Forces et dispositions
|Conclusion
Texte intégral
1Arrivés au terme de cette étude, il convient maintenant, conformément à ce que nous suggérions au départ, de montrer précisément en quoi une confrontation des analyses leibniziennes à propos des forces physiques avec les analyses contemporaines des dispositions peut se révéler féconde, aussi bien pour les interprètes de la philosophie de Leibniz que pour les métaphysiciens contemporains.
2Il nous semble, en effet, que la distinction que nous avons proposé entre les différents types de questions soulevées par les dispositions dans les domaines sémantiques, épistémologiques et ontologiques, ainsi que l’identification des grands paradigmes élaborés dans la tradition pour rendre compte de la notion de puissance, est bel et bien susceptible de remettre en perspective de manière fructueuse les problèmes rencontrés par tous ceux qui cherchent des stratégies d’interprétation réalistes des pouvoirs à l’œuvre dans la réalité physique. En particulier, cette démarche nous semble clarifier tout l’intérêt qu’il y a à préférer plutôt la notion de « force » à celle de « disposition », si l’on souhaite sortir des apories soulevées par le caractère général et indéterminé des secondes, qu’il s’agisse de celles qui portent sur la nature des attributions de pouvoirs, de celles qui portent sur leur rôle causal, comme de celles qui ont trait à leur interprétation ontologique. Cette clarification s’opère, selon nous, aussi bien dans la philosophie leibnizienne que dans les débats contemporains.
10.1. En quoi la lecture de Leibniz se trouve-t-elle enrichie par les problématiques contemporaines ayant trait aux dispositions ?
- 1 Guéroult, 1967.
3Essentiellement, selon nous, en ce que ces problématiques conduisent à préciser chez lui les enjeux épistémologiques et ontologiques liés à la notion de puissance, et permettent ainsi de compléter et de remettre en perspective, tout en lui conférant une portée renouvelée, l’interprétation des forces dérivatives proposée par Guéroult à la fin de son étude magistrale intitulée Leibniz, Dynamique et Métaphysique1.
4Dans la conclusion de cette étude, Guéroult s’est notamment employé à montrer l’insuffisance des interprétations proposées par Couturat et Cassirer à propos des forces dérivatives auxquelles Leibniz a recours pour expliquer les phénomènes physiques. Selon ces derniers, les forces dérivatives renverraient, chez Leibniz, à des entités purement phénoménales, reliées aux seuls agrégats imaginaires, sous lesquels nous regroupons de manière arbitraire des éléments matériels, sans qu’on puisse attribuer à ces agrégats et à leurs propriétés spécifiques une quelconque consistance ontologique.
5Selon nous, une telle interprétation passe justement à côté de la différence de traitement réservé par Leibniz au type de puissance dont relèvent les forces et à celui dont relèvent les dispositions générales, telles que la fragilité ou la solubilité. Si on suit Cassirer et Couturat, nous aurions alors affaire, dans les deux cas, à des facultés ou des puissances générales, définies uniquement à partir de leurs manifestations phénoménales dans les agrégats imaginaires auxquels elles se rapportent. Leurs pouvoirs respectifs seraient alors des pouvoirs imaginaires, de pures puissances, dont les conditions d’identité reposeraient uniquement sur des manifestations phénoménales conditionnelles. Ils n’auraient, en définitive, pas plus de réalité aux yeux de Leibniz, que les agrégats auxquels on les rapporte et n’autoriseraient pas non plus d’interprétation ontologique de la causalité, dans la mesure où ils renvoient uniquement à des interactions purement apparentes.
6Or, en montrant dans l’analyse que Leibniz propose des différents types de puissances, tout ce qui distingue les forces des capacités générales ou « facultés », auxquelles renvoient la plupart des auteurs qui parlent aujourd’hui de « dispositions », les analyses de Guéroult concernant la réalité des forces dérivatives, analyses qu’il oppose à l’interprétation de Cassirer et Couturat, se voient confirmées et acquièrent du même coup une portée nouvelle.
7Guéroult rappelle en effet dans sa conclusion qu’une telle interprétation n’est pas tenable, car elle passe à côté de la dimension métaphysique des forces dérivatives, qui, comme on l’a vu, est constamment rappelée par Leibniz. Ce qui distingue les forces dérivatives de pouvoirs purement imaginaires et invite à réfléchir sur leur statut ontologique spécifique, c’est d’abord, selon lui, le fait qu’elles sont susceptibles, grâce au calcul infinitésimal, de formulations mathématiques rigoureuses, formulations auxquelles ne se prêtent pas les simples phénomènes, en raison de leur caractère irréductiblement confus, pour ce qui est des qualités sensibles, et de leur généralité, pour ce qui est des qualités géométriques et autres facultés "essentielles" auxquelles la science les réduit provisoirement. Mais c’est surtout, comme il le rappelle, la dimension supra-géométrique des forces dérivatives, c’est à dire le fait qu’elles consistent essentiellement en accélérations intensives, qui invite à les rapprocher de l’activité des substances proprement dites. Cette dimension intensive, qui échappe à la géométrie, est bien, chez Leibniz, l’indice qu’elles sont des expressions de l’activité des âmes, en ce qu’elle leur donne la capacité de rassembler sous une unité la diversité des mouvements successifs d’un corps et en ce qu’elles portent, comme ces dernières, des tendances au futur. Nous avons ainsi vu en quel sens les forces pouvaient être considérées à la fois comme les lois spécifiques des séries de mouvements d’un mobile, tout en possédant de manière intrinsèque l’efficacité requise pour réaliser cette série. On comprend ainsi mieux pourquoi Leibniz, contrairement à ce que suggèrent Cassirer et Couturat, est conduit à leur accorder une certaine réalité, même si leur compréhension exige de prendre en compte aussi leur dimension phénoménale.
8Mais cette analyse de la consistance ontologique des forces permet aussi, chez Leibniz, de comprendre, a contrario, le caractère purement modal de ces « facultés » générales qu’il désigne aussi parfois par le terme un peu trompeur de « propriétés essentielles ». Qu’il s’agisse des forces ou des facultés, nous avons affaire dans les deux cas à des puissances de changement qui se manifestent dans la réalité phénoménale. Mais la manière dont elles se rapportent à ces manifestations est radicalement différente. Guéroult rappelle ainsi que le phénoménal est, chez Leibniz, caractérisé de deux manières différentes selon les textes, qui insistent tantôt sur sa dimension imaginaire (c’est la ligne argumentative qui organise la Correspondance avec Arnauld, et permet de distinguer l’unité réelle des substances de l’unité seulement imaginaire des agrégats), tantôt sur sa dimension accidentelle (comme c’est le cas dans les extraits des Nouveaux Essais ou de la Théodicée que nous avons commentés). La première insiste ainsi sur le caractère subjectif de la réalité empirique, sur le fait qu’elle est tributaire de nos perceptions relatives et des fictions logiques partielles sous lesquelles nous l’organisons. La seconde insiste au contraire sur le caractère objectif et réel des phénomènes, en tant qu’ils sont les expressions des substances et de leurs activités spécifiques.
9À l’évidence, les forces dérivatives relèvent plutôt de la deuxième approche du phénoménal, quand les « facultés » relèvent, elles, de la première. Or tout se passe alors comme si ces deux dimensions des phénomènes étaient inversement proportionnelles, les propriétés des agrégats définies de manière purement extrinsèque comme le mouvement, les figures qu’il dessine, ou les possibilités d’interaction portées par les facultés, se trouvant renvoyées du côté de l’imaginaire, alors que les forces relèvent au contraire d’une objectivité maximum. Contrairement aux propriétés que nous attribuons aux agrégats, Guéroult souligne que :
- 2 Guéroult, 1967, p. 189.
La force est phénomène à peu près uniquement parce qu’elle est accidentelle2.
10Et c’est bien ce qui permet de distinguer ce caractère accidentel de la force, de la dimension purement modale des facultés générales que nous attribuons aux agrégats. Quand la force possède par elle-même les traits constitutifs de la substantialité, ces dernières désignent seulement des rapports idéaux entre agrégats ou, au mieux, entre les notions incomplètes que la science est amenée à construire par abstraction pour ordonner les phénomènes. Selon Guéroult, il y aurait en définitive, chez Leibniz, trois degrés d’analyse ontologique à propos des phénomènes et des substances qui les sous-tendent: celui des substances, dépourvu de tout changement et d’éléments imaginaires, celui des phénomènes réels, changeant mais non imaginaire, et celui des phénomènes illusoires, changeant et imaginaire, d’autant plus illusoire que l’imagination intervient. De ce point de vue, il est certain que Leibniz aurait plutôt rangé les facultés générales et les dispositions dont il est le plus souvent question dans le débat contemporain, dans la troisième catégorie, ces dernières étant le plus souvent attribuées à des agrégats ou à des artifices dépourvus de toute substantialité. À la limite, certaines d’entre elles, en particulier les dispositions qui renvoient à des pouvoirs spécifiques des éléments ou des entités physiques les plus fondamentaux, peuvent être considérées comme renvoyant non pas à des agrégats purement imaginaires comme le sont les corps, mais à des fictions logiques, en quoi consistent, on l’a vu, les genres et espèces qui sont définis provisoirement par la science en vue de construire une image approximative de l’ordre intersubstantiel réel. En revanche, les forces dérivatives relèvent, comme nous avons essayé de le montrer, du second niveau. D’un point de vue épistémologique, cette classification se justifie parce qu’elles fournissent à la physique l’absolu à partir duquel se déclinent les lois de la Dynamique, et parce qu’elles s’offrent à la sûreté d’un calcul rigoureux.
11Mais si Guéroult voit dans cette fécondité épistémique un argument de poids en faveur de leur consistance ontologique, ce qui est à ses yeux décisif, c’est plutôt le fait que d’un point de vue ontologique les forces doivent surtout, chez Leibniz, être considérées comme des états des substances, contrairement aux propriétés géométriques ou aux facultés générales. Car à la différence de ces dernières, les forces ne sauraient leur être attribuées de manière purement extrinsèque, ce que confirme, comme on l’a vu, l’analyse a priori de l’action motrice.
12Du point de vue de l’interprétation de Guéroult, il nous semble que la portée de ces suggestions sur la dimension factuelle des forces dérivatives, se trouve singulièrement éclairée par la manière dont on peut opposer le traitement leibnizien de l’actualité spécifique des forces aux tentatives contemporaines pour penser les pouvoirs en termes de propriétés intrinsèques. En distinguant l’actualité permanente des substances de l’actualité instantanée des forces, on a vu en quel sens les forces renvoient bien à des états, à des faits relatifs aux substances, ce qui permet également de comprendre en quoi on peut parler à leur propos d’accidents réels. Lorsqu’on parle de l’état d’une substance, on a recours à une dénomination certes abstraite, en ce qu’elle désigne alors un instant isolé dans la série de ses modifications successives, mais cette dénomination reste néanmoins intrinsèque car elle désigne un état qui ne peut être intelligible que si on le rapporte à la série complète à laquelle il appartient. L’abstraction tient alors apparemment à ce que nous utilisons un prédicat qui exprime une relation de cette substance à celles qui composent avec elle l’état de chose en question. Mais il s’agit pourtant toujours en réalité d’un prédicat contenu par inhérence dans la notion complète de cette substance, à l’égard de laquelle il désigne simplement un état instantané. L’erreur consisterait d’abord ici à croire qu’on a affaire à une dénomination concrète, ce qui revient à hypostasier le pouvoir d’une force particulière et à s’engager ainsi sur la voie de l’imaginaire. Comme l’écrit Guéroult :
- 3 Guéroult, 1967, p. 192.
L’accident, état de la substance, est abstrait non parce qu’il est dépouillé de réalité, mais en ce qu’il ne peut subsister par soi. Si l’on tente de l’ériger en être par soi, c’est à dire de le détacher de son fondement substantiel, ce qui se produit lorsque nous forgeons des êtres mentaux ou semi mentaux, par l’agrégation des accidents, il perd sa réalité et devient abstrait au sens de « fictif »; isolé de sa substance, il n’est plus qu’une « dénomination extrinsèque ». En vérité, les forces vives contiennent et expriment une part du positif de la substance, et c’est précisément parce qu’elles manifestent immédiatement ce positif qu’on est obligé de leur assigner comme substance quelque chose qui soit encore une force, mais subsistante, autrement il y aurait plus de réalité dans l’accident que dans la substance3.
13Il n’est, selon nous, pas trop difficile de voir que des facultés générales comme la solubilité ou la fragilité, que nous attribuons à des objets ou à des artifices à la réalité douteuse à partir de leurs manifestations conditionnelles, se rapportent en fait à ces "êtres mentaux ou semi mentaux" forgés par agrégation d’accidents dont parle Guéroult. Mais il nous semble que Guéroult néglige ici un deuxième type de confusion qui conduit également à un traitement purement logique de la puissance et manque d’une autre manière la spécificité ontologique des forces. Cette confusion, tient, selon nous, précisément à l’approche purement sémantique du dispositionnel telle qu’on la trouve formulée dans la plupart des analyses contemporaines. Elle consiste non pas à hypostasier des pouvoirs purement imaginaires, mais à les réduire à de simples modalités des substances, ces dernières se trouvant alors réduites, selon le mot de Russell, à des « patères à attributs ».
14Dans le premier cas, l’erreur consiste à traiter de puissances purement extrinsèques comme s’il s’agissait de propriétés concrètes, c’est à dire de propriétés renvoyant à des sujets réels. Dans le second, elle consiste plutôt à confondre le caractère abstrait des forces dérivatives avec une dimension supposément relationnelle ou extrinsèque. Chez Leibniz, cette erreur consisterait à voir dans les forces dérivatives de pures modifications conditionnelles des forces primitives, ce qui le reconduirait aux apories soulevées par la définition sémantique contemporaine du dispositionnel. Que les forces dérivatives renvoient, en définitive, à de simples modalités et nous retrouvons alors une conception purement logique de la puissance, qui ne désigne plus dans ce cas que des simples possibilités de relations internes entre les substances, ce qui ne lui confère pas plus de réalité que si il s’agissait de relations purement extrinsèques.
15En un sens, il s’agit bien d’une erreur similaire à celle que pointe Guéroult. En effet, dans les deux cas, la dimension ontologique des forces se trouve occultée au profit de conceptions purement logiques de la puissance, puissance attribuée à des fictions logiques et/ou imaginaires dans le premier cas, puissance réduite à des possibilités de relations intersubstantielles dans le second. Mais il nous semble que seul le détour par les problèmes soulevés aujourd’hui par les dispositions permet de comprendre en quoi il s’agit au fond d’erreurs symétriques. La première consiste à penser les pouvoirs à partir d’entités logiques et non de substances réelles, la seconde consiste à penser les pouvoirs des substances comme si ces dernières étaient des entités purement logiques et non des entités réelles. Si nous souscrivons globalement aux conclusions de Guéroult, il nous semble aussi qu’elles ne permettent pas complètement de comprendre la portée de la notion d’accident réel par laquelle Leibniz rend finalement compte du statut ontologique spécifique des forces dérivatives. Il ne suffit pas de dire, comme le fait Guéroult, que la notion d’accident permet de distinguer les forces des simples phénomènes imaginaires, il faut aussi montrer en quoi elle les distingue des simples modes qui renvoient uniquement aux limitations circonstanciées que peuvent rencontrer les substances et ne renvoient qu’à de simples possibilités logiques de relation.
16L’originalité de la stratégie ontologique de Leibniz tiendrait alors à ce qu’elle permet d’éviter les deux écueils que nous venons de formuler et de les renvoyer dos à dos comme les deux faces d’une même conception erronée de la puissance inhérente aux forces et des relations de connexion causale qu’elles sous-tendent. D’un point de vue leibnizien, si nous avons bien, dans le cas de ces dispositions typiques que sont, par exemple la solubilité ou la fragilité, affaire à des pouvoirs imaginaires ou « fictifs », c’est à la fois parce qu’ils désignent des facultés se rapportant à des notions incomplètes que nous considérons, à tort, comme des entités réelles (c’est l’argument de Guéroult), et parce que, dans la mesure où ces notions renvoient bien aussi à des substances réelles, leurs pouvoirs respectifs ne peuvent alors être identifiés que par les relations qu’elles sont susceptibles de nouer avec d’autres dans des circonstances appropriées. Dans les deux cas, ce qui est occulté c’est le caractère réel des forces et de la puissance qui leur est inhérente. Dans les deux cas, la puissance est envisagée seulement d’un point de vue logique comme une pure possibilité de changement ou de relation. Dans les deux cas, la logique, livrée à elle-même sans interprétation ontologique produit de simples fictions de puissance, sans être en mesure de déduire une consistance réelle aux propriétés qu’elle a créées.
- 4 Leibniz, Lettre à des Bosses, GP II, p. 475 ; citée dans Guéroult, 1967, p. 193.
17Contrairement à ces facultés "fictives", les forces dérivatives seraient, au fond, elles-mêmes des substances si leur caractère fugitif ne nous condamnait pas à rechercher pour elles un fondement substantiel qui soit absolument par soi et immuable. Guéroult rappelle ainsi que Leibniz déclare à des Bosses que « tout absolu est substantiel4 », ce qui indique l’interprétation ontologique implicite qu’il convient de donner au principe de conservation de la force vive. Ce caractère absolu de la force vive, conduit Leibniz, selon Guéroult, à distinguer deux niveaux de réalité, celui qui est propre aux substances et celui qui est propre à leurs accidents, permettant ainsi de distinguer dans l’ontologie leibnizienne des accidents « réels » aux côtés des substances proprement dites.
18Ce dédoublement ontologique permet du même coup d’expliquer pourquoi Leibniz aurait probablement défendu la consistance ontologique de la force tout en la refusant aux dispositions générales. Le premier degré de la réalité ou de l’absoluité, celui de la réalité accidentelle, c’est celui de la force vive, qui est l’absolu par rapport au mouvement. Ce dernier est en effet purement relatif, tandis que la force vive révèle que tel corps est en lui-même et par lui-même en mouvement. Le second degré de la réalité ou de l’absoluité, celui de la réalité substantielle, c’est celui de la force primitive, qui est l’absolu par rapport à la force vive, car celle-ci étant périssable est relative à un permanent qui l’engendre, elle est donc par un autre, tandis que cette force primitive, d’où elle naît, est par elle-même, et de ce fait, immuable. Mais, comme nous l’avons montré, la seule différence qui sépare ici la force vive, l’état de la force primitive, de la substance, c’est que l’une est instantanée et l’autre éternelle.
19Rien de tel dans le cas des facultés générales, et les formules de Leibniz les décrivant comme des propriétés « essentielles » ne doivent pas, ici, nous égarer. Si nous pouvons parler, en termes leibniziens, de propriétés « imaginaires » à propos des dispositions dont parlent les contemporains, c’est parce qu’elles résultent d’un processus d’abstraction similaire à celui par lequel nous sommes conduits à considérer à tort les propriétés géométriques comme des propriétés substantielles (ou catégoriques) de la matière. L’« essence » à laquelle nous rapportons alors de telles facultés, est alors une fiction purement logique, qui fait abstraction des éléments singuliers et des substances pour ne conserver que certains modes ou rapports qui leur sont communs. Leibniz insiste sur le fait que ce genre d’abstraction et les propriétés que nous pouvons leur attribuer, se justifient fréquemment dans l’enquête scientifique, à condition toutefois de ne pas leur attribuer de consistance ontologique, et d’en tirer des conclusions sur l’ordre réel des substances qui composent la nature. Sur ce point, l’avertissement de Leibniz est particulièrement explicite :
- 5 Leibniz, GP, II, p. 100-101.
Notre esprit remarque ou conçoit quelques substances véritables qui ont certains modes; ces modes enveloppent des rapports à d’autres substances, d’où l’esprit prend l’occasion de les joindre ensemble dans la pensée et de mettre un nom en ligne de compte, ce qui sert à la commodité du raisonnement, mais il ne faut pas s’en laisser tromper pour en faire autant de substances ou être véritablement réels; cela n’appartient qu’à ceux qui s’arrêtent aux apparences ou bien à ceux qui font des réalités de toutes les abstractions de l’esprit et qui conçoivent le nombre, le lieu ou le temps, etc., comme autant d’êtres à part5.
20Ces remarques permettent, selon nous, de comprendre pourquoi nous sommes intuitivement enclins à accorder une existence autonome imaginaire à la force, sous la forme de capacités générales dotées d’une existence autonome. En effet, c’est sans doute parce que nous faisons alors de la puissance une propriété des agrégats, comme si ces derniers possédaient une réalité véritable et ne se réduisaient pas, en définitive, à des fictions rationnelles, que la plupart des tentatives d’interprétation réaliste des dispositions se heurtent à des difficultés insurmontables. Ainsi :
- 6 Guéroult, 1967, p. 197.
Le résultat de cette création, par l’imagination, d’agrégats fictifs qui sont conçus comme réels en soi, c’est de reporter sur cette fiction certaines propriétés essentielles comme la force, propriétés qui ne sont pourtant pas fondées dans cet agrégat considéré en lui-même, mais dans les éléments substantiels qui y sont impliqués. De là résulte le caractère phénoménal, imaginaire de la force, analogue à celui de l’étendue, du nombre ou du temps6.
- 7 Sur ce point, voir Benoist, 2001.
21La distinction dont parle ici Guéroult entre les agrégats et les éléments substantiels qui y sont impliqués exige, comme on l’a vu, de traiter les forces comme des propriétés des "substances corporelles" et non des objets qui se présentent à nos sens ou des notions incomplètes qui sont construites par abstraction à partir des apparences. L’erreur qui consiste aujourd’hui à hypostasier des facultés générales en arguant du caractère intuitivement dynamique de la matière, consisterait alors d’abord à ne pas voir que les types auxquels se rapportent ces facultés ne sont que des fictions utiles, et à leur attribuer ainsi une efficacité autonome erronée là où la rigueur ontologique exigerait plutôt de dire que, les seules propriétés réellement existantes, sont des forces distinctes, qui sont ici arbitrairement considérées ensemble, en vertu d’une abstraction de leurs caractères spécifiques sous le concept d’une même force. Par exemple, il est sans doute plus juste de dire que le pouvoir somnifère de l’opium, renvoie à une collection en partie arbitraire de forces réelles qui sous-tendent les échantillons particuliers que nous regroupons, par commodité, sous une même espèce physique, et non à une mystérieuse faculté « dormitive » que posséderait, de manière également mystérieuse, cette abstraction qu’est l’opium. Cette formulation nous semble à la fois plus rigoureuse du point de vue ontologique, mais, selon nous, elle s’accorde également mieux à la pratique réelle du scientifique lorsque ce dernier cherche, en étudiant les composants de l’opium, à expliquer comment s’exerce ce pouvoir somnifère. La deuxième raison qui explique la tendance erronée à hypostasier des facultés générales (que ce soit, d’ailleurs pour les éliminer, les réduire ou leur accorder une certaine réalité), tient aussi sans doute à la manière dont, à la suite de Hume, la plupart des auteurs contemporains, même lorsqu’ils renient cette filiation, rejettent la notion de substance au profit des analyses de relations régulières que la science traduit en termes de lois. C’est selon nous ce présupposé régulariste qui explique la propension contemporaine à envisager les entités ontologiques comme des conglomérats de causes et de propriétés, privilégiant ainsi un réalisme des structures au détriment d’un réalisme des substances7. Dans une telle perspective, il devient, de facto, très difficile de penser la puissance en termes ontologiques, car celle-ci ne semble plus renvoyer qu’à des pures possibilités de relations ou de manifestations, y compris lorsqu’on l’attribue aux entités les plus fondamentales de la réalité physique. C’est sans doute là qu’il faut, selon nous, chercher l’origine de la deuxième confusion dont nous avons parlé plus haut, celle qui consiste à traiter les substances comme s’il s’agissait d’entités purement logiques. Ce qu’elle a de commun avec l’hypostase de pouvoirs généraux attribués aux agrégats, c’est bien le fait d’affranchir les créations de la logique de toute subordination ontologique. Mais, comme nous avons essayé de le montrer tout au long de cette étude, c’est sans doute aussi là qu’une telle démarche trouve ses limites.
22Ce qui peut ici abuser, c’est le fait que la science comme, d’ailleurs, le langage ordinaire, ont constamment recours à ce type de fictions logiques pour ordonner la confusion des phénomènes sous des relations de concomitance régulière. Et il s’agit là, aux yeux de Leibniz, d’une démarche parfaitement légitime, dans la mesure où ces êtres mentaux que sont les agrégats et les propriétés abstraites que nous leur attribuons, qu’il s’agisse des propriétés géométriques ou des facultés générales, permettent bien souvent de clarifier la confusion sous laquelle nous apparaît l’activité des substances dans l’ordre des phénomènes. Mais s’il convient effectivement d’expliquer le confus par le clair, il faut encore délaisser ces propriétés géométriques et ces modalités purement abstraites au profit des forces dérivatives, ces dernières ne devenant elles-mêmes pleinement distinctes que si on les rapporte aux substances spirituelles et aux forces primitives qui les animent.
23C’est donc aussi parce que la science permet de nous donner des critères pour une identification épistémique des substances, qu’il convient de distinguer la puissance purement logique dont sont porteuses les simples « facultés » générales, de la puissance réelle qui caractérise les forces dérivatives. C’est seulement à partir du moment où on ne réduit les puissances ni à de simples pouvoirs imaginaires des agrégats ni à de simples modalités des substances, qu’on peut comprendre en quel sens les forces renvoient à la réalité des substances proprement dites. Comme l’écrit Guéroult :
- 8 Guéroult, 1967, p. 202.
Le caractère mixte de la force dérivative conduit donc en quelque sorte à un double jeu de la physique et de la métaphysique. Parce qu’elle est réelle, état de la substance, elle nous révèle la vraie substance, mais parce qu’elle comporte de l’imaginaire, du confus, elle ne peut nous donner de cette substance une connaissance suffisante. Toutefois, comme elle réussit à nous révéler l’essence spirituelle de celle-ci, elle nous indique du même coup où nous pourrons en trouver une intuition claire et distincte. La physique nous renvoie donc à une métaphysique à partir de laquelle, par une sorte de retournement, tout pourra se déduire de façon claire et distincte8.
24Rétablir le lien qui unit la physique à la métaphysique, et celui qui unit la logique et l’ontologie, ne consiste donc pas à imposer à la raison des présupposés occultes qui seraient incompatibles avec ses normes de vérité. Cela consiste plutôt à clarifier et à compléter ces normes, en montrant comment elles participent de la rationalité globale de l’univers et sont ainsi susceptibles de nous donner une connaissance réelle des substances qui le composent. Lorsqu’il s’agit de comprendre en quoi consistent les pouvoirs qui sous-tendent les relations de causalité survenant dans la confusion de l’expérience empirique, cette démarche consiste à mettre en lumière le fait que ces pouvoirs renvoient bien à des propriétés factuelles de substances, ce qui justifie les propositions par lesquelles nous les attribuons à telle ou telle substance corporelle. Ces forces sont donc bien des « vérifacteurs » de nos attributions de puissance. Mais parce ce qu’elles désignent des états de substances connectées entre elles de manière harmonieuse, il importe de comprendre leur factualité à la fois en termes de spontanéité et d’interaction. En tant qu’état instantané de l’activité substantielle, la force est, chez Leibniz, un fait accompli, qui réalise à la fois la tendance inhérente à une substance et la compatibilité de cette tendance avec celles des substances qui l’entourent. En ce sens, le fait de rapporter les actions causales à des pouvoirs réels et spécifiques ne conduit pas, chez lui, à un retour de l’occultisme et à un abandon du concept de loi. Les lois générales qui gouvernent l’exercice des forces inhérentes aux substances gagnent au contraire en rationalité, dans la mesure où les déterminations dont elles sont porteuses ne portent plus sur des états fragmentés de manière arbitraire, mais sur des activités réelles. Elles assument ainsi la liaison entre la dimension imaginaire et seulement apparente des interactions causales et la réalité de l’ordre des substances qui leur est sous-jacent. Ainsi Guéroult peut-il écrire :
- 9 Id., p. 203.
La physique est impossible sans l’union originaire de ces deux concepts: la spontanéité, sans laquelle l’idée même de force serait inintelligible, et l’interaction universelle, sans laquelle les mouvements concrets seraient inexplicables. La force elle-même, telle que l’imagination nous la découvre dans l’expérience immédiate physique, est union originaire de la spontanéité et de l’interaction: la spontanéité, c’est l’élément concret qu’elle tient directement de la substance dont elle est l’état, l’interaction, c’est l’élément abstrait qu’elle tient de l’imagination et qui supplée à cette part de spontanéité concrète que les fictions imaginatives nous dérobent9.
25Mais du même coup, on comprend alors pourquoi la nécessité physique est elle-même, selon Leibniz, irréductible à la nécessité logique. Livrée à elle-même, cette dernière cherche en effet à incorporer ses pouvoirs d’inférence dans la nature, ce qui la conduit inévitablement à penser les interactions causales dans une perspective nécessitariste. Elle cherche ainsi à retrouver dans les successions régulières que nous observons entre les phénomènes et entre les propriétés que nous en tirons par abstraction, des rapports identiques à ceux qu’elle trouve entre les propriétés géométriques, en vertu d’une nécessité conceptuelle a priori. Les pouvoirs qui s’exercent dans ces interactions sont alors eux-mêmes pensés comme des propriétés purement logiques, des possibilités de relation dont la réalisation effective est conditionnée à leur conjonction avec des circonstances extérieures appropriées. Mais ce faisant, elle ne fait que contempler ses propres reflets, et se montre incapable d’accéder à la compréhension pleinement rationnelle des changements réels qui se produisent dans la réalité extérieure dont elle procède. Comprendre les pouvoirs spécifiques de la logique, dans tous les sens du terme, requiert ainsi d’abord de comprendre leurs limites, qui tiennent au fait que les notions incomplètes et abstraites qu’elles construit, ainsi que les facultés générales qu’elle induit à partir de leurs relations internes et externes, ne sont que des fictions qui, pour être nécessaires, n’en sont pas moins provisoires, et exigent d’être mises en perspective sous l’égide d’une rationalité harmonieuse et globale de l’univers. Cela requiert notamment de penser les relations d’interactions causales que déterminent les lois physiques comme des relations fondamentalement contingentes, qui obéissent à un principe de perfection et pas seulement à des impératifs de cohérence. Guéroult encore :
- 10 Id., p. 204.
Or nous remarquons que cette interaction suppose une convergence, un concours de forces, un tout de l’univers: convergence, concours et totalité sont les expressions d’une prédétermination totale. C’est donc parce que nous n’apercevons que des actions partielles, que l’imagination a recours à des impulsions auxiliaires, mais il est évident que l’action totale se détermine de soi, qu’en conséquence, tout le détail des actions est déterminé du dedans par soi, que la force doit originairement déterminer aussi un changement de direction, si bien que dans l’univers, où tous les mouvements sont circulaires, l’interaction doit s’évanouir au profit d’une harmonie interne intégrale. La physique et le concept même de force dérivative conduisent donc irrésistiblement à la théorie métaphysique de l’harmonie préétablie et à la vision entièrement concrète de l’univers10.
26C’est seulement parce que l’expérience nous laisse face à des interactions ponctuelles que nous sommes ainsi enclins à voir en elle des conjonctions purement locales, ainsi que, dans le meilleur des cas, l’exercice de pouvoirs généraux en partie indéterminés. C’est cette ponctualité de l’expérience qui nous conduit également à hypostasier de tels pouvoirs, en les séparant abstraitement du continuum harmonieux dans lequel ils s’originent. Mais ce faisant, nous sommes alors conduits à désarticuler l’activité harmonieuse qui sous-tend les interactions apparentes, en y voyant seulement des conjonctions arbitraires entre des événements eux-mêmes déconnectés des sujets qui les réalisent. Une analyse purement épistémologique des pouvoirs conduit ainsi, comme nous avons essayé de le montrer, à manquer du même coup la dimension finale et efficiente de la causalité en la réduisant à des rapports arbitraires entre des propriétés instanciées dans des événements construits par abstraction à partir de l’activité spontanée et harmonieuse des substances réelles. Ainsi, retrouver la distinction proposée par Leibniz entre l’acception purement logique de la puissance et son acception proprement ontologique conduit bien, en définitive, à éclairer le fait que, chez lui :
- 11 Id., p. 208.
Si en effet tout se tient dans l’univers, et si tout y est en même temps spontanéité, l’élément d’interaction directe, dû à l’imagination travaillant sur l’agrégat doit se volatiliser devant le concept clair et distinct de l’harmonie11.
10.2. En quoi cette interprétation de la philosophie de Leibniz permet-elle de clarifier les enjeux discutés dans les débats contemporains sur les dispositions ?
27Il nous semble qu’elle permet en premier lieu de proposer une stratégie particulièrement séduisante pour sortir des dilemmes soulevés par les tentatives contemporaines d’interprétation réaliste des dispositions. À la fin de son article consacré à la réalité des propriétés dispositionnelles, Claudine Tiercelin formule ces dilemmes de la manière suivante:
- 12 Selon une formule tirée d’Ellis & Lierse, 1994.
- 13 Ellis & Lierse, 1994, p. 43.
- 14 Tiercelin, 2002, p. 156-7.
Ou bien on définit les dispositions comme des propriétés intrinsèques et suffisamment autonomes pour exercer à elles seules un pouvoir causal, auquel cas on ne sort guère d’une conception aristotélicienne ou médiévale des dispositions, comme Operari sequitur esse, et on court le risque de se voir accusé de recourir à des propriétés simplement « dormitives ». Ou bien on définit les dispositions à partir de leur insertion dans les lois de la nature, auquel cas les dispositions apparaissent moins en définitive comme des propriétés que comme des « assemblages de causes », ou des processus relationnels ou événementiels (voir des « modes de présentation » des phénomènes) et l’on voit mal en quoi elles conservent une efficacité causale intrinsèque. Ou bien, en souscrivant à une forme de « dispositionalisme essentialiste », on leur reconnaît cette capacité en les présentant, par exemple comme les essences réelles des espèces naturelles des processus qu’elles décrivent12, suffisantes pour sous-tendre les lois de la nature, voire pour « déterminer quelles lois existent, et comment les choses sont disposées à se comporter13 ». Mais cela impose alors, sinon de revenir à une forme ou une autre d’essentialisme, à tout le moins de renoncer – ce à quoi peu d’auteurs semblent prêts – à une conception humienne des lois comme régularités contingentes au profit d’une conception prescriptiviste et nécessitariste des lois14.
28Cette présentation particulièrement synthétique des diverses options assumées aujourd’hui par les partisans d’une interprétation réaliste des dispositions, nous semble parfaitement résumer les apories auxquelles se trouvent confrontés tous ceux qui s’en tiennent à une définition purement sémantique du dispositionnel, et oublient ce qui distingue une acception purement logique de la puissance de son acception proprement ontologique.
- 15 Bouveresse, 2001, p. 61-104. Pour les passages concernant plus précisément les positions leibnizien (...)
29Comme nous l’avons vu au chapitre 8, les partisans d’une réhabilitation plus ou moins assumée des « natures » aristotéliciennes pour expliquer les actions causales, se heurtent effectivement aux difficultés inhérentes à toute stratégie opposant une analyse strictement qualitative des causes finales à une analyse strictement quantitative des déterminations causales. La question de savoir si cette stratégie est effectivement conforme au sens qu’Aristote lui-même donnait aux catégories de « qualité » et de « quantité » mérite d’ailleurs d’être posée, comme l’a fait Jacques Bouveresse dans un article consacré aux différentes interprétations dont cette dernière catégorie a fait l’objet15.
30Toujours est-il que ses partisans sont, comme nous avons essayé de le montrer, inévitablement conduits à assumer un abandon plus ou moins enthousiaste de la notion de loi générale en physique, ce qui les engage sur la voie de conceptions, selon nous périlleuses, à l’égard des explications que nous sommes en droit d’attendre de la science. Cet abandon de la conception moderne de légalité naturelle est, en effet, sérieusement menacée par un retour de l’occultisme inhérent à toute forme de pouvoir conçu comme une pure qualité « outlaw », pourrait-on dire. En même temps, il nous semble que cette stratégie néo-aristotélicienne s’appuie sur une critique légitime des apories soulevées par l’ontologie inerte du Mécanisme moderne, ontologie elle-même implicite aux conceptions régularistes des lois physiques héritées de Hume. En montrant que la notion de pouvoir est inéliminable dans nos explications des interactions causales, et qu’elle implique de repenser à nouveaux frais l’articulation entre les dimensions finalistes et efficientes de la causalité, elle nous semble avancer un certain nombre d’arguments tout à fait recevables, sans qu’il nous faille pour autant souscrire à ses conclusions sur la notion même de légalité naturelle.
31Comme nous avons essayé de le montrer, l’interprétation que Leibniz propose des actions physiques et la manière dont il les relie à une quantification rigoureuse des forces dérivatives à l’œuvre dans la réalité physique ouvre peut-être la possibilité de concilier une approche ontologique des forces qui fasse droit, en physique, à des tendances finalisées, avec une conception des lois de la nature strictement mathématique, le calcul infinitésimal fournissant, chez lui, l’outil indispensable à une quantification rigoureuse des qualités inhérentes aux substances corporelles. Comme on l’a vu, Leibniz assume ainsi explicitement les ambitions nomologiques du Mécanisme moderne et rappelle régulièrement que la considération des aspects formels et métaphysiques des forces ne saurait en aucun cas suppléer aux explications des modalités mécaniques par lesquelles elles les manifestent dans l’ordre des corps étudié par la physique. Loin de rétablir les anciennes qualités occultes, la Dynamique propose ainsi un corpus conséquent de lois formulées en termes mathématiques, qui permettent bien une détermination rigoureuse des modifications successives des quantités de forces dérivatives et d’action motrice à l’intérieur de systèmes physiques partiels, comme dans l’univers tout entier. Mais cet endossement critique des ambitions du Mécanisme moderne, s’accompagne chez lui d’une réinterprétation de la notion de puissance en physique, dans la mesure où celle-ci ne renvoie plus à des facultés générales et en partie indéterminées, mais à des forces particulières, assignables aux substances corporelles sous la forme de quantités instantanées, en quoi elles se distinguent des interprétations scolastiques orthodoxes de la puissance et des facultés qui en dérivent.
32En ce qui concerne la deuxième option stratégique esquissée par Tiercelin, il nous semble également qu’une lecture attentive de Leibniz permet d’éviter les insuffisances de l’approche purement extrinsèque des pouvoirs qui l’inspire. Comme nous avons essayé de le montrer, les indications que Leibniz a laissé quant au statut ontologique des forces dérivatives, conduisent vers la piste des accidents réels, ce qui lui permet d’éviter à la fois les conceptions qui tentent de réduire les pouvoirs à de simples instanciations de relations causales, comme celles qui ne voient en eux que des modes des propriétés catégoriques des corps, modes dépourvus de toute consistance ontologique. Comme nous l’avons rappelé plus haut, la notion d’accident réel autorise à considérer les forces dérivatives comme d’authentiques états instantanés, connectés entre eux dans des faits qui manifestent l’activité inter substantielle sous-jacente aux phénomènes. D’un point de vue ontologique, cela signifie qu’aux yeux de Leibniz, ce sont les lois qui surviennent sur les forces et pas l’inverse. Les lois physiques décrivent les faits qui font le monde, ces faits devant, eux-mêmes, être analysés comme des combinaisons polarisées d’états relatifs aux substances qui s’y trouvent alors connectées. En ce sens, les forces dérivatives possèdent bien une réelle consistance ontologique, qui ne saurait se réduire à des instanciations de relations causales extrinsèques aux substances et leur statut d’accident réel permet de clarifier en quel sens elles requièrent des substances dont la puissance est, elle, permanente. Elles permettent ainsi du même coup d’éviter les difficultés liées aux différentes versions contemporaines d’une ontologie de "tropes" dépourvus d’ancrage substantiel, qui conduisent nécessairement, à un moment ou à un autre, à penser la causalité comme un transfert de qualités un peu mystérieux
33Concernant la troisième stratégie d’interprétation réaliste des dispositions distinguée par Tiercelin, en l’espèce, le néo-essentialisme revendiqué par Ellis ou Mumford, et les conséquences ravageuses qu’elle implique sur le caractère contingent des lois de la nature, nous croyons également avoir montré que le type de lois formulé dans la Dynamique, permet sans doute d’éviter le nécessitarisme induit par la définition des dispositions en termes d’essences spécifiques.
34C’est avant tout le caractère générique des pouvoirs dont parlent Ellis ou Mumford, et la nécessité conceptuelle qui détermine alors leurs manifestations effectives, qui, d’un point de vue leibnizien s’avère probablement intenable. En effet, le néo-essentialisme contemporain offre sans doute un condensé des confusions entre force et faculté dont nous avons rappelé plus haut l’origine et les conséquences. Il consiste en effet d’abord à définir les dispositions comme des propriétés essentielles de ces entités purement abstraites que sont les genres ou les espèces auxquelles la science a recours pour classifier des substances ou des qualités, nécessairement confuses dans leur détail, à partir de leur caractères communs. Ces genres et espèces naturelles ne sont, aux yeux de Leibniz, que des êtres de raison en partie imaginaires et sans consistance ontologique, conformément à l’axiome selon lequel ce qui n’est pas un être, n’est pas davantage un être. Il s’agit plus précisément de fictions logiques construites par un processus d’abstraction des propriétés les plus générales des individus, parmi lesquelles prennent place les facultés générales qui peuvent être tirées de leurs essences.
35Mais, et c’est le second point, indépendamment du caractère largement fictif des "essences" auxquelles elles se rapportent, ces facultés générales ne sauraient de toute façon aux yeux de Leibniz, admettre aucune interprétation ontologique véritable, dans la mesure où elles ne renvoient, au mieux, qu’à des puissances générales des essences individuelles, c’est à dire à de simples modalités, de simples possibilités de relations extrinsèques, auxquelles manque la singularité des puissances réelles inhérentes aux substances corporelles individuelles. En effet, la conception néo-essentialiste part d’une confusion initiale sur la nature de la puissance, en ce qu’elle estime qu’on peut abstraire des corps d’une même espèce, les pouvoirs ou facultés qui leur sont communs et qui seraient en raison de cette généralité, susceptibles d’une interprétation réaliste. Ici, et de la même manière qu’il hypostasie des fictions logiques dépourvues de toute consistance ontologique, le néo-essentialiste traite des pouvoirs comme s’ils ne renvoyaient qu’à de simples modalités générales des individus dont ils sont abstraits, bref, comme si ces individus étaient eux-mêmes réductibles à des essences dotées de propriétés purement abstraites, sans voir que leur réalité tient au contraire à leur singularité et à celle des forces qui les constituent.
36En attribuant à des entités fictives des puissances purement modales, la logique croit alors faire coup double, en ce que les dispositions et les essences qu’elles spécifient se définissent de manière circulaire. Les pouvoirs d’un électron définissent ce qu’est un électron, et si un électron les possède, c’est justement parce qu’il est un électron. À partir de là, les lois physiques qui rendent compte des comportements effectifs d’un électron procèdent bien d’une nécessité conceptuelle entièrement a priori, qui donne aux prédictions physiques la nécessité des démonstrations géométriques.
37On peut sans doute s’en féliciter, comme le fait Ellis, et voir là une victoire décisive de la raison sur le caractère arbitraire des interprétations théologiques de la notion de loi naturelle, ou sur les « coïncidences cosmiques » dont nous parlent, selon lui, Hume et ses héritiers. On peut aussi, comme le fait Mumford, chercher à sauver le caractère contingent des lois de la nature en affirmant que le fait, pour un particulier, de posséder les pouvoirs qui l’assignent à une espèce est lui-même contingent, et qu’il suffirait d’une intervention divine pour rompre la nécessité apparente qui détermine alors ses comportements... Il nous semble, pour notre part, que ces deux attitudes reviennent au fond à remplacer un arbitraire par un autre et à abandonner en réalité le pouvoir explicatif des lois causales, en perdant la possibilité de dire pourquoi tel comportement s’est produit alors qu’il aurait pu ne pas se produire ou bien se produire autrement.
38Or la doctrine leibnizienne de l’harmonie préétablie, qui gouverne sa conception des lois scientifiques et des principes de perfection auxquels elles sont soumises, permet bien, comme nous l’avons montré dans le dernier chapitre, d’éviter toute forme de nécessitarisme, tout en indexant ces lois sur une interprétation ontologique conséquente des forces sur lesquelles elles surviennent. Ainsi, les lois de la Dynamique manifestent une nécessité irréductible à la stricte nécessité logique, en ce qu’elles manifestent leur subordination à des principes architectoniques qui leur confèrent une rationalité plus complète, en même temps qu’elle garantit leur caractère contingent et relatif à notre monde, parmi une infinité d’autres mondes possibles. Parce qu’elles sont causalement connectées à l’ensemble des forces qui s’exercent dans l’univers physique, les forces dérivatives sont déterminées par des lois dotées d’une rationalité harmonieuse globale, qui témoigne aussi du fait qu’elles sont relatives aux substances concrètes qui concourent à la réalisation du meilleur des mondes possibles, et non de celui qui posséderait la plus grande cohérence. Si l’on peut parler alors d’une forme de réalisme dispositionnel spécifiquement leibnizien, c’est parce que l’ordre des corps n’est, à ses yeux, pleinement intelligible que si on le rapporte à l’activité de forces particulières dotées d’une spontanéité intrinsèque, et dont l’exercice donne lieu à des interactions harmonieuses susceptibles d’être nomiquement déterminées, sans que ces déterminations menacent la contingence des faits qui font l’histoire du monde.
39Pour finir, nous voudrions montrer en quoi l’interprétation ontologique des forces proposée par Leibniz, est peut-être susceptible d’offrir une "troisième voie" cohérente entre les ontologies possibilistes et factualistes, respectivement inspirées des positions de Lewis et d’Armstrong, qui polarisent la plupart des débats contemporains relatifs à l’interprétation de la puissance en général et des dispositions en particulier.
40Frédéric Nef a suggéré que la position de Leibniz à propos du possible relèverait plutôt d’une forme de conceptualisme modal que d’un réalisme véritable. Là où Lewis considère que les mondes possibles, qu’ils soient actuels ou simplement possibles, existent de la même façon, chaque monde étant actuel pour lui-même, Leibniz affirmerait plutôt, selon Nef, que les mondes possibles sont seulement des concepts pour l’homme et ne sont présents que dans l’entendement de Dieu. Pour autant, il serait difficile, selon Nef, de classer Leibniz parmi les philosophes actualistes, comme ceux qui, à la manière d’Armstrong, considèrent que c’est toujours par rapport au monde actuel que nous concevons les mondes seulement possibles :
- 16 Nef, 2004, p. 393.
Puisqu’en Dieu tous les possibles sont sur un pied d’égalité, il n’y a pas de différence qualitative entre les possibilia et les realia ; il y a une différence qualitative intrinsèque entre les possibles, qui se réduit à des différences de perfection. De ce point de vue, l’actuel c’est du possible, le plus parfait parmi les possibles, créé par Dieu16. [Nous qui soulignons.]
41Selon une telle interprétation, c’est bien le possible qui primerait, chez Leibniz, sur l’actuel. Les êtres réels et les tendances à l’œuvre dans la réalité physique seraient alors, essentiellement, d’abord des possibles, leur actualité se trouvant en quelque sorte dérivée de leur perfection, c’est à dire du caractère optimum de leur compossibilité avec les autres essences des êtres finalement élus par le choix divin. En ce sens, Leibniz aurait adopté une certaine forme de possibilisme théologique, seul le discernement divin permettant de différencier la perfection respective de chaque monde possible. Si elle est conforme avec les textes de Leibniz qui suggèrent une sorte de gigantomachie des mondes au moment de la création, chacun revendiquant en quelque sorte son élection auprès de Dieu en vertu de sa cohérence interne, cette lecture nous semble affaiblir les avertissements répétés de Leibniz concernant la différence qu’il convient d’établir entre la possibilité logique et la réalité des tendances à l’œuvre dans le monde actuel.
42Dans l’interprétation suggérée par Nef, il conviendrait en somme de distinguer chez Leibniz une acception proprement théologique de la possibilité, ou plutôt de la compossibilité, qui porterait uniquement sur les mondes possibles envisagés sous l’angle de leur capacité à passer à l’existence, et n’aurait en définitive de sens que pour l’entendement divin. Cette acception théologique du possible devrait alors elle-même être distinguée de l’acception logique qu’elle trouve dans les textes relatifs au travail d’abstraction de notre propre entendement, et qui, comme nous l’avons montré est, elle, bel et bien seconde et construite par abstraction à partir des tendances réelles auxquelles nous sommes confrontés dans la réalité physique. C’est uniquement du point de vue de cette conception théologique de la compossibilité que les realia se comprennent d’abord comme des possibilia, sans qu’il soit possible de les distinguer autrement que par une différence de perfection aux yeux du Créateur.
43Mais il nous semble que les analyses répétées de Leibniz à l’égard du caractère réel des tendances, qu’il oppose constamment aux possibilités purement logiques, plaident plutôt, chez lui, en faveur d’une différence de qualité intrinsèque entre possibilia et realia. En particulier, elle nous paraît justifier au moins une différence qualitative importante, celle qui tient à leur rapport respectif à la causalité. Les simples « facultés » sont ainsi, comme on l’a vu, causalement impotentes, en ce qu’elles ne sont que de simples modes des "essences" des substances, c’est à dire de simples possibilités logiques de relations entre les substances, ces dernières étant elles-mêmes considérées uniquement en tant qu’elles sont possibles. À l’inverse, les forces possèdent, elles, une efficacité causale réelle, même si elle n’est qu’accidentelle par rapport à l’efficacité permanente des substances proprement dites, efficacité pleinement actuelle qui à ce que les substances existent de manière concrète, et pas seulement en tant que possibilités dans l’entendement divin. Considérées comme des essences seulement possibles, les substances sont bien dépourvues de toute efficace réelle, qu’il s’agisse ici des essences des êtres finalement élus par Dieu pour passer à l’existence ou de celles qui composent les mondes finalement écartés par le Créateur. La différence principale entre le monde actuel et les autres mondes possibles tient donc, selon nous, à ce qu’il est, en définitive, le seul dans lequel on puisse attribuer aux substances de véritables pouvoirs causaux et pas seulement des relations purement logiques, que celles-ci soient d’ailleurs extrinsèques ou intrinsèques.
44On sait que Lewis, soutient au contraire que chaque monde possible, en tant qu’il est, de son propre point de vue, actuel, possède en quelque sorte une causalité autarcique, même si cette causalité se trouve isolée et incompatible avec celles qui sont à l’œuvre dans chacun des autres mondes possibles. Mais une des conséquences du « républicanisme modal » de Leibniz, selon l’heureuse formule de Nef, tient aussi à ce que, chez lui, une causalité seulement possible est en réalité inconcevable, seul le monde actuel pouvant se targuer de posséder une efficacité causale réelle. Cela signifierait alors que les tendances réelles sont bien, du point de vue la causalité, ontologiquement premières à l’égard des relations de compossibilité, y compris lorsqu’il s’agit de celles qui connectent les substances composant le monde actuel. Contrairement à ce que suggère Nef, cela signifierait aussi qu’il y a donc bien, chez lui, une différence qualitative entre les possibilia et les realia, ces dernières étant les seules à même de produire causalement des faits conformes à l’exigence de perfection optimale visée par Dieu. En ce sens, on pourrait suggérer que Dieu ne fait finalement qu’entériner l’actualité propre au monde réel, actualité qui lui confère un avantage comparatif décisif sur les autres mondes seulement possibles. L’acte créateur se trouverait ainsi, chez Leibniz, soustrait à toute perspective chronologique, ce qui nous semble conforme aux conceptions de Leibniz relatives à l’idéalité du temps.
45Une telle interprétation justifierait du même coup la priorité ontologique des tendances actuelles sur les simples possibilités, nous autorisant bien à interpréter la position de Leibniz comme une forme d’actualisme plutôt que comme une version théologique de possibilisme. S’il est vrai qu’en faisant accéder le possible au statut plein et entier de monde, Leibniz lui confère une consistance inconnue auparavant, cela ne réduit pas pour autant à ses yeux le primat qu’il convient d’accorder au monde actuel, aussi bien en ce qui concerne nos analyses scientifiques, qu’en ce qui concerne nos hypothèses théologiques relatives aux raisons qui conduisent Dieu à le faire passer à l’existence.
46En même temps, cette forme d’actualisme se distingue singulièrement de celle qui est, par exemple, défendue aujourd’hui par Armstrong, en ce qu’elle ne réduit nullement les propriétés physiques à des propriétés purement catégoriques, au sens sémantique du terme. Là où Armstrong ne voit que des « états de choses » dans lesquels certaines propriétés universelles se trouvent instanciées de manière catégorique dans des particuliers, Leibniz voit plutôt des faits qui manifestent l’activité spontanée de substances, dont les accidents réels spécifiques, causalement efficaces, possèdent eux-mêmes une dimension dynamique intrinsèque. C’est peut-être ce qui lui permet d’éviter les difficultés auxquelles Armstrong se trouve confronté pour rendre compte de la nature des particuliers engagés dans les « états de choses ».
- 17 Russell : « Prenant d’abord la conception dans laquelle une occurrence de C est un particulier inan (...)
- 18 Armstrong, 1997, p. 109 ; cité dans Nef, 2004, p. 705.
47Comme on sait, ces difficultés tiennent à ce qu’on ne voit plus très bien en quoi pourrait consister les particuliers dans lesquels s’instancient les universaux, dès lors qu’on les dépouille justement de toutes leurs propriétés. C’est le fameux problème des particuliers « nus », que Russell désignait ironiquement par le terme de « patères à attributs17 », avant de s’en débarrasser, pour sa part, au profit de simples faisceaux d’universaux. Les difficultés tiennent, en ce cas, à ce qu’on ne voit pas trop comment rendre compte de la particularité d’un particulier, dès lors qu’il se trouve dénudé de tous les universaux qu’on lui attribue à partir de nos connaissances. Cette particularité tient-elle à sa situation spatio-temporelle ? À supposer que tel soit le cas, il resterait de toute façon encore à expliquer en quoi il possède, par lui-même, tout au moins une certaine disposition à instancier les universaux qu’on lui attribue. Pour répondre à ces questions relatives à la nudité des particuliers, Armstrong est, comme on sait, amené à distinguer ce qu’il désigne respectivement par les termes de particulier « fin » et de particulier « épais ». Le particulier « fin » désigne chez lui uniquement « la particularité d’un particulier18 », ce que la tradition a désigné par le terme d’« haeccéité », le particulier « épais » désignant le particulier muni de toutes ses propriétés, intrinsèques, extrinsèques et structurales, qu’Armstrong rapproche d’ailleurs lui-même de la notion leibnizienne de particulier, c’est à dire, selon lui, d’un concept individuel de substance contenant effectivement toutes les propriétés intrinsèques de cette substance. En dépit des difficultés qui réapparaissent lorsqu’on cherche à interpréter précisément la notion de particulier « fin », Armstrong affirme qu’il s’agit là d’une notion qui, pour être problématique, serait la seule à permettre d’éviter les difficultés bien pires auxquelles nous renvoie, selon lui, la dissolution des particuliers en faisceaux d’universaux préconisée par Russell, notamment parce qu’une telle solution conduit inévitablement à considérer les particuliers comme de simples possibilités d’instanciations dérivant sans ancrage ontologique actuel identifiable.
48Sans développer davantage les discussions qui portent sur ces questions d’ontologie générale, nous nous bornerons, pour conclure à indiquer que ces préoccupations ne sont pas si étrangères qu’on pourrait le croire à la théorie leibnizienne de la substance et à l’interprétation dynamiste qu’il entend lui appliquer. Ce que nous voudrions esquisser pour terminer, c’est la manière dont son interprétation ontologique de la force et les éclairages qu’elle apporte, selon Leibniz, sur la nature intrinsèquement dynamique des substances, permet peut-être d’ouvrir des pistes intéressantes pour soutenir une ontologie actualiste conséquente, à condition, comme nous avons tenté de le faire, de réévaluer de manière critique l’opposition purement sémantique entre le dispositionnel et le catégorique, cette dernière contribuant selon nous largement aux apories soulevées aujourd’hui, aussi bien par le réalisme modal que par l’actualisme qui s’y oppose.
- 19 Rauzy, 2001, p. 299 sq.
- 20 Leibniz ne fait alors que reprendre l’acception classique de cette notion, qui désigne dans la trad (...)
49Dans la conclusion de son étude consacrée à la doctrine leibnizienne de la vérité19, Jean-Baptiste Rauzy a ainsi montré en quel sens Leibniz, de la même manière qu’Armstrong aujourd’hui, s’est constamment efforcé de ménager dans son ontologie, une place pour des entités à l’égard desquelles nous serions redevables de la vérité des phrases par lesquelles nous la décrivons. À ce souci, d’inspiration nettement actualiste, d’une ontologie « factrice de vérité », s’ajoute chez lui, selon Rauzy, le souci de ménager également une place à des entités à l’égard desquelles nous serions redevables de l’individualité des individus ou de la particularité des particuliers. Et Rauzy rappelle que c’est précisément ce genre d’entités que Leibniz décide de regrouper dans une catégorie à laquelle il donne le nom d’haeccéité20.
50S’il serait sans doute risqué de plaquer telle quelle cette acception classique de la notion d’haeccéité sur celle que lui accorde aujourd’hui la métaphysique contemporaine (ce que Rauzy se garde bien de faire ), il n’est, en revanche, pas interdit de se demander en quel sens cette homonymie est l’indice, aujourd’hui comme hier, de préoccupations communes quant à la manière dont nous devons comprendre la liaison entre un individu quelconque et les propriétés que nous sommes enclins à lui attribuer. Chez Leibniz, cette question se trouve redoublée, dans la mesure où, comme le souligne Rauzy, elle semble prendre un tour un peu paradoxal en raison de ses engagements répétés à l’égard du fameux principe d’Identité des Indiscernables, qui semble plutôt orienter Leibniz sur la voie d’une diversité radicale des substances, qui laisse peu de chance à une propriété apparemment générale et commune comme l’haeccéité.
- 21 Rauzy, 2001, p. 302.
51D’après Rauzy, c’est pourtant bien cette question de l’haeccéité, qui confère son unité à la problématique de la « notion complète » tout au long de l’œuvre de Leibniz, en ce que cette dernière lui permet de « penser ensemble, ou tout au moins dans une continuité, l’identification épistémique des particuliers et l’individuation ontologique des entia21 ».
52En effet, c’est bien, comme nous l’avons vu, cette idée de « notion complète » qui permet à Leibniz d’articuler les états physiques successifs et spécifiques d’un particulier (ses quantités instantanées de force vive) à la série complète de ces états (leur forme substantielle), en même temps qu’elle l’autorise à rapporter ses prédicats, également spécifiques, à un concept unique, qui les contient tous et les ordonne conformément à ceux que nous pouvons attribuer aux autres substances de l’univers. Mais le sens que Leibniz confère aux « notions complètes » ne se réduit ni à celui qu’Armstrong accorde aux particuliers « fins », ni à celui qu’il donne aux particuliers « épais ». Ce qui distingue les « notions complètes » des particuliers « fins », c’est que Leibniz leur accorde, grâce à leur interprétation dynamique en terme de force primitive, une disposition ou plutôt, une tendance réelle, à intégrer, au sens mathématique du terme, les quantités successives de force dérivative par lesquelles sont exprimés ses différents états physiques, ainsi que les prédicats par lesquels nous pouvons décrire ces états successifs. Bref, il ne s’agit pas d’une notion définie uniquement en termes « catégoriques », mais d’une entité dynamique, dotée de tendances spontanées spécifiques et ce sont ces dernières qui permettent de vérifier les attributions de propriétés également spécifiques que nous établissons à propos d’un particulier. De la même manière, cette interprétation dynamique de la notion complète la distingue également des particuliers « épais » dont parle Armstrong, dans la mesure où ces derniers sont, selon ce dernier, ultimement composés de propriétés purement « catégoriques », c’est à dire de propriétés dépourvues de toute dimension conditionnelle et/ou relationnelle, ce qui conduit Armstrong à penser les lois qui les déterminent, uniquement à partir de l’histoire révolue des instanciations d’universaux que la science a pu observer dans les particuliers qu’elle étudie.
- 22 Rauzy, 2001, p. 307.
53Si notre interprétation est exacte, elle concorderait alors avec celle proposée par Rauzy, lorsque ce dernier montre que Leibniz a été progressivement conduit à chercher le principe d’individuation des substances d’abord dans leurs situations spatio-temporelles, puis dans leur pouvoir causal défini de manière extrinsèque en termes d’expression, avant d’opter finalement pour une instance métaphysique qui doit, selon les termes de Rauzy, « intérioriser la causalité, ou, pour mieux dire: qui constitue le pendant intrinsèque de la causalité comme réalité relationnelle et extrinsèque22 ».
54Il nous semble bien que la manière dont Rauzy interprète ici le rôle d’haeccéité dévolu, dans la logique leibnizienne à l’époque du Discours, aux notions complètes, recoupe très précisément celui attribué aux forces primitives dans la domaine de la Dynamique où l’on trouve, comme nous l’avons rappelé, un mouvement de pensée aux évolutions similaires pour rendre compte à la fois de la réalité des forces à l’œuvre en physique et de la manière dont elles s’ordonnent à l’activité substantielle proprement dite. En définissant finalement les monades comme des "atomes de force", Leibniz aurait ainsi parachevé la synthèse des préoccupations qui étaient les siennes dans le domaine de la Dynamique, et qui tournaient autour du problème de l’interprétation ontologique des forces dérivatives, avec celles qu’il rencontrait dans le domaine de sa doctrine de la vérité et qui portent sur la manière de concilier pour les substances, un principe d’individuation avec le principe du Praedicatum inest subjecto. Cette synthèse relativement précoce constituerait alors une tentative originale de concilier le caractère accidentel et spécifique des forces qui sous-tendent la réalité physique, avec une ontologie actualiste de substances individuelles, dont l’individuation passe par une compréhension précise de la dimension fondamentalement dynamique du réel.
55L’intérêt d’une telle démarche consiste à éviter à la fois les difficultés inhérentes à la dissolution modale des substances à laquelle conduit une conception purement logique de la puissance et l’idée que la réalité se compose seulement de faisceaux d’universaux, comme celles soulevées par le positivisme actualiste qui, chez Armstrong, conduit à éliminer toute forme de propriétés dynamiques dans les particuliers et perd ainsi tout ce que ces propriétés sont susceptibles d’apporter à une compréhension correcte de la nature des substances engagées dans l’histoire du monde, tant il est vrai que, selon Leibniz :
- 23 Leibniz, De la réforme de la philosophie première et de la notion de substance, GP, IV, p. 469 [OP, (...)
La notion de force (vis ou virtus en latin, Kraft en allemand), à laquelle j’ai consacré une science spéciale, la Dynamique, apporte beaucoup de lumière à l’intelligence de la vraie notion de substance23.
Notes
1 Guéroult, 1967.
2 Guéroult, 1967, p. 189.
3 Guéroult, 1967, p. 192.
4 Leibniz, Lettre à des Bosses, GP II, p. 475 ; citée dans Guéroult, 1967, p. 193.
5 Leibniz, GP, II, p. 100-101.
6 Guéroult, 1967, p. 197.
7 Sur ce point, voir Benoist, 2001.
8 Guéroult, 1967, p. 202.
9 Id., p. 203.
10 Id., p. 204.
11 Id., p. 208.
12 Selon une formule tirée d’Ellis & Lierse, 1994.
13 Ellis & Lierse, 1994, p. 43.
14 Tiercelin, 2002, p. 156-7.
15 Bouveresse, 2001, p. 61-104. Pour les passages concernant plus précisément les positions leibniziennes, voir, en particulier p. 76 sq.
16 Nef, 2004, p. 393.
17 Russell : « Prenant d’abord la conception dans laquelle une occurrence de C est un particulier inanalysable, nous retrouvons là toutes les difficultés familières liées à la notion familière de “substance”. Le particulier ne se laisse ni définir, ni reconnaître, ni connaître; c’est quelque chose qui n’a d’autre fonction que celle, purement grammaticale, de servir de sujet dans une proposition sujet-prédicat telle que “ceci est rouge”. Et l’on convient aujourd’hui qu’il est dangereux de permettre à la grammaire de nous dicter une métaphysique. Il est difficile de voir comment quelque chose d’aussi inconnaissable qu’un tel particulier pourrait être requis pour l’interprétation de la connaissance empirique. » (Cité dans Nef, 2004, p. 703-704.)
18 Armstrong, 1997, p. 109 ; cité dans Nef, 2004, p. 705.
19 Rauzy, 2001, p. 299 sq.
20 Leibniz ne fait alors que reprendre l’acception classique de cette notion, qui désigne dans la tradition ce qui permet de répondre à la question : pour quelle raison telle chose est susceptible d’être désignée par un ceci ? Dans la métaphysique contemporaine, les questions relatives à l’haeccéité ont connu un regain d’actualité à la suite des remarques de David Kaplan, qui voit dans les doctrines de l’haeccéité, une position consistant à affirmer l’existence d’une essence individuelle commune à deux individus dissemblables, refusant ainsi une diversité absolue entre les particuliers. Voir, par exemple, Kaplan : « La doctrine qui soutient d’une part au sens de se demander – sans une référence à des attributs ou un comportement communs – si ceci est le même individu dans un autre monde possible, d’autre part que les individus peuvent être étendus dans l’espace logique (i.e., à travers les mondes possibles) d’une manière tout à fait comparable à ce que nous considérons être leur extension dans l’espace physique et le temps, et enfin, qu’une commune ceci-ité (thisness) peut soutenir leur extrême dissimilarité ou qu’une ceci-ité distincte peut soutenir une grande ressemblance, j’appelle une telle doctrine haeccéitisme. La doctrine opposée l’anti-haeccéitisme, soutient que pour des entités distinctes des mondes possibles, il n’y a pas de notion d’être transmondain (transworld being) [...]. Mais pour l’anti-haeccéitisme, il n’y a pas de réalité métaphysique de la similitude ou de la différence qui se tient sous les vêtements (sous les attributs). » (David Kaplan, « How to Russell a Frege Church », cité dans Lewis, 1986, p. 220.)
21 Rauzy, 2001, p. 302.
22 Rauzy, 2001, p. 307.
23 Leibniz, De la réforme de la philosophie première et de la notion de substance, GP, IV, p. 469 [OP, p. 165].
© Collège de France, 2017