantillon est extrait de l’entrepôt ministériel. Il s’agit d’un échantillon aléatoire simple de 25 % des élèves québécois inscrits pour la première fois à la 1^re secondaire au cours de l’année scolaire 20022003. Ces données permettent de reconstituer la trajectoire scolaire de ces élèves dans l’enseignement secondaire — à la formation générale des jeunes (FGJ), à la formation générale des adultes (FGA) ou à la formation professionnelle (FP) — de l’année 2002–2003 à l’année 2011–2012. Pour chaque élève et chaque année, nous connaissons l’école fréquentée, le réseau scolaire auquel appartient cette école, le programme d’études auquel l’élève était inscrit, son régime d’études — à temps plein ou à temps partiel sauf pour la FGJ qui ne se fréquente qu’à temps plein —, la langue de l’enseignement — anglais ou français — qu’il recevait et le diplôme qu’il visait. Les données administratives nous fournissent également des informations de nature sociodémographique comme l’âge, le genre, la langue maternelle, la langue d’usage à la maison, le lieu de résidence et le lieu de naissance de l’élève et de ses parents. Notre fichier de données administratives contient des informations analogues pour les études collégiales et universitaires, mais recueillies chaque trimestre plutôt qu’une seule fois par année scolaire. L’information sur les programmes suivis au cégep et le diplôme d’études collégiales est enregistrée dans la base de données du Ministère : on peut se servir de cette information sans la transformer.

17Les fichiers administratifs sont une source précieuse d’information sur le cheminement scolaire des élèves, mais ils contiennent peu d’information socioéconomique. Nous utilisons deux indicateurs pour mesurer l’origine sociale et estimer son effet sur l’accès à l’université : le pourcentage des diplômés d’études postsecondaires dans la localité de résidence et le pourcentage des ménages ayant un revenu annuel supérieur à la médiane régionale. Ces deux indicateurs ont été élaborés à partir des données détaillées du recensement de 2001. Nous nous servons du lieu de résidence des élèves à leur entrée au secondaire en 2002 pour apparier ces mesures aux données longitudinales du cheminement scolaire des élèves.

3.2. La méthode

18Les élèves qui obtiennent un diplôme d’études collégiales peuvent s’inscrire à l’université dès qu’ils ont obtenu leur diplôme, mais tous ne le font pas immédiatement. L’entrée à l’université s’étend donc sur les années qui suivent l’obtention du diplôme d’études collégiales. Les données que nous utilisons permettent de tenir compte de cet étalement dans le temps. Nous utilisons donc un modèle d’analyse de survie basé sur la régression de Poisson. Cette approche nous permet d’estimer le risque « de base » d’entreprendre des études universitaires au cours de chacune des années qui suivent l’obtention du diplôme net des effets des variables qui peuvent augmenter ou réduire ce risque et les effets nets du risque de base de chacune de ces variables.

3.3. Les variables

19La variable dépendante est le moment du début des études universitaires. L’élève est à risque d’entreprendre des études universitaires dès qu’il a obtenu son diplôme d’études collégiales. Nous limitons l’observation aux trois ou quatre années qui suivent l’obtention du diplôme d’études collégiales pour les élèves de la cohorte que nous étudions, selon la nature du programme qu’ils ont suivi au cégep : les programmes préuniversitaires durent en principe deux ans alors que les programmes professionnels en durent en principe trois. Le moment où l’élève obtient son diplôme dépend de son parcours, mais le fichier de données dont nous disposons contient de l’information jusqu’à l’année scolaire 2011–2012. Au sens de notre analyse, tout élève qui entreprend des études universitaires pendant cette période a accédé à l’université. L’examen des données montre qu’un peu moins d’un pour cent des élèves de notre échantillon ont entrepris des études universitaires sans d’abord entreprendre des études collégiales. Ce parcours est à la fois atypique et rare. Pour éviter une source d’hétérogénéité évidente, nous avons retiré ces cas de l’étude.

20Nous utilisons deux mesures de l’origine sociale : le capital scolaire et le capital économique de la famille de l’élève. Le capital scolaire d’un élève se mesure normalement par le plus haut niveau d’études atteint par l’un des deux parents et le capital économique, par une mesure basée sur le revenu de ses parents. Malheureusement, nous ne disposons pas de mesures directes de ces deux quantités. Nous utilisons plutôt deux approximations construites pour nos propres besoins à partir des données détaillées du recensement de 2001. La première est la proportion des enfants de moins de 18 ans qui vivent dans une famille dont au moins un des parents a obtenu un diplôme d’études postsecondaires dans l’unité géographique où réside la famille de l’enfant. La seconde est la proportion des enfants de moins de 18 ans qui vivent dans une famille dont le revenu la situe dans le quintile du revenu le plus élevé de la distribution québécoise du revenu des familles économiques dans la même unité géographique. Nous calculons ces quantités sur la base du secteur de recensement ou de la subdivision de recensement qui sont les unités géographiques les plus petites mises à notre disposition. Bien que ces mesures soient calculées et appariées aux élèves à partir des informations dont nous disposons sur le lieu où réside leur famille, la manière dont nous les avons définies et calculées en fait des variables individuelles observées corrélées aux variables individuelles dont nous ne disposons pas. Ce sont des approximations — des « proxy » en jargon d’analyse quantitative qui permettent d’estimer l’effet du milieu d’origine sur la trajectoire des élèves. Notre mesure du capital scolaire de l’élève est la probabilité que celui-ci vive dans une famille dont au moins un de deux parents a obtenu un diplôme d’études secondaires. Notre mesure du capital économique est la probabilité que l’élève vive dans une famille qui se situe dans le quintile le plus élevé du revenu.

21Les élèves ne fréquentent pas tous une seule filière au cours de leurs études secondaires. Nous utilisons la filière que l’élève a fréquentée le plus longtemps pendant ses études secondaires en formation générale des jeunes. Le temps pendant lequel l’élève a fréquenté l’enseignement secondaire est réparti proportionnellement dans chacune des filières dans lesquelles il a été inscrit. Lorsque ce calcul ne permet pas de déterminer la filière que l’élève a fréquentée le plus longtemps, on lui attribue au hasard une filière tirée parmi les deux ou trois qu’il a fréquentées le plus longtemps.

22Contrairement à la filière qu’il faut reconstruire à partir des données administratives, le programme auquel l’élève obtient son diplôme d’études collégiales est enregistré directement dans les données administratives. Lorsqu’un élève complète plus d’un programme collégial, nous utilisons le programme au terme duquel il a obtenu le diplôme pour la première fois.

23Nous estimons les effets de l’origine sociale, de la filière fréquentée au secondaire et du programme suivi au cégep nets des effets d’un certain nombre d’autres caractéristiques des élèves ou de leur parcours : le sexe, le lieu de naissance — au Québec, ailleurs au Canada, ailleurs qu’au Canada —, le retard scolaire au secondaire — ne pas avoir entrepris les études secondaires avant 13 ans — et le fait d’avoir été reconnu handicapé, en difficulté d’adaptation ou en difficulté d’apprentissage au cours de l’année scolaire 2002–2003 ainsi qu’une mesure de la langue qui combine la langue maternelle de l’élève — français, anglais ou autre — et la langue d’enseignement de l’établissement — français ou anglais — qu’il fréquentait au début de ses études secondaires.

3.4. Description des groupes à risque

24Les deux dernières colonnes du tableau 1 décrivent les deux groupes à risque d’entreprendre des études universitaires que nous étudions : les diplômés des programmes préuniversitaires du cégep et les diplômés des programmes techniques. Pour permettre la comparaison et surtout illustrer le filtre que constitue le choix du type de programme collégial, nous ajourons, dans la première colonne, la description du groupe à risque d’entreprendre des études collégiales, celui des diplômés du secondaire, qui nous a permis de réaliser notre étude de l’accès au cégep (voir le hors-texte 2).

25On voit tout d’abord que 91,3 % des étudiants qui ont obtenu leur diplôme d’études collégiales (DEC) en formation préuniversitaire ont effectivement poursuivi leurs études à l’université. Parmi les étudiants qui ont un DEC en formation technique, près de la moitié ont aussi poursuivi des études universitaires. Cette proportion est nettement plus élevée que ne laisse penser l’indicateur usuel du MÉES, la proportion des sortantes et des sortants diplômés de 24 ans et moins de l’enseignement collégial qui ont poursuivi des études à l’université sans interruption selon le type de formation, utilisé pour cerner cette transition. En 2011–2012, le ministère estimait à 31 % des diplômés de l’enseignement technique à poursuivre leurs études à l’université. Cet écart tient au fait que nous recensons toutes les transitions vers l’université, incluant celles qui se sont réalisées après une interruption d’études, ce que ne fait pas l’indicateur ministériel.

26Les autres constats sont intéressants en confrontant la composition des échantillons de la présente étude avec celui que nous avons utilisé pour saisir les modalités d’accès aux études collégiales. La composition des échantillons selon le sexe a changé : la proportion de filles poursuivant des études a augmenté, passant de 49,9 % à 62,0 %. La répartition par filière est aussi différente. Les élèves faisant partie de la population à risque de poursuivre leurs études au cégep provenaient pour les deux tiers des programmes ordinaires des écoles publiques. Ces mêmes élèves ne sont plus que 40 % parmi les personnes ayant étudié dans la voie préuniversitaire et 60 % dans la voie technique.

27La distribution du capital scolaire et du capital économique de la famille d’origine illustre le rôle que les deux passages entre ordres d’enseignement jouent dans la reproduction sociale. Lorsqu’on compare les diplômés des formations techniques du cégep aux diplômés du secondaire, on voit que la distribution des deux capitaux est décalée vers les valeurs faibles dans le second groupe. Au contraire, lorsqu’on compare les diplômés des formations préuniversitaires du cégep aux diplômés du secondaire, on voit que la distribution des deux capitaux est décalée vers les valeurs élevées dans le second groupe. Lorsqu’ils passent de l’école secondaire au cégep, les diplômés du secondaire se scindent en deux groupes en bonne partie sur la base de leur origine sociale. L’effet de l’origine sociale joue dans cette transition de manière non équivoque. Passer ensuite du cégep à l’université est une autre histoire où il n’est pas du tout certain a priori que l’origine sociale joue de même manière. En fait, les deux populations sont filtrées et homogénéisées au point où il est peu probable que l’origine sociale puisse encore jouer un rôle analogue à celui qu’elle joue dans les étapes antérieures.

4. Résultats

28Les résultats sont présentés dans le tableau 2. Ils varient selon le groupe à risque : le processus qui régit l’accès à l’université n’est pas le même chez les diplômés des programmes préuniversitaires et chez ceux des programmes techniques.

29Chez les diplômés des programmes préuniversitaires, le risque de base net d’entreprendre des études universitaires varie en fonction du nombre des années écoulées depuis l’obtention du diplôme : il diminue d’environ la moitié d’une année à l’autre. Aucune des deux formes du capital de la famille d’origine n’a d’effet net sur l’accès à l’université. La filière suivie au secondaire n’a que peu d’effet : seul le fait d’avoir fréquenté le programme ordinaire des écoles privées augmente le risque d’entreprendre des études universitaires. Ce risque est le plus faible chez les diplômés des programmes d’arts et lettres et le plus élevé chez les diplômés des programmes de sciences. On ne voit pas de différence nette significative entre les hommes et les femmes. La langue maternelle, la langue des études, la difficulté reconnue à l’école secondaire et le retard scolaire à l’entrée au secondaire n’ont pas d’effet net significatif. Les élèves nés au Canada, mais ailleurs qu’au Québec, sont les moins susceptibles d’entreprendre des études universitaires.

30Le risque de base net d’entreprendre des études universitaires est nettement plus faible chez les diplômés des programmes techniques que chez les diplômés des programmes préuniversitaires. Chez ceux-ci, pris ensemble, les deux formes du capital de la famille d’origine n’ont pas d’effet net sur l’accès à l’université. Séparément, chacune des deux formes a un effet net et contribue à augmenter le risque d’entreprendre des études universitaires. Une analyse plus poussée montre que cet effet se maintient en remplaçant les deux mesures du capital par le score factoriel obtenu en posant qu’elles sont deux indicateurs d’une seule dimension latente. Une autre analyse montre qu’on n’améliore pas la part de la variance de la variable dépendante expliquée par l’équation en remplaçant les deux mesures du capital par un croisement qui représente la relation conditionnelle entre celles-ci et la variable dépendante.

31Le risque d’entreprendre des études universitaires est plus élevé chez les élèves qui ont fréquenté le programme international de l’école publique, le programme ordinaire des écoles privées ou les programmes enrichis des écoles privées que chez les élèves qui ont fréquenté le programme ordinaire de l’école publique. Ce risque est plus élevé chez les élèves qui ont suivi un programme de techniques administratives et, dans une moindre mesure, chez ceux quoi ont suivi un programme de techniques physiques que chez ceux qui ont suivi un programme de techniques artistiques, de techniques biologiques ou de techniques humaines. Le risque est également plus élevé pour les femmes que pour les hommes. La langue maternelle, la langue des études, le lieu de naissance, la difficulté reconnue à l’école secondaire et le retard scolaire à l’entrée au secondaire n’ont pas d’effet net significatif.

5. Discussion

32Le processus qui régit le passage du cégep à l’université n’est pas le même chez les diplômés des programmes préuniversitaires et chez les diplômés des programmes professionnels. Ce n’est pas une surprise, les programmes préuniversitaires mènent normalement aux études universitaires alors que les programmes professionnels préparent au marché du travail. La différence entre le risque de base net d’entrer à l’université des deux groupes de diplômés reflète d’abord et avant tout la différence de visées des deux types de programmes. Le faible risque d’entreprendre des études universitaires des diplômés des programmes préuniversitaires nés au Canada, mais ailleurs qu’au Québec ne surprend pas : ces élèves sont plus susceptibles que les autres de retourner dans leur province d’origine avec ou sans leur famille, ou encore d’entreprendre des études universitaires ailleurs au Canada ou même à l’étranger que ceux qui sont nés au Québec.

33On ne s’étonne pas particulièrement que certains programmes préuniversitaires augmentent ou réduisent le risque relatif d’entreprendre des études universitaires. Ainsi, nous constatons sans surprise que les diplômés des programmes préuniversitaires de sciences sont les plus susceptibles d’entrer à l’université et que les diplômés des programmes d’arts et lettres sont les moins susceptibles de le faire.

34Les autres différences sont plus riches d’enseignement. Chez les diplômés des programmes préuniversitaires, aucune des deux formes de capital de la famille d’origine n’a d’effet sur l’entrée à l’université. La filière fréquentée au secondaire n’a pas d’effet notable. On sait pourtant que l’origine sociale joue un rôle important dans l’accès aux études collégiales (Laplante et coll, 2018) et qu’une partie de cet effet passe par la filière fréquentée au secondaire. Ici, tout se passe comme si le travail de reproduction sociale se fait en amont de l’université, soit pour l’essentiel dans le choix de la filière fréquentée au secondaire et se manifeste d’abord et avant par l’accès à un programme préuniversitaire dont la suite logique est l’entrée à l’université.

35Les choses sont bien différentes chez les diplômés des programmes techniques. Ici, au contraire, tout se passe comme si le travail de reproduction sociale entrepris au secondaire se poursuit au collège. Étant donné que l’entrée à l’université n’est pas la suite logique des études techniques, le constat n’étonne pas même si sa force surprend. La filière fréquentée au secondaire, qui a contribué à conduire dans les programmes préuniversitaires les élèves du secondaire qui s’y sont inscrits, n’augmente pas le risque qu’ils accèdent à l’université. Chez les diplômés des programmes techniques, elle a un effet différé d’augmentation du risque d’aller à l’université.

36Un autre constat est l’effet du sexe sur l’accès à l’université. Cet effet est inexistant en formation préuniversitaire, alors que ce facteur jouait dans le choix de la filière d’études au secondaire et dans l’accès au cégep. Il semble bien qu’une fois au cégep, ce soient les dimensions scolaires comme le programme d’études qui fassent moduler l’accès à l’université. Par contre, en formation technique, la situation est toute autre, les femmes voient le risque d’aller à l’université augmenté par rapport aux hommes. Les programmes de la formation technique sont fortement segmentés en fonction du sexe (Doray et coll. 2020). Les programmes dits féminins seraient les programmes où le risque de poursuite des études à l’université serait plus élevé.

37Le capital scolaire et le capital économique de la famille d’origine, qui jouent un rôle important dans le choix de la filière fréquentée au secondaire et qui y alimentent des stratégies scolaires différenciées, n’ont plus d’effet chez les diplômés des programmes préuniversitaires, mais ont un effet chez les diplômés des formations techniques. Ici, contrairement à ce que montre l’étude de l’accès aux études collégiales (voir le hors-texte 2) le capital scolaire ne réduit pas la probabilité de fréquenter les classes ordinaires du secteur public et le capital économique n’augmente pas celle de fréquenter le programme d’études internationales de l’école publique. C’est plutôt un facteur commun aux deux formes de capitaux, qu’on ne peut guère interpréter autrement que comme une mesure globale de la position socioéconomique, qui augmente directement le risque d’entreprendre des études universitaires.

6. Conclusion

38Cette analyse visait à mieux comprendre les processus d’accès aux études universitaires quand la transition entre les études secondaires et les études universitaires se réalise en deux temps. Les facteurs sociaux et culturels ont-ils toujours le même poids à chaque transition ? Les facteurs scolaires prennent-ils le relais des facteurs culturels et sociaux ?

39L’analyse indique qu’il n’y a pas une réponse univoque à chaque question. En fait, nous constatons la coexistence de deux modes différents de reproduction sociale, où le poids des différents facteurs est différent. Un premier, propre aux programmes préuniversitaires, se déploie depuis les études secondaires alors que des facteurs scolaires comme sociaux modulent l’accès aux études collégiales. Une fois installés dans les études collégiales, seuls des facteurs scolaires (le programme d’études) modulent l’accès aux études universitaires qui est alors largement structuré autour de critères relevant de la méritocratie scolaire (sélection des étudiant(e)s sur la base des notes et de mesures de rendement scolaire). Il faut rappeler que la distribution des élèves dans les programmes préuniversitaires se réalise en fonction des notes.

40Un second mode, propre aux études techniques, est plus dépendant des ancrages sociaux comme le capital socioéconomique de la famille d’origine et le sexe. Le risque d’aller à l’université croît avec le capital socioéconomique de la famille. Doit-on penser que les élèves de ces milieux sont proportionnellement plus nombreux à étudier dans un programme technique en envisageant, dès leur entrée au cégep, de poursuivre leurs études à l’université ? Leur choix d’études serait davantage dicté par le contenu du programme. Le choix de programme relèverait d’une rationalité affectuelle (Colliot-Thélène, 2011). On veut devenir ingénieur en électricité et on choisit le programme d’électronique plutôt que les programmes en sciences des études préuniversitaires. Cela dénoterait aussi une capacité stratégique et une connaissance des différentes options qu’offre l’enseignement collégial.

41Les femmes ont une probabilité plus élevée que les hommes de poursuivre vers les études universitaires. Une première interprétation est de considérer que les femmes réussissent mieux à l’école et qu’elles optent au cours des études collégiales pour la poursuite des études. Mais alors pourquoi les filles ne se distinguent-elles pas des garçons dans la formation préuniversitaire ? On peut aussi se demander s’il ne s’agit pas d’un effet institutionnel : les programmes où les filles sont plus nombreuses sont aussi ceux où le passage entre la formation technique et l’université est le plus structuré par l’existence de passerelles. Par exemple, il existe un programme passerelle qui articule le programme collégial de techniques infirmières à celui de baccalauréat en sciences infirmières. Un autre facteur favorise l’accès à l’université : la filière scolaire empruntée au secondaire. Tout se passe comme si nous assistions à un cumul des effets sociaux et scolaires.

42En somme, notre analyse souligne à la fois la persistance de l’effet des facteurs sociaux et culturels sur l’accès aux différents paliers du système scolaire et la conversion des effets sociaux en effets scolaires. Toutefois, on s’aperçoit aussi que ces deux mécanismes ne jouent pas de manière uniforme selon les voies scolaires, au sein de l’enseignement postsecondaire. Nous pouvons nous demander si cette constatation se retrouve dans d’autres sociétés où les parcours dans l’enseignement supérieur obligent à réaliser plusieurs transitions.