1Nombreux sont ceux qui pensent que revendiquer la participation politique est en soi un brevet de bonne conduite démocratique. On peut, en la matière, citer trois cas. Il y a un emploi démagogique de cette revendication, quand elle est reprise par des dictatures du Tiers-Monde, un autre emploi contre ces pouvoirs, quand il s’agit de forces d’opposition, encore que celles-ci se laissent bien souvent entraîner vers l’utopie romantique, et enfin un sens plus pragmatique en vertu duquel il s’agit d’améliorer les chances de la participation, sans prétendre viser à la participation égale de tous, et à tous les niveaux de la vie sociale et politique1.

2En ce sens, la participation peut être définie comme un effort soutenu, visant à maximaliser la représentation des exclus de la consommation et du pouvoir, dans une situation sociale donnée2 . Il s’agit ainsi d’un éventail de pratiques qui vont du politique, centré sur la question du pouvoir, au social et à la gestion du quotidien. Or, quand une activité d’alphabétisation est perçue comme un travail de subversion – c’est le cas dans beaucoup de pays du Tiers-Monde – il semble difficile de maintenir la distinction entre participation sociale et participation politique. La participation ne peut exister dans l’absolu et dépend de la nature du système politique qui en constitue le cadre. Les libertés politiques peuvent ne pas garantir la participation, s’il ne s’agit que d’exutoires destinés à maintenir le statu quo, tout comme l’absence formelle de libertés n’interdit pas systématiquement un certain degré de participation. Au-delà du politique intervient également la participation au contrôle des ressources et des processus de leur exploitation. Les projets de type caritatif ne sont pas une forme de participation dans la mesure où ils sont motivés par une éthique propre à assurer l’autosatisfaction de leurs promoteurs. On oublie trop souvent le rapport participation/développement. On a fréquemment présenté l’absence de participation comme la cause principale de l’échec des programmes de développement dans le Tiers-Monde, en oubliant que ce n’est là qu’un reflet de l’absence de participation à l’échelle planétaire. En même temps, on a valorisé le rôle des petites entreprises de service et de production autogérées comme moyen privilégié de participation, en négligeant leur nécessaire insertion dans l’économie mondiale3. D’autres vont jusqu’à faire des élites du Tiers-Monde le principal obstacle à la participation, en faisant l’amalgame entre l’élite possédante et les autres groupes, classes moyennes ou intellectuels. La participation populaire implique-t-elle obligatoirement la disparition de l’élite en tant que telle, comme le suggère un certain romantisme révolutionnaire ? Il est clair que la participation voulue et recherchée ne consiste pas à ressusciter la démocratie athénienne. On sait que ceux qui s’insurgent contre les privilèges sociaux sont précisément certains représentants des élites du Tiers-Monde. Que ce refus prenne une forme radicale, et celle d’un rejet de l’ensemble du système social, ou qu’il s’engage sur la voie du changement progressif, il n’en demeure pas moins vrai qu’une participation populaire réelle suppose, tout d’abord, une participation entre les secteurs de l’élite qui aspirent au changement et la masse ou la base populaire qui la revendique.

LES BASES DE LA PARTICIPATION EN EGYPTE

3On peut considérer que la participation se fonde sur quatre piliers : les partis, l’administration locale, le syndicalisme et le mouvement associatif. Sur un plan purement formel et théorique, l’Etat égyptien s’est doté depuis fort longtemps de ces bases4. Cependant, l’écart entre les structures existantes et le mode de fonctionnement est tel qu’on ne peut éviter de poser la question de la cohésion de ce système5.

4Il faut tout d’abord remarquer l’existense d’un multipartisme contrôlé6 à un point tel que la "commission des partis", soumise au Parti national démocratique (au pouvoir), rejette quasi systématiquement tout agrément pour les nouveaux partis7, qui doivent alors s’en remettre à l’arbitrage de la justice8. Ajoutons à cela que l’alternance du pouvoir avec les partis d’opposition est d’emblée exclue9, la fraude électorale et les lois "sur mesure" garantissant le monopole du parti au pouvoir10. La participation effective des masses à ce système est plus que limitée, qu’il s’agisse de l’appartenance à un parti, ou de la participation électorale.

5Les mêmes constats valent pour la participation locale11. Les conseils municipaux sont perçus comme de simples "annexes populaires" du pouvoir législatif au niveau local. C’est cette perception qui a prévalu lors des dernières élections municipales, boycottées par l’opposition. L’absence de l’opposition souligne le fait que l’élite politique est en réalité fort réduite, ne serait-ce que d’un point de vue purement quantitatif. Pour ce qui est des syndicats, certains d’entre eux peuvent se prévaloir d’une tradition historique qui en fait des canaux de participation d’une grande importance12. En défendant les intérêts de leurs membres, ces syndicats assument le rôle de groupes de pression et occupent dans la vie publique une place souvent plus importante que celle occupée par les partis13. Ce constat vaut plus particulièrement pour les syndicats professionnels, à commencer par l’ordre des avocats. Fondé en 1912 et fort d’une riche tradition libérale, cet ordre a réussi à maintenir une autonomie relative qui en fait un des groupes de pression les plus efficaces parmi ceux qui expriment et défendent les intérêts de la classe moyenne. A l’opposé, se situe le syndicat des instituteurs – le plus important par le nombre d’adhérents – qui fut pendant un temps un bastion des Frères musulmans et qui est aujourd’hui sous l’emprise totale de l’appareil bureaucratique du ministère de l’Education. Entre ces deux extrêmes, on trouve le syndicat des journalistes et celui des ingénieurs. Les premiers sont peu nombreux mais leur syndicat revêt une importance particulière, dans la mesure où il regroupe le gros des effectifs de la classe politique (d’opposition ou pro-gouvernementale) ; le caractère agité des élections en son sein témoigne d’une forte polarisation entre divers courants, et le rôle du syndicat dans la défense des intérêts de la profession n’en est que plus important. Issus de facultés à tradition politique qui jouèrent un rôle important dans le mouvement étudiant, et bénéficiant d’un poids conséquent du fait de leur nombre en raison de l’expansion de l’industrie depuis 1952, les ingénieurs ne sont cependant parvenus à politiser leur syndicat qu’après le succès des candidats islamistes.

6Conscient de l’importance des syndicats professionnels, le régime issu de la Révolution de juillet 1952 a tenté de les incorporer à l’Union socialiste arabe. Toutefois, ce sont les syndicats ouvriers et agricoles dont le degré d’annexion à l’appareil d’Etat a été le plus fort.

7Il faut également noter l’émergence de groupes de pression liés aux intérêts des classes supérieures, et qui sont représentés par l’Association des hommes d’affaires. En règle générale, les groupes de pression sont liés à l’appareil d’Etat à divers degrés (y compris quelquefois par le financement) et se réduisent souvent à des élites activistes. On comprend, dès lors, que les revendications des couches populaires s’expriment ailleurs et qu’elles prennent la forme de soulèvements (vite réprimés par la violence) plutôt que d’une mobilisation légale à travers des syndicats ouvriers impuissants. C’est en ce sens qu’on peut parler d’un déséquilibre entre la représentation des classes aisées et celle des classes moyennes. La seule alternative pour éviter le recours à la violence est de reconnaître des structures représentatives autonomes pour les couches sociales privées de canaux légaux d’expression. Ceci implique une ouverture démocratique en direction des partis (y compris le droit pour le courant islamiste à être représenté légalement), ainsi que l’existence de groupes de pression plus autonomes. Il est, par ailleurs, impensable qu’une telle ouverture puisse se réaliser sans une répartition plus équilibrée des ressources nationales.

8Il faut, enfin, souligner l’existence de milliers d’associations à caractère public14 (environ 15000), qui se distinguent des autres institutions par leur plus grande insertion dans la vie quotidienne locale et qui auraient pu constituer autant de "laboratoires de citoyenneté". Or, malgré la diversité de leurs activités, ces associations sont soumises, au ministère des Affaires sociales, à une loi contraignante et centralisatrice (n⁰ 32, 1964) et à un appareil d’Etat qui est en mesure de vider de leur sens toutes les initiatives populaires. Ajoutons que leurs rivalités internes et la mainmise des élites locales, qui ne tentent de mobiliser la base que pour la défense d’intérêts égoïstes, font que les associations sont perçues par le citoyen, dans le meilleur des cas, comme un réseau de services, ne différant en rien d’une administration gouvernementale15.

9Tels sont les quatres piliers de la participation en Egypte. Faut-il consolider l’édifice ou le détruire ? L’Etat préfère le statu quo et l’élite d’opposition, minée par des querelles internes, n’est pas en mesure d’assumer pleinement son rôle. Plus important encore est le fait que les masses préfèrent s’en tenir au rôle du spectateur (bien que l’opposition ait su obtenir la démission d’un ministre de l’Intérieur, moins d’ailleurs à cause de la politique menée par celui-ci qu’en raison de son langage). Un début de représentation, encore timide, cherche sa voie, mais des mesures réelles doivent l’accompagner : l’amendement de la Constitution, l’abrogation des lois répressives, la liberté de la presse, des partis, une nouvelle loi électorale, l’ouverture des media, comme la télévision, aux différentes forces politiques16.

10Dans une confrontation entre élites, la victoire est généralement du côté de ceux qui détiennent le pouvoir. Il n’existe de possibilité de changement que si les "gens" décident de se considérer comme "citoyens", puis comme "participants", sinon cette léthargie des masses pourrait amener certains secteurs de l’élite d’opposition à ne reproduire qu’une copie de ce contre quoi ils disent lutter, c’est-à-dire un pouvoir autocratique17. L’élite au pouvoir ne semble disposée ni à se renouveler ni à céder sa place18 à une élite d’opposition divisée et qui, de toute façon, n’a pas à elle seule la capacité de lui disputer le pouvoir. La seule alternative est donc celle qui consiste à favoriser l’émergence de citoyens actifs. En ce sens, c’est vers ces citoyens potentiels et non plus vers le pouvoir que doit être dirigé le discours axé sur la participation, qui est avant tout "une affaire" entre l’élite réformiste et les masses.