1Les études consacrées aux “intellectuels’’1 du Proche Orient arabo-musulman sont à la fois nombreuses et profondément insatisfaisantes, peut-être pour les raisons mêmes qui expliquent leur grand nombre et la récurrence des problématiques qu’elles mettent en oeuvre. Schématiquement, on peut dire que l’approche en termes d’“élites”2, d’inspiration nord-américaine, qui s’est progressivement imposée pour traiter du rôle et de l’identité des intelligentzia proche-orientales renvoie à deux questionnements fondamentaux, indissociables mais paradoxalement “non-totalisables” dans les schémas proposés par les divers modèles d’analyse des élites.

2Une première série d’études pourrait être regroupée sous l’intitulé générique : “les intellectuels et le pouvoir”, auquel se réfère, dans son titre même, le présent ouvrage. Il s’agit fondamentalement, dans cette perspective, de rendre compte de la structure du pouvoir et de la légitimité dans les sociétés du Proche Orient, de l’émergence de l’Etat “moderne” et de l’engagement développementaliste des nouveaux régimes.

3Deux lignes d’analyse me semblent résumer les recherches entamées dans cette direction : d’une part, des travaux qui entreprennent d’analyser les différentes “théories” du pouvoir ou de l’Etat pour mettre en évidence ce que ces représentations du politique doivent aux “idéologies” en compétition sur la scène proche-orientale, idéologies dont les intellectuels apparaissent à la fois comme le produit et comme les porte-parole privilégiés. Nombre de travaux consacrés au nationalisme arabe ou à l’islam politique renvoient directement à cette ligne de recherche, analysant les relations d’échange, de passage ou d’exclusion qui s’instituent entre ces “doctrines”, sans que, pour l’essentiel, la question de l’identité sociologique des intellectuels qui les ont produites puisse être abordée – au mieux – à un autre niveau que celui de la biographie des auteurs retenus comme “représentatifs” de tel ou tel courant de pensée3. D’autres travaux entreprennent d’analyser, d’un point de vue plus directement politique, le rôle des intellectuels dans la cristallisation d’idéologies officielles – par exemple Michel Aflaq ou Sati’ al-Husri pour le parti Ba’th – ou d’opposition – Hassan al-Banna ou Sayyid Qutb et les Frères musulmans – dont on s’efforce alors de découvrir en quoi elles correspondent effectivement aux intérêts des groupes qui les ont faites leurs4. Ce type de questionnements s’est trouvé particulièrement investi dans l’analyse de l’idéologie des groupes minoritaires, ethniques ou religieux, dont ils permettent de mettre en évidence les “spécificités”. Dans l’un et l’autre cas, ce qui échappe le plus souvent à l’analyse, ce sont tout à la fois les conditions matérielles de production et de diffusion de ces idéologies, soit que celles-ci s’opèrent clandestinement, plaçant le chercheur devant une sorte de “produit fini” dont il ne lui reste plus qu’à dévoiler les arcanes et les codes, soit que, idéologies consacrées et étatisées, l’évidence des effets de propagande rende inutile d’en analyser les mécanismes “primaires”. En d’autres termes, l’analyse des contenus du discours des intellectuels sur le pouvoir ou l’Etat, qu’ils le combattent ou qu’ils s’en fassent les porte-parole, semble rendre en quelque sorte “superflue” l’analyse de leur participation du et au pouvoir.

4Dans cette logique, les intellectuels apparaissent comme les “substituts” de l’élite effective, soit comme les idéologues et les porte-parole de classes dirigeantes, militaires ou ploutocratiques, bien souvent “muettes” au Proche Orient, soit en qualité d’experts, en charge de la matérialité de la gestion sociale pour le compte de dirigeants charismatiques. L’impensé que détermine cette ligne de questionnement est précisément la façon dont peuvent s’articuler ces deux aspects de la pratique des intellectuels, c’est à dire, j’y reviendrai, la question du statut social de leurs productions.

5Prolongements du débat inauguré par Renan et Afghani, une deuxième série d’études s’organise autour d’un questionnement central portant sur les relations entre les sociétés arabo-musulmanes et l’Occident, à la fois source et détenteur exclusif de la modernité, et adversaire désigné des nouvelles élites, bien souvent portées au pouvoir par les luttes de libération.

Il s’agit pour l’essentiel dans ces études de décrire la façon dont l’“identité culturelle de l’Islam”, pour reprendre l’expression de Grunebaum, “prédétermine” les voies de la modernité dans les sociétés musulmanes. On peut trouver chez L. Binder5 une formulation particulièrement explicite de cette visée, appliquée au champ du politique : ce qui fait que l’ensemble des chercheurs, étrangers ou indigènes, sont confrontés au même problème, c’est le constat qu’ils ont en commun du fait qu’une forme de croyance religieuse islamique a dominé, jusque récemment, la vie politique du Moyen-Orient. Les questions posées peuvent bien diverger dans leurs termes, elles restent la même dans leur objet : dans quelle mesure l’islam a-t-il perdu de son influence et dans quelle mesure la transformation des conditions matérielles est-elle à l’origine des changements survenus (....) En essence, la question centrale de ce champ de recherche est de savoir si la Vérité, en tant que liée à l’organisation sociale et aux institutions politiques, existe et peut être connue indépendamment d’une situation socio-historique donnée.

6Dans cette perspective, l’objet ultime de l’analyse est cette “spécificité” qui joue avec et le plus souvent contre la modernité pour définir dans l’entre-deux, la sociabilité propre des peuples du Proche Orient.

7Cette ligne problématique est susceptible de plusieurs réalisations : selon le point de vue auquel on se place, la relation qui s’institue dans le contexte colonial entre l’Occident-porteur-de-modernité et l’Orient-lieu-de-l’islam peut être lue comme la “fécondation” du second par le premier (modèle de l’Expédition d’Egypte), ou au contraire comme l’essence même de l’agression perpétrée contre les peuples musulmans (modèle de la croisade)6. Une autre réalisation de cette ligne problématique consiste à rechercher, au sein des intelligentzia proche-orientales et dans le système de pensée des individus, comment se recomposent les divers registres de la connaissance et la façon dont peuvent être “compatibilisés” des systèmes de valeurs différents, sinon antagonistes. Encore une fois, selon le point de vue où on se place, on constatera le dédoublement de la personnalité arabo-musulmane, ou au contraire les synthèses qui s’y opèrent entre les valeurs de la raison et celles de la croyance7.

8Mais alors même que l’emprunt de modèles occidentaux se voit assigner dans ces approches le statut de principe général d’explication, rares sont les études qui ont été consarées à analyser le processus même de ces transferts dans leur modalités pratiques. En fait, le transfert de modèles intellectuels a d’autant moins été analysé en tant que tel que les savoirs et les techniques transférés se voulaient plus “scientifiques” : si l’adoption et l’adaptation du roman ou de la nouvelle comme genres littéraires ont pu faire l’objet de nombreuses études, la généralisation d’une médecine occidentale, ou l’utilisation de la statistique n’ont pas fait, comme allant en quelque sorte “de soi”, l’objet d’études approfondies. Plus grave, les institutions par lesquelles ces savoirs ou ces disciplines ont transité et ont été appropriées, ont été marquées par le même “postulat d’évidence” et l’on ne peut qu’être frappé de constater, par exemple, la rareté des études consacrées à une institution aussi centrale que l’université égyptienne, ou encore à la mise en place d’organismes d’enregistrement et de traitement des données sociales.

9Dans l’une et l’autre ligne problématique, soit que les intellectuels soient envisagés comme relais – consentants ou en révolte – de modèles occidentaux, soit que l’on voit en eux des acteurs privilégiés de la scène politique, l’“impensé” de l’analyse concerne la fabrique elle-même des discours qu’ils tiennent sur la société, d’autant moins interrogée que ces discours se réclament d’une plus grande “objectivité”. C’est seulement récemment que le savoir et les discours de l’orientalisme sont devenus objet d’analyse – et encore, le sont-ils devenus, à quelques exceptions près, beaucoup plus au niveau de leurs contenus (on pourrait dire de leurs fantasmes) qu’à celui des modalités de leur élaboration et de la façon dont ils ont pu produire leurs effets8. Mais ni la façon dont, concrètement – c’est à dire en termes institutionnels de commande, de financement, de public ou de confirmation –, on peut aujourd’hui écrire de l’intérieur l’histoire de l’Orient, en général, ou celle de l’Egypte, en particulier, ou dire les recompositions de l’économie ou de la société, ni les statuts que confère la qualification à tenir ce type de discours n’ont jusqu’à présent été analysés. Les praticiens “indigènes” des disciplines concernées, une fois pour toute reconnues comme “importées” – et plus ou moins bien assimilées – se sont retrouvés pris, dans le contexte de la compétition qui se livre pour dire le sens de ce qui se déroule, depuis le début de ce siècle, au Proche Orient, dans une logique binaire du vrai ou du faux, du probable ou de l’idéologique, sans que l’on se préoccupe de savoir comment leurs discours font sens.

10Plus loin, l’impensé que recouvre ces deux lignes de questionnement est celui de leur articulation, comme si, pour rendre compte des relations entre le pouvoir et les intellectuels, il fallait occulter la présence d’un troisième pôle, l’Occident, à la fois modèle de référence, espace de formation et, le cas échéant, d’emploi pour nombre d’intellectuels, et comme si, réciproquement, l’analyse de la façon dont se pose, en société d’islam, la question de la modernité impliquait de laisser dans l’ombre les modalités de sa transplantation. Dans la plupart des cas, ces deux approches apparaissent sinon comme exclusives l’une de l’autre, du moins comme purement et simplement juxtaposées, comme cela apparaît dans la plupart des travaux consacrés à Muhammad Ali : le Pacha est à la fois présenté comme le premier dirigeant “moderne” qu’ait connu l’Egypte et comme le père putatif de l’intelligentzia égyptienne, mais la façon dont s’articulent ces deux rôles est le plus souvent évacuée au bénéfice d’un paragraphe consacré au programme de missions d’études en Europe organisé par Muhammad Ali pour former les cadres de son armée et de son administration, ou à l’oeuvre des experts européens engagés par le Khédive pour faire “tourner” son administration.

11On peut trouver chez Vatikiotis9 une exemple particulièrement significatif de cette absence structurelle de lien entre ces deux problèmatiques que l’on pourrait dire “internaliste” et “externaliste” en compétition pour l’analyse de l’évolution de l’intelligentzia égyptienne (ou arabe, ou musulmane) : d’une part, Vatikiotis met en évidence ce que je pourrais désigner comme le “monopole étatique de la commande” de travail intellectuel :

La politique de formation mise en oeuvre par Muhammad Ali avait au départ des buts limités. Elle visait principalement la formation d’un groupe de techniciens capables d’exécuter des tâches spécifiques pour le compte de l’Etat et, principalement, de ses forces armées. Pour cette raison, Muhammad Ali veilla à maintenir sous un contrôle gouvernemental strict tant la formation que la sélèction des étudiants reçus dans les écoles, qui étaient dès lors traités comme des militaires. L’éducation, de ce point de vue était un simple moyen, non une fin. Quoi qu ’il en soit, il y a un lien direct entre les résultats de la politique éducative du Pacha et l’émergence des premiers intellectuels égyptiens, (p. 94. C’est moi qui souligne.)

12Ce qui se met ici en place, comme le souligne Vatikiotis lui-même, ce sont les infrastructures mêmes du champ intellectuel égyptien : si l’on fait la part du personnel religieux – d’ailleurs ramené dans le giron de l’Etat par Abd al-Nâsir – l’Etat a toujours été l’employeur principal, sinon exclusif, des intellectuels en Egypte. De fait, depuis Muhammad Ali, l’Etat a véritablement pris le contrôle de toutes les phases de la formation du futur intellectuel, qu’il a rendue possible en l’accueillant dans ses écoles, en lui assurant une bourse, en l’envoyant en mission à l’étranger et en lui fournissant, à" son retour, un emploi à la fois gratifiant et prestigieux. Mais l’insistance de Vatikiotis sur les aspects essentiellement techniques des compétences inculquées aux étudiants du Pacha occulte ici une dimension fondamentale de leur formation qu’atteste le programme de lecture qui leur était imposé : en même temps que ces savoirs “appliqués” (médecine, génie, balistique, ...) c’est une vision du monde centrée sur l’Etat et le devoir de le servir qu’on leur inculque10. Où l’on retrouve le problème du contenu de cette “modernité” dont l’Etat se fait le promoteur : la brouille survenue entre Muhammad Ali et Tahtawi11 – sans doute le premier “intellectuel” égyptien au sens que l’on donne ici à cette notion – analyse en quelque sorte la relation qui se noue entre l’Etat et ses intellectuels. En s’adressant, par la publication en 1834 de son “carnet de voyage”, directement à l’opinion égyptienne, Tahtawi outrepasse ses prérogatives, suscitant la colère du souverain et dévoilant le rôle que l’Etat entend se réserver : celui d’intermédiaire obligé et d’arbitre entre la société égyptienne et la modernité. Compte tenu des modes de la pénétration occidentale autorisée par les successeurs de Muhammad Ali et de la multiplication des contacts directs entre Egyptiens et Européens, une telle attitude ne sera plus longtemps possible, mais le procès intenté à Mansur Fahmi, à propose d’une thèse sur le statut de la femme en pays d’islam rédigée à Paris en 1907, ou celui intenté à Taha Husayn, suspect d’“orientalisme”12 attestent du fait que la tentation de ce rôle subsiste bien après la disparition du premier Khédive, et peut-être même jusqu’à aujourd’hui. Je reviendrai sur ce point dans ce qui suit.

13Un peu plus loin dans son texte, Vatikiotis envisage la façon dont se pose la question de cette “modernité”, dans sa relation avec le turâth :

Bon nombre des étudiants des écoles préparatoires, secondaires, techniques ou professionnelles, y compris ceux envoyés en mission en Europe étaient recrutés à al-Azhar. Des ex-azharites devinrent ainsi médecins, ingénieurs, traducteurs ou pharmaciens. En un sens, ceci attestait de l’ouverture des azharistes à l’éducation nouvelle et sa capacité à en fournir les fondements. En un autre sens, ces recrutements devaient jouer un rôle capital par la suite dans la division des azharistes en deux catégories : d’une part, ceux qui, ayant reçu une formation aux sciences et aux techniques modernes, appelaient à une réforme des programmes d’al-Azhar et de l’institution elle-même, et, de l’autre, ceux qui se cramponnaient aux programmes et aux méthodes traditionnelles, (op. cit, p. 97)

14Le principal mérite de cette formulation est de pointer sur la compétition qui s’organise, chez les mêmes individus ou au sein des mêmes groupes, entre deux registres du savoir sinon inconciliables – démontrer l’existence de Dieu et la véracité de la Révélation à l’aide d’exemples empruntés à la “science” est un exercice auquel sacrifient de nombreux intellectuels – du moins qualifiant à des carrières différentes. Mais en fait, la principale ligne de confrontation n ’est peut-être pas tant celle qui passe entre le versant “traditionnel” et le versant “moderne” du savoir dont sont porteurs ces ex-Azharistes qui, comme Taha Husayn, forment le gros des inscrits à l’Université nationale – et alors que ceux-ci, pour des raisons “tactiques”, ont surenchéri sur cet aspect de la contradicition – que celle opposant ce qui, de ce savoir, est “autochtone” à ce qui est “étranger”, “importé”. En d’autres termes, l’émergence de nouvelles “professions”, et notamment de celles qui découlent de la restructuration de l’Etat entamée par Muhammad Ali, est directement ce qui pose, du fait du caractère “allogène” de leur formation et du fait aussi du type de concurrence que cette émergence institue entre elles et les intellectuels “traditionnels”, la question de leur identité en même temps que celle de cette “modernité” dont ils se font les propagateurs.

15La référence à Muhammad Ali ne constitue pas tant le simple rappel rituel à ce qui est généralement présenté comme le début de l’histoire moderne de l’Egypte qu’elle me permettra, après cette longue entrée en matière, d’expliciter l’objet de cette étude. L’introduction en Egypte de compétences et de savoirs nouveaux, en la personne de ces “experts” étrangers engagés par le Pacha pour rationaliser la mise en coupe réglée de la société par l’Etat, ou encore en celles des membres des missions scolaires envoyées en Europe pour s’initier aux techniques nouvelles, apparaît comme le premier acte d’un processus de remplacement progressif, au sommet de la hiérarchie des professions intellectuelles, de disciplines liées à la religion musulmane et à la langue arabe, par les détenteurs de savoirs centrés sur Inobservation du social” et l’intervention dans ses mécanismes. Muhammad Abduh fut peut-être le dernier titulaire d’une position de dominance dans le champ intellectuel égyptien acquise au nom de qualifications et en référence à des légitimités proprement religieuses. Et s’il trouve en Rashid Reda, et dans une certaine mesure chez les Frères musulmans après lui, continuateurs et disciples, ceux-ci n’occupent plus une position dominante et c’est la figure de Taha Husayn, nouveau doyen de la pensée égyptienne, qui occupe la place laissée vacante sur le devant de la scène par les réformistes, dorénavant condamnés à se radicaliser et à apparaître comme une sorte de survivance d’un passé en voie d’être balayé par la vague “moderniste”.

16En matière de représentation, et plus préciésment de “représentabilité” des processus sociaux, l’action de Muhammad Ali et de ses successeurs, notamment Isma’il, mais surtout Fu’ad, inaugure une situation nouvelle sous plus d’un aspect : le point de départ d’une série de ruptures qui aboutissent à détacher de plus en plus les “technologies sociales” visant à rationaliser les contrôles de l’Etat sur la société, du niveau des “mythologies” assignant à l’action sociétale ses buts ultimes. Rifa’a al-Tahtawi, Ali Mubarak tout comme, quelques années plus tard, Taha Husayn, ont en commun une même visée proprement épistémologique qui tend à dissocier de plus en plus la vérité de l’efficacité, l’ordre de la foi de celui du rationnel, le sujet de l’objet qu’il envisage. Non que l’un annule l’autre ou le rende superflu : Tahtawi reste un azhariste conséquent et Taha Husayn consacrera une part non négligeable de son oeuvre à l’hagiographie des phares de l’Islam. Mais en dissociant la positivité intrinsèque de la société française, et notamment de son système politique qu’il observe dans une perspective historique, de la qualification religieuse de cette société (“associationniste” et même largement athée) – et sans pour autant renoncer à en juger “les moeurs” à l’aune de ses valeurs d’azhariste – Tahtawi ouvre la voie à une possible instrumentalisation de la réflexion sur la société, autorisant l’Egypte à tirer parti de l’expérience historique d’autres Nations, fussent-elles des nations d’“infidèles”. De la même façon, en passant la poésie “antéislamique” au crible philologique orientaliste, Taha Husayn dissocie le niveau des mythologies par lesquelles chaque société rend compte de sa propre permanence de celui de la “réalité” historique et des lois de la sociabilité, ouvrant la voie à une possible identification de l’idéologie en tant que telle et à l’étude “objective” de ses mécanismes. Je ne veux pas dire par là que Tahtawi ou Taha Husayn aient, à eux seuls accompli la rupture épistémologique fondatrice des sciences politiques ou de la sociolinguistique dans le champ intellectuel égyptien, mais leur démarche ouvre en quelque sorte 1’“espace” même où peuvent se développer les sciences sociales en même temps qu’elle désigne les axes de ce développement.

17La consolidation de la visée moderniste, par l’action conjugée des khédives “éclairés”, de l’occupant et des “nouveaux intellectuels”, débouche ainsi sur l’émergence d’un débat qui reste à l’ordre du jour jusqu’à aujourd’hui et que je pourrais résumer en une formule : réformer la société par la science/par la religion13. C’est la signification de ce dilemne constitutif tout à la fois de l’action politique et de l’activité intellectuelle que je me propose de mettre “à plat” au niveau de ses deux dimensions fondamentales : la relation à l’Autre, Occident de l’Ouest ou de l’Est que détermine le premier terme de l’alternative ; la relation à soi – histoire, valeurs, projet – que traduit le second. Chacune de ces options – et la tentation bien souvent ressentie par les régimes politiques du Proche Orient musulman de les concilier – déterminent des schémas de relations différents entre l’Etat et les diverses catégories d’intellectuels, en même temps qu’elles déplacent les lignes de partage structurant ce qu’il est convenu de désigner comme l’“intelligentzia”.

18Beaucoup plus que de formuler des remarques conclusives, l’objet de cette étude est de tenter de répertorier, à partir des premiers résultats d’une recherche entamée sur le thème “fondation d’une sociologie égyptienne”, les problèmes que pose l’analyse des intellectuels dans cette région du monde – et dont les moindres ne sont pas ceux d’ordre déontologique – et particulièrement leur analyse en termes d’“élites”.

19Dans une précédente étuded14, j’ai tenté d’analyser la première phase de l’institutionalisation de la sociologie en Egypte, période que je pourrais schématiquement délimiter par deux dates : 1925, date de la création de la première section de sociologie à l’Université égyptienne, l’année même de la “nationalisation” de celle-ci par l’Etat du roi Fu’ad et de Saad Zaghloul ; 1949, année où se tient à Beyrouth, sous les auspices de l’UNESCO, le premier Symposium sur les études sociales dans les Etats arabes. Sans vouloir revenir ici sur les détails de cette période, au cours de laquelle se cristallise une “demande sociale” de travail “sociologique” débouchant sur l’émergence de professions nouvelles, je voudrais rappeler ici ce qui me paraît constituer les principaux traits de la mise en place du paradigme des études sociales en Egypte.

20D’une part l’émergence d’un regard sur la société se réclamant de la “scientificité” s’opère, en Egypte, selon deux logiques distinctes et concurrentes. A l’Université, où un département de sociologie a été créé en 1925, c’est la tradition durkheimienne qui prédomine, comme en atteste le contenu et la localisation des premiers diplômes délivrés : premier docteur égyptien en sociologie, Mansur Fahmi soutient à Paris, en 1913, sous la direction de Lévy-Bruhl, une thèse sur “la condition de la femme dans la tradition et l’évolution de l’islamisme” ; Ali Abd al-Wahid Wafï, premier titulaire égyptien d’une chaire de sociologie à l’Université nationale soutient, lui aussi à Paris, en 1931, une thèse intitulée “Contribution à une théorie sociologique de l’esclavage”, sans oublier le travail de Taha Husayn sur la pensée sociale d’Ibn Khaldûn, sous la direction de Durkheim lui-même, puis de Célestin Bouglé. On peut évoquer encore Sayyid Badawi, traducteur d’Auguste Comte et de Durkheim, Hasan S’afan, auteur d’un “Essai sociologique sur les facteurs du progrès en Egypte” ou encore Abd al-’Aziz ‘Ezzat qui occuperont les principaux postes universitaires ouverts pour l’enseignement de la nouvelle discipline.

21De ce point de vue, on peut dire que l’histoire de la sociologie égyptienne à ses débuts est celle de l’échec de la tradition française à maintenir les positions acquises dans le champ universitaire et à les traduire en contrôle du “terrain” égyptien. En effet, dans le même temps où la tradition durkheimienne s’imposait au niveau théorique, les “sites sociologiques” égyptiens – et plus encore soudanais – étaient investis par des chercheurs travaillant dans et pour la tradition anglo-saxonne. L’ensemble des, monographies réalisées au cours de cette période sont ainsi signées par des sociologues ou des anthropologues anglais ou américains – Wendell Cleland, auteur d’une étude sur la pauvreté en Egypte15, Winifred Blackman, qui étudie les paysans de Haute-Egypte16, Doreen Warrineb17...– ou par leurs disciples “indigènes” – Hamed ‘Ammar18... Surtout, c’est dans la mouvance anglo-saxonne, et plus particulièrement américaine que sera constituée, en 1937 l’Association égyptienne pour les Etudes sociales (AEES) qui ouvre, la même année, l’Ecole de Service social du Caire, qui accueillait des étudiants de niveaux et de formations divers pour un cursus de deux puis trois ans, au terme duquel bon nombre d’entre eux étaient envoyés aux Etats-Unis pour y obtenir un M.A. ou un Ph. D.

22En même temps que la divergence des formations et des références théoriques et académiques, ce qui se joue entre l’Université et le réseau “associatif’ sur lequel s’appuient ces études19, dont l’AEES constitue l’expression la plus significative, ce sont des modes de mobilisation du travail intellectuel. Tout en revendiquant son autonomie par rapport à l’Etat, garantie de la “liberté intellectuelle” nécessaire à son épanouissement, l’Université revendique pour ses diplômés le droit aux emplois publics. Les associations, quant à elles, entendent promouvoir, en marge de l’Etat – mais en se placant stratégiquement sous son “haut-patronage” – des formes d’auto-organisation de la société dans lesquelles elles s’instituent comme les intermédiaires entre la société “civile” et l’Etat lui-même. On peut trouver dans les objectifs assignés au projet de “réforme du village égyptien” mis en oeuvre par l’AEES dès sa fondation, et repris par la suite par le Ministère des Affaires sociales, une formulation particulièrement explicite de cette visée :

On peut décrire de façon succinte le centre social rural (qui constitue le principal instrument de cette réforme) en disant qu’il s’agit d’un quasi-gouvernement communautaire au niveau local, mis en place par les villageois eux-mêmes pour prendre en main leurs propres affaires et réhabiliter leur village, sur des bases démocratiques, ce qui leur permet de prendre conscience de leurs droits et de leurs devoirs en tant que citoyens et de prouver concrètement qu’ils sont capables de satisfaire leurs propres besoins et de réformer par eux-mêmes leur village20.

23Quoi qu’il en soit des présupposés idéologiques et politiques que l’on peut identifier à la base de ces deux projets – celui de l’Université, celui des Associations –, il me semble surtout important de souligner ici que dans le contexte de l’Egypte de la fin des années 30 et des années 40, c’est nettement le second qui l’emporte. J’en veux pour premier indice le fait que sur 31 diplômés de sociologie produits par l’Université entre 1925 et 1934, 3 seulement (Mansour Fahmi, Ali Abd al-Wahid Wâfi et Abd al-Aziz ’Ezzat) occuperont des fonctions d’enseignement (de reproduction) directement liées à leur formation. Les autres seront diplomates – de second rang⁽³⁾ –, employés de ministères⁽⁷⁾ ou du service des Antiquités⁽²⁾, enseignants dans les écoles secondaires⁽⁵⁾ ou fonctionnaires de justice⁽⁵⁾. Conséquence de cette situation, la section de sociologie de l’Université égyptienne sera fermée en 1934 pour ne rouvrir ses portes qu’au début des années 50.

24Dans le même temps, l’Ecole de service social ouverte par l’AEES accueille dès sa première année 60 étudiants, il est vrai pour des cours du soir. Il seront 108, et à plein temps, en 1942, et 148 en 1948, dont un bon tiers de fonctionnaires envoyés par leur ministère se former aux techniques du travail social, ainsi que bon nombre de diplômés de l’Université. Le facteur principal du succès de l’AEES à imposer ce que je pourrais désigner comme un “paradigme philantropique” aux études sociales en Egypte réside en fait dans sa capacité à définir les fonctions occupées par le personnel qu’elle forme en même temps qu’elle le forme – à commencer par celle de ministre des Affaires sociales, poste créé en 1939 dans le ministère d’Ali Maher après une active campagne de propagande menée par l’AEES, dont sont issus le ministre lui-même, Abd al-Salazli pacha et le secrétaire général du ministère, Abd al-Mun’im Riyad. Wendell Cleland, directeur de la division “Extension” de l’Université américaine du Caire et principal animateur de l’AEES devient conseiller du nouveau ministère. En 1940-41, c’est à dire l’année même de la sortie de sa première promotion, 46 sur 60 des diplômés de l’Ecole de Service social occupent déjà des fonctions en relation directe avec la formation qu’ils ont reçue : 10 sont employés par l’AEES elle-même en tant que permanents, 18 sont employés par d’autres organisations “philantropiques” et 18 par le ministère des Affaires sociales. C’est ainsi tout un ensemble de professions nouvelles, clairement conscientes de la spécificité des rôles sociaux qu’elles revendiquent21 qui voient ainsi le jour : animateurs sociaux, inspecteurs du Travail, experts auprès des tribunaux pour mineurs, assistantes et visiteuses sociales, etc.

25Ces “péripéties” de l’émergence d’un regard sur la société paré des légitimités de la science renvoient, en fait, à un débat beaucoup plus général ouvert dans la société égyptienne depuis la fondation de l’Université et qui s’est principalement cristallisé sur la question des rôles respectifs de celle-ci et des instituts supérieurs, de ces écoles du Prince héritées de Muhammad Ali. Au risque d’un léger anachronisme, je dirais que ce qui se joue entre ces deux types d’institutions, c’est le partage entre la fonction critique des intellectuels et leur fonction de conseiller du prince et d’exécutant de ses volontés :

26– d’un côté, l’Université se donne pour mission la formation d’une intelligentzia, dont les premiers sociologues “patentés” s’affirment comme la réalisation la plus avancée, conformément à la division des sciences établie par Auguste Comte et leur formation apparaît comme une sorte de “socialisation renforcée” qui fait d’eux les spécialistes du “plus général des objets”. Il s’agit pour les étudiants de s’initier à une science, au sens le plus positiviste du terme, qui se définit, à la limite, par opposition à tout ce qu’elle se refuse à être :

Si l’on tentait de se faire une idée de ce qu’est la sociologie à travers l’opinion que tout un chacun entretient sur cette question, l’on s’exposerait à recueillir des avis d’une extraordinaire diversité : certains répondront qu’il s’agit du service social et de la recherche de remèdes contre la pauvreté et le crime ; d’autres la définissent comme l’étude des moyens propres à réaliser le socialisme ou à permettre la mise en oeuvre de grands projets économiques ; d’autres encore définissent la sociologie comme l’étude de la société idéale, quand ce n’est pas tout simplement comme l’art de se faire des amis ou d’influencer les gens. (...) C’est pourquoi il est nécessaire de préciser en préalable ce que l’on entend par ‘sociologie’ : la sociologie est l’étude scientifique objective, descriptive et analytique des systèmes humains, de leurs modes d’organisation ainsi que des relations sociales qui naissent de la vie des individus en collectivité, à l’instar d’autres sciences qui étudient d’autres aspects de la vie des hommes, comme l’économie ou la science politique. La différence est que la sociologie les envisage d’un point de vue plus large et plus global, prenant en considération la naissance et l’évolution des phénomènes sociaux et leur relation avec les autres phénomènes, qu’elle s’efforce de soumettre à des règles et à des lois permanentes22.

27Cette définition – et le projet même d’une définition de(s) l’objet(s) de la sociologie, proposée par l’un des tout premiers “mandarins” de cette discipline, est particulièrement significative de la clôture par laquelle elle s’institue comme discipline autonome dans le champ universitaire égyptien : en lui assignant pour objet les mécanismes les plus généraux de la sociabilité, cette définition spécifie, dans l’ordre pédagogique, la séquence d’apprentissage de cette discipline en reportant dans le champ scientifique dominant la formulation légitime des concepts, méthodes et théories auxquels doivent s’initier les apprentis-sociologues. Si la société à laquelle ils appartiennent constitue le terrain privilégié où exercer leur compétence et leur perspicacité, ce sera pour rechercher, empathie aidant, comment y jouent ces lois universelles de la sociabilité qui se trouvent avoir été déjà “découvertes” par les pères fondateurs de la sociologie – parmi lesquels Ibn Khaldûn23– et sont tombées depuis dans le “domaine public” de l’humanité au même titre que celles de la physique ou de la biologie.

28De l’autre, les instituts supérieurs, dont l’Ecole de service social, forment des experts dont la vocation première est l’intervention dans les mécanismes de régulation sociale. On peut trouver chez Wendel Cleland, dont j’ai déjà souligné le rôle dans la création de cette Ecole, une formulation particulièrement significative des objectifs qui président à la formation des travailleurs sociaux :

La relation entre l’Etat et la réforme sociale est certes importante, mais à ce stade, ce n’est pas la “forme” de l’Etat lui-même qui nous importe, et l’on peut dire que dans les Etats arabes, les pratiques politiques en vigueur ne nous empêchent pas de travailler activement à tenter d’éradiquer la pauvreté, la maladie et l’ignorance. De telle sorte que nos préoccupations pourraient se concentrer autour de deux points : 1) travailler à sauver les millions de gens que ces trois fléaux empêchent de façon dramatique de s’arracher au minimum vital dans lequel ils croupissent ; 2) mettre en oeuvre les moyens techniques permettant de tenir les nouvelles générations à l’écart de ces fléaux. Quand ces deux objectifs auront été réalisés, ces sociétés se retrouveront libres de se consacrer avec intelligence et discernement à la recherche d’un modèle d’Etat qui convienne à leur situation et permette de satisfaire leurs aspirations24.

29La pertinence de la visée des institutions de travail social est de proposer à l’Etat un personnel dont elles garantissent l’“apolitisme”, inscrit en quelque sorte au coeur même de son identité professionnelle, et qui convenait aussi bien à l’occupant, soucieux d’aménager sa présence, et au Palais, soucieux de consolider ses prérogatives dans la gestion de la société égyptienne.

30Louis Awad décrit ainsi le rapport de force qui opposait les logiques concurrentes de l’Université et des instituts supérieurs :

La réaction et ses agents n’ont pas cessé de combattre l’idée même de l’Université, en s’efforçant de réduire ses ressources et en privilégiant toutes sortes de formules d’enseignement moyen ou supérieur fondées sur l’éparpillement des sciences et le démembrement de la connaissance humaine. Le slogan était que le pays avait besoin de maîtres d’école, de techniciens et de technocrates et non d’intellectuels. Ce que la réaction redoutait par dessus tout, dans l’idée de l’Université, c’est que celle-ci ne se contente pas de la science mais la transforme en culture25.

31On peut s’interroger sur le statut de la Révolution de 52 du point de vue de l’histoire des sciences sociales en Egypte. A l’instar de l’ensemble des professions intellectuelles, la sociologie, et plus largement l’ensemble des disciplines liées à l’étude et au contrôle de la société reçoivent une impulsion décisive de la Révolution. Dans un discours prononcé à l’Université, Gamâl Abd al-Nâsir définit ainsi les rôles dévolus à l’intellectuel dans la société :

L’intellectuel est celui qui fournit un effort mental et offre à la société le fruit de sa raison et de sa pensée, fut-il ingénieur, oeuvrant dans le désert, savant dans le domaine de l’énergie nucléaire, ouvrier syndiqué, commis, médecin, professeur ou étudiant (...) Nous concevons l’intellectuel comme étant celui dont les préoccupations dépassent les limites de ses intérêts personnels et englobent l’intérêt de la société comme un tout (...) L’engagement de l’intellectuel peut s’étendre pour devenir plus général et atteindre les limites patriotiques et nationales (...) Il peut s’étendre encore davantage et comprendre toutes les causes humaines. Nous en avons un exemple en la personne de Bertrand Russell qui, loin de se satisfaire de sa supériorité en mathématiques, s’est préoccupé des causes de la guerre et de la paix26.

32Deux points me semblent cruciaux dans cette formulation : d’une part, cette instrumentalisation des talents et des savoirs des “intellectuels”, qui peut sembler aller de soi si l’on ne prend garde au fait que le pouvoir, en Egypte a, de longtemps, été “anti-intellectualiste” en ce sens que l’une des principales préoccupations des khédives a été de dissocier strictement les compétences techniques du personnel qu’ils mobilisent de son “intellectualité”, assimilée au politique et, comme telle, combattue ; d’autre part, le “continuum” qu’elle institue entre les divers niveaux de la pratique intellectuelle, l’action de l’ingénieur ou du cadre syndical ne présentant qu’une différence de degré, et non de nature, avec celle du mathématicien ou du philosophe, ou encore du militant de la paix. En d’autres termes, les intellectuels se voient crédités de compétences techniques, qui les fondent à intervenir dans la gestion concrète du projet de société dont est porteur le régime révolutionnaire, en même temps que les techniciens sont invités à se muer en intelligentzia27. Je ne veux pas dire par là que le régime nassérien aurait, le premier, rendu possible la constitution en tant que “classe” ou en tant que “couche” des intellectuels : ceux-ci sont, bien avant Nâsir, conscients de la spécificité de leur rôle dans la société et de la “mission” qu’ils y remplissent – qu’il me suffise d’évoquer Lutfi al-Sayyid, Taha Husayn ou Muhammad Husayn Haykal qui ont, chacun à sa manière, mis en évidence la dimension culturelle de la question nationale égyptienne. Mais la perpétuation de l’occupation étrangère, la multiplicité des allégeances partisanes et l’habileté du Palais à compromettre ceux qui acceptaient de collaborer avec lui aboutissaient à hypothéquer par avance toute tentative d’unification de l’intelligentzia. Ce sont incontestablement les “appels d’offre” lancés aux intellectuels par le nouveau pouvoir, entreprenant de transformer par le haut la structure sociale et l’appareil de production, qui rendent possible la consolidation des nouvelles professions dont l’“expérimentation” avait été faite dans la mouvance des associations philantropiques. Mon hypothèse à ce niveau, est que, loin de constituer une rupture par rapport à la période précédente, la Révolution constitue doublement le prolongement des logiques enclenchées avant 1952 : d’une part, elle reprend à son compte le “paradigme philantropique” développé dans le milieu des associations de la “réforme sociale”, progressivement adapté aux stances nationalistes puis socialistes du nouveau régime, en même temps qu’elle mobilise dans l’appareil d’Etat lès représentants de ces associations, promus au rang d’intermédiaires entre l’Etat et la société “profonde”. Sulayman Huzayyin et ‘Abbas ‘Ammar, qui seront respectivement ministre de la Culture et ministre des Affaires sociales, Ibrahim Hilmi Abd al-Rahman, fondateur du Conseil national pour la Science et premier ministre de la Planification en Egypte, Muhammad Galal, nommé ministre de l’Orientation nationale (al-irshâd al-qawmi) appartiennent tous à cette mouvance, et notamment aux deux principales associations de travail social, l’AEES, déja évoquée, et le “Groupe des Pionniers”, Jamâ‘a al-Ruwwâd28. Simultanément, l’Université se voit confirmée dans son rôle d’instance de formation de l’élite intellectuelle et de canal privilégié de mobilité sociale, ce que vient encore accentuer la garantie d’emploi accordée par l’Etat, à partir du début des années 60, aux détenteurs de formations supérieures.

33Le paradoxe est ici qu’alors même que l’unité des missions de la science est le plus vigoureusement affirmée – “la Révolution est la science du changements social total” –, les pressions inverses qui s’exercent sur l’Etat tendent à favoriser le développement de deux filières explicitement concurentielles.

34D’une part à l’Université, où des sections de sociologie sont progressivement créées, littéralement “en ordre dispersé” dans tous les établissements :

• A l’université du Caire, une section de philosophie et sociologie est reconstituée en 1947, sous la direction de Ali Abd al-Wâhid Wâfi. L’association avec la philosophie, maintenue jusqu’en 1954, a permis, dans une certaine mesure, la perpétuation jusqu’au début des années 70, de la tradition durkheimienne et, plus largement de relations avec l’école sociologique française, en même temps qu’elle favorisait la prédominance des questions théoriques et de l’histoire des idées dans les cursus.

• A Alexandrie, l’Institut des Sciences Sociales (ISSA), fondé en 1947-48 par Radcliffe-Brown, recevait des post-graduâtes de toutes les disciplines, souvent déjà fonctionnaires du gouvernement pour un cursus de deux ans donnant lieu à la rédaction d’un mémoire sur un “problème égyptien” et impliquant le recours aux techniques des sciences sociales, essentiellement l’échantillonnage et la quantification. A l’ISSA, les techniques de la micro-anthropologie fonctionnaliste s’allient à l’optimisme réformiste du service social pour former des animateurs sociaux en même temps que des chercheurs. A la fin des années 50, un département d’anthropologie a également été créé dans le cadre de l’Université d’Alexandrie.

• A ‘Ayn Shams, où un département de philosophie-psyctiologie-sociologie a été créé en 1950, c’est avec la psychologie que la sociologie entretient des liens privilégiés, après que la philosophie eut gagné son indépendance en 1952 sous l’impulsion d’Abd al-Rahman Badawi. Il faut souligner que l’école de psychologie égyptienne est à cette période particulièrement vigoureuse, sous l’impulsion du psychanalyste Mustafa Zîwar, et qu’elle s’est dotée, depuis 1948, d’une association fort active qui entreprend d’investir le champ des études sociales, notamment par le biais de l’étude de la criminalité et des pénomènes d’autorité. La sociologie de ‘ Ayn Shams doit peut-être à son voisinage prolongé – jusqu’en 1973 – avec les psychologues sa propension à privilégier les études de micro-sociologie et l’importance consentie aux problèmes de méthodologie. En 1959 a également été créée une section de sociologie dans le cadre de la faculté de jeunes filles.

• A l’American University in Cairo (AUC), des cours de social sciences sont assurés depuis le début des années 30, mais c’est seulement depuis 1949 que la sociologie est enseignée comme “majeure”, conjointement avec l’anthropologie. Depuis 1962, l’AUC offre à ses étudiants un programme de sociologie-anthropologie débouchant sur un B.A. dans ces disciplines, la spécialisation intervenant au niveau du M.A., les étudiants désireux de poursuivre leurs études étant ensuite envoyés dans une université aux Etats-Unis pour y obtenir un Ph. D.

• A Assiout, où un département de sociologie a été créé en 1962, ce sont les études rurales et les préoccupations du service social qui président à l’émergence de cette discipline, tendance qui renvoie au rôle d’université du Sa ’îd, université de l’Egypte profonde, dévolu dès sa création à cette institution chargée du contrôle académique et scientifique des établissements universitaires de toute la Haute-Egypte. En 1970, le département de sociologie s’est déplacé à Minya, en même temps que la faculté des lettres.

• A al-Azhar, c’est dans le cadre de la faculté islamique de jeunes filles que fut ouvert, en 1962, au lendemain de la réforme par Abd el Nâsir de cette université, un département d’études humaines au sein duquel fut constitué, au début des années 70, un Centre islamique d’étude de la population à vocation pluri-disciplinaire centré pour l’essentiel sur l’étude des problèmes de la femme musulmane et du contrôle des naissances.

35Enfin, la création des “branches” régionales des “grandes universités”, puis leur autonomisation – Université de Tanta, de Benha, de Mansurah, de Zagazig, de Sohag, ...–, et la création de chaires de sociologie rurale dans les facultés d’agriculture viennent parachever le dispositif d’enseignement de la sociologie au niveau universitaire29.

36Je voudrais souligner ici ce qui m’apparaît constituer l’enjeu principal de cette émergence universitaire de la sociologie en Egypte : le fait que quasiment dans chacun des lieux où elle voit le jour, ce sont des définitions différentes, voire contradictoires, de sa vocation propre qui s’imposent, en même temps que des réseaux de relations privilégiées avec des segments différents, voire antagonistes, du champ scientifique dominant de cette discipline. Sa’ad Gadallah décrit ainsi la logique des ces “apparentements”dans lesquels s’est trouvée engagée la sociologie égyptienne : “Historiquement, la raison de ces diverses combinaisons peut être attribuée au pouvoir dont jouissaient ceux qui furent capable de susciter la création de départements autonomes pour leur discipline et à la faiblesse de ceux qui furent incapables de s’y opposer.”30 En d’autres termes, ce-qui fait “tenir ensemble” les différentes notions de la sociologie qui se sont localement imposées dans les différentes sections, favorisant si ce n’est l’émergence d’“écoles”, du moins la consolidation de clientèles et la constitution de shilla-s au sein de la profession, c’est de se situer dans une même logique universitaire dans laquelle la capacité de chacun à assurer sa propre existence et son autorité dépend de sa capacité à “singulariser” tout à la fois son objet et ses méthodes. Quoi qu’il en soit, on peut imputer à cette émergence “dans le désordre” ce qui m’apparaît comme l’un des traits fondamentaux du champ universitaire de la sociologie en Egypte : l’extrême “localisation” des carrières, le “capital"scientifique acquis par tel ou tel impétrant dans telle ou telle des grandes sections universitaires n’étant pas nécessairement “convertible” dans telle ou telle autre.

37Parallèlement aux formations universitaires en sociologie proprement dite, se met en place un réseau d’instituts supérieurs de formation de travailleurs sociaux qui, à l’inverse des départements de sociologie, se caractérisent par une forte homogénéité des cursus et l’interchangeabilité du personnel qu’ils forment. J’ai déjà évoqué dans ce qui précède l’Ecole de Service Social du Caire fondée en 1937 par l’AEES. En fait, cette école n’était pas la première, ayant été précédée en 1936 par l’Ecole de Service Social d’Alexandrie qui accueillait pour l’essentiel un personnel destiné à l’encadrement social des communautés étrangères de cette ville. Le réseau de ces instituts ne va pas cesser de s’élargir jusqu’au début des années 70, conjoignant l’initiative “privée” émanant des associations “philantropiques” et le soutien de l’Etat, qui reconnaît les diplômes qu’ils distribuent, assimilés au B.A. délivrés par les départements de sociologie, et qui a étendu à leurs titulaires le droit au recrutement – sur les mêmes postes que ceux ouverts aux sociologues – par l’appareil d’Etat. Il faut souligner que ces institutions sont les seuls établissements d’enseignement privé en Egypte dont l’Etat reconnaisse les titres. Près d’une dizaine de ces instituts ont ainsi été créés, en plus de ceux du Caire (Choubra) et d’Alexandrie, à Assouan, Kafr al-Shaykh, Port Saîd, Damanhour, et, très récemment encore, en 1985, au Fayoum, comme branche régionale de l’Université du Caire. La création de l’Université technologique de Helouan, et l’ouverture en son sein, en 1975, d’une faculté de service social habilitée à délivrer M.A. et Ph. D. achève de mettre en quelque sorte à parité administrative et professionnelle, si ce n’est à parité scientifique et de prestige social, les diplômés de ces instituts et ceux des sections universitaires de sociologie.

38Il ne saurait être question d’entrer ici dans le détail du fonctionnement de ces institutions pas plus que dans celui des cursus qu’elles assurent. Encore moins sera-t-il question de me prononcer sur l’identité et les appartenances sociales, ou sur les “attitudes” du personnel qu’elles recoivent. Je me contenterai de présenter ici quelques-uns des “indices” qui permettent de mettre en évidence les dimensions et les enjeux de la question de leur mobilisation professionnelle :

39– Le nombre des diplômés : entre 1949 et 1970, les trois grandes universités du Caire, de ^cAyn Shams et d’Alexandrie ont produit 6915 diplômés (détenteurs d’un B.A.), ce qui porte à environ 7500, en comptant les étudiants de la section de sociologie d’Assiout et les étudiantes des facultés de jeunes filles de ^cAyn Shams et d’al-Azhar. Depuis 1970, la moyenne du nombre des diplômés annuellement varie entre 1000 et 1500, ce qui fait des sections de sociologie les sections quantitativement les plus importantes au sein des facultés de lettres, si ce n’est de l’ensemble des disciplines. Au total, ce sont ainsi plus de 25 000 “sociologues” qui ont été mis sur le marché, en près de 60 ans, par le système universitaire égyptien, dont les premiers ont atteint l’âge de la retraite au cours des années 60, la génération dominante à l’heure actuelle à l’université ayant été formée vers la fin des années 50 et le début des années 60. Au rythme des nominations et des successions aux postes universitaires, ce sont quatre générations de “maîtres”, eux même diversement formés, qui ont parcouru les divers échelons des carrières sociologiques.

40Pour ce qui concerne les travailleurs sociaux, 11 402 diplômés ont été produits par l’ensemble des instituts de service social entre 1952 et 1973. Il y avait en 1972-73, 2355 inscrits dans ces instituts et 666 nouveaux étudiants ont été admis au cours de cette même année. En appliquant ce rythme de progression, on peut en déduire qu’il y avait en Egypte, au début des années 80 un minimum de 15 à 20 000 détenteurs d’une formation de travailleurs sociaux, et probablement beaucoup plus si l’on considère que, depuis le début des années 80, les promotions annuelles ont atteint et même dépassé les 3000 individus.

41– Un intéressant indice des modalités de mobilisation de ces cohortes d’experts de la société peut être trouvé dans le rapport entre le nombre des diplômés et celui des détenteurs de magister ou de doctorat. Entre 1913, année où le premier Egyptien, Mansour Fahmi obtient son titre, et 1974, le Répertoire des travaux des sociologues égyptiens publié en 1976 par le CNRSC (Centre National de Recherche Sociale et Criminologique) enregistre 86 détenteurs d’un magister, dont 9 obtenus hors d’Egypte, et 62 détenteurs d’un Ph. D. dont 39 obtenus hors d’Egypte. Une autre source, l’Annuaire des scientifiques égyptiens enregistre, jusqu’en 1980, 111 détenteurs d’un magister (dont 15 à l’étranger) et 89 détenteurs d’un Ph. D. (dont 39 à l’étranger). J’ai, pour ma part recensé sur l’ensemble de la période considérée (1925-1985) 276 magister et 144 Ph. D. Compte tenu du fait qu’entre 1980 et 1984, 299 magister et 122 Ph. D. ont été inscrits, dont 102 et 45 effectivement soutenus (Minya 86), on peut évaluer entre 250 et 300 la population des docteurs en sociologie, celle des détenteurs d’un magister se situant entre 450 et 500 personnes. A titre de comparaison, on peut mentionner le fait qu’un pays d’ancienne tradition sociologique comme la Pologne comptait, dans les années 60 un maximum de 100 à 120 sociologues professionnels31.

42Pour ce qui concerne le service social, il n’existe de magister et de Ph. D. que depuis la création de l’Unversité de Helouan en 1975, ce qui explique que l’ensemble des enseignants en place aux postes de commande de cette discipline (soit une cinquantaine de personnes) aient obtenu leur titre à l’étranger, et principalement aux Etats-Unis. Depuis 1975, toutefois, la profession semble avoir décidé de mettre les bouchées doubles et près de 200 magister ont été distribués ainsi qu’une centaine de Ph. D., avec une progression d’une trentaine d’unités par an.

43– On ne peut manquer d’être frappé par la considérable “déperdition” qui s’opère entre le niveau de la licence (B.A.) et celui de la maîtrise (magister) et du doctorat (Ph. D.), d’autant plus cruciale que c’est seulement au niveau de ces derniers titres que s’opère la différenciation en termes d’affectation et d’emploi entre les titulaires de diplômes de sociologie et de service social. On ne peut ainsi manquer d’être surpris du fait qu’un “mandarin” comme Abd al-Aziz ‘Ezzat n’ait dirigé que moins de cinq thèses de doctorat en plus de quinze ans passés à la tête de la section de sociologie de l’Université du Caire. En fait, le rythme de progression du nombre des docteurs suit une courbe qui correspond au plus près aux conditions du marché du travail que constitue l’université elle-même : jusqu’au début des années 70, les sociologues, à l’instar d’autres disciplines dont le principal terrain d’activité est l’enseignement, c’est à dire leur propre reproduction, pratiquent une politique “démographique” qui tend simultanément à développer la population des under-graduates et à limiter strictement la croissance du stock de post-graduates. Dans le cas de la première catégorie, il y va notamment du rapport de force entre les sociologues et les autres départements des facultés des lettres, du “prestige” dont peut jouir la discipline, et surtout des avantages “annexes” qu’assure l’occupation d’un poste universitaire (publication de manuels essentiellement) ; dans le cas des post-graduates, il y va du maintien au profit du personnel en place de sa position de dominance, l’application de politiques malthusiennes de contrôle de cette population visant à limiter la concurrence tout en consolidant les relations de clientèle entre “maîtres” et “disciples”.

44A partir du début des années 70, toutefois, la tendance s’inverse : alors même que le nombre des postes universitaires reste remarquablement stable, en dépit du gonflement du nombre des inscrits, on assiste à une brusque relance de la production de docteurs qui aboutit à faire doubler leur nombre environ tous les cinq ans depuis 1970. Par là, la sociologie universitaire participe du processus à l’oeuvre dans l’Université égyptienne dans son ensemble : dans le contexte du blocage des salaires “officiels” qui prévaut dans la fonction publique, sous la pression notamment des partenaires internationaux de l’Egypte (Banque mondiale, FMI, ...) la direction de thèses est petit à petit devenue un élément essentiel dans les revenus “invisibles” du personnel enseignant en place, au même titre que les heures supplémentaires. Il faut ajouter à cela que, depuis 1973 et la multiplication du nombre des universités dans les Etats pétroliers de la péninsule arabique, une proportion d’un tiers au minimum du personnel universitaire égyptien se trouve en permanence en position de détachement, cette proportion pouvant même être supérieure, particulièrement dans le domaine des sciences humaines. D’où la nécessité d’assurer un “volant” de réserve permettant de faire “tourner” le personnel enseignant entre un marché du travail local et ses prolongements externes dans les universités du Golfe.

45– Du point de vue des étudiants, et compte tenu du système d’inscription dans les différentes disciplines et universités sur la base des notes obtenues au certificat de fin d’études secondaires (thanawiyya ^câmma), l’obtention d’un diplôme de sociologie, outre la garantie d’un recrutement automatique par l’État que confère la possession de tout titre universitaire, assure à l’instar du droit – mais en nécessitant des notes moins élevées à la thanawiyya – un éventail de carrières relativement large et la possibilité d’une relative mobilité professionnelle. Dans la hiérarchie “spontanée” qui s’institue entre les disciplines et les facultés du fait du système d’inscription, la sociologie apparaît constituer par excellence un choix moyen : celui effectué par des étudiants ayant obtenu des notes moyennes, ou un peu au dessus de la moyenne à cet examen – en 1978, entre 148 et 162 sur 200 (permettant de s’inscrire en service social à Kafr al-Shaykh ou à la Faculté de Helouan) ; entre 165 et 175 (donnant droit à l’inscription en sociologie à Minya ou au Caire). A titre de comparaison, il fallait, en 1978, plus de 180 sur 200 pour être autorisé à s’inscrire dans une faculté d’ingénierie, et plus de 187 pour pouvoir s’inscrire en médecine. A l’inverse, avec moins de 160 points, il ne reste plus aux étudiants d’autre choix que les facultés de pédagogie, formant les maîtres de l’enseignement primaire ou préparatoire et de ce fait assez peu prestigieuses, les facultés de commerce de province et les écoles militaires.

46Pour toutes les raisons qui précèdent, les sections de sociologie et, dans une moindre mesure, de service social me semblent illustrer de façon assez exacte la double fonction sociale contradictoire assignée à l’Université égyptienne depuis 1952 : former une élite nationale à même de prendre en charge la conduite du programme de transformation de la société par l’Etat défini par la Révolution de Juillet ; assurer aux larges masses un canal légitime – et effectif – de promotion sociale. Nous sommes ici renvoyés au marché du travail ouvert aux détenteurs des formations considérées.

47Pas plus qu’il n’a été question, dans ce qui précède, d’analyser dans le détail les dispositifs institutionnels dans lesquels sont formés les aspirants sociologues, je n’entreprendrai d’étudier ici en tant que tel le marché du travail ouvert aux détenteurs de ce type de formations. En fait, les informations dont on peut disposer à partir des différents annuaires et index existants comportent un “biais” de taille qui est de n’enregistrer que les individus ayant réussi, d’une façon ou d’une autre à se maintenir dans le champ de la discipline, soit en obtenant un poste d’enseignement ou de recherche, soit par des publications, et laissent par conséquent échapper les cohortes de diplômés distribués par le recrutement automatique aux quatre coins de l’administration et du secteur public, ou encore ceux qui sont employés dans le secteur privé ou se seraient mis à leur compte. Je tenterai dans ce qui suit de décrire la façon dont se structure un espace de postes de travail strictement défini en relation avec la sociologie ou le service social pour tenter de mettre en évidence le type de mobilisation des ressources et du personnel à travers laquelle peut-être constitué un savoir de type sociologique sur la société égyptienne, et comment ce savoir peut lui-même être “opérationnalisé” au service des objectifs globaux poursuivis par l’Etat égyptien.

48Ce n’est pas tant par sa structure même que le marché du travail ouvert aux détenteurs de formations de type sociologique peut apparaître “spécifique” que par la façon dont s’opère une division du travail qui tend à dissocier strictement les logiques de la reproduction professionnelle (l’enseignement), celles de l’accumulation du savoir (la recherche) et celles de l’encadrement et de la gestion sociale

49On pourrait appliquer aux sociologues égyptiens le modèle utilisé par Clement Moore32 pour analyser la contribution des ingénieurs au projet de modernisation de la société égyptienne mis en oeuvre par la évolution de 52. Moore distingue ainsi trois rôles susceptibles d’être assumés par les ingénieurs en tant que corps professionnel :

50– d’une part, “en tant que spécialistes dégagés de la politique au jour-le-jour, les ingénieurs peuvent constituer le noyau d’une opinion publique éclairée dans la mesure où, selon l’expression d’E. Shils, “ils incarnent la principale expérience pratique du secteur moderne de la société.” (p. 16). Dans la galaxie des études sociales en Egypte, une telle position correspond à celle occupée par les sociologues proprement dits dans le champ universitaire. Le problème, les concernant, est que leur expérience de la modernité reste, du fait même de leurs conditions de mobilisation, une expérience “abstraite”, “désincarnée”, “théorique”, et qui porte, de surcroît, sur des modèles “importés”. En effet, l’objectif même de se faire une place dans le système universitaire tend à rendre prédominant le choix de carrières de “généralistes” au détriment de spécialisations trop poussées et favorise les options vers la “théorie”, plus facile à convertir en matière pédagogique que le travail de terrain. Plus même, la logique des recrutements aux postes universitaires pousse les candidats à définir leur thème de recherche ou leur sujet de thèse dans la perspective des enseignements dispensés par le département ou la section dans lesquels ils travaillent. Je reviendrai dans ce qui suit sur les effets de cette orientation sur le contenu même du savoir des sociologues égyptiens, pour me contenter de souligner ici le fait que, ce faisant, la sociologie et son enseignement se prennent de plus en plus exclusivement pour objet, abandonnant à d’autres réseaux et à d’autres disciplines l’étude de la société elle-même. De la même façon, l’obtention d’un titre universitaire à l’étranger apparaît comme l’une des démarches décisives pour réussir une implantation professionnelle dans le champ universitaire : d’une part, elle est, dans la plupart des cas, le résultat d’un investissement direct de l’université sur l’étudiant qui se voit attribuer une bourse d’étude avec, à la clef, la garantie de son recrutement ; d’autre part et compte tenu des orientations de fond des cursus, un diplôme étranger constitue la garantie de la “consistance” même du savoir de l’étudiant et du fait qu’il sera à même d’opérer le “transfert de savoir” pour lequel il a été envoyé étudier à l’étranger. Sur 25 ustâdh-s recensés par l’Annuaire des sociologues égyptiens, 20 ont obtenu leur Ph. D dans une université étrangère, 5 chefs de section sur 6. De la même façon, sur 6 ustâdh-s de service social, 5 ont eu leur Ph. D. aux Etats-Unis. A quelques exceptions près, c’est le cas de tous les “mandarins” de la sociologie égyptienne et une ligne de partage implicite mais non moins effective sépare ceux qui ont pu bénéficier de cette “internationalisation” de leurs compétences de ceux qui n’ont pas eu cette chance. Plus important encore, le système de valeurs professionnelles qui s’impose dans le champ de la sociologie universitaire tend à dissocier de façon stricte la recherche “pure”, monopole de l’université, et la recherche “appliquée”, abandonnée à d’autres logiques et à d’autres structures, ce qui correspondrait à une situation des plus courantes de par le monde si cette distinction ne tendait pas ; en Egypte, à en recouvrir une autre entre recherche “théorique” et travail de terrain. “Académique”, cette sociologie le sera d’autant plus que le statut d’ universitaire ne fournit pas une “identité professionnelle” suffisamment forte pour pouvoir disposer d’un accès organisé au terrain ni de la coopération des autorités locales concernées. Schématiquement, on peut dire que la législation sur la recherche adoptée dès le début des années 60, qui impose d’obtenir l’autorisation du CAPMAS (Agence centrale pour les Statistiques et la Mobilisation) en préalable à la conduite de toute enquête ou recueil de données, interdit toute recherche de terrain en dehors d’une “commande” officielle, c’est-à-dire émanant de l’appareil d’Etat, en dehors des enquêtes conduites dans l’“environnement” immédiat des étudiants, qui fait dans de très nombreux cas l’objet de leur thèse de maîtrise ou de doctorat.

51Ce qui pose directement la question de leur capacité à proposer à la fois aux instances de décision et aux “masses” égyptiennes un modèle crédible de transformation de la société :

Au milieu des années 50, les sociologues égyptiens tentèrent de “proposer leurs services” aux hommes nouveaux de la Révolution, mais ceux-ci les refusèrent en raison du sous-développement de cette discipline. D’où les sociologues en conclurent que s’ils voulaient se frayer un accès jusqu’aux centres du pouvoir, ils devaient faire assaut de socialisme dans leurs écrits, avec pour résultat de proposer une représentation falsifiée (de l’objet de cette discipline), la plupart d’entre eux se répandant en discours auxquels eux-mêmes ne croyaient pas sur une société qu’ils ne connaissaient pas et dont ils ne savaient pas comment l’étudier33.

52Sans vouloir reprendre à mon compte la liaison qu’opère Muhammad al-Gohari entre les options “socialistes” des sociologues égyptiens de cette période et leur échec à constituer un savoir effectif sur la société égyptienne, je retiens de ces remarques la “fracture” qu’elles désignent dans les conditions d’exercice du “métier de sociologue” entre un ensemble de valeurs théoriques et professionnelles acquises lors de leur formation, liées au pragmatisme fonctionnaliste anglo-saxon, d’une part, et les termes de la “commande” sociale dont est l’objet leur discipline, de l’autre, qui les incitent à des choix idéologiques en contradiction avec ces valeurs. Il est singulier de constater, alors que de très nombreux médecins, ingénieurs ou agronomes ont été formés dans les universités des Etats du bloc socialiste, qu’aucun sociologue et très peu de spécialistes des sciences humaines y ont été formés.

53Dans le modèle de Clement Moore, le deuxième rôle que peuvent jouer les ingénieurs est celui de “technocrates qui, à partir des fonctions administratives qu’ils occupent peuvent exercer une influence créative sur les militaires-politiciens en attirant leur attention sur des aspects stratégiques des politiques publiques, négligés ou incompris par ceux-ci.” Dans la division du travail propre au champ des sciences sociales en Egypte, ce rôle est celui occupé par les chercheurs “professionnels”, et singulièrement par ceux du Centre National de Recherche Sociale et Criminologique (CNRSC). Le CNRSC est, depuis sa fondation en 1956 comme Centre National d’Etudes Criminologiques, l’institution centrale du dispositif de recueil et de traitement des données sur la société égyptienne (mis à part le CAPMAS qui remplit une fonction de même type que l’INSEE en France) : à la fois institution de recherche et de contrôle social (il est par exemple le siège des laboratoires de médecine légale), le CNRSC constitue le point de passage obligé pour quiconque entreprend de conduire une recherche sur la société égyptienne impliquant un accès organisé au “terrain” et la mise en oeuvre de procédures “formalisées” de recueil des données. Il a vocation à prendre pour son objet la société égyptienne à la fois dans sa globalité et dans son devenir :

Depuis la publication de la loi 221 de 1959 qui définissait la charte et les objectifs du Centre, la société égyptienne est devenue le terrain d’activité du CNRSC, à la fois dans son ensemble et au niveau des sociétés locales – urbaines, rurales, bédouines – dont elle se compose. Le Centre avait dès lors à charge l’analyse des problèmes sociaux et culturels qui ont commencé à se poser dans la société égyptienne depuis la Révolution de 1952 et accompagnent les processus du changement social intentionnel ou non-intentionnel, particulièrement les problèmes liés à la déstructuration sociale et au sous-développement culture34.

54Cette formulation, qui fait du CNRSC la principale instance responsable de la définition des aires de recherche et des questionnements légitimes, en même temps que du contrôle “déontologique” du personnel de recherche, à été profondément remanié en 1958 pour répondre aux exigences de l’union stratégique avec la Syrie, puis, après la rupture, à celles de l’engagement régional du régime égyptien :

L’école de pensée sociologique égyptienne (dont le CNRSC est le représentant) doit se développer et s’élargir pour devenir une école tout à la fois égyptienne, arabe et africaine (...) La logique de cette évolution s’impose clairement d’elle-même : en effet la République Arabe Unie est au centre de deux cercles concentriques, l’un arabe, l’autre africain. Ainsi, du fait de sa situation, de son contexte et de l’importance des expérimentations sociales dont l’Egypte est le théâtre, l’école sociologique égyptienne est vouée à étendre son activité à l’extérieur de ses frontières nationales (...) Les pays arabes et africains ont constitué, pendant de longues périodes, un terrain fertile pour les recherches entreprises par des chercheurs français, britanniques, italiens ou américains. Le moment est venu pour le CNRSC d’assumer, dans une perspective arabo-africaine, la responsabilité de l’orientation des études sociales et criminologiques (dans ces pays) et celle de la formation de leurs chercheurs afin qu’ils puissent, avec l’assistance des chercheurs égyptiens, prendre en mains eux-mêmes les tâches de la recherche dans leur pays35.

55L’horizon de déploiement ainsi désigné à la sociologie égyptienne est en quelque sorte co-extensif à l’espace politique régional que Nâsir entendait organiser autour de l’Egypte : les sociologues sont explicitement invités à s’associer à la généralisation des “acquis” de la Révolution égyptienne et à la diffusion de ses modèles. Mais l’extension – restée largement phantasmatique36– de ce champ a eu comme contrepartie l’assujettissement bien réél de la recherche aux impératifs de la raison d’Etat.

56La relation directe qu’entretiennent les institutions de recherche avec les instances étatiques se traduit par la mise en place d’un système de contraintes administratives qui oriente et encadre le processus d’accumulation – et plus encore de mise en circulation – du savoir sur la société. Instrumentalisée par la commande d’Etat, la recherche sociale se confond avec la surveillance des “retombées” de l’action étatique elle-même, sociologie et criminologie en arrivant à échanger leurs valeurs au plus grand bénéfice du maintien de 1’“ordre”. En d’autres termes, l’assujettissement de la recherche à la décision politique se traduit dans le champ des études sociales par une hiérarchisation des disciplines qui est en même temps une hiérarchisation des urgences politiques, et ce sont les criminologues et les psychologues qui, comme au CNRSC, occupent les positions dominantes pour définir les conditions de possibilités d’une “légalité socialiste” définie dans le champ politique. M. Kennedy a analysé les implications de cette division du travail qui “met les juristes en position d’intermédiaires entre les instances de décision politique et les social scientists (...) Poussée jusqu’à son terme, cette logique signifie qu’aucune politique de recherche indépendante ne peut être formulée.”37 Il en résulte l’ensemble des “trous” ou des lacunes que présente le savoir disponible sur la société égyptienne et la structure même de ce savoir. Je reviendrai dans ce qui suit sur les effets de cette domination sur la “représentabilité” même de la société égyptienne, me contentant de souligner ici la marginalisation de la sociologie que détermine l’“alliance” des criminologues et des psychologues. On peut citer, à titre d’exemple l’ensemble des monographies sur le crime réalisées dans le courant des années 60 par.le CNRSC : qu’il s’agisse de la prostitution, des crimes de sang ou de la consommation de drogue – pourtant des comportements éminemment “sociologiques”, au sens de révélateurs des enjeux centraux de la sociabilité, ancrés au plus profond d’une culture –, ce qui prévaut dans l’analyse ce sont exclusivement les aspects “pathologiques” de ces manifestations dont la saisie scientifique ne vise que la pure et simple répression.

57Enfin, à l’instar de “la grande masse des ingénieurs que leurs formation technique supérieure et leurs capacités organisatrices qualifient à occuper des fonctions intermédiaires dans l’administration civile et le secteur publique”, les cohortes des travailleurs sociaux, diplômés des instituts de service social ou des sections de sociologie, ont vocation à occuper, dans la division du travail qui s’instaure au cours des années 60, les fonctions d’encadrement à la base de la réforme sociale, dans les écoles secondaires, où est instauré un enseignement portant sur “l’étude de la société égyptienne” (de la “société arabe” à partir de l’union avec la Syrie), dans les hôpitaux, les usines, les villages... Je noterai en premier lieu la double concentration de ces diplômés : concentration institutionnelle, d’une part, dans un certain nombre de segments, en particulier de l’appareil d’Etat – ministère des Affaires sociales, de l’Education, de la Santé, de l’Industrie, Haut Conseil de la Jeunesse et des sports – qui fournissent l’essentiel des postes de travailleurs sociaux, soit 17 740 occasions de travail38 ; concentration géographique, d’autre part, dans des zones “pilote”, ou de particulière importance symbolique pour le pouvoir : la Nouvelle Vallée, les concentrations ouvrières de Mehalla al-Kubra ou de Shubra al-Khayma, les villes du Canal ou les zones de regroupement des populations nubiennes de Kom Ombo à Assouan. On peut souligner aussi l’extrême précision des intitulés de postes offerts aux travailleurs sociaux, qui a pour contrepartie le flou qui entoure leurs activités effectives : pour le seul ministère des Affaires sociales, le rapport “Minya 86” fait état de 18 “profils” différents qui correspondent à autant de types de postes – experts spécialisés dans la défense sociale, dans l’assistance aux familles de combattants ou de victimes de guerre, dans la formation professionnelle ou l’assistance aux “familles productives”, dans les sociétés nouvelles ou le travail coopératif... En fait, l’enquête effectuée par les auteurs de ce même rapport sur les rôles effectifs remplis par les travailleurs sociaux, par opposition à leurs rôles officiels montrent que ceux-ci se limitent le plus souvent à des tâches administratives de gestion du personnel (calcul des salaires, des retraites, attribution d’aides, ...), ou a la rédaction de rapports, également de caractère administratif, sur le fonctionnement de telle ou telle unité de production ou de service. En fait, le paradoxe du rôle de ces travailleurs sociaux est de ne se manifester, alors même qu’ils ont vocation à entretenir des relations privilégiées avec la “société civile”, que là où il y a “de l’Etat”, et de ne pouvoir adopter d’autre position que celle de représentant ou de porte-parole de cet Etat sur les divers sites de leur intervention. Ce paradoxe n’apparaît nulle part plus clairement que dans le détachement auprès des associations locales privées de travailleurs sociaux salariés de la fonction publique, qui constitue le principal aspect du soutien gouvernemental à l’activité de ces associations. Sur 6415 travailleurs sociaux émargeant au budget des Affaires sociales en 1983, 2115, soit plus du tiers, étaient affectés à temps plein dans une association, illustrant la fonction de relais de son action dans laquelle l’Etat entend installer le réseau associatif, et que reflète cette classification “fonctionnelle” des diverses associations :

L’activité associative revêuet en Egypte plusieurs aspects : 1-Des activités qui se concentrent dans des domaines où l’Etat n’intervient pas ; 2- des activités créées par l’Etat et dont il a défini les termes et dont il confie l’exécution (au réseau associatif) ; 3- des activités qui visent à compléter l’action de l’Etat, à en combler les carences et à en étendre l’effet à tous les individus ; 4- des activités où l’Etat s’associe aux associations, et qui constituent la plus grande part de leurs activités ; 5- des activités pour la mise en oeuvre desquelles l’Etat a recours aux services d’associations privées.39.

58On le voit, qu’il s’agisse de la compléter ou de s’y substituer, l’action de l’Etat est véritablement “structurante” dans cette définition du rôle des associations et le soutien qu’il leur accorde en leur fournissant du personnel salarié par ses soins est indissociable du contrôle qu’il exerce sur elles. En contrepoint, on ne peut qu’être frappé par le relativement petit nombre d’experts sociaux en poste dans les entreprises du secteur public : 570 en 1980, selon les auteurs du rapport “Minya 1986” (p. 346). Comme si le fait pour l’Etat de se présenter comme l’employeur direct de la main d’oeuvre mobilisée dans ces entreprises rendait superflu le recours aux travailleurs sociaux pour en contrôler les conditions de mobilisation.

59La “contradiction principale” porte, à ce niveau, sur la relation entre la logique du recrutement automatique de ces diplômés par l’Etat, qui tend à les répartir de façon “irrationnelle”, c’est-à-dire indépendemment des besoins rééls, en fait dans une logique purement bureaucratique, et les termes mêmes de leur “vocation”, en tant que professionnels du changement social. Placés à l’interface entre les appareils de l’Etat et la “société civile” les travailleurs sociaux sont voués à expérimenter directement tous les “malentendus” et tous les conflits qui président à leur relation : à apparaître comme représentants de l’Etat, du point de vue de la société et, à ce titre, à être l’objet de toutes les stratégies d’évitement et de dissimulation qui résument bien souvent le rapport des populations à l’Etat ; inversement, leur trop grande proximité à la société – comme fonctionnaires “dominés” et comme porte-parole éventuels des dissatisfactions de la population – peut les rendre suspects de “fraternisation” aux yeux de la haute administration. Dans les deux cas, cette position apparaît devoir se traduire par des attitudes de rejet des responsabilités – rejet “transitif”, pourrait-on dire, d’être considérés par la société comme responsables des carences de l’Etat, et d’apparaître, aux yeux de ce dernier comme responsables de l’échec des programmes de réforme de la société. L’enquête réalisée par les auteurs du rapport “Minya 86” atteste que le sentiment le plus communément partagé par les travailleurs sociaux est celui d’une insatisfaction qui porte précisément sur le fait que la situation inconfortable d’intermédiaires qui est la leur est ce qui leur interdit de jouer le rôle d’“entraînement” pour lequel ils estiment avoir été formés.

60Dans la logique du modèle proposé par Clement Moore, on pourrait avancer l’idée qu’à l’instar des ingénieurs, ces “experts du social”, toutes catégories et tous curriculae confondus, se trouvent placés devant un conflit de rôle qui s’exprime à trois niveaux particuliers de leur pratique professionnelle :

61– D’une part, la question posée est celle de leur capacité à imposer leur identité professionelle propre dans le champ intellectuel et sur le marché du travail égyptiens sur la base du transfert académique de savoir (academie import substitution40 selon les termes de Moore) à partir du champ scientifique dominant qui constitue l’essentiel de leur formation professionnelle. En d’autres termes, il s’agit de savoir si, au plan théorique, les modèles cognitifs qu’ils appliquent sont susceptibles de rendre compte de la “spécificité” de leur objet – que celui-ci soit défini comme la société égyptienne, ou arabe, ou islamique, ou en voie de développement.., –, et si, au plan pratique, leur savoir se prête à une “opérationnalisation” au service du projet social global, quelle qu’en soit par ailleurs la teneur – développement, puissance, sauvegarde de l’identité et du patrimoine... Pour continuer à paraphraser Clement Moore, je dirai que l’hypothèse pourrait être à ce niveau que le “transfert académique de savoir” opéré par les sociologues pourrait bien, en dernière analyse, servir à reproduire non pas tant une intelligentzia qu’une lumpen-intelligentzia, dès lors que le changement social auquel ils sont invités à prêter main forte est “géré”, matériellement et symboliquement, par d’autres qu’eux. Parmi bien d’autres indices de cette situation d’intellectuels dominés qui est celle des sociologues, je me contenterai de souligner le fait que depuis 1958, un seul sociologue s’est vu attribuer la médaille des Arts, Lettres et Sciences sociales (al-jâ’iza al-taqdîriya) tandis que deux seulement étaient jugés dignes du prix d’encouragement.

62– A un deuxième niveau, ce qui est en question, ce sont les capacités de structuration interne de la profession. Il est frappant de constater qu’à la différence d’autres disciplines du champ des sciences sociales – les économistes, organisés depuis 1910, les historiens, depuis le début des années 30, ou les psychologues depuis 1948 – les sociologues ont échoué, à plusieurs reprises, à se doter d’une organisation professionnelle autonome à même de fédérer la discipline et de défendre les intérêts moraux, matériels et scientifiques de ses membres. Un première tentative, dans les année 50, à l’initiative de Mansûr Fahmi et d’Ali Abd al-Wâhid Wâfi devait échouer pour des raisons essentiellement de rivalités de personnes. Une deuxième tentative, vers la fin des années 60, conduite par Ahmad Abû Zayd devait buter sur la question du membership des travailleurs sociaux, que certains voulaient admettre et que d’autres refusaient obstinément ; dans les anées 70, une troisième tentative devait échouer pour des raisons, cette fois, théoriques et idéologiques, recoupant les rivalités entre universités (^cAyn Shams et Alexandrie contre le Caire). En définitive, c’est le Ministère des Affaires sociales qui finira par trancher en imposant en 1972 la création d’un “syndicat des experts sociaux” (niqâba al-akhissâ’ilîn al-ijtimâ^ciyîn) présidé alternativement par un sociologue et par un spécialiste de service social et dont l’essentiel de l’activité se limite à la gestion de la concurrence entre ces deux composantes.

63Ce qui explique, de mon point de vue, ces échecs répétés, c’est l’incapacité en quelque sorte structurelle des membres de ces professions à dissocier trois logiques d’organisation en compétition : d’une part, une logique purement professionnelle, qui tend à différencier le plus nettement possible les “chasses gardées” des différentes catégories d’experts ; une logique scientifique ou disciplinaire, de l’autre, qui tend à opposer les détenteurs de formations différentes sur la base de pseudo-“écoles”, en fait beaucoup plus proches de réseaux de clientèles ; logiques politico-idéologiques, enfin, qui tendent à désigner des objectifs différents, voire contradictoires à l’action des divers spécialistes et qui recoupe largement le clivage entre “sociologues” et “travailleurs sociaux”, les premiers tentant de faire barrage à la progression des seconds en les accusant d’appliquer des méthodes “réformistes” et “anti-socialistes”, et ceux-ci contre-attaquant en dénonçant le caractère “spéculatif” et “idéologique” de la sociologie universitaire.

64– A un troisième niveau, enfin, le problème posé est celui de la façon dont se composent ou s’opposent, d’une part des logiques internes au champ sociologique dans ses différents “lieux” – universités, centres de recherche, instituts...– et d’autre part les logiques sociales dominantes à l’oeuvre dans la société égyptienne. Autrement dit, dans le contexte “révolutionnaire” ou “socialiste” des années 50 et 60, ou dans celui de l’Infitâh (ouverture) des années 70, c’est l’attitude des sociologues par rapport au pouvoir qui est en question, en même temps que leur contribution au débat intellectuel et politique “général” en cours dans la société égyptienne. Mohammad al-Gohari fait l’hypothèse que “le modèle de la technologie sociale dominant en Egypte se traduit, sur le plan politique, par des prises de position “conservatrices” de la part des sociologues”41 Plus loin, je serais tenté, compte tenu de tout ce qui précède, de considérer le refus du passage au politique – stade le plus avancé du conservatisme – comme l’un des éléments de base de l’identité professionnelle des sociologues égyptiens. L’un d’entre eux me faisait remarquer, à titre d’indice du niveau d’“engagement” de la profession qu’aucun sociologue n’avait jamais en Egypte connu la prison du fait de l’exercice de ses fonctions, les opposant en cela aux sociologues sud-américains en lutte contre les différentes oligarchies et, en Egypte même, à d’autres professions intellectuelles, notablement les juristes et les romanciers, qui ont payé de lourds tributs à la défense de la liberté de penser et de critiquer. En fait l’“apolitisme” de la sociologie, confondue avec la scientificité même de ses méthodes, a constitué depuis son origine le principal “argument de vente” des sociologues égyptiens, ce par quoi ils tentaient de se faire entendre des instances de décision politique.

65Dans ce qui précède, la relation des sociologues à l’Etat et la mise en place des rôles qu’ils assument dans la gestion symbolique et matérielle de la société égyptienne a été analysée sur la base d’une notion de la sociologie égyptienne qui fait de celle-ci le résultat d’un transfert de savoir dont j’ai tenter de mettre en évidence les termes en soulignant la part prépondérante prise par des intervenants étrangers dans l’émergence du paradigme dominant de cette discipline et l’importance de l’“imprégnation” des étudiants par des savoirs “exogènes” dans le processus de reproduction de la profession.

66Il va s’agir, dans ce qui suit, d’envisager, d’une part, le type de savoir que ce transfert permet d’“accumuler” sur la société égyptienne elle-même, et, d’autre part, ce que ce savoir doit, en termes de contenus et de structure, à la double relation avec l’Etat et le champ scientifique dominant dans laquelle sont engagés les sociologues. Il va de soi que l’on ne saurait attendre de tous les détenteurs de formations sociologiques qu’ils participent à égalité à la production d’un savoir sur la société, pas plus qu’on ne saurait attendre de tous les enseignants des avancées décisives au progrès de la discipline elle-même. Il n’en demeure pas moins que le fonctionnement de l’ensemble du dispositif de formation et de mobilisation – dont j’ai souligné, dans le cas de l’Egypte, le caractère pléthorique – ne prend sens que par sa capacité à rendre possible une telle accumulation et de telles avancées. En d’autres termes, j’ai montré, dans ce qui précède qu’il y a des sociologues égyptiens, et décrit les contours du champ institutionnel dans lequel ils sont mobilisés. La question en suspens est la suivante : y a-t-il une sociologie égyptienne, ou encore, y a-t-il une sociologie égyptienne de l’Egypte ? Mon hypothèse – forcée et quelque peu provocatrice, comme toutes les hypothèses, mais je m’efforcerai d’en nuancer les termes – pourrait être ici que, dans le contexte de sa double relation à l’Etat et à l’étranger, la sociologie égyptienne tend à se construire et à fonctionner “normalement” (au sens que Khun donne à ce terme) sur la base d’un véritable contournement de la société égyptienne qui apparaît beaucoup plus souvent comme le prétexte que comme l’objet réél des travaux mis en oeuvre par ses sociologues. Entendons-nous : je n’affirme pas que les sociologues égyptiens ne connaissent pas leur société ou ne s’intéressent pas à elle, ou qu’aucune recherche nationale ne soit menée débouchant sur l’élaboration de savoirs effectifs sur tel ou tel aspect de la formation sociale égyptienne. Mon argument est plutôt que le fonctionnement même du marché du travail sociologique est ce qui tend à détourner les sociologues égyptiens de prendre effectivement leur société pour objet, soit que leur investissement principal soit orienté vers l’enseignement, soit qu’ils étudient, plutôt que la société elle-même, sa “projection réformée”, ce qui devrait être plus que ce qui est vraiment.

67Pas plus qu’il n’a été question dans ce qui précède d’étudier dans le détail l’ensemble des positions institutionnelles à partir desquelles s’exerce, en Egypte, le métier de sociologue, je ne prétends dans ce qui suit passer en revue de manière exhaustive les travaux qui résultent de l’activité des sociologues égyptiens, enseignants ou chercheurs, ni dresser le catalogue des objets que se donne cette activité. Plus que le repérage de ces objets eux-mêmes, c’est la visée qui les constitue comme prioritaires qui m’intéresse ici, et plus encore la façon dont le système des priorités de travail des sociologues a pu évoluer en réponse à une éventuelle transformation de la demande sociale de sociologie.

68Les années de bouillonnement social et intellectuel qui précèdent la Révolution de 52 constituent, je l’ai souligné, la période inaugurale de la sociologie égyptienne : c’est au cours de cette période que se forment les enseignants et les chercheurs qui occuperont les positions dominantes aux cours des deux décennies suivantes. Surtout, le caractère inaugural de cette période réside dans le fait que s’y mettent en place les grandes lignes d’une auto-identification de la société égyptienne par ses intellectuels à laquelle participent les sociologues au même titre que les romanciers, les essayistes, les juristes ou les politiciens. C’est le moment d’une première “distanciation” de la société égyptienne par rapport à elle-même, moment décisif où, acceptant de remettre en question l’immédiateté de son existence, elle définit l’espace de tout savoir possible du social. Faire de l’émergence d’une sociologie égyptienne le résultat d’un transfert de savoir revient à dire qu’un savoir “importé” tend à occuper aussitôt qu’elle apparaît cette distance instituée entre la société et elle-même. Il ne s’agit plus pour les intellectuels d’apprécier sa conformité “morale” à une norme éternelle (le Bien, la Jusitice, l’Ordre, le commandement divin, ...) mais de mesurer sa différence par rapport à autrui qui la jauge. Le développement d’un savoir sur soi apparaît ainsi doublement indissociable d’un savoir – imposé plutôt que recherché – sur l’Autre : d’une part, ce sont ses méthodes et ses valeurs qui en définissent le projet, d’autre part, c’est la “supériorité” – économique, technique, intellectuelle, ...– qu’il manifeste par son existence même comme “colonisateur” (musta^cmir)42. Il résulte de cette relation ce qu’A. Khatibi décrit comme la double extériorité des intellectuels arabes : “Le savoir arabe actuel opère à la marge de l’épistémè occidentale ; ni donc à son intérieur, puisqu’il lui est plutôt subordonné, déterminé par elle, ni non plus à son extérieur puisqu’il ne pense pas le dehors qui le fonde.”43. Dans le champ propre de la sociologie, cette dépendance “impensée” détermine le rapport que les sociologues entretiennent à la fois à leur propre discipline comme savoir et comme technique de gestion du social, et à leur objet lui-même. Sayyid Yasin décrit ainsi les traits caractéristiques du “paradigme de la science sociale arabe” qui se met en place au cours de cette phase :

1. La science sociale est un phénomène occidental (...)

2. L’idée d’une science sociale désintéressée a été largement admise, sous l’impact de l’école française de sociologie.

3. L’empirisme, parfois sous sa forme la plus vulgaire, a été accepté, sous l’impact de la sociologie américaine, comme l’équivalent de la “bonne science”.

4. La croyance en une différenciation claire entre la science et l’idéologie s’est imposée (...)

5. L’analyse fonctionnaliste a été adoptée sans prise de conscience de sa raison d’être et de sa fonction dans le contexte de la science politique américaine.

6. l’approche a-historique dans la pratique de la sociologie a conduit les sociologues à s’engager dans des études empiriques sans prêter assez d’attention à l’histoire sociale.

7. Une attitude négative, peut-être implicite, à l’égard de la religion, s’est traduite par l’exclusion des problèmes religieux dans toute leur diversité, de l’agenda de recherche. (...)

8. L’adoption, sans critique sérieuse, de la définition des “problèmes sociaux” présentée par la sociologie occidentale.

9. L’idée que l’engagement du chercheur en faveur de telle ou telle idéologie politique affecte nécessairement son objectivité44.

69Le jeu de ce paradigme se traduit dans l’activité des sociologues de la première génération par deux options contradictoires : d’une part, leur acceptation sans discussion de la nécessité de leur acculturation théorique et méthodologique – les premiers travaux de sociologie ne sont pas autre chose que la vérification de l’adéquation des théories durkheimiennes ou de celles de l’anthropologie anglo-saxonne à la réalité sociale égyptienne. J’ai déjà souligné ce point dans ce qui précède. Mais d’autre part, cette acculturation vise à rendre possible l’affirmation de soi et la récupération symbolique par la société égyptienne soumise à “protectorat” de sa propre destinée. D’où l’émergence du questionnement de l’identité comme structure fondamentale du sens que les sociologues égyptiens entreprennent de mettre au jour. C’est bien le fait que l’identité n’apparaît comme un “problème” que lorsqu’elle est ou se sent menacée, qui explique le caractère par essence contradictoire des problématiques qui tentent de la cerner. D’une part, l’identité est ce qui doit être préservé et réhabilité, le bien le plus précieux des sociétés dominées et leur arme ultime pour lutter contre la domination. Mais, d’autre part, l’identité (l’histoire) est aussi ce qui est à l’origine du retard, de l’arriération – avant même que l’on parle de sous-développement-de la société égyptienne, ce qui l’empêche d’être associée au “progrès” de l’humanité et de participer à la “modernité”. Taha Husayn a poussé jusqu’à son terme la contradiction entre ces deux logiques dans l’analyse prospective qu’il tente de l’ "avenir de la Culture en Egypte” (première édition en 1938). Cette double visée sur l’identité désigne à la curiosité des sociologues une série d’objets dont le principal trait commun est justement d’être susceptibles de ces deux interprétations :

70– Le village égyptien et la paysannerie, sûrement les objets les plus investis par les sciences sociales au cours de cette période, fournissent une illustration particulièrement significative de ce paradigme : témoin millénaire de l’histoire égyptienne, dépositaire des traditions et des valeurs populaires ancestrales, le paysan apparaît, dès cette époque comme le garant le plus fidèle de l’identité égyptienne et de sa permanence. Mais, dans le même temps, la campagne égyptienne, lieu de pauvreté, de maladie, d’arriération et de toutes les superstitions apparaît comme l’envers du visage “moderniste” que l’Egypte entend présenter d’elle-même : la pricipale cible assignée à l’action des réformateurs. On peut trouver chez le Père H. Ayrout, la formulation sans doute la plus explicite de cette visée :

Dégager son âme de cette gangue de boue qui l’étouffe, élever le fellah sans le déraciner, lui enlever les défauts de la terre sans lui en enlever les qualités, voilà le travail de la société,
ou
La reconstruction des villages d’Egypte exige la rééducation de la population qui les habite et, puisqu’il s’agit de maisons, la rééducation des femmes d’abord45.

71La même visée se retrouve dans l’ensemble des travaux consacrés à la campagne et au paysan égyptiens, comme aussi dans la littérature, Muhammad Husayn Heikal donnant le ton dans Zaynab, publié en 1912. On peut évoquer ici l’étude de Youssef Nahhas sur “la condition économique et sociale du fellah”, présentée pour l’obtention d’un doctorat de droit à Paris en 1901 puis traduite en arabe en 1926, qui analyse le lien entre l’action du gouvernement central (des Mameluks à Muhammad Ali et ses successeurs) et la condition de fellah, pour en conclure que l’Etat et lui seul peut assurer son bonheur ou le plonger dans le malheur. De la même façon, j’ai déjà évoqué, dans ce qui précède l’activité de l’Association égyptienne d’études sociales : l’un des tout premiers programmes mis en oeuvre par cette association est une enquête – la première – sur la pauvreté en Egypte par sondages et questionnaires, portant sur plus de 300 familles, qui devait déboucher sur la création de centres sociaux ruraux expérimentaux, progressivement généralisés par le ministère des Affaires sociales après sa création en 1939. Dans la logique qui s’inaugure ici, l’accumulation de savoir sur l’objet ne “vaut” que pour autant qu’elle permet de le transformer et, en retour, ne sont explorées le plus souvent que ses dimensions immédiatement liées au changement que l’on désire induire. Au village, l’anthropologie se fait sélective, dans la mesure même où elle ne doit pas obscurcir les objectifs de la recherche. Si l’on me pardonne cette image, je dirais que le savoir ainsi constitué sur une société qu’il s’agit précisément de faire disparaître – de “réformer”, avant de songer à la “révolutionner”-a en quelque sorte vocation à s’“autodétruire” après avoir produit son effet, ne laissant subsister que la maîtrise qu’il a permis d’acquérir de nouvelles techniques de contrôle social.

72– Plus encore peut-être que la campagne ou la population rurale, la religion musulmane – même si elle n’est pas à proprement parler étudiée en tant que telle, comme le souligne Sayyid Yasin, mais se trouve prise le plus souvent dans des stratégies de légitimation – fournit un terrain d’application privilégié à ce paradigme : élément fondamental de l’identité, ce par quoi les populations du Proche Orient participent de l’universel et la principale contribution des Arabes à l’histoire de l’humanité, l’islam se présente comme l’une des formes parmi les plus achevées de la sociabilité46. Mais dans le même temps, sous les espèces des croyances, superstitions et pratiques caractéristiques de la religiosité populaire, l’islam peut apparaître comme l’une des formes endogènes du “blocage civilisationnel”47.

73Cette problématique est très précisément celle du réformisme, dont les sciences sociales en général et la sociologie en particulier apparaissent, en Egypte, comme les héritiers, ainsi d’Abd al-Wâhid Wâfi, élève de Dâr al-‘Ulûm avant de s’initier à la méthode sociologique, ou Mansûr Fahmi, qui fait une “auto-critique” explicitement réformiste après la tempête qu’avait soulevé sa thèse sur “la condition de la femme dans l’islamisme”48. Cet héritage réformiste a eu, me semble-il, deux effets majeurs, sensibles jusqu’à aujourd’hui, quant à la capacité des sociologues égyptiens à prendre en compte le phénomène religieux : d’une part, la logique réformiste a contribué à “vérrouiller” toute approche possible du religieux dans le cadre étroit d’un débat polémique toujours relancé avec l’“orientalisme” où il s’agit de démontrer la capacité intrinsèque de l’islam à produire une modernité sociale, économique, culturelle ou politique49. D’autre part, elle a durablement rendues “invisibles” les manifestations concrètes de la religiosité populaire, d’autant moins susceptibles d’être étudiées qu’il s’agissait précisément de les éradiquer, et il faudra attendre l’humanisme sociologique d’un Sayyid ‘Uwais pour que l’existence d’une “dualité” (izdiwâj) religieuse de la société égyptienne soit enfin reconnue.

74On pourrait relever cette même dualité de visée à propos du statut des femmes, de la structure du pouvoir au sein des groupes familiaux ou tribaux, de la criminalité ou de la démographie égyptienne : chacun de ces objets peut apparaître successivement ou simultanément comme indice de la spécificité de la société égyptienne et de son identité propre, ou comme une “survivance” faisant obstacle à son épanouissement. En fait, en même temps qu’elle spécifie une “topologie” des objets sociologiques, cette dualité de la visée identitaire tend également à opposer chaque intellectuel à lui-même en fonction des situations auxquelles il a à faire face, et passe au coeur même de la société égyptienne dont elle traduit la dualité fondamentale : elle renvoit aux multiples fractures dont on peut relever la trace à tous les niveaux de la pratique sociale – société moderne/traditionnelle, villes/campagnes, chrétiens/musulmans, nationaux/étrangers, ...– autant de structures recomposables quasiment à l’infini selon qu’il s’agit de défendre l’identité contre ce qui la nie, ou au contraire de désigner les voies d’un “autodépassement” de la société égyptienne. En fait, en même temps qu’elle désigne des objets, ou plus encore des “problèmes” à l’attention des premiers spécialistes de la société, ce que rend paradoxalement insaisissable cette visée identitaire, c’est précisément la société égyptienne comme totalité.

75Si la première phase du développement de la sociologie égyptienne, correspondant, en gros, à la période de la lutte pour l’indépendance, peut être décrite comme celle de l’accumulation primitive, il revient à la Révolution de Juillet 52 de formuler le postulat fondateur de la “clôture” des sciences sociales en Egypte, tout au long de cette période : la récupération du contrôle de leur histoire par des acteurs nationaux garantit la consistance du projet de “retourner” le savoir occidental et de le mobiliser au service des objectifs de la construction nationale.

Les caractéristiques les plus importantes de la période actuelle, dans l’évolution de la société arabe, sont, d’une part, la clarté des objectifs vers lesquels nous nous dirigeons sur tous les fronts, et, d’autre part, l’évidence des moyens dont nous disposons pour réaliser ces objectifs50.

76Schématiquement, la Révolution fournit le principe d’une double totalisation : d’une part, elle garantit la possibilité de faire tenir ensemble, dans une tension commune vers l’avenir, les termes contradictoires de l’identité égyptienne que j’évoquais dans ce qui précède. Expression la plus achevée de l’identité nationale, la Révolution la désamorce comme problème tout en lui assignant de nouveaux modes de réalisation. Dans le même temps, les objectifs de transformations de la société adoptés par la Révolution fournissent la base sur laquelle évaluer les différents paramètres constitutifs de cette identité et de distinguer entre ce qui, en elle, est “progressiste”, allant dans le sens défini par le projet révolutionnaire et ce qui est réactionnaire, survivance de l’ordre ancien et qu’il convient comme tel d’éliminer.

77J’ai évoqué dans ce qui précède les variations de l’espace de déploiement assigné à l’“école sociologique égyptienne” en réponse à l’évolution du projet géopolitique nassérien, dont le premier effet est d’exclure paradoxalement de son champ d’investigation le débat sur l’identité : l’arabité ou l’islamité de l’Egypte ne relèvent pas du champ de la sociologie ou de l’anthropologie mais de celui de la politique et de la stratégie régionale du régime. Plus précisément, et alors même que le régime égyptien entreprend de recomposer autour de l’Egypte les jeux des appartenances et des loyalismes, non seulement en Egypte, mais dans l’ensemble de l’espace arabe, l’égyptianité ou l’arabité deviennent au sens propre indiscutables, dans la mesure même où elles relèvent tout autant d’un avenir à construire que d’un présent qu’il s’agirait d’analyser.

Si la science n’avait pas un rôle essentiel à jouer dans la bataille pour la liberté, ce livre n’aurait pas vu le jour. Du fait de la longue domination coloniale qui a pesé sur nos pays, le sentiment de notre appartenance commune à une même Patrie arabe s’est affaibli. Il est ainsi naturel, maintenant que nous jouissons à nouveau de notre liberté, que nous agissions dans tous les domaines pour renforcer la conscience du fait que tous les Arabes sont les fils d’une même nation (...)

Le présent ouvrage poursuit deux objectifs qui sont l’analyse et l’application, l’étude et l’action. De ce point de vue, il constitue une tentative de réponse à certains savants occidentaux dont les enseignements, dans nos pays, nous incitaient à rechercher la science pour la science pour nous détourner de l’application et de l’action, à l’inverse de ce qu’ils pratiquent eux-mêmes dans leurs pays où la science est mobilisée au service de la patrie et des citoyens51.

78De la même façon, en définissant par avance et une fois pour toutes les options fondamentales de l’action sociétale, assimilées aux aspirations légitimes du peuple égyptien, la Révolution dépossède les gestionnaires traditionnels du sens – intellectuels et religieux52 – de la faculté de se prononcer sur ces objectifs, en les confinant dans des tâches liées à leur mise en oeuvre. Expression de la volonté populaire, tout le travail de la Révolution consiste à agir sur l’identité, dont elle s’institue le garant, pour en réaliser les potentialités et en accomplir les promesses, en redistribuant sur les différents spécialistes du social la tâche de définir les modalités de cette action :

• En premier lieu, il s’agit, pour les sciences sociales de “préparer le terrain” aux réformes envisagées par le pouvoir et d’en préciser les conditions sociales de possibilité : rassembler et synthétiser les données relatives aux différents problèmes et identifier les blocages qui entravent l’action étatique.

• En second lieu, en amont de cette action, il s’agit d’identifier et de contrer les effets négatifs du “progrès”, en attendant de voir les réformes mises en oeuvre porter tous leurs fruits.

79La première de ces visées a trouvé une réalisation particulièrement significative, dès le début des années 60, dans la multiplication des études prenant pour thèmes les problèmes de la communication de masse (mass communication), ou encore celui des élites : compte tenu du caractère politiquement et socialement “incontestable” des objectifs de la Révolution, leur succès apparaît dépendre directement de la capacité des dirigeants à “faire passer” leur message et à identifier correctement les relais locaux de son action. A considérer la bibliothèque sociologique égyptienne de cette période, on peut même dire que ce thème de la communication constitue une approche véritablement structurante de l’ensemble des recherches mises en oeuvre, en ce sens qu’il détermine la façon dont sont abordés les divers objets soumis à l’analyse :

Le succès de toute entreprise de développement d’une collectivité locale implique, outre une perception claire de la valeur de la coopération entre les gens et le gouvernement, une compréhension approfondie des forces qui rassemblent ces gens et de celles qui les divisent et des dynamiques des conduites sociales, tout comme il exige une habileté particulière (de la part de l’expert) dans l’établissement de bonnes relations avec les gens en tirant parti des logiques collectives. Le principal souci du chercheur de terrain, c’est le développement individuel et collectif, c’est à dire qu’il concerne tout à la fois les orientations des gens, leur état d’esprit, leur désir d’améliorer les choses, de vivre une vie meilleure, de gagner confiance en leurs propres capacités et de développer leur respect pour eux-mêmes et de s’associer à des actions collectives dans l’intérêt du bien commun (...)

Ainsi, quiconque est engagé dans une action de développement de la société doit-il en priorité identifier les diverses collectivités ou communautés auxquelles appartiennent ou se réfèrent les membres de la société en question. Il doit analyser ces collectivités en discernant leurs points de force et de faiblesse. Plus même, il est de son devoir d’encourager la constitution de tels groupes dans la mesure où tout changement des attitudes ou des conduites sera plus facile à obtenir s’il émane de l’intérieur plutôt que de l’extérieur. (...)

On peut distinguer deux types d’influences s’exerçant sur l’opinion, les attitudes ou les comportements : celles qui s’exercent d’une position de force ou de prestige dans la société, ainsi celle du ‘umda (maire désigné) ou des autres notables dans la société villageoise, d’une part, les influences directes, par exemple celles résultant d’une relation de voisinage, d’autre part (....)

La question posée est dès lors la suivante : comment ceux qui influent sur l’opinion ont-ils accès aux idées ou aux informations qu’ils véhiculent et comment les évaluent-ils ?53.

80Si j’ai cité aussi longuement ce passage, c’est qu’il me semble fournir une illustration particulièrement significative de la façon dont ce que j’ai désigné comme le “paradigme philantropique” de l’action sociale, implanté au cours des années 30 et 40, a pu être récupéré dans la logique de la Révolution de 52. Collectivités locales, communication de masse, élites, constituent les trois pôles du triangle dans lequel les sciences sociales inscrivent leur intervention. Par collectivités, il faut entendre les différents acteurs sociaux que reconnaît l’Etat et avec lesquels il entre en relation, en même temps qu’une représentation du type de cohésion sociale supposé caractériser la société égyptienne. C’est parce qu’ils se présentent comme des “collectivités” que le village, la tribu bédouine, l’usine, le quartier, l’école, etc. sont justiciables des mêmes approches. En termes d’accumulation pratique du savoir, il en résulte tout à la fois un extraordinaire émiettement des recherches et une non moins extraordinaire récurrence des questionnements : chaque village, chaque usine, chaque quartier est susceptible d’une même grille de déchiffrement, dont il ne reste plus qu’à totaliser les résultats pour définir les voies de leur “réforme”.

81Pour ce qui concerne le rôle assigné aux sciences sociales dans la perspective d’une thérapeutique des “effets pervers” du développement, j’ai montré dans ce qui précède que l’on peut en voir un indice particulièrement révélateur dans l’association fonctionnelle de la sociologie et de la criminologie qu’incarne le projet même du CNRSC, non seulement au plan institutionnel mais aussi, pourrait-on dire, au plan “théorique” : dans la perspective d’une transformation autoritaire des structures sociales, la vendetta54, la prostitution55 ou la consommation de stupéfiants56 appellent tout à la fois de nouvelles “lectures” et de nouvelles techniques de répression à la mise au point desquelles les sciences sociales sont directement associées. Là encore, les comportements identifiés sous l’appellation générique de “criminalité”apparaissent comme un objet véritablement central du champ d’investigation ouvert à la sociologie : tout à la fois les secteurs de résistance aux réformes et ceux où les dynamiques enclenchées risquent d’échapper au contrôle des autorités.

82Mais pas plus que la visée identitaire, la visée développementaliste ne fournit aux sociologues égyptiens le moyen de totaliser par eux-mêmes le savoir qu’ils constituent sur la société. En d’autres termes, ce ne sont pas tant le village, les bédouins ou les relations de travail qui constituent leur véritable objet de recherche mais toujours, déjà, la réforme agraire, la sédentarisation des tribus ou la participation (mushâraka) des travailleurs, qui constituent en quelque sorte l’“axiomatique” dans laquelle leurs questionnements ne peuvent faire autrement que se situer. Il n’y a pas là non plus une quelconque “spécificité” de la sociologie égyptienne, qui ne fait que reprendre à son compte le postulat fondateur d’une “ingénierie sociale” largement dominante jusqu’à aujourd’hui et selon laquelle si l’on ajoute à la connaissance théorique de la société une technologie permettant l’application des propositions théoriques aux phénomènes du monde réél, on peut dès lors transformer “scientifiquement” ce dernier. D’un double point de vue, l’évolution de la pratique des sociologues égyptiens durant la période nassérienne peut être interprétée comme une accélération de la “dérive” positiviste qui trouve son point de départ dans la période d’accumulation primitive de cette discipline. La consolidation de leur identité, obtenue au prix d’un assujettissement de plus en plus étroit aux logiques étatiques57, se traduit par une recomposition de l’ensemble du champ d’objet ouvert à leurs investigations autour d’une représentation du “développement” dont le projet lui-même leur échappe. Promu au rang d’“universel”, sa remise en question signifierait l’effondrement de l’horizon de rationalité dans lequel se déploie leur propre pratique en même temps que la rupture du “contrat” qui lie l’Etat à ses intellectuels.

83De la même façon, cette notion de “développement”, à la fois nécessairement et paradoxalement non questionnée dans son principe, constitue la médiation par laquelle se perpétue la dépendance d’un champ scientifique “périphérique” par rapport aux traditions sociologiques dominantes. En d’autres termes, c’est parce que la sociologie, et plus généralement les sciences sociales dans leur ensemble, ont vocation à se mettre au service du “développement” que ses techniques et ses concepts peuvent être “appris” indépendamment du contexte où ils ont été engendrés. Pris entre des fins dont la définition lui échappe, et des techniques dont il s’agit seulement pour l’essentiel d’acquérir la maîtrise, le débat possible au sein de la communauté sociologique égyptienne se trouve singulièrement restreint : en dehors de questions purement “académiques”, prolongement des débats d’écoles engagés dans le champ scientifique dominant, le débat professionnel interne au champ sociologique tend à s’épuiser dans la discussion toujours à reprendre des questions de méthodologie ou de construction des données sans que pour l’essentiel la question des enjeux sociaux de l’intervention des sociologues puisse jamais être posée.

84On peut voir là une situation singulièrement différente de celle qui caractérise le développement d’une sociologie sud-américaine pour laquelle c’est au contraire la réflexion des sociologues sur leurs conditions sociales d’intervention et sur les enjeux politiques de leur pratique qui a été à l’origine des positions les plus originales avancées par ses représentants.

85Il est sans doute encore trop tôt pour tenter de dresser un bilan du véritable bouleversement qu’a enclenché l’Infitâh (ouverture économique et politique de l’Egypte en direction de l’Occident industrialisé) dans le champ intellectuel égyptien, d’autant plus difficile à analyser qu’il se traduit par un renoncement significatif de la part de l’Etat à bon nombre des contrôles qu’il exerçait sur l’activité des intellectuels, en même temps que par l’émergence de ce que l’on pourrait désigner comme des “modes informels” d’accumulation du savoir sur la société. Aussi me limiterai-je dans ce qui suit à un premier repérage des logiques nouvelles qui s’imposent progressivement au travail intellectuel à partir du début des années 70, en me concentrant particulièrement sur les interrogations et les inquiétudes qu’elles suscitent chez les intellectuels égyptiens eux-mêmes, dont tous les indices – et notamment la campagne d’al-Ahrâm al-Iqtisâdî58 qui donne son titre à cet article – attestent de la gravité.

86Imposant de nouveaux critères d’évaluation des compétences et des performances intellectuelles et recomposant la “géographie” institutionnelle de la recherche sociale en Egypte (ces affirmations sont discutées dans ce qui suit), l’Infitâh a surtout eu pour effet de réintroduire comme jamais peut-être auparavant le “regard de l’Autre”, dans un contexte où son rôle ne se limite plus à celui d’“initiateur” à des savoirs nouveaux mais comporte désormais des prérogatives d’arbitrage et d’évaluation des performances du personnel intellectuel “indigène”, en même temps que de médiation entre celui-ci et les instances de décision politique. Non qu’au cours des périodes précédentes le recours à des intervenants étrangers – enseignants, consultants, experts, ...– n’ait été une pratique admise et même courante59. Mais la certitude de combattre pour “la plus haute des causes” – l’indépendance puis la réalisation des objectifs de la Révolution de Juillet – était suffisamment forte pour autoriser une appropriation “sans complexe” de concepts et de méthodes forgés ailleurs, dont l’universalité et la neutralité étaient réputées garanties par leur “scientificité” même. Ce qui change, dès le début des années 70, mais surtout après l’“initiative de paix” du président Sadate qui donne le signal d’une intervention américaine tous azimuts en Egypte, c’est que le pouvoir égyptien accepte d’être dessaisi de facto de la formulation même de la commande d’une part importante des recherches conduites dans le pays, abandonnée aux puissances dispensatrices de l’aide économique, qui se trouvent en situation de contrôler tout à la fois le financement, l’exécution et les résultats des programmes mis en oeuvre. Ce désengagement de l’Etat du champ de la recherche sociale et le “champ libre” qu’il laisse à l’intervention étrangère sont le thème principal de l’ensemble des interventions dans le débat lancé par al-Ahram al-Iqtisâdî :

L’entreprise américaine de “description de l’Egypte” par des universitaires, américains ou égyptiens, revêt aujourd’hui des formes qui la distinguent des méthodes de l’espionnage traditionnel ou des recherches conduites par des institutions directement liées aux services de renseignement comme les fondations Ford.ou Rand. (...) A l’heure actuelle, la description américaine, de l’Egypte prend la forme de recherches ou de monographies documentées exécutées par des chercheurs égyptiens ou, en collaboration, par des chercheurs égyptiens et américains et couvrant des domaines extrêmement variés qui ne se limitent plus à l’agriculture ou à l’industrie (...) mais englobent les orientations des forces politiques égyptiennes, leur attitude à l’égard de l’Occident, leur image des Américains, ainsi que les associations religieuses – les Frères musulmans ou Takfîr wa Hijra, certains chercheurs ayant réussi à se procurer derrière le dos des autorités des informations concernant ces groupes et à les faire passer aux Etats-Unis en les faisant passer pour des recherches (scientifiques). Le champ de leurs investigations s’étend ainsi du contrôle des naissance au renouvellement du réseau routier en passant par la structure des récoltes, la main-d’oeuvre, la distribution des revenus, les riches, le pèlerinage ou l’évolution des goûts. (...) Bien plus, les Egyptiens eux-mêmes ne parviennent pas à avoir communication de ces recherches et certaines informations brutes sont expédiées directement à l’étranger. (...)

Le problème posé est ici celui du danger auquel se trouve exposée la sécurité nationale, quelles que soient les intentions et les motivations invoquées pour justifier ces études ou les justifications, bonnes ou mauvaises, qu’on leur donne, et que celles-ci soient conduites par du personnel étranger ou national60.

87Il n’entre pas dans mes intentions de me prononcer ici sur la réalité de ces imputations pas plus qu’il ne s’agira de dévoiler les objectifs “occultes” de la politique américaine en Egypte. Je me contenterai d’envisager ici brièvement le contexte et les modalités de la mise en place du réseau institutionnel de la recherche américaine dans ce pays pour tenter de comprendre comment celle-ci a pu transformer radicalement à la fois les conditions de travail des intellectuels égyptiens et celles de l’accumulation d’un savoir sur l’Egypte. Il me faut d’abord souligner le fait que la recherche, notamment la recherche sociale, apparaît comme une nécessité structurelle de l’assistance économique américaine à l’Egypte : soumise poste par poste et annuellement à l’approbation du Congrès des Etats-Unis, les dépenses effectuées par l’US AID (Agency for International Development) doivent être justifiées dans le détail par des rapports, bilans, évaluations. Il résulte de cette exigence fondamentale à laquelle sont soumis les responsables de la répartition de l’enveloppe budgétaire de l’aide américaine une série d’effets dans le champ intellectuel égyptien :

88– d’une part, l’élaboration de ces rapports doit être confiée, pour qu’ils soient “crédibles” aux yeux des représentants américains à un personnel spécialisé, le plus souvent universitaire, dont les compétences se définissent beaucoup plus par rapport à l’objet concerné qu’en regard de la connaissance du terrain sur lequel ce personnel est appelé à intervenir. Cela implique le recrutement de chercheurs locaux susceptibles de jouer le rôle d’“informateurs” auprès de ces experts et de leur faciliter l’accès tant au terrain égyptien qu’auprès de l’administration égyptienne. Il y a là, en même temps que la spécification d’un “profil”, l’instauration d’un système de relations entre ce personnel et les experts américains, relations “inégales” dont Sa’ad al-Dîn Ibrâhîm – qui n’est sûrement pas, des chercheurs égyptiens, celui qui a le plus à s’en plaindre – s’est fait l’écho des réserves qu’elles suscitent dans la communauté scientifique égyptienne :

Les thèmes de recherche proposés par la partie américaine (aux chercheurs égyptiens) sont le résultat d’une planification extrêmement élaborée : le personnel de recherche américain, qu’il s’agisse d’individus, d’universités ou de centres d’études, a besoin de financements pour mener ses travaux. A l’heure actuelle, en Egypte, le principal bailleur de fonds pour la recherche est l’AID qui propose à ces chercheurs des objets et des terrains pour l’étude desquels elle est disposée à accorder un financement en fonction de ses priorités propres. Une fois l’accord conclu, les chercheurs américains n’ont plus qu’à sélectionner des partenaires égyptiens. Ainsi, l’ensemble de l’opération est commandé par la stratégie définie par l’AID, associant en second lieu le personnel de recherche américain, et seule l’exécution, c’est à dire la collecte de données qu’ils aideront par la suite à interpréter, est confiée aux chercheurs égyptiens. Ceci décrit une situation générale, même s’il peut exister, ici ou là, des exceptions61.

89Si les intentions qui président à ces financements eux-mêmes peuvent faire l’objet d’analyses contradictoires – science pure et désintéressée vs espionnage –, la généralisation opérée par S.E. Ibrâhîm met en évidence l’une des dimensions cruciales de cette répartition des rôles : le savoir accumulé par un personnel de recherche égyptien, seul à même d’avoir accès aux structures profondes de sa société, outre le fait de sa dépendance théorique et méthodologique n’est plus totalisable que par la médiation d’intervenants extérieurs. Les principaux “ayant droit” – l’Etat lui-même et les instances officielles de recueil et de contrôle du savoir social (CAPMAS, Académie de la Recherche Scientifique et de la Technologie), non seulement ne disposent pas de l’intégralité de ce savoir, mais encore ignorent sur quoi il porte et quels types de renseignements ont pu être réunis à leur insu.

90– En termes stratégiques, les programmes de recherche mis en oeuvre sous les auspices de l’assistance américaine à l’Egype témoignent de deux préoccupations à la fois complémentaires et contradictoires : tourner les “pesanteurs” étatiques et bureaucratiques pour maximiser les chances de réussite des programmes ; consolider les réseaux de relation et d’influence qui relient les intervenants américains (départements ministériels, agences, entreprises, ...) à leurs homologues et partenaires égyptiens pour s’assurer un accès aux secteurs qu’ils contrôlent. Un document réalisé à la demande de l’AID pour évaluer les performances du Development Research and Technological Planning Center (DRTPC), structure pilote de la recherche américaine en Egypte, implantée dans l’Université du Caire avec un encadrement composé de chercheurs du MIT (Massashussets Institute of Technology)62 explicite ainsi la stratégie qui a présidé à la mise en place de cette structure :

La stratégie pour réaliser les objectifs fixés et définir les critères de réussite du programme (“end of project” status) a été de sélectionner de grands projets, cruciaux pour le développement du pays et d’intérêt commun pour un membre du MIT, un membre du corps enseignant de l’Université du Caire et un ministère. Chaque équipe constituée (sur la base de ces projets) est dirigée par deux “enquêteurs principaux” (principal investiqator), l’un du MIT, l’autre de l’Université du Caire, et dotée d’un “contrôleur” (Project supervisor) appartenant au ministère en question. (...)

Dans le courant de la recherche, les membres égyptiens de l’équipe reçoivent une formation sur le tas portant sur la technologie et la gestion de la recherche, accompagnée de conférences, ateliers et séminaires.
Outputs du Programme
(...) Ceux-ci ont été répartis en quatre catégories :
– Rédaction de rapports de recherche comportant la formulation de solutions pratiques.
– Le fait pour des membres de l’Université du Caire et des ministères d’avoir été formés aux méthodologies de la recherche.
– L’établissement d’un centre à l’Université (du Caire).
– La prise de conscience opérée par un personnel ministériel de haut rang de l’intérêt qu’il peut avoir à travailler avec.l’Université du Caire63.

91La démarche d’évaluation ainsi décrite traduit la logique de la relation qui s’instaure dans ce processus de transfert d’une “technologie” – les méthodologies de la recherche pour le développement – entre dispensateurs et bénéficiaires de l’assistance en même temps que le rôle assigné aux intellectuels, particulièrement aux universitaires, dans cette relation. Elle désigne une séquence de quatre positions dans laquelle la relation instituée entre les “moyens” constitue la médiation par laquelle s’opère la mise en contact des “extrêmes” :

92– En termes de marché du travail, c’est à dire de répartition des occasions de travail (postes, consultations, contrats de recherche, études de marché, etc..) et de profits matériels et symboliques, ce déplacement de la commande et du financement des recherches en direction d’intervenants étrangers semble avoir profité prioritairement aux universitairés, au détriment des chercheurs “professionnels” : plus “mobiles”, et en mesure de traiter directement et individuellement avec des commanditaires de recherche étrangers, les universitaires, particulièrement les spécialistes de sciences humaines ont vu s’élargir considérablement leur champ d’intervention et les profits qu’ils pouvaient en retirer (traitements, indemnités, déplacements, postes à l’étranger, occasions de publication, conférences, ...), alors que les contrats de recherche auxquels pouvaient être associés les chercheurs “professionnels” étaient conclus directement avec les institutions auxquelles ils appartiennent, avec tout ce que cela comporte d’effets bureaucratiques. Précisons que s’il s’est agi pour une part d’enseignants occupant déjà des positions dominantes dans l’appareil universitaire (professeurs en titre, doyens, ..), la coopération avec des équipes de recherche étrangères semble avoir permis de relancer la carrière d’universitaires “dominés” bloqués par le cloisonnement des responsabilités qui prévaut dans l’université égyptienne. Il en résulte l’émergence d’un corps d’experts polyvalents, interlocuteurs privilégiés des chercheurs étrangers, de plus en plus sollicités au fur et à mesure que se développent leurs réseaux de relations et qui bénéficient de conditions de travail et de gratifications sans commune mesure avec celles de leurs collègues qui n’auraient pas su, pas pu ou pas voulu s’associer à ces programmes – et avec comme corrollaire une dévaluation concommittante des prestations de ces derniers. L’aboutissement de cette logique est la multiplication des bureaux de consultation privés – dont certains ouverts par d’importants représentants de la classe politique égyptienne (tel M. Hegazy, ancien universitaire devenu premier ministre)– dont l’activité incontrôlée a été l’un des principaux sujets d’indignation des intervenants dans la campagne d’al-Ahrâm al-Iqtisâdî64 Ce qui est en question ici, ce n’est pas tant l’intervention de chercheurs ou d’institutions étrangères en tant que tels, ou l’“internationalisation” dont peut bénéficier tel ou tel intellectuel, que le rôle et la position dans lesquels la recherche étrangère place les chercheurs égyptiens par rapport à leur propre société :

On ne peut faire autrement que de reconnaître que de nombreux universitaires et chercheurs égyptiens, parmi les plus en vue sont effectivement engagés dans des programmes de recherche en collaboration avec des instances étrangères, sans arrière-pensée ou en dépit de leurs réticences. La vérité est que nous sommes tous concernés par ce phénomène, que nous en ayons conscience ou non, car ces programmes constituent la seule échappatoire au gaspillage des compétences scientifiques et le seul moyen de résister à la pression de la nécessité qui pousse (les intellectuels) vers l’émigration. Il arrive – et il s’agit là d’un problème psychologique – que leur participation à ces projets engendre chez certains chercheurs le sentiment illusoire d’avoir “découvert le monde”.

Là réside, à n’en pas douter, le noeud du problème auquel sont confrontés les chercheurs égyptiens intègres : la plupart d’entre eux sont obligés de choisir entre une migration “externe” vers les Etats pétroliers et une migration “interne”, au moins provisoire, vers les programmes de recherche étrangers pour pouvoir faire face à la détérioration de leur situation matérielle et morale dans les institutions de recherche et de formation égyptiennes, à l’inflation, et pour satisfaire aux nouvelles tendances consuméristes qui se sont fait jour dans la société égyptienne depuis le milieu des années 7065.

93Ce que mettent en évidence les remarques de M. Abd al-Fadîl, c’est que la relation qui s’instaure entre les chercheurs égyptiens et les initiatives étrangères de recherche est indissociable d’une “posture” vis à vis de l’appareil de recherche national et, de proche en proche, vis à vis de l’Etat à qui ils doivent allégeance et loyauté et vis à vis de la société à laquelle ils appartiennent et dont ils s’instituent les porte-parole. C’est un débat indissolublement “moral” et “politique” dont on trouve ici écho : la recherche d’une nouvelle déontologie pour les intellectuels égyptiens. Qui servir ? Telle apparaît bien être la question à laquelle l’intervention étrangère somme les intellectuels égyptiens de répondre.

94Les prises de position publiées dans les colonnes d’al-Ahram al-Iqtisâdî permettent de se faire une idée de la façon dont est analysée par les intellectuels égyptiens eux-mêmes cette relation qui tend à assujettir de plus en plus étroitement le processus d’accumulation du savoir sur leur société – et jusqu’à leur propre carrière – à des intérêts définis “ailleurs”. Au fil des interventions qui l’alimentent, le débat suscité par la recherche étrangère en Egypte tend à se cristalliser, au-delà des analyses divergentes des enjeux du phénomène lui-même, dans la remise en cause du rôle – ou plutôt de la démission – de l’Etat dans la gestion du travail intellectuel. La “description américaine de l’Egypte”, en modifiant les règles du jeu en vigueur sur le marché du travail intellectuel, ou plus précisément en instituant un marché “parallèle” de la recherche, dont l’activité révèle, par contre-coup, la paralysie du marché “officiel”, rend nécessaire un aggiornamento des relations entre les intellectuels et le pouvoir. C’est clairement le statut d’“intellectuel” qu’interrogent les relations qui s’instaurent sur le terrain égyptien entre chercheurs nationaux et étrangers, comme si, paradoxalement, le fait d’avoir gagné, pour la première fois peut-être, une certaine autonomie matérielle par rapport à l’Etat imposait aux intellectuels de se situer et d’être situés dans la division sociale du travail. Tant que l’Etat se présente comme le moteur d’un processus de transformation – fut-elle autoritaire – de la société, les impératifs de la phase révolutionnaire rendent compatibles les intérêts et les exigences propres des intellectuels et ceux de l’Etat qui les mobilise. Dans ce contexte, l’Etat constitue la médiation grâce à laquelle les intellectuels peuvent opérer leur “jonction” avec l’intérêt collectif, dont la raison d’Etat elle-même se présente comme l’expression la plus achevée. Tout change dès lors que cet Etat cesse d’être crédité des intentions réformatrices, modernisatrices et libératrices autour desquelles s’était réalisé le consensus. Dans cette logique, la relation entre les intellectuels égyptiens et leurs commanditaires étrangers apparaît comme la conséquence de la faillite de l’Etat à les mobiliser, c’est à dire tout à la fois à leur assurer des conditions de vie et de travail acceptables et à leur désigner des objectifs.

95Sur la base de ce qui précédé, deux propositions inverses me semblent permettre de caractériser la façon dont “fonctionne” aujourd’hui le champ des sciences sociales en Egypte, qui désignent en même temps les principales lignes de fracture théoriques, idéologiques et politiques qui le traversent :

96– D’une part, le paradigme des sciences sociales tel qu’il a été décrit dans ce qui précédé semble avoir atteint, dès la fin des années 70 et le début des années 80, une sorte d’apogée à la fois institutionnelle et épistémologique : tant au niveau de la formation du personnel que de la mise en oeuvre des procédures de recherche, l’articulation avec le “centre” scientifique – essentiellement américain – fonctionne à plein66, et l’engagement direct de la recherche américaine sur le terrain égyptien ne fait que pousser jusqu’à son terme cette logique. Cette articulation se traduit par l’émergence d’un certain nombre d’objets prioritaires, surinvestis par les programmes de recherche, et qui reflètent avant tout, comme s’en inquiètent certains chercheurs égyptiens, les “intérêts”, au double sens du terme, de la recherche américaine, beaucoup plus que ceux de la partie égyptienne. Véritable cas de figure, de ce point de vue : la question du contrôle des naissances, qui ne semble faire l’objet que d’un intérêt relatif de la part des autorités égyptiennes mais qui fait partie des conditions mises par les plus importants partenaires de l’Egypte (notamment la Banque Mondiale et l’AID) à la poursuite de leur assistance économique67. La fixation au village de la population paysanne et la possibilité de promouvoir des cultures “spéculatives” -des fraises à la place du blé –, ou encore les migrations de la main d’oeuvre égyptienne ont également fait l’objet d’investissements prioritaires68.

97– Mais simultanément, en devenant trop “visible”, pourrait-on dire, le fonctionnement même du paradigme est à l’origine de sa propre délégitimation : d’une part, la “description américaine de l’Egypte” rend manifeste l’extraversion du processus d’accumulation du savoir sur la société égyptienne, d’autre part, au plan local, elle trahit l’échec du personnel scientifique égyptien à se mobiliser au service des objectifs nationaux. Reprenant l’interrogation de Saint-Simon à propos des savants et des hommes de lettres, Sa’ad al-Dîn Ibrahim tire les conclusions de cette évolution :

Au cours des deux dernières décennies, les sociologues arabes ont critiqué leur société, ils ont critiqué la sociologie occidentale et aussi la sociologie marxiste, ils se sont critiqués les uns les autres. Ce qu’ils ont omis de faire, jusqu’à présent, c’est se critiquer eux-même, et moins encore d’étudier et de comprendre la société arabe (...) La question dès lors est la suivante : “Que se passerait-il dans la patrie arabe si tous les sociologues disparaissaient d’un seul coup ? La réponse est : rien du tout ! Il ne se passerait rien, ni en bien, ni en mal, et ceci s’applique à de nombreuses autres professions, comme cela s’applique à de nombreuses autres sociétés69.

98Cette prise de conscience, qui a commencé à émerger au début des années 80 et qui s’est cristallisée au fil des colloques consacrés à “la crise de la sociologie arabe” – près d’une dizaine en moins de trois ans réunis au quatre coins du monde arabe (Tunis, Kuwait, Bahrayn, le Caire, ...) – désigne deux axes à l’évaluation des performances des sociologues :

99– d’une part, la sociologie égyptienne (ou arabe) se définit, beaucoup plus que par les objets qu’elle s’est effectivement donnés, par ce qu’elle a manqué à étudier : la défaite de 67, le vécu effectif des migrations de main d’oeuvre ou les groupes islamiques70. C’est à partir de ces “manquements” à étudier tel ou tel aspect de leur société que se formule, en creux, la question de Vaggiornamento dont je parlais plus haut entre l’Etat et ses intellectuels, entre la gestion sociale et la recherche scientifique.

100– Il s’agit, d’autre part, d’identifier et de classifier les différentes tendances et courants indissolublement théoriques et idéologiques en fonction desquels se répartit le personnel des sciences sociales. Plusieurs critères ont été proposés pour cette clarification des “camps” en présence dont on peut trouver chez Abd al-Bâsit Abd al-Mu’ti71 une formulation à la fois parmi les plus représentatives et les plus significatives des enjeux poursuivis : d’une part, “la position (des chercheurs) sur la question de la dépendance par rapport au système capitaliste mondial” concerne directement les engagements théoriques et idéologiques des chercheurs ; d’autre part, “leur position sur la question de la structure sociale”, qu’ils se donnent pour objectif de protéger ou au contraire de transformer concerne leur relation avec l’Etat et les classes dirigeantes ; enfin “leur position par rapport aux masses” engage la position que les sociologues revendiquent dans la société et la façon dont ils entreprennent d’“opérationaliser” – et au profit de qui – le savoir qu’ils détiennent.

101Ce sont ainsi directement les voies d’un nouvel engagement des intellectuels qui s’esquissent dans le champ des sciences sociales. Sayyed Yasin a résumé les voies d’un possible auto-dépassement de ces sciences, et en particulier de la sociologie :

Le procès de reformulation d’un nouveau paradigme a pris, au moins, trois directions :
– La tentative de construire un paradigme marxiste pour remplacer les paradigmes positiviste et fonctionnaliste (...)
– Très récemment un mouvement s’est fait jour pour constituer une sociologie arabe (...) Mais que faut-il entendre par sociologie arabe ? Nahed Saleh a résumé les discussions qui ont eu lieu au cours du séminaire (tenu sur ce thème a Abou Dhabi en 1983) en disant qu’il s’agissait d’une science arabe par ses orientations intellectuelles, par son objet central qui est la société arabe, par le fait de se donner pour objet les problèmes centraux de la société arabe et non des points de détail ou des questions marginales, et par son engagement au service des intérêts des individus, et non ceux de telle ou telle classe, de telle ou telle institution, ou tel ou tel intérêt limité.
– La troisième direction dans le processus de formulation d’un nouveau paradigme est représentée par le modèle islamique de remplacement des modes de pensée occidentaux ou étrangers72.

102Il est encore trop tôt pour se prononcer sur l’avenir de la compétition entre ces trois options. Tout au plus formulerai-je ici quelques remarques sur la marge de manoeuvre que ces nouvelles orientations ouvrent au travail des sociologues égyptiens.

103– A un premier niveau, je soulignerai le fait que l’option arabe ou islamique en sciences sociales apparaît, entre autres, comme le choix d’un “espace d’extraterritorialité” par rapport aux Etats : il est significatif que l’ensemble des colloques, conférences ou séminaires tenus sur le thème de la fondation d’une sociologie arabe/islamique l’ait été à l’initiative d’institutions inter-arabes. Il y a là une prise de distance qui est à la fois géographique et idéologique : en tentant de se restructurer en marge des Etats et indépendamment d’eux, le champ des sciences sociales apparaît comme le terrain privilégié de l’émergence de ce que l’on pourrait désigner comme un “néo-unitarisme arabe”, instruit tout à la fois des échecs du nationalisme arabe “classique” et de ceux des constructions nationales.

104– A un deuxième niveau, l’option arabe, plus que l’option islamique a favorisé, effectivement, la cristallisation d’un courant de pensée, sinon homogène du moins suffisament structuré pour assurer la communication entre des intellectuels marocains, kuwaitiens, égyptiens ou libanais, courant de pensée qui trouve son expression la plus significative dans la “ligne” adoptée depuis sa fondation en 1975 par le Centre d’Etudes de l’Unité Arabe installé à Beyrouth73. Parmi les signes de ce nouveau “consensus”, on peut relever la constitution en janvier 1985, à Tunis, d’une Association des sociologues arabes dans laquelle se conjoignent les courants arabiste et marxiste identifiés par S. Yasin. En Egypte même, ce consensus a trouvé, ces derniers temps, une expression particulièrement significative dans la “tribune libre” ouverte dans ses pages par le quotidien al-Ahrâm sous le titre “le débat national ou comment sortir de l’impasse arabe actuelle” (al-hiwâr al-qawmi aw al-khurûj min al-ma’zaq al-‘arabi al-râhin), débat qui a débuté depuis plus d’un an et auquel ont participé, outre les représentants égyptiens de ce courant, nombre d’intellectuels arabes d’origines diverses.

105– L’option “arabiste” ouvre, sinon un nouveau champ d’objet aux sociologues, du moins déplace les grandes lignes de questionnement au niveau régional : il ne s’agit plus tant d’étudier tel ou tel objet sociologique en particulier dans tel ou tel contexte “local” (qutri) mais de mettre en évidence les logiques de composition ou d’opposition qui structurent et recomposent les relations entre les diverses composantes de la “patrie arabe”. On peut lire chez Sa’ad al-Dîn Ibrâhîm, une formulation particulièrement explicite de cette visée et des objets “trans-arabes” qu’elle désigne :

On peut dire que le pétrole, les déplacements de main d’oeuvre et les mouvements de capitaux à travers les frontières locales (qutriya = les frontières étatiques) constituent l’une des révolutions silencieuses dont la patrie arabe a été le théâtre. En effet leurs effets se conjoignent pour engendrer un nouvel ordre social arabe dont le trait principal qui caractérise par une nouvelle division de classes entre les différents pays arabes puis, au niveau de chacun de ces pays par une nouvelle division interne des classes. C’est cette nouvelle division de classes de qutr qu’il s’agit d’étudier74.

106On le voit, en même temps qu’il s’agit de constituer un front commun des intellectuels, l’objet central d’une science sociale arabe apparaît comme la formulation d’un modèle des relations inter-arabes qui permettrait d’intégrer la diversité foisonnante des situations économiques, sociales, culturelles ou politiques tout en rendant compte de l’unité fondamentale de la “société arabe”.

107Fort peu d’études conduites par des sociologues sont venues donner corps, jusqu’à présent, à ce nouveau paradigme. La plupart des réunions tenues sur ce thème n’ont fait, pourrait-on dire, que “mettre en scène” l’émergence du nouveau paradigme de la sociologie arabe, sans que celui-ci ait pu encore être “testé” : la sociologie elle-même se prend une fois de plus pour objet principal beaucoup plus que la société dont l’étude proprement dite reste suspendue à la solution des problèmes professionnels, théoriques et idéologiques qui avaient suscité la “crise” à laquelle les nouveaux sociologues arabes tentent de répondre. C’est à leur capacité à fonder les bases de nouvelles relations avec les pouvoirs, d’une part, avec le champ scientifique dominant, d’autre part, que se mesurera la pertinence sociale et politique de ce néo-unitarisme arabe qu’ ils placent au fondement d’un renouveau des sciences sociales dans le monde arabe.

108Cette longue étude pose plus de problèmes qu’elle ne peut en résoudre. En premier lieu, il faudrait s’interroger, si l’hypothèse d’un contournement des intellectuels égyptiens par l’Etat se trouve vérifiée, sur le statut de ce savoir accumulé depuis près d’un demi-siècle et qui compose, aujourd’hui une énorme bibliographie, sans équivalent par son volume, non seulement dans la plupart des pays du Tiers-Monde, mais encore dans la plupart des Etats industrialisés d’ancienne tradition sociologique. Statut social, mais aussi statut épistémologique de ce savoir qui se constitue, pour sa plus grande part, sans doute, sur la base de ce que j’ai désigné comme le contournement de leur propre société par les sociologues égyptiens. En d’autres termes, le problème posé est celui de l’extraordinaire développement quantitatif du champ de cette discipline – quels que soient les paramètres permettant de le mesurer : reproduction professionnelle, publications, ...– en regard de l’extrêmement faible niveau de mobilisation sociale des sociologues égyptiens.

109Une autre question posée est celle de la “représentativité” des sociologues par rapport à l’évolution des conditions de reproduction et de mobilisation de l’ensemble des intellectuels égyptiens depuis un demi-siècle. Il est frappant de constater que d’autres professions intellectuelles, qui à l’inverse des sociologues ont pratiqué un strict contrôle de leur propre reproduction, comme les économistes ou les historiens75 ont su s’associer beaucoup plus directement à la gestion matérielle et symbolique du devenir de la société égyptienne : l’actuel premier ministre de l’Egypte est un professeur d’économie de l’Université du Caire et ce sont les économistes, et dans une moindre mesure les historiens, qui ont réussi à imposer leur légitimité à “dire le sens” de la société égyptienne, occupant les fonctions de “grands intellectuels” en prise directe, par les postes qu’ils occupent et par leur accès aux médias, à la fois avec les dirigeants et avec l’opinion. En d’autres, termes, la question posée est celle de la division du travail intellectuel en Egypte et des hiérarchies qui s’instituent entre les différentes spécialités, et qui font par exemple qu’un romancier ou un auteur dramatique peut se voir reconnaître une plus grande légitimité pour traiter des grands problèmes sociaux que les sociologues eux-mêmes.