Antiquités nationales
|Antiquités nationales
Leçon inaugurale prononcée le vendredi 14 décembre 1984
Texte intégral
1Monsieur l’Administrateur,
Mes chers Collègues,
Mesdames, Messieurs,
2Si je vous annonçais qu’en cet instant trente de nos principaux dépôts d’archives sont en train de brûler ? La nouvelle provoquerait une émotion profonde chez tous les historiens ici présents. Mais elle affecterait aussi, je pense, l’ensemble du monde scientifique et un bon nombre de nos concitoyens.
3Si je vous disais que la décision vient d’être prise en haut lieu d’autoriser la destruction d’un tiers de la Bibliothèque nationale pour construire le parc de stationnement automobile qui fait si cruellement défaut au IIe arrondissement ? Que M. André Miquel se verrait attribuer un crédit spécial de 130 000 F. et un délai de sept mois pour faire copier ce qui lui paraîtrait le plus intéressant parmi les fonds voués à la disparition ? Vous n’en croiriez pas un mot. Une telle décision, pensez-vous, susciterait un scandale inouï et serait vite rapportée.
4Des destructions de ce genre, aussi graves, non pas accidentelles mais autorisées, organisées par notre société, nous en connaissons dans ce pays depuis des années. C’est vrai, elles ne se sont pas attaquées aux archives de parchemin ou de papier, mais à celles que l’on appelle couramment nos « archives matérielles », celles qui sont de pierre, de terre — crue ou cuite —, de métal, de matières organiques, etc. Avez-vous entendu crier au scandale, sauf dans de rares cas un peu spectaculaires ? Le monde scientifique, certains de nos concitoyens, vous-mêmes, mes chers Collègues, vous êtes-vous vraiment alertés ?
5Voilà, pour l’essentiel, ce qui m’a fait souhaiter que la chaire que j’inaugure ce soir portât l’intitulé « Antiquités nationales ».
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6Cet intitulé n’est pas nouveau : il reprend celui des chaires qu’occupèrent successivement Camille Jullian — de 1905 à 1936 — et Albert Grenier — de 1936 à 1948. En 1964, M. Paul-Marie Duval inaugurait un enseignement d’« Archéologie et histoire de la Gaule ». Ce n’est un secret pour personne : la chaire dans laquelle je viens d’être élu succède à la sienne.
7Dissipons les équivoques. Ce changement d’intitulé ne signifie pas une rupture : si je crois aux différences, les désirs de rupture me paraissent entachés de naïveté ou de vanité. Il ne s’agit pas non plus de rechercher, par delà mon proche prédécesseur, le patronage des prédécesseurs plus anciens que je viens de citer. Dans sa belle leçon inaugurale, M. Paul-Marie Duval rappelait ce que le pays devait à Camille Jullian et à Albert Grenier. De son texte, pas un mot que je ne fasse mien — aussi vous épargnerai-je une fastidieuse redite. Oui, leurs écrits demeurent des références souvent inégalées, et, pour certains, des essais rayonnants. Eh bien, de tels patronages ne se revendiquent pas : au mieux, ils se gagnent !
81905, 1936. Ces années-là, vous l’imaginez sans peine, l’expression « Antiquités nationales » détenait une forte charge affective. Bien sûr, elle avait perdu de vue l’origine qui lui venait du langage révolutionnaire de 1790, lorsqu’on désigna sous ce terme les œuvres d’art médiévales ou modernes devenues biens nationaux. Elle se référait aux valeurs du patriotisme. Évidente ou implicite, cette référence est omniprésente dans l’œuvre de Jullian dont le propos, sa vie entière, aura visé à montrer comment s’est constituée la France, en considérant l’effort des hommes qui l’ont faite avec le regard aigu du savant mais aussi avec le respect affectueux d’un fils parlant de ses pères et mères : rappellerai-je le titre de l’un de ses cours « Éléments moraux du travail archéologique : reconnaissance et amour : nous-mêmes et nos ancêtres » — un beau titre que nul archéologue ne saurait taxer de ridicule sans se disqualifier lui-même.
9Il est clair qu’en 1964 le contexte s’était radicalement transformé. Le moment était venu de définir l’esprit et les lignes de force d’un « programme scientifique » avec la sérénité qu’implique cette notion et que les temps permettaient. C’est ce que fit M. Paul-Marie Duval en exprimant à cette assemblée son intention d’œuvrer à l’« Archéologie et histoire de la Gaule ». Un programme dont l’ampleur, telle qu’il la suggérait, eût effrayé tout autre : les anciennes Gaules romaines, bien au delà des frontières de notre hexagone, et plus vaste encore, le monde immense de la protohistoire des Celtes ; la langue mais aussi l’art ; les menus objets comme les monuments ; les campagnes et les villes ; les textes mais aussi les mosaïques. Etc. Une gageure.
10Une gageure ? Les faits sont là. Ce sont des articles et des livres nombreux qui sont devenus autant d’instruments de travail. À eux seuls, les deux derniers illustrent la diversité des approches et la maîtrise de domaines aussi larges qu’éloignés : le Recueil des Sources de l’Histoire de France des origines jusqu’au ve siècle et cette magnifique monographie de l’Univers des formes consacrée aux Celtes et à leur art. Tant d’autres seraient à citer dans des genres encore différents, et je pense, par exemple, aux rééditions de Jullian et de Lot. Faut-il rappeler que cette œuvre considérable est née de la plume de celui qui, parallèlement, dirigeait la revue Gallia, en doublait les livraisons, en multipliait les Suppléments ? Que le même homme chaque année, faisait paraître dans la Revue des études anciennes une chronique modestement intitulée « gallo-romaine » mais qui, en fait, recensait tous les travaux concernant la protohistoire celtique et le monde gallo-romain dans son acception la plus étendue ?
11À l’avance, Mesdames, Messieurs, il est sûr que je ne ferai ni cela ni l’équivalent : trop de choses ont changé en vingt ans. C’est pourquoi je ne chercherai pas à brandir un étendard dont je sais déjà que je devrais très vite le reposer.
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12Mes chers Collègues, de telles déclarations peuvent susciter votre inquiétude : m’ayant élu, vous assumez la responsabilité de ce que je dis ce soir et de ce que j’exprimerai durant le temps que Taranis, Teutatès, Jupiter (ne soyons pas sectaire) et autres dieux de la Gaule m’accorderont. Paul Veyne et Georges Duby, qui ont présenté et recommandé mon nom à vos suffrages (pour des raisons qui me demeurent mystérieuses, tant je me sens petit à côté d’eux) se rendent compte à cet instant qu’ils ont pris un risque vertigineux. Soyez assurés que je mesure ma reconnaissance envers vous et envers eux à l’énormité du pari : elle est donc démesurée.
13Je vais risquer de vous surprendre encore davantage en vous faisant un aveu. Il est d’usage — et c’est une belle et bonne tradition — qu’une leçon inaugurale rende hommage aux maîtres dont l’enseignement et l’exemple vous ont marqué lorsque vous entamiez le long chemin de la recherche. Je m’en reconnais deux dont je prononce le nom avec émotion : Pierre Boyancé et Jacques Heurgon. Le premier n’est plus là pour m’entendre dire ce que je sais devoir à son érudition, à son esprit de finesse et de rigueur, à ses objurgations souriantes qui m’ont convaincu — même si je lui obéis mal — que chaque mot prononcé et surtout écrit doit être porteur de sens, enfin à son appui indéfectible. M. Jacques Heurgon, vous êtes devant moi, nous éprouvons tous deux une vraie joie. Je me contenterai de vous dire ceci : avoir été votre élève, ce fut une chance, cela restera une fierté. Oui, tous deux ont marqué ma jeunesse et sans doute façonné beaucoup de mes démarches intellectuelles.
14Cependant, dans le champ d’études qui est devenu le mien, si je réfléchis à mes dettes, je pense à deux de mes camarades de l’École française de Rome, j’évoque la chaleur et la fécondité des liens de travail qui m’ont uni à certains collègues d’Aix-en-Provence (comme Paul-Albert Février) ou d’ailleurs (et j’adresse un souvenir ému à notre voisin de Ligurie, prématurément disparu, Nino Lamboglia, qui ne me ménagea jamais ni son accueil ni ses conseils), je discerne l’empreinte qu’ont laissée la lecture ou la fréquentation de grands philologues, historiens, archéologues, de l’Antiquité, du Moyen Âge voire d’époques plus récentes — et d’autres encore. Mais je crois avoir reçu l’essentiel de plus jeunes que moi qui — paradoxalement — ont été mes étudiants ou mes collaborateurs. Ils m’ont appris leur terrain (je ne suis pas sûr d’avoir été bon élève) et m’ont ému par l’amour qu’ils en avaient. Ils m’ont initié à des techniques et à des problématiques qui m’étaient en partie étrangères. Ils m’ont remué, dérangé, harcelé — et c’est ce qu’il fallait.
15Je crois, j’espère leur avoir rendu ce qu’ils m’ont donné, autrement. Mais, ce soir, ma pensée va à ces provençaux et languedociens qui, lorsque je suis arrivé chez eux, avaient de dix-huit à trente ans (dont tel a depuis lors disparu mais son visage est dans mon cœur), avec lesquels, non pas dans l’euphorie mais au milieu de toutes sortes de difficultés dues à la conjoncture comme à la nature humaine, du travail s’est fait. En m’élisant, mes chers Collègues, vous avez aussi voté pour eux. Car le propre de l’archéologie contemporaine, c’est d’évoluer si vite que les vieux schémas de la transmission du savoir ne tiennent plus, que rien de fécond ne se produit sans les échanges et sans les chocs que suscitent le dialogue et la confrontation entre générations, entre expériences, entre régions, entre spécialités, entre convictions, entre passions. Et cela, particulièrement pour nos Antiquités nationales.
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16Après quelques détours, que la tradition me suggérait en partie mais que je n’aurais pas souhaité éviter, j’en reviens donc à mon point de départ : les Antiquités nationales. Nous n’avons plus, comme en 1905, de frontières à reconquérir ; nous ne ressentons pas, comme en 1936, de menaces précises ou confuses, et grandissantes. Mais, pour m’en tenir à lui seul, le contexte archéologique d’il y a vingt ans me paraît lointain et un peu étranger.
17Monsieur Paul-Marie Duval, lorsque vous inauguriez votre enseignement, vous avez dressé un tableau, où la verve s’alliait au bonheur d’expression, qui dépeignait l’archéologie en France. Vous insistiez sur les recherches systématiques qui venaient de mettre au jour des sites majeurs comme Olbia, Saint-Biaise, Bavai, Vix ; vous saluiez le jeune développement de la prospection aérienne et de l’archéologie sous-marine ; vous évoquiez avec pittoresque et chaleur toute une archéologie régionale menée « par l’instituteur ou le curé », « violon d’Ingres du médecin, du pharmacien, du notaire », « délassement de l’homme politique », « passion tardive du retraité » ou « distraction que l’on retrouve en villégiature ». Quelques mots suffisaient alors pour traiter des « fouilles de sauvetage » — et vous préconisiez avec sagesse des campagnes de prospection préliminaires. Le directeur de Gallia que vous êtes, le président du Conseil supérieur de la recherche archéologique que vous avez été, a pu, mieux que tout autre, prendre la mesure du bouleversement qui s’est produit.
18Mesdames, Messieurs, les statistiques officielles nous signalent, sur vingt ans, un accroissement de plus de 500 % des autorisations délivrées pour effectuer des sauvetages — un terme à la fois pudique et illusoire. Elles ne nous disent rien sur l’ampleur des opérations ni surtout sur ce qui a été détruit avant même d’être « sauvé ». Beaucoup de ceux qui se trouvent dans cette salle ou dans des salles proches, pour avoir suivi ou pour suivre les rénovations urbaines, les creusements de parkings, les grands travaux agricoles, la percée des autoroutes, etc., savent ce qui s’est passé et ce qui se passe, qui tient en une phrase : en l’espace d’une génération, nous avons plus détruit que ne l’avaient fait, depuis les invasions de la fin de l’Antiquité, toutes les générations qui nous ont précédés.
19Je ne suis pas un passéiste à tout crin, je ne suis pas de ceux qui professent qu’il faut obérer le présent en refusant de porter la moindre atteinte aux vestiges d’autrefois ou de naguère. Cependant — et c’est en cela que je rejoindrais certaines des convictions de Camille Jullian — je me sens (je ne suis pas le seul) solidaire de cette longue chaîne d’hommes et de femmes venus de la nuit des temps qui nous ont transmis un héritage — des constructions, des objets, des écrits et tous les témoignages qu’on extrait de la terre. Ce sont ces documents que j’appelle nos Antiquités nationales : ils nous apprennent ce que furent nos prédécesseurs et ce que nous sommes. Cette chaîne, nous nous sentons, nous nous arrogeons le droit de la rompre ?
20Veuillez croire que je ne cherche pas la polémique. Moi non plus, je n’ai pas les mains propres : comme directeur des Antiquités, j’ai dû laisser disparaître certains sites méridionaux au terme de campagnes de fouilles trop rapides ; je n’ignore pas que d’autres ont disparu sans la moindre observation archéologique. Je sais que les pouvoirs publics, que certaines collectivités territoriales ont fait des efforts réels, quoique tragiquement insuffisants parce que nous nous trouvons en face d’un « fait de société ». Lorsque chacun considère que le sous-sol de sa propriété lui appartient, quoi qu’il recèle, et qu’il a donc le droit de le saccager, lorsqu’une population presque unanime préfère des emplacements pour garer les voitures aux tombes et aux habitats de ses ancêtres, lorsque, chaque dimanche, des centaines de nos concitoyens partent joyeusement, équipés de leurs détecteurs de métaux, à la chasse de trésors presque toujours imaginaires, et massacrent nos sites archéologiques, que dire, que faire ? Légiférer, « sensibiliser » ? Je n’oublie pas les cris d’alarme lancés, il y a des années, par des collègues qui ont parfois, ce faisant, compromis leur carrière professionnelle. Oublions encore moins ce qu’ont tenté, ce que tentent des femmes et des hommes de tous bords et de toutes institutions, des circonscriptions archéologiques, des universités et des autres ordres de l’enseignement, du CNRS, et même de telle administration, et puis cette armée de bénévoles à laquelle nous devons tant. Ils ont souvent fait plus qu’il n’était de leur devoir, plus qu’il n’était en leur pouvoir.
21Ce n’est à aucun de nous de tenter un bilan car nous sommes tous impliqués. Mais il sera dressé un jour et j’ai peur qu’il ne nous accable. Il dénoncera l’inadaptation de notre législation et de nos structures, notre indifférence civique et notre impuissance complice vis-à-vis d’intérêts dont l’empire paraîtra inexplicable : des villages protohistoriques sacrifiés à la progression de gravières, des quartiers de nos villes romaines et médiévales rasés alors que ne manquaient pas les solutions réglementaires ou techniques pour les préserver ; des champs archéologiques immenses explorés en toute hâte alors que nos successeurs auraient pu en tirer mille fois plus d’enseignements.
22Cet intitulé « Antiquités nationales » nous interpelle dans notre conscience de citoyens. Beaucoup d’entre vous, mes chers Collègues, le savez et l’avez exprimé mieux que moi : la recherche, dans la plupart des domaines auxquels elle s’applique, n’est pas désincarnée ; si elle ne s’enracine pas dans la réalité, elle est vouée à se diluer et à se perdre. La recherche, c’est aussi — dans son acception la plus noble — la politique de la recherche. Les Antiquités nationales, c’est aussi la politique des Antiquités nationales. En amont, pour enseigner, prospecter, choisir, prévenir, préserver ; en aval, pour analyser, comprendre, publier, présenter, intégrer, faire connaître. Qui dira que, dans le contexte que nous vivons, ces questions sont indignes de cette Maison ? Je ne conçois pas un enseignement des Antiquités nationales donné dans l’indifférence au monde.
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23Donc, depuis un quart de siècle, des dizaines de nouveaux chantiers se sont ouverts, chaque année. La masse documentaire, encore qu’il soit difficile de l’estimer sinon grossièrement, a dû doubler. Si rien ne change, elle doublera de nouveau en quinze ou vingt ans.
24Cet accroissement, quelles qu’en furent les conditions, a évidemment fourni une ample moisson de renseignements. Des villes réputées « sans antiquités » en ont brutalement livré de surabondantes. Marseille, d’un coup, a dévoilé son port, le tracé de sa fortification, sa porte principale, des monuments funéraires. L’antique Vienne, sur les deux rives du Rhône, a découvert plus de vingt hectares de maisons, d’édifices économiques, d’ateliers, de rues, du plus haut intérêt. Nous ne savions presque rien d’Orléans, de Martigues, d’Amiens, d’Agde, de Feurs, de Boulogne, de Metz, etc. : aujourd’hui, nous pouvons écrire leur histoire antique sur des bases nouvelles. Il n’est pratiquement aucune ville française qui n’ait confié quelque secret, et celles que nous supposions les mieux connues ne font pas exception : Lyon vient, en l’espace d’une semaine, de vieillir de quatre ou cinq siècles !
25Dans nos campagnes, la récolte n’est pas moins riche. À quelques rares exceptions près (Alésia, Ensérune, Entremont), nous n’avions guère exploré les grands sites fortifiés de la protohistoire et nous ignorions à peu près tout des villages ou des habitats isolés implantés en plaine. En peu d’années, nos idées sur les oppida du Midi de la Gaule se sont radicalement modifiées et il en va de même pour certains établissements du Centre ou de l’Est. Sur les habitations gauloises, nous avons recueilli assez d’éléments pour pouvoir (enfin) esquisser une typologie. Et si la situation n’a guère évolué pour les villae gallo-romaines, des nouveautés substantielles sont venues éclairer certains pans de l’Antiquité tardive.
26Il faudrait parler de nécropoles (notamment pour la période charnière des ier siècle avant et ier siècle après J.-C.), de sanctuaires gaulois (je pense aux fouilles de Picardie) ou de tradition grecque (celui du dieu Aristée, près de Hyères), d’officines de potiers, d’églises, de carrières. Je devrais évoquer ce que nous a appris, sur le commerce et sur l’architecture navale, l’exploration d’une vingtaine d’épaves ; citer les sauvetages qui ont mis au jour des huileries gallo-romaines, jusqu’alors inconnues. Nous n’en finirions pas. Oui, de cet incroyable bouleversement ont surgi foule de données entièrement neuves.
27Si je ne tiens pas à dresser devant vous une liste dont le commentaire, au demeurant assez facile, me permettrait de briller grâce au travail d’autrui, c’est parce que, ce faisant, nous esquiverions les problèmes essentiels. J’entends par là — puisque je viens d’évoquer toutes sortes de difficultés concrètes — les problèmes d’ordre scientifique ou encore, si vous me permettez le genre de grand mot que je n’aime pas trop, méthodologique.
28Les données archéologiques sont inertes. Elles n’existent que si nous les recueillons, que si nous les suscitons, ou encore — comme on dit aujourd’hui — si nous les « informons ». De par sa nature même, le fonds ancien, celui qui s’était très lentement constitué au fil des siècles, textes, inscriptions, monuments, œuvres d’art, collections de céramiques, de monnaies, etc., ne composait pas un ensemble d’une richesse extravagante. Il nous attirait même la compassion un peu maligne de collègues mieux lotis, d’autres pays ou d’autres périodes.
29Ce « vieux fonds » avait encore et a toujours beaucoup à dire, de deux manières. La première : par la poursuite du travail entamé depuis des générations. Il reste à faire sur les textes réputés les mieux connus (une de mes joies récentes fut de diriger une thèse sur le livre IV que Strabon consacre à la Gaule), sur l’épigraphie — qui retrouve, depuis quelques années, comme une jeunesse —, sur des collections muséographiques, et même sur de grands monuments — publiera-t-on un jour le théâtre d’Orange ? Des domaines entiers sont demeurés en déshérence, qui attendent encore leur corpus de références : je pense à notre premier âge du fer pour lequel si peu a été accompli depuis les travaux de J. Déchelette, ou à cette période immense, si mal explorée encore et si fascinante, qu’on appelle, faute de vocable adapté et surtout de repères précis, la « fin de l’Antiquité ».
30La seconde vertu du « vieux fonds », c’est que les limites relativement étroites qui l’enferment étaient propres à susciter un nouveau questionnaire. Lorsqu’il aurait répondu à toutes les demandes — disons — « classiques », celles qui se fondent sur le binôme « identification » — « datation », il aurait bien fallu l’interroger autrement, déployer de l’ingéniosité, aborder des pistes non explorées. En fait, certains collègues avaient déjà amorcé de telles démarches. Ces dernières années, nous avons vu émerger des interpellations originales. Des spécialistes de l’architecture, tout en affinant l’étude stylistique des édifices gallo-romains, s’interrogent aussi sur leur signification idéologique et sur leur insertion socio-culturelle. La typologie et l’analyse chimique des amphores ou des céramiques tendent à une évaluation des courants économiques. L’étude des cadastrations ne se cantonne plus aux questions strictement techniques mais tente d’embrasser les problèmes difficiles de l’occupation du sol. Etc.
31On me permettra de réserver un sort particulier à un type de recherche pour lequel j’éprouve quelque attachement. Son caractère marginal se marque aujourd’hui encore par les guillemets qui l’accompagnent : l’« ethnoarchéologie ». Depuis peu, elle sort de l’enfer dans lequel on l’a longtemps cantonnée, et nous venons d’apercevoir combien elle peut s’avérer féconde. Je citerai un seul exemple, puisé dans une spécialité très « traditionnelle » : la céramologie. Non content de poser aux tessons les questions habituelles « d’où viens-tu ? de quand dates-tu ? quel est — éventuellement — ton style ? », tel chercheur, a ajouté les questions suivantes : « qui t’a fabriqué : des hommes, des femmes ? combien ? en quelle saison ? en quelle quantité ? à quoi servais-tu ? quelle place tenais-tu dans une maison, dans un village, dans une contrée ?, etc. ». D’autres ont tenté d’observer, dans des pays où la production — à ce que nous supposons — est encore proche des conditions antiques, les techniques mises en œuvre, les rythmes de travail, les procédures de vente, etc. Le résultat ? Ce ne sont pas forcément des enseignements neufs, encore moins révolutionnaires ; c’est, pour l’essentiel, d’avoir attiré notre attention sur ce que nous n’avions pas le droit d’écrire (et que nous écrivions !). Un peu de familiarité avec des sociétés lointaines mais contemporaines (ou avec ceux qui les étudient) a commencé de nous apprendre que nous nourrissons toutes sortes d’illusions, et d’abord celle qui nous fait penser, d’instinct, que, pour vivre sur le même sol qu’eux, nous sommes proches de nos « ancêtres les Gaulois ».
32De ces recherches, de ces problématiques récemment mises en œuvre, on pouvait, on peut attendre un effet d’entraînement. Ce qui risque d’y faire obstacle, c’est la nouvelle masse documentaire qui vient de s’abattre sur nous. Vous vous rappelez peut-être qu’Arnaldo Momigliano, le jour où il se livrait à un exercice assez semblable à celui que j’exécute ce soir devant vous, eut des mots pessimistes à l’égard de l’histoire et de l’archéologie du Moyen-Orient : la documentation qui demandait à être analysée — disait-il à peu près — rendait impossible et superflu tout effort de réflexion, car on en aurait pour des siècles à déchiffrer et à traduire les tablettes mises au jour.
33Nos Antiquités nationales se trouvent dans cette situation. Et ce d’autant plus que beaucoup des engagements qui portent vers elles trouvent leur origine dans des motivations d’ordre affectif. Davantage encore, nous savons qu’à tous les stades de nos travaux règne une subjectivité qui, peut-être, se réduira mais ne disparaîtra jamais. L’historien se trouve confronté à des écrits et à des images — en deux ou en trois dimensions. De cette confrontation d’un homme et d’une documentation, peuvent naître des sympathies ou des aversions qui ne sont pas sans influence sur la manière dont on écrit l’histoire. Mais l’archéologue se sent mille fois plus impliqué dans cette relation au document. D’abord, c’est bien connu, parce qu’il détruit au fur et à mesure les contextes qu’il fouille, que nul ne pourra jamais plus accomplir les mêmes gestes, réparer erreurs ou omissions ; ne surestimons pas le sens de la responsabilité qui en résulte, néanmoins il existe. Ensuite, parce que le contact charnel, physique avec des vestiges palpables crée un contexte psychologique particulier : une chose est de dépouiller des registres paroissiaux énumérant des décès, une autre est de mettre au jour et de dégager, pendant quelques heures, un squelette avec ses pauvres offrandes et les clous qui subsistent du cercueil. Surtout cette inquiétude lancinante qu’on ne connaît pas dans les archives : finirai-je à temps avant que tout ne disparaisse ? Ou bien : que deviendra mon chantier ? Ce genre de relations n’est pas prêt de se rompre. Les meilleures recherches sont nées et naîtront encore longtemps de la complicité d’un homme ou d’un groupe d’hommes avec un terrain. Mais il arrive aussi, et de plus en plus, que le travail archéologique dérive vers les lisières de la sphère scientifique, qu’on se propose comme but principal la conservation in situ de quelques structures, ou trois vitrines dans un musée local, ou enfin que la fouille semble se justifier à elle seule.
34Dans un tel contexte, s’il est clair qu’il faut aborder de front les problèmes de structures — ce n’est qu’un rappel —, il est non moins certain que, vivant une crise matérielle comme intellectuelle, nous ne pouvons pas faire l’économie des réflexions qui se sont développées, depuis — disons — trente ans dans divers pays européens, outre-Atlantique et aussi en France. Réflexions sur la technique de la fouille, sur la conservation ou l’échantillonnage du matériel, mais surtout sur la nature de l’archéologie, ses visées, ses méthodes, les liens qui l’unissent à d’autres secteurs du champ scientifique. Alors, posons-nous des questions simples : est-il beaucoup d’universités qui incitent leurs étudiants à lire tous ceux qui, depuis (pour faire bref) Gordon Childe ou Mortimer Wheeler, ont écrit sur ces problèmes ? Combien de temps a-t-il fallu pour que la France consente à s’ouvrir aux débats que suscitait l’archéologie urbaine ? Combien de nos revues nationales ont offert leurs colonnes au conflit d’idées qu’a provoqué la « new archeology » — fût-ce pour la fustiger ? Dans combien de bibliothèques d’instituts ou de circonscriptions archéologiques trouve-t-on, par exemple, Binford, Renfrew, Clarke, Moberg, Pigott ou même Gardin — croyez bien que je ne cite pas forcément mes idoles — ? Pourtant, il s’agit là d’hommes ou de débats qui se situent au cœur même de notre « discipline » — pour employer un terme commode —, qui ont envisagé les aspects les plus concrets comme les plus théoriques de cette activité qu’on nomme « archéologie ».
35Un exemple, qui a fait réfléchir nos amis préhistoriens — et bien d’autres —, pourrait nous interpeller avec vigueur, si nous le voulions bien : celui de M. André Leroi-Gourhan. L’an dernier, dans sa leçon inaugurale, Yves Coppens déclarait malicieusement, en se référant aux remises en cause qu’avait provoquées l’action de son prédécesseur : « il est amusant de noter que cet effort de la préhistoire (l’effort méthodologique) a donné mauvaise conscience aux disciplines voisines ».
36À « mauvaise conscience », je préfère « prise de conscience ». Qui n’est prêt à reconnaître que — directement ou indirectement — les progrès que nous avons accomplis dans nos méthodes de fouilles proviennent de la préhistoire ? Qui n’admettrait bien volontiers les bénéfices que nous en avons recueillis : pour évoquer un domaine aussi « classique » que l’architecture, simplement parce que nous avons appris à déceler les traces de la brique crue, du torchis ou du bois, voici que nous pouvons, depuis peu, reconstituer l’ossature des habitations gauloises, ou montrer que, sous le Haut-Empire, de grandes maisons de Lyon ou de Rouen étaient déjà faites de colombages.
37Il est bien d’autres acquis sur lesquels je ne m’étendrai pas. Ce qui m’a frappé personnellement — et que je juge plus important —, c’est cette saisissante symbiose qu’a su créer (ou plutôt qu’a su vivre et faire vivre) M. André Leroi-Gourhan entre des approches scientifiques qui jusqu’alors s’ignoraient ou se côtoyaient avec animosité. L’alliance de la quête anthropologique — dans sa plus large acception — et de l’enquête ethnologique a ouvert des voies dont nous ne mesurons encore qu’imparfaitement la fécondité. De même, la dialectique qui a su confronter sans cesse la réflexion théorique (je devrais dire : philosophique) et l’expérimentation, toutes deux se vivifiant et se structurant l’une l’autre, c’est la plus lumineuse des leçons car, aux idées et aux mots, elle a ajouté l’exemple.
38Mesdames, Messieurs, dans les suppléments culturels de nos quotidiens ou dans nos revues spécialisées, nous lisons — ou nous évitons de lire — de profonds aperçus sur le progrès en histoire ou, plus généralement, dans les sciences humaines. Lorsqu’on plaide pour sa réalité, les arguments qui se déploient font le plus souvent appel à la fécondité de tel courant idéologique ou à la progression des moyens que la technique contemporaine met à notre disposition. Autant de billevesées si on en reste là. Je ne suis d’ailleurs pas sûr du tout que les historiens soient les mieux placés pour juger du progrès en histoire, ou les sociologues en sociologie.
39Mais lorsque tout un milieu scientifique — fût-ce avec nervosité —, lorsque de larges cercles culturels — même avec un enthousiasme parfois peu explicité —, lorsqu’un public cultivé jugent qu’après Foucault, ce n’est plus comme avant Foucault, constatons une évidence tangible — peut-être la seule. Il est des hommes, il est des courants, il y a des œuvres qui « font la différence ». Ils peuvent s’appeler Dumézil, l’École des Annales, Moses Finley, André Leroi-Gourhan ou tels de mes nouveaux collègues que je ne nommerai pas de peur d’offusquer leur modestie. Faute de recul suffisant, parce que nous pataugeons encore dans l’analyse et que, pour l’instant, la sociologie ne nous a pas trop aidés, nous expliquons très sommairement leur influence en déclarant qu’ils ont renouvelé nos questions, et « informé » notre fonds documentaire. Qu’ils ont donné vie à des pans entiers de l’édifice parce qu’ils se sont donné les moyens de l’éclairer autrement, pour tous. Que leur force, ce fut, c’est d’avoir franchi des frontières à l’intérieur desquelles chaque champ du savoir tend à s’enfermer frileusement.
40C’est de cela, je crois, qu’ont besoin nos Antiquités nationales. J’imagine sans peine ce qu’une telle déclaration peut susciter de regret ou de déception chez tel d’entre vous : une fois de plus, pourrait-on dire, loin de trouver en elle les ressources propres à la doter d’ambitions autonomes et d’une méthodologie originale, l’archéologie est invitée, comme un cancre, à copier sur le voisin.
41Mesdames, Messieurs, je veux bien attendre l’homme ou les hommes capables d’édifier une « archéologie nouvelle », et j’espère — s’ils surviennent durant le cours de mon existence — trouver assez de force en moi pour leur réserver le meilleur accueil. Tant qu’on les guettera, ce ne me semble pas une conduite insensée que d’adapter à nos problèmes ce qui, à côté, s’est avéré fécond. Vous comprenez bien que ce n’est pas le développement de moyens techniques que j’évoque : même si je juge d’une grande importance les apports reçus ou à espérer de l’informatique, des procédés de datation, de prospection, d’analyse, etc., il ne s’agit pas de cela : il s’agit de nous mettre à l’écoute, plus que nous ne l’avons fait, de ceux qui nous entourent, à l’étranger comme en France, dans le vaste champ des sciences humaines et, bien sûr, en premier lieu, des historiens. Seule, cette attention nous permettra d’éviter l’engloutissement qui nous menace et de garder la préoccupation essentielle : la finalité de nos recherches. Cette finalité, je la définirai en quelques mots : restituer un sens à des existences passées — fût-ce à titre collectif. Ce qui implique que notre champ d’investigation s’ouvre le plus largement possible pour englober toutes les composantes de l’« environnement » : celles dans lesquelles l’homme s’inscrit, celles auxquelles il impose sa marque.
42J’inaugure ce soir un enseignement. À mes yeux, le principal devoir d’un enseignant, c’est moins de tenter de maîtriser tout un champ du savoir que de « baliser les pistes » pour ceux qui viennent — et avec eux. Ce que j’exprime un peu solennellement, c’est une conviction et le fruit d’une expérience (qui vaut ce qu’elle vaut). Je dirai à tous les jeunes gens qui se lancent dans l’archéologie nationale : ne vous obsédez pas sur le « qu’est-ce que c’est ? » ou « quelle en est la date ? » ; tout en portant l’attention la plus scrupuleuse aux textes, aux objets, aux contextes archéologiques, ne vous enfermez pas prématurément, regardez le monde, enrichissez-vous.
43Sans doute, dans l’abstrait, tout est intéressant et l’on peut consacrer sa vie à l’étude d’une céramique locale ou à un quart de villa gallo-romaine. Mais vivons-nous dans l’abstrait ? Je distingue au moins trois raisons capables de nous faire revenir sur terre : 1) On ne peut tout rechercher à la fois, car nos sociétés ne disposent pas de moyens illimités : il faut donc opérer des choix. 2) Nous avons l’obligation de communiquer avec nos concitoyens, mais c’est aussi, c’est surtout un besoin fondamental ; or, pour franchir les limites d’un cercle étroit, voire d’un cénacle minuscule, l’hyperspécialisation exige des charismes dont les fées sont avares. 3) Si, comme je l’ai dit, notre but ultime c’est de restituer un sens à des existences passées, je vois mal comment, sauf à accepter une lente dérive vers le dessèchement ou la folie, nous y parviendrions sans nous interroger, au moins périodiquement, sur le sens de la nôtre.
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44Le temps a couru. Il est beaucoup de mots que je n’ai pas prononcés : religion, philologie, histoire de l’art, mais aussi bien numismatique, hellénisation, sculpture, géographie historique, — que sais-je encore. Vous me ferez l’honneur de croire — et beaucoup de mes anciens étudiants sont là pour en témoigner — que je ne les exclus pas de mes champs d’intérêt. Comment serait-ce possible ? Nous avons tous besoin de tout et de tous, sans hiérarchie, dans le souci de l’œuvre commune. Et je compte bien faire appel, dans les années qui viennent, à toutes les nuances de la palette que complètent, un à un, tant de collègues, et à laquelle j’essaie moi aussi d’apporter ma touche.
45Qu’allons-nous faire ? J’ai tenté de définir un esprit plus qu’un programme. Le programme, de fait, dépendra en partie des circonstances : ce n’est pas parce que je me trouve au Collège de France que je compte me placer en retrait des réalités que j’ai décrites en commençant, notamment pour les travaux de terrain. Non seulement nous tenterons de suivre les chantiers nationaux, mais nous aurons à cœur d’y prendre part en privilégiant l’urgence, comme le font par force la plupart des archéologues français.
46Dans cette Maison, je prolongerai une heureuse initiative prise par M. P.-M. Duval : j’accorderai régulièrement du temps à un panorama de l’activité archéologique en France. Nous traiterons des chantiers et des axes de recherche les plus importants, nous débattrons des problèmes de toutes sortes qui les concernent, généraux ou conjoncturels.
47Je consacrerai dès cette année quelques séminaires aux problèmes du paléo-environnement de la Gaule aux âges du fer et à l’époque romaine, voire, si Georges Duby le permet, à des périodes un peu plus récentes. Voilà une préoccupation dont l’origine pourrait s’attribuer aussi bien à la préhistoire française, à des protohistoires européennes ou, tout simplement, à l’École des Annales. Mes chers Collègues, sur nos chantiers, il y a peu de temps encore, on expédiait au rebut les ossements d’animaux ; faute de procéder à des tamisages fins ou de recourir à la flottaison, on perdait tous les restes végétaux ; on ignorait les prélèvements nécessaires à l’étude des pollens fossiles. La géologie, la pédologie — et même l’anthropologie — n’étaient guère mieux traitées. Et c’est ainsi qu’aujourd’hui, sauf à extrapoler à partir de textes rares et d’une iconographie peu explicite, on ne trouve dans les publications aucune étude un peu synthétique de l’alimentation, des cheptels, des champs. Ne parlons pas des paysages, du climat, voire de l’aspect physique de nos ancêtres. Et bien, nous tenterons de faire le point sur des recherches récentes — qu’il faudrait aider, que nous voulons aider.
48Le cours que je commencerai sous peu s’attachera à la « romanisation » de la Gaule — entre guillemets. La raison en est conjoncturelle : je me suis vu confier par la perfide Albion le soin de rédiger, pour la nouvelle édition de l’Histoire ancienne de Cambridge, les chapitres consacrés à la Gaule à partir de la mort de César. J’y vois l’occasion non seulement de tenter le bilan de nos connaissances (je m’y trouve contraint) mais aussi de réfléchir à la manière dont s’est constitué ce savoir depuis — disons — l’Histoire de la Gaule de Camille Jullian. Qu’avons nous ajouté et pourquoi ? Quelles sont nos lacunes, quelles en sont les causes — et d’ailleurs comment repère-t-on les lacunes ? Quels systèmes de valeur — explicites ou implicites — se trouvent ici en jeu ? Surtout, nous essaierons de nous pencher sur ce terme de « romanisation », pour étudier la naissance d’un concept, le champ qu’il embrasse, son caractère « opératoire » ou réducteur. Dit comme cela, on pourrait avoir l’impression d’une grande modernité. C’est, aussi bien, de l’histoire et de l’historiographie.
49Par la suite, je compte m’attacher plutôt à des thèmes diachroniques. Le premier d’entre eux pourrait être celui des rites funéraires, observés à la lumière des fouilles les plus récentes de tombes et de nécropoles aussi bien que d’après l’épigraphie et les stèles figurées. À partir du « tableau archéologique » des diversités chronologiques et spatiales, il faudrait réfléchir aux comportements individuels et collectifs ainsi traduits dans la terre ou sur la pierre. Et il est tant d’autres questions qui attendent et qui méritent d’être prises — collectivement — en charge : les sanctuaires de Gaule (en débordant le seul aspect monumental), la géographie économique (à partir de prospections systématiques), et puis toutes celles qui surgiront. À quoi bon une énumération ? Respectons le temps...
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50Depuis quelques instants la nuit est tombée. Des chantiers archéologiques ont fonctionné aujourd’hui en France — en décembre. On vient de rentrer les outils et le matériel. Comment, tandis que je suis à l’honneur, ne pas penser à ceux qui sont à la peine pour nous procurer les matériaux dont vivent, en grande partie, nos études ? Je nourris l’impression un peu gênante de contempler, depuis le jardin d’Eden, ceux qui travaillent à la sueur de leur front.
51Le jardin... Yves Bonnefoy, mon cher Collègue, me pardonnerez-vous de détourner de leur contexte trois de vos vers ? Ils font écho en moi en cette minute. Dans l’Été de nuit, vous écriviez ceci :
Il me semble ce soir
Que nous sommes entrés dans le jardin dont l’Ange
A refermé les portes sans retour.
52« Sans retour » : je ne commenterai pas cette parole en public. « L’Ange » : je n’ose, Monsieur l’Administrateur, vous identifier à lui. « Le jardin » : oui, ce pourrait être cette Maison. En peu de temps, je me suis aperçu qu’il était peuplé d’êtres aussi discrets que charmants qui n’avaient d’autre souci que de le rendre agréable au nouveau venu.
53Des bosquets le partagent, qu’on peut franchir aisément pour rencontrer des collègues dont la sympathie et l’intérêt vous confondent ; mais ils vous procurent, si vous le souhaitez, le recueillement et la liberté.
54Sur mon parterre à moi, se dressent des statues qui m’impressionnent encore mais dont le sourire me mettra vite à l’aise : mes plus lointains prédécesseurs. Mon prédécesseur proche, lui, vient à peine de quitter les lieux qu’il me laisse magnifiques, et j’aurai plaisir à ce qu’il revienne, s’il supporte mon désordre.
55Il reste beaucoup de place. Trop pour moi seul. Mesdames, Messieurs, vous tous qui, sur le terrain, dans nos dépôts de fouilles, dans nos musées, dans les bibliothèques et les laboratoires, dans les universités ou ailleurs, travaillez à nos Antiquités nationales ou vous passionnez pour elles, si vous le voulez, cette place, elle sera vôtre.
© Collège de France, 1985