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Forces et dispositions

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Jean-Matthias Fleury

Chapitre 9

Réalisme dispositionnel et lois de la nature

Texte intégral

9.1. Des propriétés plutôt que des lois

1Considérer, comme le fait Leibniz, que les pouvoirs auxquels nous avons affaire en physique renvoient, en définitive à des forces définies comme des « accidents réels » des natures particulières des corps, permet selon nous, de contourner une difficulté inhérente au réalisme dispositionnel, dès lors que ce dernier semble conduire à faire reposer les lois causales sur des pouvoirs réels plutôt que sur des généralisations universelles. Cette difficulté consiste dans le caractère nécessaire qui se trouve alors apparemment attribué aux lois physiques.

2En proposant de fonder l’efficience causale sur des propriétés dynamiques réelles, le projet du réalisme dispositionnel conduit en effet nécessairement à une révision de la conception moderne de la légalité en physique héritée de Hume. On sait que, selon ce dernier, les lois établies par le physicien désignent seulement des successions régulières entre des événements logiquement distincts. C’est à partir de l’observation répétée de telles successions que nous en venons à établir des lois générales qui ne nous disent pas en quoi consistent l’essence des corps en jeu dans ces événements, mais seulement comment ils entrent en relation avec d’autres, à l’occasion de leurs rencontres. Ainsi, il faut faire une différence précise entre ce que sont les choses et la manière dont elles se comportent. Les lois ne nous disent pas en quoi consiste la nature intime des corps mais décrivent simplement les rapports réguliers et extrinsèques qu’ils peuvent établir à d’autres.

3Cette conception de la légalité naturelle est solidaire d’une interprétation catégoriciste des propriétés physiques, dans la mesure où elle évacue purement et simplement la question de l’efficience causale, lui préférant la notion de succession régulière. Ainsi, les propriétés qui entrent en jeu à l’occasion des interactions causales doivent être considérées comme des propriétés purement passives et inertes. De même, se trouve écartée la notion désormais obscure de substance qui est supplantée par celle d’événement, ce dernier pouvant être directement analysé comme le fait, pour un objet quelconque, de posséder telle ou telle propriété, ce fait constituant, en quelque sorte, l’unité ontologique primitive à partir de laquelle nous établissons des régularités causales.

4La principale conséquence d’une telle conception de la légalité naturelle consiste à la rendre contingente. À partir du moment où les lois causales ne nous disent plus ce que sont les corps, ni ce en quoi consiste leur essence, elles ne dépendent plus directement de la nature mais plutôt des régularités que nous y observons. Cela signifie que l’organisation des phénomènes qu’elles permettent n’est pas inscrite de manière nécessaire dans ce que sont les choses, elles nous proposent simplement une description possible de la nature mais qui pourrait parfaitement être différente. Avec la déconnexion entre les lois et l’essence des êtres naturels, c’est donc aussi leur nécessité qui s’évanouit au profit de leur interprétation contingente.

5À l’évidence, il y a une cohérence certaine entre une telle conception et le rejet des propriétés dynamiques dans la nature d’une part, celui de substance d’autre part. C’est la raison pour laquelle tous les auteurs qui cherchent à réhabiliter les dispositions ou les pouvoirs en physique s’emploient à montrer ses limites et essaient de restaurer le lien tranché par Hume entre des propriétés inscrites dans la nature des corps et les lois qui décrivent leur comportement. La critique de la conception humienne de la causalité comme simple succession régulière d’événements distincts, constitue ainsi le point de ralliement d’auteurs comme Harré, Mumford ou Ellis. Au risque, peut-être, de retomber sur les difficultés encore plus redoutables soulevées par une interprétation nécessitariste des lois de la nature…

9.2. Essentialisme et nécessitarisme

6Cette dernière position nécessitariste est explicitement assumée par Ellis, quand Mumford préfère prudemment s’en démarquer, Harré préférant plutôt abandonner la notion même de loi causale au profit de celle de jugement hypothétique.

7La conception des lois physiques défendue par le « nouvel essentialisme » que revendique Ellis, consiste à se démarquer à la fois des conceptions religieuses (anciennes et contemporaines), qui voient en elles des commandements divins, comme des conceptions héritées de Hume qui y voient des sortes d’« accidents cosmiques ».

8Le point commun entre ces deux conceptions, c’est, au fond leur caractère arbitraire. Dans les deux cas, les lois de la nature se trouvent, inexplicablement, être ce qu’elles sont, tout en ayant parfaitement pu être différentes. Il se trouve que les objets dotés d’une masse s’attirent mutuellement conformément aux lois de Newton, mais ces mêmes objets pourraient parfaitement s’attirer de manière différente, si les lois de la physique étaient différentes. Par exemple, ils pourraient s’attirer en raison inverse du cube de leur distance et non du carré de cette distance.

  • 1 Brian Ellis, 2000.

9Contrairement à ce point de vue, Ellis soutient que les lois de la nature sont, selon ses termes, « immanentes » à l’univers, et dérivent des natures essentielles des choses qui le composent1. Selon ce point de vue, elles ne sont pas imposées au monde de l’extérieur, comme le suggère la théorie des commandements divins, mais elles ne sont pas non plus des régularités universelles qui se trouveraient, de manière inexplicable, rendre compte des faits qui s’y produisent :

  • 2 Id., p. 6.

Les lois dérivent des natures essentielles des genres naturels de choses qui existent2.

10Elles ne décrivent donc ni des « accidents nomologiques », ni des « commandements arbitraires », mais plutôt des propriétés qui font partie intégrante des substances existant dans la nature. De sorte que, par exemple, il est dans l’essence même de l’hydrogène de posséder le spectre qui se trouve être le sien et que s’il se trouvait qu’il ne possède pas ce spectre particulier, il ne s’agirait tout simplement plus d’hydrogène.

  • 3 Ibid.

Selon l’essentialisme moderne, le monde se compose de manière ultime de choses qui appartiennent à des espèces (kind) naturelles. Les éléments de ces espèces se différencient par leurs structures et leurs propriétés essentielles. Ces propriétés essentielles constituent avec les structures les essences spécifiques des membres de ces espèces. Les essences spécifiques de la plupart des entités les plus fondamentales, comportent des pouvoirs causaux variés, des capacités et des propensions, i.e. des propriétés dont la nature est essentiellement dispositionnelle, impliquant des dispositions agir ou à réagir de manière différente selon les circonstances […]. Selon le nouvel essentialisme, de telles propriétés sont fondamentales et ne dépendent ni de propriétés sous-jacentes, ni des lois de la nature. La relation de dépendance entre les pouvoirs causaux et les lois de la nature est, du point de vue de l’essentialisme scientifique, à comprendre de la manière suivante : ce sont les lois qui dépendent des propriétés et non l’inverse3.

11Ce faisant, Ellis se démarque de tous ceux qui cherchent à dériver l’existence de propriétés comme les dispositions des seules lois physiques. À partir du moment où on assume l’idée selon laquelle les lois physiques ne disent pas ce que sont les choses, mais seulement la manière dont elles se comportent, les propriétés physiques sont déterminées à partir de leur comportement causal fixé par ces lois. Autrement dit, dans le cas des dispositions, c’est le type de comportement que nous en attendons, conformément aux lois physiques, qui, seul, permet de définir leurs conditions d’identité. L’identification des dispositions se trouve alors dérivée des lois physiques et varie avec elles. Le but d’Ellis est d’inverser ce rapport entre les propriétés physiques et les lois en soutenant que ce sont les lois qui dérivent des propriétés physiques et pas l’inverse. C’est parce qu’elles décrivent l’essence des corps qui composent l’univers que ces lois permettent d’établir des prédictions justes, et ces lois dérivent nécessairement des propriétés physiques réelles que possèdent les corps. Se trouve ainsi renoué le lien entre l’essence des êtres naturels et les lois qui décrivent leurs comportements, cette conception permettant d’envisager les objets et les êtres physiques comme de choses possédant un dynamisme et une activité intrinsèque, contrairement à la conception défendue habituellement et héritée de Descartes comme de Locke.

12Mais le prix à payer, c’est qu’une telle conception des lois physiques suppose de les interpréter comme des lois nécessaires et non plus contingentes. Dans la mesure où elles décrivent ce que sont les choses et leurs propriétés, elles ne peuvent pas être différentes de ce qu’elles sont, et dérivent de la hiérarchie de genres et d’espèces naturels en quoi consiste la réalité physique, indépendamment de nos enquêtes scientifiques.

13Aussi, les êtres ou les choses qui appartiennent à une espèce donnée doivent être naturellement disposées à se comporter conformément à ce que prescrivent leurs propriétés. Formellement, Ellis présente les choses de la manière suivante :

  • 4 Id., p. 5.

Si P possède un pouvoir causal qui dispose son porteur à Ei dans les circonstances Ci, et que P est une propriété essentielle des choses composant l’espèce K, alors tout élément de cette espèce K doit être disposé à Ei, dans les circonstances Ci. De sorte qu’il est nécessaire pour n’importe quel élément de cette espèce K d’être disposé à se comporter de telle manière4.

  • 5 Notons, au passage, que le patronage aristotélicien revendiqué par Ellis nous semble ici être pour (...)

14D’après Ellis, il s’agit ainsi, pour l’essentialisme scientifique, de renouer avec l’héritage d’Aristote, en montrant les limites du monde passif et inerte auquel viendrait s’appliquer des lois imposées de l’extérieur tel qu’il est requis par le Mécanisme et présupposé par les Humiens.5 Mais il s’agit surtout de montrer en quel sens les caractéristiques permettant d’identifier réellement les entités les plus fondamentales en physique, c’est-à-dire, par exemple, des entités comme le sont les électrons ou les protons, doivent toute entières résider dans leurs lois d’interaction. Pour des entités de ce genre, les seuls critères d’identification pertinents, ce sont leurs pouvoirs causaux spécifiques. Un proton doit être défini (sa définition ayant alors la signification d’une définition réelle), comme une particule qui se comporte comme doivent le faire les protons. Et ce parce qu’aucun proton ne saurait se comporter de manière différente, et qu’aucune autre espèce de particule ne saurait se comporter de la sorte. Cette conception de la manière dont nous pouvons définir les critères d’identification spécifiques des entités en physique, est infiniment plus plausible, aux yeux d’Ellis, que celle de Hume qui suppose que les différences spécifiques définissant les genres ou les espèces sont indépendantes de leur rôle causal.

15De ce fait, les lois physiques n’ont plus rien d’accidentel, au sens où elles pourraient être différentes de ce qu’elles sont. S’il est essentiel à la nature d’un proton de le disposer à agir tel qu’il le fait, c’est que ses pouvoirs, ses capacités et propensions, ne sont pas seulement des propriétés accidentelles qui dépendraient de ce que les lois de la nature se trouvent être de manière contingente. Il s’agit bien plutôt de propriétés sans lesquelles il n’existerait tout simplement pas de proton.

9.3. Les réserves de Mumford : un essentialisme bien tempéré ?

16Cette conception néo-essentialiste des lois physiques est également partagée par Mumford, quoique ce dernier cherche par tous les moyens à éviter les conclusions nécessitaristes qu’en tire Ellis. Comme ce dernier, Mumford insiste tout particulièrement sur le fait que les dispositions ne se réduisent pas simplement à des unités d’explication. Elles doivent être considérées comme des propriétés réelles sur lesquelles surviennent les lois physiques :

  • 6 Mumford, 1998, p. 221.

Les dispositionalistes s’efforcent de se passer des lois de la nature en fondant les nécessités naturelles dans les propriétés instanciées des individus elles-mêmes. Le modèle de propriétés instanciées alors obtenu, c’est celui de pouvoirs réels de se comporter de telle ou telle manière. Il est également utile de les décrire en tant qu’aptitudes ou capacités, ce qui permet de penser les dispositions comme des médiations causales entre des événements. Ainsi, il nous reste bien des nécessités naturelles, mais sans que nous soyons obligés de souscrire à l’idée de loi générale reliant entre elles des classes d’événements. Contrairement aux nécessités générales impliquées par ces lois, la nécessité naturelle advient au niveau des propriétés d’un particulier. Ce n’est pas en vertu d’une loi générale que le sucre se dissout quand il est plongé dans un liquide, c’est en vertu d’un état particulier ou d’une propriété instanciée possédée par l’échantillon6.

17Par exemple, et pour des raisons identiques, plutôt que d’affirmer que « tous les corbeaux sont noirs », une telle conception nous inviterait alors à abandonner l’idée selon laquelle les conditionnels associés à des énoncés de lois doivent être universellement quantifiés. Il nous suffirait de dire que « les corbeaux sont noirs », sans avoir à quantifier cet énoncé. Son caractère nomique reposerait alors simplement sur le fait que tous les membres de l’espèce corbeaux possèdent, en tant que tels, la propriété dispositionnelle d’être noirs.

  • 7 Sur ces deux points, voir les analyses de Bird, 2005, ainsi que les précisions de Mumford, 1998, p. (...)

18Comme le rappelle Claudine Tiercelin, une telle conception dispositionaliste des lois physiques présente l’avantage d’éviter à la fois le caractère contre intuitif de l’ontologie catégoriste qu’elles induisent, mais surtout les problèmes redoutables liés à leur interprétation en termes d’énoncés conditionnels quantifiés de manière universelle. Ces problèmes sont connus : si les lois consistent en de tels énoncés généraux, il devient impossible de distinguer les énoncés nomiques des généralisations accidentelles, de tels énoncés, comme l’a montré Nancy Cartwright, étant par ailleurs pour la plupart des idéalisations abstraites, qui ne peuvent jamais être considérés comme vraies de manière littérale et que la clause ceteris paribus rend définitivement triviales7.

19En faisant reposer la nécessité des lois sur des propriétés essentielles des corps, on évite les difficultés liées à la généralisation universelle et on s’oriente, selon Mumford, vers une interprétation intermédiaire des lois, « à mi-chemin entre description et régulation ». D’après Ellis, comme nous venons de le voir, il convient plutôt de les penser à la fois comme des descriptions et des régulations, ou plus précisément encore, comme des régulations parce qu’elles sont descriptives, bref, comme des prescriptions nécessaires fondées sur la nature des choses. Et il semble bien, à première vue, qu’à partir du moment où les essences des genres et des espèces naturelles ne résultent pas, comme le soutient Ellis (et Mumford), de notre travail d’enquête scientifique, mais sont inscrites dans la nature, elles invitent à penser les lois comme des descriptions logiquement nécessaires de ce qu’ils sont.

20Mumford, tout en assumant la perspective essentialiste souhaite éviter cette conclusion qui réduit, selon lui la physique à la trivialité :

  • 8 Mumford, 1998, p. 231.

Le fait qu’un particulier possède une disposition quelconque est logiquement contingent même si certaines entités, comme, par exemple, un électron, ne serait pas spécifié comme tel s’il adoptait des comportements différents. Nier cela, revient à dire que le comportement d’un électron est entièrement dicté par la logique, et revient à supposer que la physique est une folie humaine analytique et triviale8.

  • 9 Id., chapitre 7.

21Une interprétation dispositionaliste raisonnable des lois physiques n’a pas, selon lui, à abandonner la thèse de la contingence. Car les « comportements naturels » des corps sur lesquels elle s’appuie ne renvoient pas nécessairement à des propriétés actuelles qui nous obligeraient à voir dans les descriptions que nous en donnent les lois, des prescriptions nécessaires. Dans l’esprit de Mumford, dire que les dispositions ne renvoient pas à des propriétés actuelles, signifie que les dispositions n’ont pas à être manifestes9 :

  • 10 Id., p. 231.

Le fait qu’elles se manifestent ou pas dépend des contingences de l’histoire du monde ; par exemple du fait que les conditions stimulantes appropriées se soient réalisées et que l’arrière-plan conditionnel se soit trouvé en place10.

22S’ils sont bien « essentiels » aux entités physiques, les pouvoirs et les dispositions ne renvoient donc pas à des propriétés « actuelles », au sens où elles seraient nécessairement, à un moment où à un autre, manifestes, ce qui permet de comprendre les comportements dont ils sont porteurs comme des conséquences logiquement contingentes du fait, pour une entité quelconque, de les posséder. Ainsi, les lois physiques consistent effectivement pour une part à décrire des faits essentiels relatifs à la nature des corps et, pour une part, à nous dire comment ces corps, du fait de leur nature devraient se comporter. C’est en cela que consiste leur dimension régulatrice, qui doit être distinguée de la simple prescription dont parle Ellis, pour qui elles nous disent tout simplement comment les corps doivent se comporter compte tenu de ce qu’ils sont.

23Du point de vue ontologique, Mumford interprète donc la position d’Ellis à propos des propriétés essentielles, comme une interprétation qu’on pourrait qualifier d’actualiste, notamment à propos de ces propriétés essentielles que sont les pouvoirs et les dispositions. Cet actualisme présupposerait, en fait, que les propriétés d’un corps ou d’un objet, même lorsqu’il s’agit de propriétés dynamiques comme les pouvoirs ou les dispositions, sont inscrites dans sa nature de manière manifeste, à un moment ou à un autre, le travail de la science consistant à découvrir celles qui ne le sont pas encore à l’aide de celles qui le sont déjà.

24En se démarquant de cette interprétation actualiste, le dispositionalisme de Mumford apparaît, d’un point de vue sémantique mais aussi ontologique, peut-être encore plus radical que celui d’Ellis, en ce qu’il suggère que les dispositions peuvent être réellement attribuées, indépendamment de toute observation. En même temps, cette radicalité lui permettrait, paradoxalement, de maintenir la thèse de la contingence à propos des lois de la nature.

25Selon Mumford, les lois ne décrivent en effet pas des essences dont les propriétés seraient fixées de toute éternité et pour toujours. On peut parfaitement imaginer que les lois changent graduellement ou instantanément :

  • 11 Ibid.

Les lois sont fixées uniquement par ce que les choses (peuvent) faire à présent. Constater que les corbeaux sont aujourd’hui noirs, signifie qu’il est vrai de l’espèce des corbeaux que ses membres sont normalement noirs, mais demain, par intervention divine, des corbeaux normaux pourraient devenir dispositionellement roses. Par des voies plus naturelles, sur un certain laps de temps, les corbeaux normaux pourraient devenir gris par des processus évolutifs. Une telle conception laisse donc ouverte la possibilité que même les lois les plus fondamentales puissent changer11.

  • 12 Peirce, Collected Papers, vol. 2, § 664 ; cité dans Tiercelin, 2006, p. 12.
  • 13 C’est évidemment à dessein que nous utilisons ici des formules aux sonorités nettement « cartésienn (...)

26À l’évidence, une telle conception de la contingence des lois physiques tranche singulièrement avec les conclusions nécessitaristes d’Ellis. Mais, à y regarder de plus près, il n’est pas interdit de se demander si Mumford ne retrouve pas finalement ici une conception théologique de la légalité (ce que suggère, dans l’extrait précédent, l’irruption d’un Dieu ex machina), conception dont Ellis cherche précisément à se démarquer en raison de son interprétation parfaitement arbitraire de la légalité. En ce sens, Claudine Tiercelin n’a pas tort de souligner que la transformation miraculeuse des corbeaux en flamands roses a de quoi laisser un peu perplexes tous ceux qui accordent un certain crédit aux lois de l’évolution… Comme elle le souligne, le type de contingence revendiqué par Mumford a sans doute plus à voir avec l’idée de « nécessité conditionnelle », telle qu’elle est, par exemple, définie par Peirce12. On aurait alors plutôt affaire, chez Mumford, à des lois dont la nécessité serait, en quelque sorte, « suspendue » aux fantaisies divines13, plutôt qu’à des lois réellement contingentes. En définitive, Mumford proposerait donc plutôt une version sophistiquée de nécessitarisme plutôt qu’un argumentaire en faveur de la contingence des lois naturelles.

  • 14 Ellis, 2000, p. 13.

27Le néo-essentialisme contemporain, quelle que soit la sophistication qu’on lui donne, semble donc bien conduire à un abandon de la thèse de contingence des lois naturelles. Que ces lois soient considérées comme des descriptions des propriétés essentielles des espèces et genres les plus fondamentaux en physique, ou qu’elles soient interprétées comme des « descriptions régulatrices » de dispositions possédées par les corps de manière contingente, la conception essentialiste des dispositions semble bien nous conduire à leur conférer une signification prescriptive. Ces prescriptions reposent en réalité directement sur la structure et l’organisation de la réalité physique en hiérarchies de genres et d’espèces définis par des propriétés essentielles des corps comme le sont les pouvoirs. Les corps possèdent tel ou tel pouvoir parce qu’ils sont ce qu’ils sont. Les lois qui décrivent ces propriétés essentielles, y compris lorsqu’il s’agit de pouvoirs, sont nécessaires, parce que le monde est ainsi fait. En définitive, les lois physiques s’identifient aux structures générales de l’univers, que ces structures soient considérées tout simplement comme naturelles, comme c’est le cas chez Ellis (qui affirme, par exemple, que « c’est la nature qui décide de l’appartenance à une espèce naturelle, pas nous14 »), ou que leur nécessité soit tributaire de la fantaisie divine, comme c’est apparemment le cas chez Mumford.

28Le problème d’une telle conclusion, c’est qu’elle laisse évidemment un peu sur leur faim tous ceux qui souhaitent voir dans les explications nomologiques fournies par la science, des raisons permettant d’expliquer pourquoi les phénomènes se produisent. Les limites du nécessitarisme tiennent au caractère somme toute arbitraire qu’il confère aux lois de la nature et aux explications qu’elles nous permettent d’établir. Pour qu’une loi permette véritablement d’expliquer ce qui se produit, nous avons souvent la faiblesse d’attendre d’elle qu’elle nous dise pourquoi un phénomène se produit, et pourquoi il s’est produit ainsi et pas autrement. Ce qui suppose, bien sûr, que ce phénomène aurait pu ne pas se produire ou bien se produire différemment. Bref, en supposant que les phénomènes physiques sont susceptibles d’être expliqués rationnellement, nous présupposons qu’ils comportent, au moins en partie, une part de contingence. C’est là une difficulté générale du nécessitarisme, que sous des apparences de contrainte rationnelle extrêmement fortes, il conduit en réalité à adopter une attitude irrationnelle à l’égard de ce qui motive ces contraintes. En quel sens maintenant, ce problème général peut-il être articulé à une compréhension du rôle des pouvoirs en physique ?

29La question du caractère nécessaire ou contingent des lois physiques est posée de manière particulièrement aigue dès lors qu’on cherche à donner une interprétation réaliste des pouvoirs engagés dans les interactions causales. Et ce, parce qu’on s’engage alors sur une voie qui invite à ancrer les comportements des corps dans leur nature et à considérer les phénomènes comme de simples conséquences logiques de ce qu’ils sont. C’est la piste suggérée par les interprétations essentialistes des dispositions, dont nous venons de voir les versions contemporaines. Si la réalité des dispositions est pensée comme une réalité ancrée dans leurs essences respectives, alors, les comportements dont elles sont porteuses peuvent être déduits de ces essences, en vertu de ce que Mumford désigne par le terme d’une « nécessité conceptuelle a priori ». La question que nous voudrions poser, pour terminer cette étude, c’est celle de savoir si une interprétation réaliste des pouvoirs en physique, comme celle que propose Leibniz, conduit nécessairement aux apories soulevées par les conclusions d’Ellis ou de Mumford. Il nous semble, au contraire, que la manière dont le philosophe de Hanovre interprète les forces dérivatives en terme d’ « accidents réels », est intimement liée à l’idée selon laquelle les lois de la nature sont radicalement contingentes, et que, sans que cela entame en rien la consistance ontologique des pouvoirs, ce lien conduit plutôt à la confirmer

9.4. Essence et « notion complète »

30Il importe, dans un premier temps, de comprendre en quel sens la théorie leibnizienne de l’individuation d’un particulier par ce qu’il appelle sa « notion complète », rapproche, au moins à première vue, la position de Leibniz de celle défendue par l’essentialisme contemporain. Michel Fichant rappelle que le concept de « notion complète » trouve, chez Leibniz, son origine dans la reprise de la conception aristotélicienne de la substance comme sujet ultime, qui ne peut plus être attribué à un autre sujet, et dans l’élaboration de sa doctrine de la vérité à partir du Praedicatum inest subjecto. La doctrine combinatoire du concept qu’il élabore dans les années 1680, lui permet de définir le concept du sujet unique S d’une suite quelconque de propositions « S est P1 », « S est P2 », « S est Pn », comme étant lui-même composé par la réunion des concepts des prédicats P1, P2, Pn, etc. :

  • 15 Leibniz, VE, p. 411, cité dans Fichant, 1998, p. 149.

Il peut y avoir autant de substances singulières qu’il y a de combinaisons diverses de tous les attributs compatibles. Et c’est de là que ressort le principe d’individuation, sur lequel bien des disputes ont eu lieu entre les Scolastiques. Titius est robuste, instruit, beau, quinquagénaire, muni des sens, doué de raison, etc. Mais le concept dont s’en suit tout ce qui peut être dit de lui est le concept de sa substance singulière15.

  • 16 Ibid, p. 150.

31Le concept ainsi formé de manière combinatoire est désigné par Leibniz comme une notion « complète », par quoi il faut entendre que tous les prédicats du sujet auquel ce concept est attribué, sont bien analytiquement déductibles à partir de ce concept. Comme le dit Fichant, c’est parce qu’« il y a une totale réciprocité entre l’individualité de ce sujet et la complétude de sa notion16 », que cette corrélation entre une substance individuelle et sa notion complète n’est pas simplement un fait logique, mais qu’elle constitue bien la définition réelle, qui détermine dans son être ce qu’est l’individu en tant que tel. Comme chez Ellis, les propriétés spécifiques d’un objet permettent donc de définir son essence réelle. Et dans les deux cas, on peut déduire ces propriétés de la définition des objets en question.

32En ce sens, il y a bien une analogie très forte entre cette manière de définir les propriétés et l’essence d’une entité particulière chez Leibniz, et les positions développées aujourd’hui par Ellis à propos des espèces en physique. De la même manière que ce n’est pas nous qui décidons de l’appartenance d’une entité physique à telle ou telle espèce lui conférant ses propriétés essentielles, l’attribution à un particulier de la notion complète qui l’individualise, et porte avec elle tous les prédicats qu’on peut lui attribuer en tant que sujet, dépend, chez Leibniz, de ce que sont les choses.

33Une première différence apparaît cependant en ce que cette analogie entre les notions complètes dont parle Leibniz et les espèces dont il est question chez Ellis, implique une restriction de taille, dans la mesure où, chez Leibniz, ce sont les individus eux-mêmes qui constituent les espèces dernières et que les genres ou espèces que nous rencontrons au cours de l’enquête physique n’ont pas de consistance ontologique propre et indépendante de ses individus. Leibniz indique en effet que la notion d’espèce doit, en toute rigueur, être comprise dans son acception mathématique et non biologique :

  • 17 Leibniz, Notationes generales , VE, p. 187 [RG, p. 451].

Les singuliers sont véritablement les espèces dernières, et il ne peut jamais y avoir deux singuliers en tout point semblables, et par suite, le principe d’individuation est toujours quelque différence spécifique, ce que saint Thomas disait quant aux intelligences, mais cela même est vrai de tous les individus. Mais remarquons que quand je dis que les hommes diffèrent entre eux par un espèce dernière, je n’entends pas par le nom d’espèce ( comme il arrive ordinairement ) une classe d’être engendrant des êtres qui leur sont semblables, comme l’espèce des hommes des chiens, des roses (quoique cette notion ne soit pas encore assez limpide et qu’on puisse se demander si loups et chiens, dogues et caniches nains diffèrent par l’espèce ) ; ni donc un universel, c’est à dire un terme constitué d’un nombre fini de termes, mais j’entends par là un terme dont il y a un concept propre différent du concept des autres termes17.

34Cette acception très restrictive du concept d’espèce résulte, chez Leibniz, d’une application directe du Principe des Indiscernables, en vertu duquel, deux individus différents ne sauraient être distingués solo numero. La notion complète d’un individu, en quoi consiste sa spécificité, fonde alors celle de tous les prédicats qu’on peut lui attribuer, en ce sens qu’à chaque prédicat, elle attribue immédiatement son sujet, sujet identique à tous les prédicats de la série. Comme l’explique Fichant, de l’attribut Roi, qui est vrai d’Alexandre le Grand, on ne peut déduire l’attribut vainqueur de Darius, car :

  • 18 Fichant, 1998, p. 152.

Considéré abstraitement, être Roi est aussi bien compatible avec avoir été vainqueur de Darius qu’avec ne pas l’avoir été. Mais il y a une implication réciproque entre « Alexandre est roi » et « Alexandre est vainqueur de Darius », précisément en raison de l’unicité et de la complétude de la notion complète18.

35C’est ce qui explique que, dans la terminologie leibnizienne, la notion d’un prédicat qui ne comprend pas la référence au sujet déterminé et unique auquel ce prédicat est attribué constitue une notion « incomplète ». Il en est ainsi, notamment à propos des notions désignant des propriétés purement géométriques comme, par exemple, le concept de cercle. Ce dernier enveloppe bien tous les théorèmes que le géomètre démontre à propos du cercle, mais il ne se réfère pas à un objet circulaire déterminé : ce concept ne réunit que des prédicats essentiels, dont la liaison forme des vérités nécessaires. Cette première distinction n’est, comme nous allons le voir, pas sans conséquences sur l’interprétation que Leibniz est amené, par la suite, à donner des lois physiques, lorsqu’elles portent non plus sur des notions incomplètes empruntées à la géométrie, mais sur des propriétés comme les forces dérivatives, qui renvoient directement aux individus physiques concrets.

  • 19 L’expression a été forgée par Fabrizio Mondadori dans Mondadori, 1973. Elle est reprise dans Mates, (...)
  • 20 Leibniz, GP, II, p. 30.
  • 21 Leibniz, GR, p. 327.

36Mais si nous laissons provisoirement de côté cette question, on notera que c’est également elle qui permet de comprendre en quel sens certains commentateurs ont pu parler d’un « superessentialisme » leibnizien à la lumière, notamment, des réponses qu’il adresse à Arnauld19. Lorsque ce dernier soutient qu’il eût toujours été le même Arnauld, soit qu’il se fût marié, soit qu’il eût fait vœu de célibat, Leibniz rétorque qu’il n’en est rien20. Il n’est pas possible d’ôter de la notion complète le moindre de ses prédicats, puisqu’elle cesserait alors d’être complète, et ne déterminerait plus un être unique et singulier ; il n’est pas non plus possible de remplacer le prédicat manquant, si insignifiant qu’il paraisse, par un prédicat différent pour saturer derechef la notion, puisqu’alors, la notion complète nouvelle ainsi obtenue serait différente et serait donc celle d’un autre individu : c’est ainsi, par exemple, que je n’ai pas à demander pourquoi Dieu ne m’a pas donné plus de forces, parce qu’alors, il aurait créé quelqu’un qui ne serait plus moi21.

9.5. Essentialisme et « superessentialisme » : la notion de genre en question

37La première différence entre l’essentialisme leibnizien et celui revendiqué aujourd’hui par Ellis ou Mumford, est donc de nature ontologique, et consiste en ce que le premier considère que seuls les sujets individuels possèdent, à proprement parler une essence « réelle », alors que les seconds admettent plutôt l’existence de genres et d’espèces organisés naturellement en fonction du degré de généralité de leur extension et de leur compréhension spécifiques.

  • 22 « L’art de ranger les choses en genres et en espèces n’est pas de petite importance et sert beaucou (...)

38Mais, à s’en tenir là, on ne voit pas encore ce qui permettrait à Leibniz d’échapper aux difficultés soulevées par les conclusions nécessitaristes des néo-essentialistes contemporains, dans la mesure où, comme on l’a déjà souligné, il reconnaît bien une pertinence et une utilité épistémologique indiscutables aux classifications établies à partir des notions incomplètes aussi bien dans le cadre de l’Analyse physique que dans l’enquête scientifique en général22.

39Dans le domaine physique, c’est sur de telles classifications génériques des qualités sensibles à partir des notions qui leur sont communes, que repose, on l’a vu, le premier sens qu’il confère à la causalité comme rapport de production régulière entre les propriétés géométriques et ces qualités sensibles. La causalité qui permet de déduire certaines qualités sensibles à partir des configurations géométriques des corps ainsi que des propriétés géométriques nouvelles à partir de ces mêmes configurations, semble bien relever de lois nécessaires et non contingentes. Or le travail du physicien consiste bien, dans une part importante, à établir de tels rapports de causalité et c’est d’ailleurs en cela que l’interprétation cartésienne ou lockienne du Mécanisme est, aux yeux de Leibniz, moins fausse qu’incomplète.

40À l’époque où il travaille à l’élaboration d’un alphabet universel des pensées en vue d’établir une Caractéristique Universelle, Leibniz caresse même l’espoir de pouvoir établir une épistémologie des essences et de leurs propriétés qui n’est pas sans rappeler le projet esquissé par Ellis, mais appliqué, conformément à sa conception de la substance et de la notion complète, directement aux individus :

  • 23 Leibniz, GP, VII, p. 292 [RG, p. 136].

On aurait ordonné les vérités (…) si on établissait d’abord les vrais prédicaments des termes simples en constituant à cette fin une sorte d’alphabet de la pensée ou de catalogues des genres les plus hauts (ou tenus pour les plus hauts) comme a, b, c, d, e, f, et si, à partir de là, on produisait les notions inférieures par combinaison. Il faut savoir en effet que les genres présentent entre eux des différences réciproques ; que toute différence peut être comprise comme un genre et tout genre comme une différence et qu’il est aussi juste de dire animal rationnel que, pourvu qu’on puisse l’imaginer, rationnel animal. Mais comme les genres employés ne font pas communément figurer les espèces par leurs combinaisons, j’ai conclu qu’ils n’étaient pas constitués correctement et que les genres immédiatement inférieurs aux plus hauts devaient être les binions, comme ab, ac, bd, cf. les genres du troisième degré les ternions, comme abc, bdf, et ainsi de suite. S’il y avait une infinité de genres les plus hauts, ou posés comme les plus hauts, comme il y a une infinité de nombre, (…)il faudrait au moins constituer l’ordre des genres les plus hauts comme l’est celui des nombres, et ainsi, l’ordre apparaîtrait aussi dans les genres inférieurs23.

41Dans une telle perspective, la notion de genre et le type de déduction nécessaire qu’elle autorise à tirer, se trouvent alors fondés sur les espèces individuelles elles-mêmes. De sorte qu’on aurait alors mutatis mutandis, une conception de la physique formellement similaire à celle défendue par Ellis. Le travail du physicien consisterait bien à décrire les propriétés essentielles des espèces individuelles et à établir des prédictions déductives à partir des propriétés communes à ces individus, à condition de les envisager conjointement aux sujets auxquels on les attribue. Ce genre de physique déductive concrète repose alors sur les définitions que propose encore Leibniz de la notion de genre dans ses écrits précoces :

  • 24 Leibniz, GP, VII, 226 [RG, p. 99-100).

Un genre est un attribut commun ; si l’on pose par exemple que d est ab et que e est ac, c’est à dire que si d est a mais a n’est pas d, alors a est le genre des termes d et e. Un genre propre est un attribut commun à plusieurs termes mais à eux seuls ; ainsi, animal est le genre propre de homme et de bête. Autrement dit, si d est a et e est a, si de plus ce qui est non d et non e est non a, alors a est le genre propre des espèces d et e. […] Un genre est un substantif commun à plusieurs attributs qu’on appelle alors les espèces24.

42Mais ce rapprochement entre les positions d’Ellis et celles de Leibniz peut encore être poussé plus loin, car ce projet d’une définition combinatoire des genres et des espèces naturelles concrètes est, du fait des difficultés techniques rencontrées par Leibniz pour réduire l’ensemble des termes abstraits à des termes concrets, laissé en suspens à partir des années 1680. Il est alors remplacé par un projet d’analyse plus souple qui laisse de plus en plus de place aux notions génériques incomplètes dans le travail d’enquête du scientifique. Ainsi écrit-il beaucoup plus tard dans les Nouveaux Essais :

  • 25 Leibniz, NE, III, 6, § 14.

On peut prendre l’espèce mathématiquement et aussi physiquement. Dans la rigueur mathématique, la moindre différence qui fait que deux choses ne sont pas semblables en tout fait qu’elles diffèrent d’espèce(…). De cette façon deux individus physiques ne seront jamais parfaitement semblables, et, qui plus est, le même individu passera d’espèce en espèce, car il n’est jamais semblable en tout à soi-même au-delà d’un moment. Mais les hommes établissant des espèces physiques ne s’attachent point à cette rigueur et il dépend d’eux de dire qu’une masse qu’ils peuvent faire retourner eux-mêmes sous la première forme demeure d’une même espèce à leur égard : ainsi nous disons que l’eau, l’or, le vif-argent, le sel commun demeurent et ne sont que déguisés dans les changements ordinaires25.

43Leibniz semble alors évoluer vers une acception de la notion d’espèce qui n’est pas si éloignée de celle envisagée dans l’essentialisme contemporain, quoi qu’il s’agisse toujours, dans son esprit, de notions élaborées par nous en vue d’élaborer une connaissance rigoureuse mais nécessairement approximative de la nature réelle des corps. Car même si la science procède nécessairement par des constructions abstraites qui nous permettent de donner une description indirecte de la nature dont procède les changements physiques, il reste que :

  • 26 Leibniz, NE, III, 3, § 6.

Quelque paradoxe que cela paraisse, il est impossible à nous d’avoir la connaissance des individus et de trouver le moyen de déterminer exactement l’individualité d’aucune chose, à moins que de la garder elle-même26.

44Toujours est-il que si la science physique s’appuie sur des déductions tirées des genres et espèces naturels définis par des propriétés de type géométrique, les lois qu’elles permettent d’établir semblent bien, à première vue, relever d’une nécessité également géométrique, et le fait que ces lois ne nous donnent, en définitive, qu’une connaissance approximative des individus concrets, inconnaissables en droit, n’y change pas grand-chose. Tout au plus peut-on dire que les genres ou les espèces naturelles sur lesquels travaille le physicien sont seulement des pis-aller qui marquent l’impossibilité de faire coïncider notre physique et notre ontologie. Mais à s’en tenir là, il n’y aurait finalement pas grande différence entre le superessentialisme leibnizien et le néo-essentialisme contemporain, si ce n’est que le premier aurait tendance à insister sur le caractère provisoire et approximatif des descriptions et des prescriptions scientifiques, quand le second s’engagerait de manière plus hardie sur la voie d’un réalisme scientifique de principe. À cette différence d’appréciation des pouvoirs descriptifs et prédictifs de la science prés, les deux s’accorderaient en définitive sur l’idée que la nature, telle que nous la présente la science et ses classifications, obéit à des lois causales nécessaires, en vertu de l’appartenance des corps ou des objets à des genres et à des espèces définis par leurs pouvoirs causaux et leurs propriétés structurales spécifiques.

45Simplement, à s’en tenir là, on passerait complètement à côté de ce qui fait l’originalité et l’intérêt de la position leibnizienne, et de la manière dont elle associe à son épistémologie du Mécanisme, une interprétation métaphysique rigoureuse de la contingence des lois de la nature et de l’existence des substances individuelles. Ce faisant, on manquerait aussi ce qui fait l’intérêt de la notion de force dérivative, dans la mesure où c’est elle qui permet à Leibniz d’articuler une interprétation réaliste des pouvoirs physiques avec une conception à la fois universaliste et contingente des lois qui règlent ses modifications dans la réalité physique.

9.6. Universalité ou particularité des attributions de propriétés

46Il convient d’abord de comprendre en quel sens la doctrine leibnizienne de la substance permet à Leibniz, de « doubler » le genre de causalité que permettent d’établir les notions incomplètes de la géométrie par des rapports réels qui se nouent directement entre les substances. La causalité « géométrique » consiste en effet en de simples rapports de concomitance entre des classes de propriétés abstraites, et doit être complétée par une causalité qu’on pourrait qualifier de « naturelle », qui désignerait, elle, les rapports d’entr’expression qui se nouent entre les substances elles-mêmes, et qui, contrairement à la première, est susceptible d’être interprétée de manière réaliste.

47Cette conception originale de la causalité comme relation de connexion intersubstantielle a pour but, chez Leibniz, de rendre compte des interactions qu’on observe dans l’ordre des phénomènes, ces dernières n’étant jamais qu’apparentes. D’un point de vue logique, en effet, l’idée d’interaction causale est, aux yeux de Leibniz, inacceptable, dans la mesure où elle implique que nous puissions attribuer de nouveaux prédicats à un sujet en les important de l’extérieur ou ex nihilo, sans que ces derniers, donc, lui soient inhérents, ce qui contredit la règle du Praedicatum inest subjecto. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, cela conduit Leibniz au refus de penser la causalité naturelle dans les termes d’une action qui serait réellement transitive, car cela supposerait, d’un point de vue ontologique cette fois, de penser les interactions causales comme des transferts de qualités incompréhensibles, « à la manière dont les pigeons peuvent entrer et sortir d’un colombier ».

48Si Leibniz accorde que les interactions causales apparentes supposent un dynamisme physique réel sous-jacent, ce qui constitue ce que nous avons appelé la dimension « agentive » de sa conception de la causalité, ce dynamisme est celui de substances individuelles et non de facultés « migratoires » qui hypostasient à tort les modalités abstraites et ponctuelles de cette activité substantielle, et rendent impossible toute interprétation réaliste de la causalité. Pour autant, et c’est là, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, toute l’originalité de Leibniz, cela ne le conduit pas à abandonner la conception moderne de loi générale par une sorte de retour pur et simple aux natures particulières d’Aristote. Plus précisément, sa position consiste à penser l’interaction substantielle à la fois comme un développement spontané du dynamisme intrinsèque des substances et comme un rapport soumis à des lois universelles. Les relations causales sous-jacentes aux interactions apparentes surviennent sur des états instantanés des substances, ces états étant eux-mêmes pensés comme des instanciations particulières de force dérivative.

49Ce que la doctrine de la notion complète permet de comprendre, c’est la manière dont ces instanciations particulières de force dérivative peuvent être subsumées sous des lois universelles. Contrairement à la manière dont procèdent les dispositionalistes contemporains, qui dérivent les lois causales à partir des propriétés particulières des individus, Leibniz s’efforce de penser conjointement le caractère spécifique et particulier des propriétés dynamiques des substances corporelles et leur dépendance à l’égard de toutes les propriétés des autres substances corporelles qui composent l’univers physique. Ce qui lui permet de penser les forces dérivatives d’un corps à la fois comme des propriétés spécifiques et comme des propriétés soumises à des lois universelles, c’est précisément la doctrine de la notion complète, dans la mesure où elle implique que toutes les propriétés qui définissent un individu particulier (et ce, même si, comme c’est le cas avec les forces dérivatives, on a affaire à des propriétés seulement « accidentelles »), sont d’emblée connectées à l’ensemble de l’univers auquel appartient cet individu.

50La notion complète d’un individu, son essence spécifique, est en effet logiquement indissociable de celles des autres individus avec lesquels il concourt à constituer un monde possible. Il en va ici de la simple cohérence des mondes possibles, qui les rend précisément concevables dans l’Entendement divin. Tous les prédicats qu’une notion complète permet d’attribuer à un sujet donné doivent être non seulement compatibles entre eux, mais leur série doit également être compatible avec celles contenues dans les autres notions complètes des substances individuelles qui appartiennent au même monde possible. Ainsi, comme l’écrit Fichant :

  • 27 Fichant, 1998, p. 131.

La notion complète d’un individu ne contient jamais de prédicats qui se rapporteraient exclusivement à lui seul, sans considération des autres individus, qui, ensemble, concourent à l’unité d’un même monde où se réalise l’unité du même plan d’ensemble. En d’autres termes, la signification logique de la doctrine de la notion complète et de la substance-sujet est pour Leibniz, inséparable d’une position métaphysique : car le siège des notions complètes est l’entendement divin, où chaque chose possible est idéalement représentée dans la connexion qui la lie à tous les autres possibles27.

51Si donc, l’on peut parler de lois déductives à propos des énoncés qui permettent de décrire les transformations réciproques qui se produisent lors des interactions apparentes, ces lois ne portent pas sur des individus dotés de propriétés particulières indépendamment de celles que possèdent ceux avec qui ils interagissent. Tout en s’appliquant à des individus, ces lois renvoient donc bien à des énoncés contrefactuels quantifiés de manière universelle, en ce que les transformations qui se produisent dans une substance particulière comme dans son expression phénoménale engagent la cohérence générale de l’univers tout entier.

52Ainsi, la conception des lois causales développée par Leibniz dans la perspective naturaliste qui lui est propre, permet bien, selon nous, de dépasser l’opposition entre la conception particulariste défendue par les dispositionalistes contemporains et la conception généraliste caractéristique de la conception de Hume et de ses héritiers. Il n’est pas certain que cette conception permette d’éviter toutes les difficultés soulevées par l’interprétation des lois en termes de régularité générale, notamment lorsqu’il s’agit de distinguer entre des généralisations accidentelles et des lois causales réelles. Dans le Discours de Métaphysique, Leibniz explique ainsi que l’identification de la cause réelle d’un phénomène consiste à déterminer dans une interaction, laquelle des substances en jeu accroît son « expression » de l’univers :

  • 28 Leibniz, DM, xv.

Lors donc qu’il arrive un changement dont plusieurs substances sont affectées (comme en effet tout changement les touche toutes), je crois qu’on peut dire que celle qui immédiatement par là passe à un plus grand degré de perfection ou à une expression plus parfaite, exerce sa puissance, et agit, et celle qui passe à un moindre degré fait connaître sa faiblesse et pâtit28.

53Comme ces formulations aux sonorités scolastiques laissent Arnauld dans une certaine perplexité, il précise :

  • 29 Leibniz, « Projet de lettre à Arnauld » du 28/11/1686 » (Correspondance avec Arnauld, Vrin, 1993, p (...)

On attribue l’action à cette substance dont l’expression est plus distincte et on l’appelle cause. Comme lorsqu’un corps nage dans l’eau, il y a une infinité de mouvements des parties de l’eau, tels qu’il faut afin que la place que ce corps quitte soit toujours remplie par la voie la plus courte. C’est pourquoi nous disons que ce corps en est cause, parce que, par son moyen, nous pouvons expliquer distinctement ce qui arrive29.

  • 30 Leibniz, GP, IV, p. 423 [OP, p. 16-17].

En d’autres termes, il convient de considérer comme la cause d’un mouvement physique, la substance corporelle qui nous permet d’exhiber distinctement la raison des mouvements apparents qui se produisent lors d’une interaction physique. La substance dont la notion se trouve clarifiée à l’occasion de cette interaction, c’est-à-dire celle dont la tendance spontanée au mouvement se trouve gagner en intelligibilité et en distinction (conformément aux critères définis dans la Méditation sur la Connaissance, la Vérité et les Idées) est la cause des mouvements que nous observons. Ce qui permettrait alors d’éviter les confusions entre une généralisation accidentelle et une loi de causalité réelle, c’est alors le caractère « distinct et adéquat » de l’idée que nous donne la notion d’une substance réellement agissante30. Et c’est dans cette clarification de la notion d’une substance lorsqu’elle se trouve agir, qu’il faut comprendre en quel sens elle peut alors être dite gagner en « perfection ».

54Il reste que ce critère épistémologique ne résout peut-être pas toutes les difficultés, dans la mesure où le fait d’admettre que toute substance se trouve d’emblée connectée à l’ensemble de l’univers, peut avoir pour effet malheureux de multiplier les connexions accidentelles de manière indue. Le traitement leibnizien de cette difficulté mériterait sans doute à lui seul des développements qui dépassent assez largement le cadre de cette étude, aussi nous bornerons nous ici à cette présentation un peu générale des pistes esquissées par Leibniz pour les pallier.

55Concernant le deuxième type de difficulté soulevé par une conception généraliste des lois causales, c’est-à-dire leur caractère abstrait et idéalisé qui les empêcherait de trouver des situations d’application réelles, il nous semble en revanche que la perspective ouverte par Leibniz est bien à même d’apporter quelques espérances aux partisans de cette conception, c’est-à-dire à tous ceux qui ne souhaitent pas renoncer au caractère général des explications causales. En effet, la notion d’ « individualité universelle », pour reprendre la formule de Fichant, sur laquelle Leibniz fait reposer les lois de la nature, invite à les considérer comme des descriptions générales et concrètes des modifications qui se produisent dans les corps et dans les substances en général. D’une certaine manière, toutes nos prédictions bien fondées se trouvent alors être des descriptions générales de la nature, en ce sens qu’elles engagent toujours, quoiqu’à des degrés divers, la cohérence globale de l’univers. Qu’il s’agisse des descriptions portant sur un corps particuliers, des « maximes subalternes », comme le principe de conservation de la force vive, mises à jour par la physique pour expliquer les transformations particulières affectant les mobiles, ou les principes architectoniques les plus généraux dont elles découlent (tels que le principe de continuité, le principe des Indiscernables ou le principe de finalité), toutes les lois qui nous permettent d’attribuer certaines propriétés particulières aux substances qui composent l’univers ou à leurs expressions phénoménales, peuvent être comprises comme des lois étant à la fois générales et concrètes. Ce qui permet à Leibniz d’éviter le caractère abstrait et idéalisé des généralisations humiennes, c’est le fait que ces généralisations sont, chez lui, indexées, sur les notions particulières et spécifiques des substances individuelles. C’est pourquoi il permet sans doute d’envisager de manière plus confiante leur caractère prédictif général, sans avoir à les compléter de clauses ceteris paribus. Ici encore, il conviendrait sans doute d’examiner les arguments leibniziens plus en détail, ce que le cadre de notre étude ne nous permet pas de faire. Mais il suffit ici d’indiquer que le réalisme dispositionnel propre à Leibniz ne le conduit probablement pas aux mêmes difficultés que celles soulevées par ses défenseurs contemporains.

56Après avoir précisé en quel sens la doctrine logique de la substance permettait à Leibniz de maintenir une interprétation universaliste des lois de la nature, il nous faut désormais voir comment cette interprétation voit en elles des lois fondamentalement contingentes. Mais pour comprendre ce point, il convient encore de préciser une autre distinction qui éloigne définitivement Leibniz des positions dispositionalistes contemporaines.

9.7. Notions « complètes » et notions « spécifiques »

57Pour comprendre tout ce qui sépare les positions de Leibniz de celles défendue aujourd’hui, il faut en effet prendre en compte une distinction qu’il suggère à Arnauld dans sa Correspondance, entre ce qu’on pourrait appeler les notions « spécifiques » et les notions « complètes » dont nous venons de présenter les principales caractéristiques. Dans sa lettre du 4 juillet 1686, il écrit :

  • 31 Leibniz, GP, II, p. 49.

C’est que les notions spécifiques les plus abstraites ne comprennent que des vérités nécessaires ou éternelles, qui ne dépendent point des décrets divins (quoiqu’en disent les cartésiens, dont il semble que vous-même ne vous êtes pas soucié en ce point) ; mais les notions des substances individuelles, qui sont complètes et capables de distinguer leur sujet, et qui enveloppent par conséquent les vérités contingentes ou de fait, et les circonstances individuelles du temps, du lieu, et d’autres, doivent aussi envelopper dans leur notion, prise comme possibles, parce que ces décrets libres sont les principales sources des existences ou faits ; au lieu que les essences sont dans l’entendement divin avant les considérations de la volonté31.

  • 32 Cette nécessité, lorsqu’elle s’applique à des individus réels, n’est pourtant, à proprement parler, (...)

58Pour comprendre cet extrait, il faut rappeler que ce que Leibniz désigne sous le terme de vérités « nécessaires », ce sont les vérités vraies dans tous les mondes possibles, parmi lesquelles il faut compter les vérités mathématiques mais aussi les axiomes de la logique comme le principe d’identité ou de contradiction. Ces vérités sont liées, pourrait-on dire, aux structures logiques de toutes les essences, qu’elles soient existantes ou simplement possibles. Elles désignent des vérités que Dieu lui-même ne saurait modifier, car elles sont liées aux conditions d’intelligibilité de toute notion. On les trouve donc sous-jacentes à celles qui composent l’univers dans lequel nous vivons, mais aussi à toutes celles qui composent les autres mondes possibles concevables par l’entendement divin. Ces vérités nécessaires, dites aussi vérités de raison doivent, comme on le sait chez Leibniz, être distinguées des vérités de fait, c’est-à-dire des vérités qui portent sur les êtres réellement existants, ceux qui composent l’univers finalement choisi par Dieu en raison de sa quantité optimale de perfection, c’est-à-dire l’univers qui comporte le maximum de substances compossibles, la plus grande diversité compatible avec l’unité des substances. En ce sens, les vérités déductibles des notions spécifiques sont bien nécessaires parce qu’elles préexistent au choix volontaire et libre par lequel Dieu a décrété l’existence de l’univers dans lequel nous vivons. En elles n’interviennent nulle considération de perfection, nul principe architectonique susceptible de les rendre préférables les unes aux autres32.Mais du même coup, les connexions causales qu’elles nous permettent d’établir n’ont qu’une nécessité conditionnelle. Comme le souligne François Duschesneau :

  • 33 Duschesneau, 1993, p. 298-299.

Une notion résultant de la composition de divers concepts formels ne peut être tenue pour représenter la cause déterminante des modifications observées dans l’étendue et la durée. Si on peut admettre un nexus necessarius abstrait entre des parties figurées de l’étendue, entre des nombres, entre des modalités de mouvement, ce nexus ne peut rencontrer que de façon provisionnelle et générale l’ordre liant les existants concrets et leurs états particuliers. De ce point de vue, les modèles que l’on construit pour se donner une représentation adéquate des phénomènes, n’ont de valeur que conditionnelle. La figuration du nexus sous forme d’une connexion nécessaire ne peut procurer qu’un analogue abstrait et donc partiel de la véritable connexion analogue, illustrant la complexité et l’ordre harmonique du contingent33.

59On notera, au passage, que cette analyse éclairante du type de causalité établi entre des notions incomplètes présente toutes les caractéristiques de celle qu’ont en tête des auteurs comme Ellis ou Mumford, ce dernier, comme on l’a vu, prenant d’ailleurs à tort, le caractère conditionné de leur nécessité pour une preuve de leur contingence. De ce point de vue, le pouvoir causal qu’il attribue aux dispositions spécifiques dont il traite, aurait bien sa place dans l’épistémologie de Leibniz lorsqu’il est question d’établir des relations de concomitance régulières et nécessaires (« fonctionnelles et a priori », dans les termes de Mumford) entre des structures et des « facultés », entre des facultés et leurs manifestations spécifiques, aussi bien qu’entre les propriétés d’une même structure. Pour autant, on le voit, aucune conclusion ontologique ne saurait être tirée de cette nécessité conditionnelle, dans la mesure où nous n’avons alors que des modèles analogiques irréductiblement abstraits de l’ordre naturel sous-jacent à la réalité physique.

60En effet, le propre des notions complètes est de porter sur des substances individuelles réellement existantes :

  • 34 Leibniz, TH, § 335.

Dieu n’est donc point auteur des essences en tant qu’elles ne sont que des possibilités ; mais il n’y a rien d’actuel à quoi il n’ait décerné et donné l’existence34.

61En ce sens, leur définition intègre immédiatement les considérations qui les ont fait préférer aux autres, c’est-à-dire les raisons pour lesquelles elles peuvent être considérées comme des éléments connectés au meilleur des mondes possibles. S’ajoutent donc, en elles, à la simple compossibilité de leurs prédicats, le fait qu’elles s’intègrent harmonieusement à l’ensemble de l’univers, c’est-à-dire le fait que la série complète de leurs prédicats est elle-même compatible avec celles de toutes les autres substances qui composent l’univers réel. Les vérités qui découlent de ces notions complètes sont donc de nature différente de celles établies par la géométrie ou la logique pures. Si elles peuvent être déduites de ces notions, la déduction dont il s’agit n’est pas purement logique. Elle comporte une dimension rationnelle supplémentaire en ce qu’elles portent sur des faits voulus par Dieu, comme étant les événements contenus dans le meilleur des mondes possibles. C’est la raison pour laquelle les règles qui permettent de déduire les prédicats des notions complètes ne sont pas des règles de pures géométrie, mais se subordonnent à des principes architectoniques d’ensemble, qui assurent plus qu’une simple cohérence à l’univers en lui conférant, au sens plein du terme, une raison suffisante. Comme l’indique Leibniz :

  • 35 Leibniz, COU, p. 20 [RG, p. 343].

On ne doit pas se laisser troubler de ce que j’ai dit des lois de cette série des choses [NB : celles qui règlent les événements de notre monde], alors que nous venons de dire ci-dessus que ces mêmes lois ne sont ni nécessaires ni essentielles, mais contingentes et existentielles. Puisqu’il est contingent en effet que cette série-là existe et que cela dépend du libre décret de Dieu, les lois mêmes de cette série seront aussi, absolument parlant, contingentes, et néanmoins hypothétiquement nécessaires et essentielles dès lors seulement que cette série est posée35.

62Manquer cette distinction entre le type de vérités que permettent d’établir les notions « spécifiques » et celui que permettent d’établir les notions « complètes », c’est non seulement réduire la physique, et avec elle, toute explication factuelle, à « une folie humaine trivialement analytique », pour reprendre les termes de Mumford, mais c’est aussi s’interdire de comprendre la rationalité qui préside à l’existence de l’univers et, partant, à celle des lois qui déterminent ce qui s’y passe.

63On mesure ici toutes les conséquences de la distinction que Leibniz établit entre les essences individuelles et les essences spécifiques. Loin de n’être qu’une question pragmatique portant sur les meilleurs moyens d’arriver à donner une description cohérente de l’univers, il s’agit d’une question qui engage le statut ontologique des objets sur lesquels travaille la science, mais aussi le type de lois qu’elle est droit d’établir. Si l’essentialisme des genres et des espèces revendiqué par Ellis ou Mumford serait probablement, à ses yeux, inacceptable, ce n’est pas pour des raisons épistémologiques, dans la mesure où la pratique scientifique peut éventuellement s’en accommoder à certaines étapes de son enquête, mais parce qu’en lui donnant une interprétation ontologique, il conduit à des conclusions qui occultent complètement la compréhension correcte des raisons pour lesquelles notre monde est composé comme il l’est et obéit aux lois rationnelles et raisonnables qui sont les siennes.

64En quel sens, maintenant, ces considérations métaphysiques se trouvent-elles appliquées chez Leibniz aux lois de la Dynamique permettant de déduire de manière rigoureuse les transformations successives se manifestant dans la réalité physique ?

9.8. Le caractère architectonique et contingent des lois de la Dynamique

65Dans les Essais de Théodicée, Leibniz écrit :

  • 36 Leibniz, TH, p. 208.

Les voies de Dieu sont les plus simples et les plus uniformes ; c’est qu’il choisit des règles qui se limitent le moins les unes les autres. Elles sont aussi les plus fécondes par rapport à la simplicité des voies. C’est comme si l’on disait qu’une maison a été la meilleure qu’on ait pu faire avec la même dépense. On peut même réduire ces deux conditions, la simplicité et la fécondité, à un seul avantage qui est de produire le plus de perfection qu’il est possible36.

  • 37 Voir, par exemple, et de manière résolument non exhaustive : « Dieu est comme un grand architecte q (...)
  • 38 Hume lui-même, comme le rappelle malicieusement Armstrong, n’est pas en reste lorsqu’il parle quelq (...)

66Ce thème de la perfection des lois de la nature est récurent dans tout le reste de l’ouvrage37 et constitue visiblement, aux yeux de Leibniz, un argument décisif en faveur de l’idée selon laquelle le monde dans lequel nous vivons doit être considéré comme le meilleur des mondes possibles, marquant ainsi à la fois la caractère indiscutable de la sagesse divine, en même temps que le caractère contingent de son choix. Si on peut réellement parler ici de choix contingent à propos des décrets par lesquels Dieu a décidé de créer l’univers et, du même coup, les lois qui le gouvernent, c’est parce que ce choix n’est évidemment pas le seul possible, compte tenu de la multiplicité des complexes de substances compossibles. Dieu a librement choisi d’actualiser notre univers en raison de sa perfection relative, ce qui est conforme à sa sagesse, mais ne lui est dicté par aucune nécessité géométrique dans la mesure où un choix différent n’aurait pas été contradictoire avec son essence. Dire que notre monde est le seul possible, c’est lui appliquer une nécessité qui n’est pas la sienne, et s’interdire de comprendre sa rationalité intime. Du temps de Leibniz, on le sait, cette doctrine est attribuée à Spinoza, et Leibniz conteste inlassablement les conséquences, dévastatrices selon lui, de cette conception sur la liberté humaine, comme sur le type d’intelligibilité géométrique exclusive qu’elle applique à la nature physique.38 C’est qu’à la limite, la rationalité du choix divin peut seulement être décrite, comme le fait Leibniz, dans les termes d’une nécessité simplement « morale », dans la mesure où c’est bien en fonction de ce qu’il est que Dieu est amené au choix qui est finalement le sien. Mais les raisons qui déterminent ce choix sont alors de celles qui « inclinent sans nécessiter » :

  • 39 Leibniz, NE, II, 21, § 9.

Les conséquences géométriques et métaphysiques nécessitent, mais les conséquences physiques et morales inclinent sans nécessiter ; le physique ayant même quelque chose de moral et de volontaire par rapport à Dieu, puisque les lois du mouvement n’ont point d’autre nécessité que celle du meilleur39.

67D’un point de vue strictement logique, Dieu pouvait en effet parfaitement choisir un monde organisé à partir de principes moins parfaits. Le fait que les principes architectoniques qui organisent les lois subalternes de l’univers soient déterminés par l’essence divine, n’en fait donc pas pour autant des principes nécessaires au sens géométrique du terme, car il est parfaitement concevable que Dieu ait pu en actualiser d’autres, en choisissant un autre monde possible moins parfait, même si ce choix ne saurait être celui de la liberté divine. Ainsi Leibniz peut-il rappeler :

  • 40 Leibniz, Tentamen Anagogicum, GP, VII, p. 279 [SNN, p. 103].

On voit la différence qu’il y a entre les déterminations Architectoniques et les Géométriques. Les déterminations Géométriques importent une nécessité absolue, dont le contraire implique contradiction, mais les Architectoniques, n’importent qu’une nécessité de choix, dont le contraire importe imperfection40.

68La manière dont Leibniz caractérise la perfection des moyens nomologiques mis en œuvre par Dieu pour réaliser l’objet de son choix, consiste à souligner leur caractère économique et leur pouvoir optimisant. De la même manière que le meilleur des mondes possibles est celui dans lequel on trouve le plus de substances compossibles avec le maintien de son unité, les principes architectoniques et les lois qui en découlent, visent à produire le maximum d’effets avec le minimum de dépense, la plus grande diversité avec le maximum de parcimonie. Cette perfection rationnelle est la marque même de leur caractère contingent, en ce qu’elles relèvent de considérations irréductibles à la pure logique ou à la géométrie, et intègrent des considérations rationnelles plus complètes, notamment en termes de finalité.

69C’est en effet parce que Dieu a voulu réaliser le plus parfait des mondes possibles que les lois qu’on y découvre se trouvent décliner le principe de finalité, celui des Indiscernables ou encore celui de la continuité, principes qui déclinent eux-mêmes celui de raison suffisante à l’origine du choix divin. Ces principes architectoniques généraux se retrouvent dans toutes les lois mises à jour par la science, et peuvent même servir de principes heuristiques, à condition de ne pas les substituer simplement à l’analyse mécanique des causes efficientes.

  • 41 Voir, par exemple, Leibniz, Tentamen Anagogicum, GP, VII, p. 276-7 [SNN, p. 98-99].
  • 42 Duschesneau, 1993, p. 336 sq.
  • 43 Leibniz, GP, IV, p. 382-3 [OP, p. 129-30].

70On sait, par exemple, que Leibniz y a recours pour expliquer ce qui motive son adhésion aux lois de la Dioptrique de Snellius, conformes à ses yeux, au principe finaliste selon lequel le rayon lumineux doit nécessairement parcourir la distance d’un point à un autre en suivant la ligne la plus courte41. François Duschesneau a également rappelé toute l’importance que revêt le principe de continuité (« la nature ne fait pas de saut », répète inlassablement Leibniz) dans l’élaboration du calcul infinitésimal lorsque Leibniz s’efforce d’ordonner par le calcul des grandeurs incommensurables42. De la même manière, c’est ce même principe de continuité qui est invoqué, en physique, pour montrer l’absurdité des lois du mouvement proposées par Descartes. Lorsqu’il discute l’article 53 de la deuxième partie des Principes, dans lequel Descartes expose ses « règles du mouvement », Leibniz a recours à un schéma pour représenter graphiquement le caractère, selon ses termes, « bizarre » des conséquences déductibles de ces règles43. Cette « bizarrerie » imputée au philosophe du cogito, ne se comprend que si on se rapporte à ce que Leibniz a défini auparavant comme son critère général :

  • 44 On aura ici remarqué le principe qui est l’origine même du calcul infinitésimal.
  • 45 Leibniz, Remarques sur Descartes, GP, IV, p. 375 [OP, 106-7].

Avant d’aborder la critique des règles du mouvement, proposées par notre auteur, je donnerai un critère général, une pierre de touche, pour ainsi dire, avec laquelle l’examiner ; j’ai coutume de l’appeler la loi de continuité. Je l’ai expliquée ailleurs, il y a déjà quelques temps, mais je voudrais y revenir ici, avec plus de développement. Donc si deux conditions hypothétiques ou données différentes se rapprochent continuellement l’une de l’autre, alors nécessairement les résultats recherchés ou les effets des deux conditions se rapprochent aussi continuellement l’un de l’autre, et enfin se fondent l’un dans l’autre, et réciproquement.44(…) la géométrie abonde en exemples de ce genre. Mais il en est de même dans la nature, à laquelle l’Auteur, souverainement sage, applique la plus parfaite géométrie45. [Nous soulignons.]

71La « bizarrerie » cartésienne tient ainsi à son aveuglement sur l’exigence de continuité qui caractérise l’ordre de la nature. Les résultats des règles tirées du principe (par ailleurs faux) de conservation du mouvement, illustrent cette cécité en ce qu’elles suggèrent des « sauts » incompréhensibles entre des prédictions portant sur des grandeurs pourtant très proches. C’est que Descartes, fasciné par la nécessité inhérente à l’outil géométrique, ne comprend pas qu’il s’agit d’une nécessité conditionnée elle-même par des principes qui ne sont pas géométriques mais illustrent la perfection des voies choisies par Dieu en même temps que notre univers, ce qui oblige à considérer les résultats de la géométrie eux-mêmes comme des conséquences de ce choix contingent initial. D’une certaine manière, l’interprétation métaphysique que nous donnons de l’outil géométrique conditionne bien l’usage que nous en faisons et la signification des résultats que nous en obtenons. De même qu’il y a des mondes et des lois plus parfaites que d’autres, il y a, nous dit Leibniz, des géométries plus parfaites que d’autres, selon le sens et les attentes épistémologiques et ontologiques que nous attribuons à leurs résultats. En ce sens, même la géométrie pure n’est, en définitive, pas exempte de considérations portant sur le caractère contingent des lois générales de l’univers, car un géomètre perfectionniste ne doit pas s’arrêter aux considérations purement formelles et à la nécessité apparente qu’elles permettent d’obtenir dans ses résultats. Il doit avoir en tête les principes architectoniques généraux qui régulent les lois de la nature et comprendre leur rationalité finaliste spécifique. Parce qu’ils ignorent, que ce soit ou non de manière délibérée, ces principes, Descartes, et avec lui, tous ceux qui réduisent les propriétés physiques à des propriétés purement géométriques ou logiques, ne sont pas seulement des philosophes « bizarres » et aveugles à l’ordre de la nature, ils sont aussi, aux yeux de Leibniz, des géomètres imparfaits.

72Dans le domaine physique, cette prise en compte du caractère architectonique et contingent des lois naturelles est explicitement mise en avant par Leibniz qui peut ainsi écrire :

  • 46 Leibniz, Principes de la Nature et de la Grâce, § 11 (PUF, 1954, p. 51).

La sagesse suprême de Dieu l’a fait choisir surtout les lois du mouvement les mieux ajustées et les plus convenables aux raisons abstraites ou métaphysiques. Il s’y conserve la même quantité de la force totale et absolue ou de l’action ; la même quantité de la force respective ou de la réaction ; la même quantité enfin de la force directive. De plus, l’action est toujours égale à la réaction et l’effet entier est toujours équivalent à sa cause pleine. Et il est surprenant que, par la seule considération des causes efficientes ou de la matière, on ne saurait rendre raison de ces lois du mouvement découvertes de notre temps, et dont une partie a été découverte par moi-même. Car j’ai trouvé qu’il y faut recourir aux Causes Finales et que ces lois ne dépendent point du Principe de la Nécessité comme les vérités logiques, arithmétiques et géométriques ; mais du Principe de la Convenance, c’est-à-dire du choix de la sagesse46.

  • 47 D’après Duschesneau, qui remarque que les principes architectoniques ne font jamais l’objet d’une d (...)

73En plaçant sa fameuse démonstration du principe de conservation de la force vive, ainsi que ceux qui en découlent, sous l’égide du Principe de Convenance, Leibniz explicite l’ancrage de la Dynamique dans sa métaphysique de la contingence47. Les quatre principes de conservation spécifiquement dynamiques, que sont celui de la force vive, celui de l’action motrice, celui de la force respective et celui des directions respectives, instancient d’une certaine manière deux principes plus généraux, celui selon lequel l’action est équivalente à la réaction et celui selon lequel l’effet entier est toujours égal à sa cause pleine. On comprend ainsi que la nécessité des prédictions que les lois de la dynamiques permettent d’établir, tout en résultant formellement d’une enquête consacrée uniquement aux causes mécaniques du mouvement, est bel et bien conditionnée par des considérations architectoniques contingentes, ces deux principes plus généraux instanciant eux-mêmes ce que Leibniz désigne par le principe de convenance, dans lequel il faut voir une déclinaison de l’idée de perfection.

74Toute l’originalité de la position leibnizienne consiste ainsi dans l’interprétation qu’il donne ici de ses propres principes de conservation. Habituellement, de tels principes sont précisément avancés pour justifier le caractère nécessaire des prédictions par lesquelles nous attribuons aux éléments d’un système physique clos, des quantités respectives de la grandeur conservée à l’échelle globale du système. Un principe de conservation sert le plus souvent de cran d’arrêt nécessaire dans la distribution relative d’une quantité et autorise à voir ces distributions relatives comme des résultats eux-mêmes nécessaires concernant les divers éléments d’un système. A l’inverse, dans un système ouvert, ou bien lorsqu’il n’y a pas de conservation d’une grandeur donnée, toute distribution de la grandeur en question devient aléatoire et ne permet pas de déterminer avec la rigueur d’un calcul, la quantité de grandeur assignable à chaque élément en un instant donné.

75Leibniz échappe à une telle alternative. Le principe de conservation de la force vive et ses différentes déclinaisons permettent bien de distribuer des quantités de force, d’action motrice, de direction ou de « progrès » avec une rigueur mathématique à l’intérieur de ce système physique infini qu’est l’univers. Le caractère infini de l’univers requiert simplement un outil mathématique adéquat pour déterminer avec rigueur ces quantités incommensurables et le calcul infinitésimal trouve ici une application de prédilection. Mais plus que tout, ce principe de conservation, loin de le conduire à des conclusions nécessitaristes, l’amène au contraire à confirmer le caractère contingent des lois en jeu et des résultats qu’elles permettent de déduire.

76Car Leibniz souligne ici que l’idée même de conservation tire sa rationalité des principes plus généraux d’égalité entre l’action et la réaction, et entre la cause pleine et son effet. La nécessité spécifiquement « physique » des lois de la dynamique doit alors être distinguée à la fois de la nécessité « métaphysique » ou « géométrique », qui repose, elle, sur le principe de contradiction, et de la nécessité « morale », qui repose, au sens strict, sur un principe de liberté tel que celui qui préside à nos décisions volontaires ou aux choix divins eux-mêmes. Les quatre principes de la Dynamique doivent donc bien être interprétés comme des lois mais pas comme des lois nécessaires. Il s’agit bien de lois contingentes, quoique rigoureuses et universelles, leur contingence n’étant pas la marque de leur caractère arbitraire, tel que le suggère Ellis lorsqu’il définit les lois humiennes comme des « accidents cosmiques », mais au contraire l’indice de leur rationalité et de leur perfection.

77Loin de rendre incompréhensibles les régularités que nous observons dans l’univers physique, le caractère contingent de ces lois est la condition même de leur dimension architectonique, seule à même de nous conduire aux véritables raisons des phénomènes. Contrairement à ce que suggère une interprétation géométrique incomplète des lois physiques :

  • 48 Leibniz, Tentamen Anagogicum, GP, VII, p. 270 [SNN, p. 93].

On ne saurait rendre raison des lois de la nature qu’en supposant une cause intelligente48.

78Pour autant, ces considérations architectoniques sur la contingence des lois physiques ne sauraient, comme Leibniz y insiste à de nombreuses reprises, être appliqués directement à l’explication des phénomènes, comme si on cherchait à esquiver l’analyse mécanique des causes d’un phénomène. Le finalisme qui sous-tend le principe général de perfection ne saurait remplacer l’enquête sur le détail des causes efficientes, c’est-à-dire des forces dérivatives à l’œuvre dans la production d’un phénomène. Ces dernières doivent donc d’abord être envisagées sous l’angle de l’efficience mécanique, c’est-à-dire comme des puissances quantifiables susceptibles d’être subsumées sous des équations rigoureuses, avant d’être envisagées sous l’angle de la finalité, en tant que vecteurs de la perfection relative des substances corporelles auxquelles on les attribue. Autrement dit, la pertinence épistémologique des pouvoirs en physique, repose d’abord sur leur fécondité explicative dans l’analyse mécanique a posteriori des phénomènes. La dimension finaliste des lois auxquelles elles sont soumises, et qui expriment, sous la forme de rapports mathématiques, leur propre capacité à concentrer en elles les perfections successives des substances corporelles auxquelles elles appartiennent, intervient seulement lorsqu’on cherche à compléter l’enquête mécanique par son interprétation ontologique adéquate. Ainsi se trouve confirmée la relation harmonieuse entre le Règne des causes efficientes et celui des causes finales, qui confère à la physique son caractère concret et justifie son interprétation réaliste comme une description de l’activité des substances dans l’ordre des corps et dans leurs manifestations phénoménales. On comprend alors pourquoi Leibniz peut écrire que :

  • 49 Leibniz, Tentamen Anagogicum, GP, VII, p. 274 [SNN, p. 96].

J’ai coutume de dire qu’il y a, pour parler ainsi, deux Règnes dans la nature corporelle même qui se pénètrent sans se confondre et sans s’empêcher : le règne de la puissance, suivant lequel tout se peut expliquer mécaniquement par les causes efficientes, lorsque nos en pénétrons assez l’intérieur ; et aussi le règne de la sagesse, suivant lequel tout se peut expliquer architectoniquement, pour ainsi dire, par les causes finales, lorsque nous en connaissons assez les usages49.

9.9. De la réalité accidentelle des pouvoirs physiques

79Pour conclure ce chapitre, nous voudrions montrer en quoi cette interprétation des lois physiques décrivant les interactions des forces dérivatives inhérentes aux substances corporelles est, chez Leibniz, étroitement solidaire de l’interprétation qu’il donne de ces forces en termes d’ « accidents réels ». Comme nous l’avons déjà suggéré précédemment, c’est en effet à la fois parce qu’elles peuvent être dites exprimer l’activité spontanée des substances corporelles et, dans l’ordre des phénomènes, être subsumées sous des lois universelles, qu’il faut voir en elles des qualités réelles des corps, irréductibles à de simples modifications formelles des substances proprement dites, que Leibniz désigne par les termes d’ « attributs » ou « propriétés essentielles ».

80À la lumière de ce qui vient d’être dit, on peut désormais comprendre ce qui, du point de vue de l’interprétation de leur rôle causal respectifs, distingue les forces dérivatives des simples modalités générales que sont les « facultés » mises en avant par le néo-essentialisme. Ce qui les distingue, c’est le fait que par elles, les substances ne se trouvent pas exprimées simplement en tant qu’elles sont possibles, c’est-à-dire comme des essences ou des notions incomplètes, mais que, dans la mesure où ce sont elles qui sont à l’œuvre dans les événements physiques de notre monde, elles expriment également, à leur manière, les principes de perfection qui ont guidé le choix divin au moment de sa création. Contre Malebranche, qui ne voit dans les interactions causales que des « occasions » d’exercice de la puissance divine (et qui constituerait sans doute, aux yeux d’Ellis, un archétype de la conception théologique des lois de la nature), Leibniz n’a de cesse de répéter que les forces qui constituent à proprement parler la nature des corps, possèdent bien une certaine efficace par elles-mêmes, instanciant du même coup et de manière chaque fois particulière, le décret divin originaire dans les substances, ce qui évite d’avoir recours à ce « miracle perpétuel » qu’est le dogme de la création continuée. On a vu que les forces que Leibniz a alors en vue, ce sont les forces primitives qui permettent à chaque substance d’effectuer la série des perceptions qui la spécifie et constituent les ingrédients directs leurs natures spécifiques. Les forces dérivatives ne possèdent donc pas, à ses yeux, une efficacité causale véritablement intrinsèque, dans la mesure où ce sont toujours des substances qui agissent, et non leurs facultés, substances qui sont en quelque sorte les seuls sujets du monde. Pour autant, les forces dérivatives portent bien en elles une expression de cette activité substantielle, parce qu’elles sont instantanément porteuses de la série des états des corps auxquels sont reliés les substances, et ce, comme l’a montré l’argument a priori, indépendamment même des circonstances dans lesquelles ces états se manifestent. En cela, elles possèdent bien une réalité accidentelle spécifique qui ne se dissout pas complètement dans la réalité substantielle.

81Mais lorsqu’il s’agit d’expliquer non pas l’ordre de la nature mais celui des phénomènes sous lesquels il nous apparaît, elles sont alors indissociables des connexions causales universelles qui conditionnent leur exercice effectif. On aurait tort de voir dans cette dimension relationnelle une objection contre l’interprétation réaliste à laquelle nous conduit leur définition a priori. D’une part parce que, comme on vient de le voir, cette connexion des forces dérivatives avec l’ensemble de celles qui composent l’univers est la marque même de leur caractère concret, de ce qu’elles se rapportent aux sujets réellement existants dans le monde élu à l’existence par Dieu. Mais d’autre part, cette connexion vient en quelque sorte confirmer a posteriori, le statut ontologique que leur confère déjà une compréhension correcte de la substance et du type d’actualité dont elles relèvent. En effet, dans l’ordre des phénomènes comme dans celui des corps matériels, composés tous deux de simples « agrégats », le caractère réglé et harmonieux des connexions qu’on y découvre, est l’indice même de la réalité qui peut être éventuellement sous-jacente à ces agrégats. C’est bien parce qu’on peut les subsumer sous des connexions universelles et harmonieuses que les phénomènes et les corps réels témoignent bien d’une réalité substantielle sous-jacente. En ce sens, le rôle explicatif a posteriori dévolu aux forces dérivatives, confirme bien l’interprétation ontologique de la puissance et le type d’actualité que leur attribue l’analyse strictement métaphysique de la substance.

82Réelles, elles le sont a priori en tant qu’expressions instantanées de l’activité substantielle, mais elles le sont encore également en tant qu’instanciations a posteriori des lois harmonieuses qui règlent l’entr’expression phénoménale et matérielle de ces substances. Elles se trouvent également être accidentelles pour les mêmes raisons, parce qu’elles sont seulement instantanées d’abord mais aussi parce qu’elles instancient des lois fondamentalement contingentes. C’est en cela qu’elles se distinguent radicalement des dispositions spécifiques dont il est question dans le néo essentialisme contemporain. Si ces dernières échappent désespérément à toute interprétation ontologique, c’est parce qu’elles ne désignent que des facultés générales abstraites, dont le pouvoir explicatif ne consiste qu’à paraphraser les notions incomplètes que nous construisons aussi bien à l’occasion de nos pratiques quotidiennes que des enquêtes scientifiques proprement dites. Celles-ci ne sauraient alors renvoyer qu’à des modalités logiques plus ou moins pertinentes des définitions nominales que nous formulons à propos des substances concrètes sans pour autant parvenir, à elles seules, à rendre compte de l’activité spécifique et de l’efficacité causale dont elles sont les vecteurs.

83D’un point de vue leibnizien, c’est donc en définitive uniquement dans la perspective d’une métaphysique de la substance individuelle, spécifiée dans des faits eux-mêmes soumis à des lois universelles et contingentes, que nous pouvons élaborer une interprétation réaliste des pouvoirs en physique, à condition de ne pas voir en eux des facultés abstraites réifiées, mais des accidents réels de ces substances définies par leur activité spontanée. C’est seulement dans ces conditions que les dispositions peuvent acquérir une acception sémantique, ontologique et épistémologique cohérentes et échapper à l’occultisme des vertus « dormitives » et autres qualités « horodéictiques ».

Notes

1 Brian Ellis, 2000.

2 Id., p. 6.

3 Ibid.

4 Id., p. 5.

5 Notons, au passage, que le patronage aristotélicien revendiqué par Ellis nous semble ici être pour le moins hâtif dans la mesure où, si Aristote accorde un dynamisme intrinsèque aux natures physiques, il est à peu près certain qu’il ne pouvait souscrire à une conception nécessitariste des lois physiques comme celle que propose Ellis.

6 Mumford, 1998, p. 221.

7 Sur ces deux points, voir les analyses de Bird, 2005, ainsi que les précisions de Mumford, 1998, p. 122 sq.

8 Mumford, 1998, p. 231.

9 Id., chapitre 7.

10 Id., p. 231.

11 Ibid.

12 Peirce, Collected Papers, vol. 2, § 664 ; cité dans Tiercelin, 2006, p. 12.

13 C’est évidemment à dessein que nous utilisons ici des formules aux sonorités nettement « cartésiennes »…

14 Ellis, 2000, p. 13.

15 Leibniz, VE, p. 411, cité dans Fichant, 1998, p. 149.

16 Ibid, p. 150.

17 Leibniz, Notationes generales , VE, p. 187 [RG, p. 451].

18 Fichant, 1998, p. 152.

19 L’expression a été forgée par Fabrizio Mondadori dans Mondadori, 1973. Elle est reprise dans Mates, 1986, et dans Sleigh, 1990.

20 Leibniz, GP, II, p. 30.

21 Leibniz, GR, p. 327.

22 « L’art de ranger les choses en genres et en espèces n’est pas de petite importance et sert beaucoup tant au jugement qu’à la mémoire. Vous savez de quelle conséquence cela est dans la botanique, sans parler des animaux et autres substances, et sans parler aussi des êtres moraux et notionaux comme quelques-uns les appellent. » (Leibniz, NE, III, 3, § 9.)

23 Leibniz, GP, VII, p. 292 [RG, p. 136].

24 Leibniz, GP, VII, 226 [RG, p. 99-100).

25 Leibniz, NE, III, 6, § 14.

26 Leibniz, NE, III, 3, § 6.

27 Fichant, 1998, p. 131.

28 Leibniz, DM, xv.

29 Leibniz, « Projet de lettre à Arnauld » du 28/11/1686 » (Correspondance avec Arnauld, Vrin, 1993, p. 138).

30 Leibniz, GP, IV, p. 423 [OP, p. 16-17].

31 Leibniz, GP, II, p. 49.

32 Cette nécessité, lorsqu’elle s’applique à des individus réels, n’est pourtant, à proprement parler, que conditionnelle dans la mesure où les entités spécifiques sur lesquelles elle porte sont irréductiblement abstraites et supposent, pour être complètement intelligibles, d’être rapportées aux individus concrets dont l’existence est, elle, dérivée du choix divin. En ce sens, les considérations de Mumford sur ce qu’il considère être un argument en faveur du caractère contingent des lois naturelles (en réalité, sur le caractère conditionnel de leur nécessité), s’intègrent assez bien à la perspective leibnizienne, à la condition, toutefois, de ne pas en donner une interprétation ontologique réaliste.

33 Duschesneau, 1993, p. 298-299.

34 Leibniz, TH, § 335.

35 Leibniz, COU, p. 20 [RG, p. 343].

36 Leibniz, TH, p. 208.

37 Voir, par exemple, et de manière résolument non exhaustive : « Dieu est comme un grand architecte qui se propose pour but la satisfaction ou la gloire d’avoir bâti un beau palais, et qui considère ce qui doit entrer dans ce bâtiment : la forme et les matériaux, la place, la situation, les moyens, les ouvriers, la dépense, avant qu’il prenne une entière résolution. » (Leibniz, TH, § 78.) Ou encore : « Tout est lié dans la nature ; et si un habile artisan, un ingénieur, un architecte, un politique sage fait souvent servir une même chose à plusieurs fins, s’il fait d’une pierre deux coups, lorsque cela se peut commodément, l’on peut dire que Dieu, dont la sagesse et la puissance sont parfaites, le fait toujours. C’est ménager le terrain, le temps, le lieu, la matière qui sont, pour ainsi dire, sa dépense. » (Leibniz, TH, § 119.)

38 Hume lui-même, comme le rappelle malicieusement Armstrong, n’est pas en reste lorsqu’il parle quelque part de « cette hypothèse hideuse de Spinoza l’athée » (cité dans Armstrong, 2002, p. 501).

39 Leibniz, NE, II, 21, § 9.

40 Leibniz, Tentamen Anagogicum, GP, VII, p. 279 [SNN, p. 103].

41 Voir, par exemple, Leibniz, Tentamen Anagogicum, GP, VII, p. 276-7 [SNN, p. 98-99].

42 Duschesneau, 1993, p. 336 sq.

43 Leibniz, GP, IV, p. 382-3 [OP, p. 129-30].

44 On aura ici remarqué le principe qui est l’origine même du calcul infinitésimal.

45 Leibniz, Remarques sur Descartes, GP, IV, p. 375 [OP, 106-7].

46 Leibniz, Principes de la Nature et de la Grâce, § 11 (PUF, 1954, p. 51).

47 D’après Duschesneau, qui remarque que les principes architectoniques ne font jamais l’objet d’une déduction systématique, il faudrait voir en eux des sortes de postulats méthodologiques, même s’il admet que, contrairement aux principes régulateurs kantiens, Leibniz rappelle à de nombreuses reprises qu’ils possèdent un fondement « présumé » dans la nature. Leur légitimité, si elle dépasse ainsi le champ de la stricte expérience possible, reposerait, selon lui, sur une « présomption de certitude maximale » dans l’ordre des vérités contingentes. Il faudrait, sur cette question qui dépasse le cadre de notre étude, regarder de plus près les arguments de Leibniz, dans la mesure où, comme l’a montré Marc Parmentier, il a plutôt recours à cette notion de « présomption » dans ses recherches d’inspiration juridique, la présomption désignant alors une procédure dans laquelle le juge cherche à déterminer la probabilité maximale avec laquelle un « cas » se rattache à une formalisation juridique déjà établie (voir ici l’annexe B). En même temps, il est alors difficile de rapporter ce type de procédure à un fondement réel dans la nature physique, dans la mesure où la probabilité en question porte alors plutôt sur une caractéristique de nos preuves et non sur des lois comme celles de la Dynamique (voir Parmentier, 1993). Il nous semble donc plutôt, comme nous avons ici essayé de le montrer, que les principes architectoniques auxquels Leibniz rattache inlassablement les résultats de sa physique, procèdent bien de principes métaphysiques et pas simplement méthodologiques. Dans le cas de leur application à la Dynamique, ils procèdent de l’objectivité concrète de nos analyses et pas seulement d’une objectivité de type juridique comme celle que Leibniz élabore pour rendre compte des mesures de probabilité.

48 Leibniz, Tentamen Anagogicum, GP, VII, p. 270 [SNN, p. 93].

49 Leibniz, Tentamen Anagogicum, GP, VII, p. 274 [SNN, p. 96].

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