1En 2013, environ 20 000 jeunes ont choisi de mettre un terme à leurs études après s’être vus refuser l’accès à une formation de l’enseignement supérieur1, alors qu’ils venaient d’obtenir leur baccalauréat. Qui sont ces jeunes que la sélection prive d’accès aux études supérieures ? Selon les données de l’application Parcoursup où les « recalés » ont représenté, en 2018, 6 % des candidats ayant obtenu le baccalauréat2, ils constituent 3 % des bacheliers généraux, 8 % des bacheliers technologiques et 14 % des bacheliers professionnels. Les barrières formellement instituées à l’entrée de l’enseignement supérieur ne constituent cependant pas les seuls obstacles à la poursuite d’études après le bac. L’étude de la sélection formelle oublie notamment les jeunes qui se sont auto-sélectionnés, ou ceux dont la sélection est restée invisible (par l’influence de leur environnement notamment).

2Maroy et Van Campenhoudt (2010) ont ainsi montré que les compétences académiques et le niveau scolaire des élèves ne constituaient pas le seul critère déterminant le choix d’orientation dans l’enseignement supérieur. Le diplôme obtenu par leurs parents, le rapport de leurs parents à l’enseignement, la valorisation qu’ils donnent à l’enseignement supérieur, ou encore le jugement que portent les parents sur la capacité du jeune à réussir à l’université, ont une influence forte sur les choix des sortants du secondaire.

3Plus largement, la synthèse de Landrier et Nakhili (2010) expose l’existence d’inégalités sociales de préférence, qui s’observent dès l’enseignement secondaire : au collège à travers les choix de langues et d’options telles que l’allemand ou le latin, qui conduiront leurs électeurs à intégrer des classes ou établissements ayant eux-mêmes une influence sur la suite de leur parcours ; à la fin de la 3^e, quand à niveau scolaire équivalent, les jeunes d’origine sociale favorisée demandent plus souvent de poursuivre en seconde générale et technologique que les jeunes issus de milieu défavorisé ; au lycée ensuite, lorsque l’orientation en première scientifique est systématiquement moins demandée par les jeunes de milieu populaire (là encore à résultats scolaires comparables). Les choix diffèrent aussi selon le genre : ainsi les filles s’autosélectionnent ou se sous-orientent vers la première scientifique – et ce choix aura une incidence sur les possibilités d’orientation ultérieures. Au seuil de l’enseignement supérieur, enfin, le poids des choix effectués au collège et au lycée circonscrit nettement les projets désormais possibles. Mais là encore, à possibilités équivalentes (soient les performances scolaires et la filière d’origine), les inégalités de choix se poursuivent. Les jeunes de milieu favorisés, ainsi que les hommes, choisissent ainsi davantage les filières les plus sélectives et prestigieuses.

4Le poids de l’autosélection tendrait en effet à augmenter au fil du parcours d’éducation, selon Duru-Bellat (2002) qui évoque une « sédimentation » des inégalités sociales au cours de la scolarité. Si les inégalités sociales de réussite scolaire (nettes des autres caractéristiques des élèves) sont faibles d’une année à l’autre, elles se cumulent dans le temps. Ce processus conduit donc à trier progressivement les élèves pour arriver, aux niveaux de formation les plus élevés, à des clivages importants entre populations selon les filières. Les élèves fréquentant l’enseignement supérieur ont été sélectionnés pendant de nombreuses années. Au sein de cette population socialement et scolairement homogène, les inégalités sociales de réussite deviennent quasiment inexistantes. Les choix des étudiants prennent alors un rôle primordial et l’autosélection pèse plus lourd dans les parcours des étudiants. L’orientation, les choix, le « savoir gérer » la carrière scolaire, sont alors les canaux par lesquels s’expriment les inégalités sociales. Le découragement, les attentes, la persévérance ou la débrouillardise, et bien entendu la confiance dans sa capacité à réussir – confiance socialement construite – prennent le relais des inégalités de réussite.

5Dans la même perspective, le dispositif central de la sélection formelle dans l’enseignement supérieur – Parcoursup et avant lui Admission Post-Bac (APB) – peut lui aussi induire une part de sélection invisible. Lemêtre et Orange (2017) ont ainsi montré comment APB porte une certaine vision du monde, celle de la « logique formelle » de l’orientation, et impose à ses usagers une façon spécifique de dire et donc de penser leurs projets scolaires et professionnels. Le langage d’APB n’est pas neutre et favorise les élèves qui parlent et pensent en accord avec cette logique formelle. À l’inverse, l’application tend à disqualifier les élèves qui s’inscrivent dans la « logique commune » de l’orientation, au premier rang desquels figurent les bacheliers professionnels.

6Concernant la sélection formelle, on sait assez mal aujourd’hui ce qu’elle fait aux refusés. Dans ses travaux sur les facteurs explicatifs de l’effet-maître, Bressoux (2012) a rappelé que les jugements émis par l’institution – en l’occurrence les enseignants – pouvaient avoir un effet sur le comportement ultérieur des élèves, ces derniers essayant de se conformer au jugement qui a été émis à leur égard. Leur valeur scolaire est ainsi influencée par l’appréciation qui en a été faite a priori : c’est la prophétie auto-réalisatrice ou « effet Pygmalion ». Le fait d’être recalé peut-il produire un effet similaire ?

7Que deviennent les recalés du supérieur ? Les élèves que l’institution scolaire n’a pas jugés aptes à l’éducation supérieure ont-ils intériorisé cette croyance une fois sur le marché du travail ? Se conforment-ils à cette sanction en abandonnant toute velléité de reprise d’études, ou en se montrant moins performants dans la recherche d’un emploi ? Pour les jeunes au profil social et scolaire modeste, est-il plus favorable à l’insertion de gagner sa place aux côtés des « enfants de la démocratisation scolaire », que de se voir refuser l’accès aux études ? Les parcours des « recalés » seront comparés à ceux des bacheliers n’ayant pas tenté la poursuite d’études, ainsi qu’aux jeunes sortant non-diplômés de l’enseignement supérieur court.

8S’il est quasiment impossible de mesurer les effets de toutes les formes que peut prendre la sélection dans l’enseignement supérieur, les enquêtes Génération permettent de s’intéresser à une catégorie de sélectionnés en particulier : ceux qui ont mis un terme à leurs études après avoir été recalés. S’ils ne constituent qu’un échantillon de l’ensemble des jeunes n’ayant pas pu accéder à une formation de l’enseignement supérieur, leur situation porte à la fois les stigmates de la sélection formelle – ils ont formulé une candidature – et de la sélection informelle – ils ont fait le choix d’abandonner plutôt que de s’orienter ailleurs. Une première partie étudiera le profil des recalés – qui sont ces jeunes qui voient leur projet d’éducation contrarié au point de finalement l’abandonner ? – puis une seconde, leurs premiers pas dans cette vie active qu’ils n’avaient pas choisie : comment ont-ils accédé à l’emploi, et à un emploi de quelle qualité ? Ont-ils choisi, plus souvent que les autres, de reprendre le chemin des études qui leur avait été barré une première fois ?3.

1. Méthodes et données

9Cette étude est fondée sur l’exploitation des données de l’enquête Génération 2013, qui porte sur des jeunes ayant quitté le système éducatif français en 2013 interrogés par le Céreq en 2016. Ces données permettent de savoir pour quelle(s) raison(s) ces jeunes ont arrêté leurs études, quel est leur parcours scolaire et leur milieu d’origine, puis quelle a été leur situation vis-à-vis de l’emploi, mois par mois, durant les trois années qui ont suivi leur arrêt des études.

10Ont été définis comme « recalés » les jeunes ayant obtenu leur baccalauréat en 2013 et ayant déclaré avoir arrêté leurs études en raison d’un refus dans une formation supérieure. Les différentes analyses comparent ces jeunes à trois autres groupes : les jeunes ayant obtenu leur baccalauréat en 2013 et interrompu leurs études dans la foulée, mais n’ayant pas déclaré que c’était en raison d’un refus ; les jeunes ayant quitté l’enseignement supérieur en 2013 sans y avoir obtenu de diplôme (donc des diplômés de niveau bac) ; et enfin des jeunes ayant quitté le système éducatif en 2013 après avoir obtenu un diplôme de l’enseignement supérieur court.

11Le Modèle 1 vise à identifier les déterminants de l’appartenance à l’un de ces quatre groupes. Il s’agit d’une régression logistique multinomiale. Les Modèle 2 et Modèle 3 s’appuient sur une comparaison entre les quatre groupes afin d’estimer l’effet d’être recalé sur le début de carrière. Dans ces deux modèles, le groupe des diplômés de l’enseignement supérieur court a été placé en situation de référence car il présente des caractéristiques socio-scolaires assez différentes des trois premiers groupes. Le Modèle 2 estime la probabilité d’occuper un emploi de bonne qualité en s’appuyant sur une estimation préalable de la probabilité d’occuper un emploi (modèle de sélection à deux équations selon la méthode de Heckman), et le Modèle 3 exécute une régression logistique multinomiale pour estimer la probabilité de suivre une trajectoire de début de carrière plutôt qu’une autre.

12Le Modèle 4 porte sur le groupe des recalés uniquement et s’appuie sur une régression logistique pour explorer les déterminants possibles de la reprise d’études chez ces jeunes sélectionnés.

13Toutes les estimations économétriques ont été exécutées avec une pondération normalisée et en suivant la méthode des retraits séquentiels. Après avoir initialement intégré un grand nombre de variables explicatives, les modèles ont été affinés par le retrait successif des variables explicatives participant le moins à la robustesse du modèle, dans l’objectif de minimiser pas à pas du critère d’information d’Akaike (AIC). La liste des variables introduites initialement est la suivante :

• âge en 2013

• genre

• type de baccalauréat

• redoublement avant la 6^e

• sortant d’apprentissage

• sortant d’établissement agricole

• niveau d’études de la mère

• catégorie socioprofessionnelle du père

• parent(s) étranger(s)

• boursier sur critères sociaux pendant la scolarité

• résidence en QPV à la fin des études

• résidence en zone rurale au moment du bac

• raison d’arrêt des études : car la formation n’existait pas à proximité

• raison d’arrêt des études : pour des raisons financières

• raison d’arrêt des études : par lassitude

• raison d’arrêt des études : avait trouvé un emploi

• raison d’arrêt des études : avait atteint le niveau d’études souhaité

• raison d’arrêt des études : voulait entrer dans la vie active

14La limite méthodologique principale de cette étude réside dans l’absence d’informations précises concernant les résultats scolaires obtenus par les jeunes au baccalauréat. Cette information est susceptible d’expliquer non seulement le fait d’appartenir au groupe de recalés mais aussi, pour partie, les différences de parcours en début de carrière et serait donc utile pour mieux contrôler les caractéristiques individuelles dans les estimations. L’information de la mention au baccalauréat (qui synthétise les résultats) aurait dû pouvoir être utilisée car elle est habituellement présente dans les enquêtes Génération. Néanmoins, elle est issue d’un appariement avec des données administratives et manque pour certains sous-groupes de population, dont quasiment tous les jeunes n’ayant jamais fréquenté l’enseignement supérieur4. Un projet d’appariement post-enquête avec des données administratives a été engagé mais n’a pu aboutir avant l’organisation de ce colloque. Restent donc deux variables explicatives pouvant constituer des proxys (certes largement imparfaits) du niveau de performance scolaire des individus : le fait d’avoir redoublé avant la 6^e, et l’âge en 2013 (qui est également l’année de l’obtention du bac pour les deux premiers groupes).

15Incontestablement, cette étude mériterait donc d’être renforcée par l’ajout d’informations fines sur les notes obtenues par les bacheliers juste avant leur sélection. Néanmoins, les résultats présentés ici peuvent être interprétés avec une certaine confiance pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’intégration de proxys du niveau scolaire tel que mentionné précédemment ; ensuite la force et la significativité des effets observés qui montrent une tendance nette, mais aussi, la stabilité de ces effets qui dans toutes les analyses, sans exception et au fil de la construction des estimations, ont montré un effet marqueur de la sélection sur les parcours ; enfin, le biais de sélection en lui-même peut être interrogé dans la mesure où peu d’éléments permettent de présumer des différences significatives de résultats scolaires entre les groupes 1 et 2. Pour ces raisons et même si l’objectif d’approfondissement doit être maintenu, ces résultats montrent d’ores et déjà que l’épreuve ratée de la sélection joue un rôle de marqueur sur les parcours.

2. Les recalés moins dotés que les non-diplômés de l’enseignement supérieur

16Les jeunes sortis recalés de l’enseignement supérieur en 2013 ressemblent, trait pour trait, aux enfants de la massification scolaire suivis par Beaud à Granvelle (cf. Tableau 1) : plus souvent que les autres, ils ont redoublé en primaire et sont issus d’un quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV) ; beaucoup espéraient éviter le lycée professionnel, mais y ont été orientés contre leur gré ; souvent enfants d’immigrés, ils disposent d’un faible capital culturel. Enfin, à plus de 80% enfants d’ouvrier ou d’employé, ils sont également détenteurs, à plus de 80%, d’un bac technologique ou professionnel.

17Si les recalés ont un profil très proche des bacheliers n’ayant pas souhaité poursuivre, ils se distinguent en revanche des jeunes sortis du supérieur non diplômés : ces derniers sont plus dotés scolairement et socialement, bien que quittant le système éducatif avec le même niveau de diplôme.

18Une analyse modélisée permet d’estimer la probabilité d’appartenir à une catégorie de sortants plutôt qu’une autre en démêlant les effets propres des différentes caractéristiques individuelles (cf. Modèle 1).

19On observe en premier lieu un très fort effet du bac obtenu : les bacheliers professionnels ont dix fois plus de chances que les bacheliers généraux d’être recalés de l’enseignement supérieur, plutôt que d’en sortir diplômés à niveau bac+2 ou 3. Ils ont huit fois plus de chances d’arrêter leurs études au bac sans souhaiter poursuivre, plutôt que de sortir diplômés. On note que le fait de détenir un bac professionnel prédit plus fortement le fait d’être recalé, que de quitter le système éducatif sans velléité d’études supérieures. Ces odds-ratios très élevés convergent avec les résultats de Duru-Bellat et Kieffer (2008) montrant que le type de bac auquel on accède joue désormais un rôle central dans le processus global de sélection sociale, du fait de la « démocratisation ségrégative » du baccalauréat.

20Le parcours scolaire joue également un rôle important dans la distribution des élèves à la sortie de l’enseignement supérieur : ainsi les jeunes qui avaient redoublé avant leur entrée en 6^e ont quatre fois plus de chances de se trouver finalement recalés de l’enseignement supérieur : ce résultat rejoint ceux de Brinbaum, Hugrée et Poullaouec (2018) qui ont identifié les inégalités précoces d’apprentissage comme un élément capital de l’accès aux différentes filières de l’enseignement supérieur. Ils montrent ainsi que le parcours scolaire antérieur – y compris lointain avec les résultats à l’entrée en 6^e – a un effet propre dans la distribution des élèves dans l’espace hiérarchisé de l’enseignement supérieur, au point d’atténuer les autres et notamment celui de l’origine sociale.

21Ici, l’effet de l’origine sociale reste significatif. La socialisation des parents à l’enseignement supérieur joue un rôle en augmentant la probabilité d’être bachelier sortant ou bachelier recalé, lorsque le niveau d’études de la mère est inférieur au bac. L’effet de la position professionnelle du père est encore plus net : un jeune dont le père est ouvrier ou employé a presque deux fois plus de chances d’arrêter ses études suite à un refus dans l’enseignement supérieur, que de sortir diplômé au niveau bac+2/3.

22Bien que généralement plus diplômées que les hommes, les femmes connaissent davantage le risque de se trouver recalée à l’entrée de l’enseignement supérieur. De même, les jeunes issus des spécialités des mathématiques, sciences et techniques ou industrielles, sont davantage sujets à quitter le système éducatif sur un refus.

23Enfin, les résultats montrent une interaction cohérente entre les différents motifs d’arrêt des études, puisque les jeunes ayant indiqué avoir arrêté leurs études parce que la formation souhaitée n’existait pas à proximité, ont deux fois plus de chances que les autres d’être recalés (donc d’avoir également déclaré avoir arrêté en raison d’un refus dans la formation demandée). Autrement dit, ces deux motifs semblent se cumuler pour une certaine catégorie de bacheliers, qui voient leur parcours interrompu par une barrière sélective à la fois formelle – le refus – et informelle – l’inégale offre de formation à proximité et la nécessité d’être mobile. Ces motifs relèvent tous deux de la contrainte et non du souhait de mettre un terme au parcours d’études, et confirment l’intérêt d’étudier ce groupe des « recalés ».

24L’année de leur bac, la majorité des bacheliers « recalés » avait formulé une seule candidature5 dans l’enseignement supérieur (cf. Tableau 2). Ces candidatures étaient dirigées, en majeure partie, vers les STS qui ont attiré plus de la moitié des recalés. Leurs vœux se sont ensuite portés sur les écoles de formation sanitaire et sociale (14 % des recalés y ont candidaté) et les autres formations sélectives (surtout des IUT). Seuls 4 % des recalés n’ont candidaté qu’à l’université et y auraient donc été refusés, probablement par le jeu du tirage au sort ayant pu avoir lieu dans certaines filières en tension.

25Les recalés du supérieur avaient donc des aspirations scolaires « raisonnables et raisonnées », typiques des candidats en IUT et STS qui ont en commun de faire preuve d’une certaine autocensure dans la construction de leur projet scolaire (Orange, 2018). Ils rappellent à nouveau les bacheliers de Granvelle, qui selon les observations de Beaud pratiquent parfois l’autosélection jusqu’au cœur du processus de la sélection formelle : des élèves moyens, ayant néanmoins réussi à décrocher un « petit » bac et souhaitant poursuivre des études, qui doutent de leur valeur scolaire. Craignant de ne pas réussir dans l’enseignement supérieur, ils candidatent essentiellement en STS. Aux entretiens de recrutement, les lycéens de Granvelle ne savent pas, n’essaient même pas se vendre. Ils ne se préparent pas à l’épreuve, ne se renseignent pas sur les questions qui leur seront posées : ils partent déjà vaincus. L’un deux affiche une attitude « défaitiste et un peu bougonne », ne se présentant pas sous les traits d’un aspirant-élève de BTS. Ne se faisant pas confiance, il montre un visage indéterminé, indécis, non motivé, soit précisément l’inverse des traits de caractères attendus par l’institution.

26Après avoir été refusée dans la formation demandée, la majorité des bacheliers « recalés » a rejoint le marché de l’emploi (68 %) (cf. Tableau 2). Un dixième d’entre eux a vraisemblablement interprété cette situation de refus comme une situation d’attente, voire éventuellement d’opportunité, choisissant de prendre après le bac une année sabbatique ou de partir en voyage à l’étranger. Quelques bacheliers (3 %) choisissent de retenter leur chance en préparant un concours, dans la plupart des cas pour essayer d’intégrer une école de formation sanitaire et sociale. Les situations « autres » concernent près d’un bachelier sur dix et correspondent en bonne partie à des recherches de formation ou d’entreprises pour essayer d’y réaliser une alternance.

27Enfin, bien qu’ayant quitté le système éducatif après leur bac, 6 % des recalés déclarent s’être inscrits dans une formation relevant de l’enseignement supérieur. Pour une grande part, il s’agit d’une inscription à l’université, mais pour quelques autres cas ces inscriptions concernent d’autres formations sélectives, qui auraient ainsi fait office de choix de dernier recours avant de s’avérer en définitive inadapté. Ces situations peuvent correspondre aux « étudiants fantômes » décrits par Legendre (2003), ces étudiants qui n’ont passé aucun examen et dont le passage à l’université a laissé quelques traces administratives – leur seule inscription – mais aucune trace pédagogique. Leur trajectoire fait également écho au deuxième type de « décrocheurs » identifié par Sarfati (2013) : inscrits par défaut à l’université, bacheliers technologiques et professionnels en majorité, ces jeunes sont restés à distance de l’université au point de n’y avoir parfois jamais mis les pieds. À ce titre, Sarfati leur dénie la qualification de « décrocheurs » en ce qu’ils n’ont simplement jamais « accroché » à l’université.

3. Des débuts de carrière contrariés par la sélection

28Si le processus de sélection dans l’enseignement supérieur suscite un assez grand nombre de recherches en sciences sociales, les conséquences de cette sélection sur l’entrée puis l’évolution des jeunes dans la vie active restent peu documentées. Au sein de cet ensemble de jeunes ayant quitté le système éducatif aux niveaux bac à bac+3 (certains au moment du baccalauréat sans souhaiter poursuivre, d’autres après avoir tenté des études supérieures sans en décrocher le diplôme, d’autres enfin avec un diplôme en poche), les recalés du supérieur sont les plus en difficulté lors de leur insertion. L’étude des trajectoires professionnelles ou des situations d’emploi après trois années de vie active démontre que l’échec à embrasser des études supérieures agit comme un marqueur sur le marché du travail. Cependant, les recalés du supérieur reprennent plus souvent des études que les autres jeunes considérés.

Figure 1. Situation des jeunes de niveaux bac à bac+3, trois ans après leur sortie

29Trois ans après avoir été refusés dans l’enseignement supérieur, les « recalés » sont les plus éloignés de l’emploi par rapport aux autres sortants de niveaux bac à bac+3 (cf. Figure 1). Leur taux de chômage, à 24 %, est le plus élevé. Seule une grosse moitié d’entre eux occupe un emploi (57 %) et quasiment un quart d’entre eux est au chômage ou inactif (24 %). En revanche, ils sont aussi, plus que tous les autres, en situation de reprise d’études (16 %).

30En termes de qualité d’emploi, les recalés connaissent aussi les situations les moins favorables (cf. Tableau 3). Parmi ceux qui occupent un emploi en 2016, à peine quatre sur dix ont accédé à un emploi stable. Plus d’un quart d’entre eux exerce son emploi à temps partiel, un quart également déclare ne pas s’épanouir au travail en 2016. Leur salaire net médian est le plus faible observé à ce niveau de sortie.

31Quant aux trajectoires individuelles de début de carrière (élaborées grâce au calendrier mensuel de l’enquête Génération), elles apparaissent à nouveau plus difficiles pour les jeunes ayant intégré le monde du travail suite à un refus dans l’enseignement supérieur (cf. Figure 2). Ainsi, seuls 37 % des recalés ont suivi une trajectoire d’insertion marquée par un accès rapide et durable à l’emploi, quand c’est le cas de 52 % des sortants non diplômés du supérieur. De même, 15 % des recalés sont restés aux marges de l’emploi pendant ces trois premières années de vie active (contre 11 % des non-diplômés du supérieur). En revanche, presque un quart d’entre eux a suivi une trajectoire marquée par le retour à la formation, ce qui suggère qu’un certain nombre des recalés a pu saisir une deuxième chance en matière d’études.

Figure 2. Trajectoires de début de carrière selon les conditions de départ du système éducatif

32Pour identifier un éventuel effet propre de la sélection sur l’insertion professionnelle, deux analyses ont été exécutées. La première (cf. Modèle 2) estime la probabilité d’occuper un emploi de bonne qualité, trois ans après le refus dans le supérieur. L’emploi est considéré de bonne qualité quand il est à durée indéterminée, occupé à temps plein et que l’enquêté déclare s’y réaliser professionnellement.

33En contrôlant un certain nombre de paramètres relatifs à l’origine sociale, aux caractéristiques démographiques et au parcours scolaire, il apparaît que le fait d’avoir été refusé de l’enseignement supérieur joue un rôle négatif sur la qualité de l’emploi atteinte après trois ans de vie active. La probabilité d’occuper un emploi de bonne qualité est en effet réduite de 45 % pour les jeunes recalés du supérieur en 2013 (par rapport aux jeunes diplômés du supérieur court), soit un impact marginal plus important que pour les bacheliers n’ayant pas souhaité poursuivre ou pour les non-diplômés du supérieur. On peut ainsi conclure à un effet net de la sélection sur la probabilité d’occuper un emploi de bonne qualité trois ans plus tard.

34La seconde analyse (cf. Modèle 3) estime la probabilité de suivre une trajectoire marquée par la sortie ou le maintien aux marges de l’emploi, ou une trajectoire dominée par le retour en formation, plutôt qu’un début de carrière dominé par l’emploi (accès rapide ou progressif). On identifie à nouveau un effet de la sélection, tant sur la probabilité de rester aux marges de l’emploi que sur celle de revenir aux études, dans la mesure où les odds-ratios sont plus élevés pour les recalés que pour les autres sortants au niveau bac.

35Qui sont ces jeunes qui, après s’être heurtés une première fois à la sélection dans l’enseignement supérieur, persistent à vouloir se former durant leurs trois premières années de vie active ? Pour caractériser cette population, nous estimons la probabilité de suivre une trajectoire dominée par le retour aux études ou à la formation, parmi la seule population des recalés de l’enseignement supérieur (cf. Modèle 4). Aux variables de contrôle utilisées dans les modèles présentés précédemment, ont été ajoutées des informations relatives au type de candidature formulée au moment du baccalauréat, ici en STS, en santé social ou dans une filière sélective.

36Les résultats de nos estimations font apparaître certains déterminants déjà connus de la reprise d’études, comme le fait d’être une femme plutôt qu’un homme. Pour cette population de recalés, le vœu d’orientation formulé sans succès ne détermine toutefois pas la propension à retenter sa chance dans l’enseignement supérieur. On voit par contre que les jeunes issus des milieux sociaux les moins dotés (mère non diplômée, résidence en QPV) ont nettement moins tendance à reprendre des études que les autres. La bourse apparaît comme un outil susceptible de stimuler l’aspiration aux études supérieures. Surtout, les jeunes qui ont obtenu un bac technologique et plus encore professionnel voient leurs chances de reprendre des études s’écrouler, confirmant là les travaux du Céreq explorant les déterminants des reprises d’études (Mora & Robert, 2017). La sélection se révèle pour eux rédhibitoire et semble marquer un point final à leurs désirs de formation.

Conclusion

37En définitive, les jeunes ayant mis fin à leurs études après avoir été refusés dans la formation qu’ils avaient demandée se trouvent, en début de carrière, plus souvent aux marges de l’emploi que les autres jeunes ayant intégré le monde du travail avec au maximum un baccalauréat. Le fait de se voir relégué aux portes de l’enseignement supérieur laisse donc une marque sur les jeunes ayant désiré poursuivre des études.

38Les recalés reprennent également plus souvent des études que les autres, ce qui suggère que si la sélection peut barrer formellement l’accès à l’enseignement supérieur, elle ne parvient pas toujours à effacer durablement les aspirations qu’elle a freinées une première fois. Toutefois, cette propension à persévérer dans le projet d’études est tout à fait inégale entre les bacheliers généraux, d’une part, et les bacheliers technologiques et professionnels, d’autre part. Ces derniers apparaissent plus sensibles au message que leur adresse l’institution en leur refusant l’accès à une formation supérieure. Ils semblent intérioriser, plus que les autres, l’idée que leur place n’est pas dans l’enseignement supérieur.

39Ces résultats ne permettent pas de conclure à un effet Pygmalion sur le marché de l’emploi, dans la mesure où ils ne peuvent documenter finement la façon dont se joue la perception du rejet par les recalés, au cours de leur entrée contrainte dans la vie active. Une enquête qualitative serait nécessaire pour cela. De plus, ils mériteraient d’être consolidés par des données plus fines à propos du niveau de performance scolaire affiché par les jeunes au moment du bac. Néanmoins, grâce à certaines informations approchant ce niveau scolaire, et parce que l’ensemble des analyses tend systématiquement dans la même direction, ils permettent de conclure à un effet négatif de la sélection sur le parcours d’insertion et interrogent, à ce titre, les principes structurant la distribution des bacheliers dans l’enseignement supérieur et les conséquences que cette sélection pourrait avoir pour ses oubliés.