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Forces et dispositions

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Jean-Matthias Fleury

Chapitre 7

L’actualité des pouvoirs physiques

Texte intégral

7.1. L’interprétation réaliste contemporaine

1Les auteurs favorables à une interprétation réaliste des dispositions, soulignent régulièrement le fait qu’elles possèdent toujours une certaine actualité dans les corps auxquels on les attribue, ce qui interdit, à leurs yeux, de les réduire à des ensembles d’énoncés décrivant uniquement de simples possibilités de comportements conditionnels. Ils s’emploient ainsi à montrer que les dispositions sont toujours, en un sens, susceptibles d’être attribuées de manière catégorique aux corps, de la même manière que les propriétés qui s’y rapportent, indépendamment de toutes circonstances extérieures. Cette possibilité d’attribution catégorique des dispositions, témoignerait ainsi du fait qu’elles ne se réduisent pas à de pures puissances, mais possèdent bien une certaine forme d’actualité. Certains auteurs, comme B. Ellis ou C. Lierse vont même jusqu’à faire des pouvoirs et des processus dans lesquels ils s’inscrivent, un des deux genres fondamentaux de la réalité physique, aux côtés de celui regroupant les différentes espèces d’objets et de substances. Ainsi, Ellis défend l’idée selon laquelle les dispositions sont des propriétés « essentielles » des corps, qui définissent directement, aux côtés de leurs propriétés catégoriques, ce qu’ils sont :

  • 1 Ellis & Lierse, 1994 ; Ellis, 2000 ; et, pour une présentation plus complète, Ellis, 2001.

Au niveau le plus fondamental, ce qu’une chose est disposée à faire est ce qui fait d’elle le genre de choses qu’elle est1.

2Loin de se réduire à des analyses purement conditionnelles, nos attributions de dispositions décriraient alors des propriétés réelles essentielles aux objets et aux processus que nous rencontrons en physique, les lois causales de la nature, s’appuyant chez Ellis, sur ces pouvoirs, constitutifs de l’essence d’une chose. Cette conception « essentialiste » des pouvoirs et des dispositions, sur laquelle nous aurons à revenir, cherche donc bien à penser le fait qu’elles sont irréductibles à leurs manifestations possibles et possèdent une existence actuelle indépendante de ces manifestations.

3De la même manière que Leibniz définit la force comme une propriété irréductible à ses manifestations ponctuelles et aux abstractions géométriques qu’on peut en tirer, un auteur comme Mumford soutient ainsi, dans une perspective inspirée par celle d’Ellis, l’idée que les critiques adressées aux interprétations réalistes de la force par les partisans de l’analyse conditionnelle, confondent, en réalité, les dispositions avec leurs manifestations. Mais, comme on va le voir, en dépit des similitudes d’argumentation, il n’est pas du tout certain que ces approches essentialistes des pouvoirs physiques aboutissent en réalité aux mêmes conclusions que celles de Leibniz, ni qu’elles partagent une conception identique de la réalité de la puissance.

4Mumford part du constat selon lequel, s’il est vrai que les manifestations des dispositions dépendent d’une ou de plusieurs circonstances, il reste néanmoins que les dispositions elles-mêmes sont bel et bien possédées par l’objet auquel on les attribue, qu’elles se manifestent ou non. Ainsi, même si un vase n’est jamais projeté au sol et même si, à la limite, aucun objet de ce type n’avait jamais été brisé, il n’en resterait pas moins vrai que les vases sont fragiles, et qu’on peut donc leur attribuer de telles dispositions de manière inconditionnelle.

5Mumford affirme ainsi que nos attributions de dispositions reposent bien sur des intuitions réalistes. Il distingue ainsi trois genres d’hypothèses implicites à ces attributions :

(a) Un objet peut être fragile pendant mille ans sans avoir été brisé.

(b) Un objet peut posséder une disposition puis la perdre sans qu’elle se soit jamais manifestée.

(c) Un objet peut posséder une disposition dont la manifestation n’a encore jamais été testée et pour laquelle nous n’avons donc pas de concept approprié (sur laquelle nous ne pouvons donc pas énoncer de proposition vérifonctionnelle).

6La première hypothèse peut encore être développée dans un sens encore plus réaliste, dans la mesure où il n’est pas toujours aisé de déterminer précisément quelles sont les circonstances pertinentes, la liste des conditions requises pour la manifestation d’une disposition. Par exemple, un vase peut être brisé non parce qu’il est fragile mais parce qu’il se trouve pris dans le souffle d’une explosion. Dans ce cas, il faut distinguer l’attribution de la disposition en question de la valeur de vérité de ses conditions, ce qui pose une nouvelle difficulté aux partisans de l’analyse conditionnelle.

  • 2 L’argument avancé ici par Mumford a pourtant de quoi laisser un sceptique. En effet, il y a peu de (...)

7De même, si l’antiréaliste rétorque à la deuxième hypothèse qu’il faut néanmoins et qu’il suffit que la disposition soit au moins testable (ce qui est la position finalement adoptée par Carnap), Mumford remarque qu’il existe de nombreuses situations dans lesquelles ce test est exclu par principe. Citons pour exemple le cas d’un organisme ayant ingéré du poison et un antidote ou encore, le système de sécurité d’une centrale nucléaire, qui consiste à plonger des barres de bore dans le cœur d’un réacteur pour bloquer la réaction en cas d’accident rend impossible la vérification de sa disposition explosive. Cette dernière existe pourtant bel et bien dans la mesure où c’est elle qui motive la présence même du système de sécurité2.

  • 3 Mumford, 1998, p. 51 sq.

8Enfin, la troisième hypothèse peut facilement être illustrée par le cas des os, visibles aux rayons X, indépendamment du fait que les rayons X aient été découverts ou pas. Conditionner cette disposition particulière aux circonstances pratiques dans lesquelles elle est susceptible de se manifester revient à soutenir une forme d’anthropocentrisme insoutenable3.

9L’argument sur lequel s’appuie Mumford, consiste donc à souligner le fait que les dispositions sont bien attribuées aux corps comme des propriétés et non comme des ensembles d’énoncés conditionnels portant sur des événements observables, ou des « tickets inférentiels », pour reprendre la formule de Ryle. Elles possèdent bien une certaine existence actuelle dans le corps auquel on les attribue, et ce, indépendamment de leurs manifestations. Ainsi, on peut bien les considérer comme des propriétés réelles et pas seulement comme des classes d’énoncés ou comme des règles logiques. En même temps, et c’est là toute la difficulté, il y a bien un lien entre ces propriétés et le caractère conditionnel de leurs manifestations. Si elles sont bien, en un certain sens, catégoriques, au même titre que des propriétés comme la masse ou la structure moléculaire, les dispositions n’en restent pas moins tributaires, dans leur définition même, d’un certain rapport à la conditionnalité.

  • 4 Il écrit ainsi (Mumford, 1998, p. 1999) : « Plusieurs choses peuvent être solubles mais si elles le (...)
  • 5 « Mumford, 1998, p. 190-191 : « Les propriétés ne sont que des propriétés simpliciter, dont on devr (...)

10La solution de Mumford consiste à dire que les propriétés catégoriques et les propriétés dispositionnelles se distinguent seulement par rapport à la manière dont elles remplissent leur rôle causal. Cette causalité est de nature fonctionnelle dans le cas des dispositions, et leur appartient en vertu d’une nécessité conceptuelle posée a priori4. En revanche le rôle causal des propriétés catégoriques est découvert par enquête empirique uniquement a posteriori. Le rôle causal de telle ou telle structure moléculaire est découvert dans le cadre des expériences menées par le scientifique, alors que celui d’une propriété comme la fragilité ou la solubilité est fixé par leur concept, indépendamment de toute expérience. Mumford affirme alors que la distinction entre le catégorique et le dispositionnel n’est pas de re mais seulement de dicto, il s’agit de deux manières de dénoter des propriétés dont nous n’avons pas, en définitive, besoin de définir la nature ultime. Il soutient donc finalement une position qu’il qualifie de « monisme neutre »5, le statut ontologique définitif des propriétés physiques échappant à notre connaissance, qui doit se borner à distinguer les différentes manières que nous avons de dénoter ces propriétés et le rôle causal par où elles nous sont manifestes.

  • 6 Mumford, 1998, p. 122 : « Pour toute propriété intrinsèque et non abstraite P, P existe si et seule (...)
  • 7 On remarquera, au passage, que la manière dont Mumford définit les lois causales n’est pas sans sou (...)
  • 8 Dans l’ontologie contemporaine, cette conception se rapproche de ce qu’on appelle la théorie de tro (...)

11Le critère retenu par Mumford pour reconnaître une existence aux propriétés, qu’elles soient dispositionnelles ou catégoriques, c’est leur capacité à exercer un certain rôle causal6. C’est donc en définitive le fait qu’elles puissent être des instances de lois causales qui sous-tend l’existence des propriétés7. Ce qui est premier, ce sont les relations causales et les propriétés peuvent être induites à partir de ces relations. Cette conception conduit à défendre une théorie de l’objet comme complexe de propriétés instanciées, les substances proprement dites échappant au domaine de l’enquête scientifique8. Remarquons, au passage, que nous retrouvons ici des accents nettement « lockiens », qui invitent à renoncer à connaître les essences réelles à partir de l’expérience empirique, pour se contenter d’expliciter les conditions dans lesquelles nous pouvons élaborer une connaissance pertinente de leurs manifestations actuelles ou potentielles. Les essences auxquelles nous avons affaire en physique, y compris dans l’acception ontologique que souhaite leur donner Ellis, risquent donc de renvoyer uniquement à des genres ou à des espèces dérivées uniquement des classifications élaborées par la physique à un moment donné, ce qui pèse sur l’interprétation réaliste qu’il souhaite leur donner. Et cette difficulté est sans doute liée au fait que, dans les approches de Mumford comme dans celles d’Ellis, c’est, une fois de plus, la notion de « substance » qui fait les frais de l’interprétation réaliste des pouvoirs mise en avant au nom de leur responsabilité causale.

12Les arguments de Mumford visent avant tout à réfuter la réduction à l’œuvre dans les analyses conditionnelles des dispositions. Son ambition est de montrer qu’on ne peut pas les réduire à des énoncés décrivant les conditions dans lesquelles nous sommes en droit de les attribuer, ce qui conduit, comme on sait, à les considérer comme des comportements possibles de propriétés et non comme des propriétés à part entière. Ce faisant, il cherche à montrer que les dispositions peuvent bien être attribuées comme des propriétés, au même titre que celles que le corps possède indépendamment de toute circonstance. Seulement, il n’est pas certain que la manière dont il définit les dispositions lui permette de clarifier beaucoup en quel sens il serait légitime de leur attribuer une consistance ontologique. Tout en cherchant à réhabiliter la pertinence épistémologique des dispositions, il partage en réalité avec leurs détracteurs, l’idée que nous devons les penser comme des capacités générales, c’est-à-dire comme des puissances purement logiques. Les exemples qu’il utilise sont, à cet égard, éclairants.

13(a) Le premier exemple de Mumford souligne que nous pouvons être fondés à attribuer une certaine fragilité à un objet, par exemple à un vase, même si ce dernier ne manifeste pas cette disposition pendant mille ans. Ce faisant, il affirme simplement que nos attributions de dispositions peuvent être vérifiées a priori, comme des attributions de responsabilité causale fonctionnelle. Ce rôle fonctionnel peut être lui-même relativement indéterminé dans la mesure où Mumford remarque que même si ce vase venait à se briser, cela ne suffirait pas nécessairement à lui attribuer de la fragilité, car cette manifestation pourrait se produire pour d’autres raisons que le fait, pour lui, de posséder cette disposition. Mumford montre ainsi que nous pouvons attribuer une disposition indépendamment des données empiriques que nous possédons sur ses manifestations. Pourtant, il n’est pas certain que ce premier exemple soit convaincant. Pour quelle raison, en effet, serions amenés à attribuer à un certain objet particulier de la fragilité, si ce n’est parce qu’il appartient à des objets d’un certain type, dont nous avons pu observer, par ailleurs, qu’ils sont amenés à se briser dans certaines circonstances ? Ce n’est alors pas à ce vase en particulier que nous attribuons la fragilité, mais au type de vase auquel il appartient. Et nos attributions se fondent bien, dans ce cas, sur des observations antérieures effectuées sur des objets présentant suffisamment de ressemblance avec lui pour que nous les considérions relever d’un même genre. Par exemple, nous pouvons considérer un vase particulier comme fragile, s’il fait partie du type des « vases en cristal ». Mais nous serons sans doute plus prudents dans notre attribution si jamais il appartient au type des « vases en acier trempé », par exemple. Cela parce que nous disposons d’observations antérieures sur la manière dont se comportent les vases en acier trempé dans certaines circonstances. Et s’il est vrai que, très souvent, nous ne disposons pas de listes déterminées des circonstances pertinentes pour attribuer une disposition, cela joue aussi bien en défaveur de l’analyse conditionnelle que d’une interprétation ontologique des dispositions. En effet, on ne voit pas trop bien en quoi pourrait consister la nature d’une propriété dont on ne posséderait pas de critères d’identification définis.

  • 9 Une critique similaire peut être adressée à Ellis lorsqu’il définit les pouvoirs comme des propriét (...)
  • 10 En cela, il suit les positions d’Ellis qui envisage lui-même les essences comme des « genres » ou d (...)

14Il nous semble que l’argument de Mumford9 s’appuie en réalité plutôt sur le fait que les dispositions dont il parle possèdent une efficacité causale typique, plutôt que sur le fait qu’elles posséderaient, en elles-mêmes, une actualité dans la nature d’un corps10. En ce sens, il persiste à s’appuyer sur le fait que les pouvoirs physiques ne sont pas nécessairement manifestes pour en conclure à leur existence réelle, sans préciser pour autant quel statut ontologique précis on doit leur accorder.

15Or, il nous faut ici souligner tout ce qui distingue, d’un point de vue leibnizien un type ou un genre d’objets, de la notion de nature par laquelle il définit l’essence d’un corps.

16À proprement parler, Leibniz considère que ce sont les individus qui constituent les espèces dernières :

  • 11 Leibniz, Notationes Generales, VE, p. 186-7. [RG, p. 451]

Les singuliers sont véritablement les espèces dernières, et il ne peut jamais y avoir deux singuliers en tout point semblables, et par suite, le principe d’individuation est toujours quelque différence spécifique, ce que Saint Thomas disait quant aux intelligences, mais cela même est vrai de tous les individus. Mais remarquons que quand je dis que les hommes diffèrent entre eux par un espèce dernière, je n’entends pas par le nom d’espèce ( comme il arrive ordinairement ) une classe d’être engendrant des êtres qui leur sont semblables, comme l’espèce des hommes des chiens, des roses (quoique cette notion ne soit pas encore assez limpide et qu’on puisse se demander si loups et chiens, dogues et caniches nains diffèrent par l’espèce ) ; ni donc un universel, c’est à dire un terme constitué d’un nombre fini de termes, mais j’entends par là un terme dont il y a un concept propre différent du concept des autres termes11.

17Nous retrouvons ici une des applications du principe des Indiscernables en vertu duquel deux êtres réels ne peuvent différer solo numero mais possèdent toujours une différence spécifique et qualitative. Lorsqu’on donne au terme d’espèce son sens le plus rigoureux, il s’agit donc en fait de ce qu’il désigne parfois par le terme de notion complète, c’est-à-dire du concept qui permet d’attribuer à un individu l’ensemble de ses prédicats. Lorsqu’on parle de genre ou d’espèces en biologie ou en physique, nous n’avons affaire, selon Leibniz, qu’à des Universaux abstraits et non à des essences réelles. Ces classifications peuvent avoir une utilité épistémologique certaine, dans la mesure où elles permettent, notamment grâce aux propriétés géométriques des corps, d’établir des relations de concomitance régulière entre ce que nous observons dans l’expérience sensible et ces propriétés distinctes communes à tous les corps. Mais les genres ou espèces alors construites restent alors des abstractions sans consistance ontologique propre.

  • 12 Leibniz, NE, III, 6, § 14.

On peut prendre l’espèce mathématiquement et aussi physiquement. Dans la rigueur mathématique, la moindre différence qui fait que deux choses ne sont pas semblables en tout fait qu’elles diffèrent d’espèce(…). De cette façon deux individus physiques ne seront jamais parfaitement semblables, et, qui plus est, le même individu passera d’espèce en espèce, car il n’est jamais semblable en tout à soi-même au-delà d’un moment. Mais les hommes établissant des espèces physiques ne s’attachent point à cette rigueur et il dépend d’eux de dire qu’une masse qu’ils peuvent faire retourner eux-mêmes sous la première forme demeure d’une même espèce à leur égard : ainsi nous disons que l’eau, l’or, le vif-argent, le sel commun demeurent et ne sont que déguisés dans les changements ordinaires12.

18Un type (qu’il s’agisse d’un genre ou d’une espèce) est donc, en pratique, construit par abstraction, à partir de propriétés générales et communes à plusieurs objets et, s’il peut comporter une utilité épistémologique, nous n’avons aucune raison de supposer qu’il possède une existence réelle. Lorsque nous attribuons des propriétés à un type d’objet, nos attributions peuvent effectivement être vraies ou fausses selon qu’elles peuvent se déduire de la définition, en partie arbitraire, que nous donnons de ce type.

19Mais nous avons alors affaire, d’un point de vue leibnizien, à des propriétés purement formelles, et non à des propriétés qui seraient inhérentes à la nature d’un corps. A l’inverse, lorsque nous cherchons à savoir en quoi consiste la nature de quelque chose, nous nous intéressons à cette chose en tant que corps physique particulier, et pas simplement en tant qu’objet typique. Cela signifie que nous considérons alors la manière dont la matière qui lui est propre, est susceptible de se comporter. Et c’est, aux yeux de Leibniz, seulement dans ce cas, qu’on peut parler d’un rapport essentiel entre ses propriétés matérielles et la forme sous laquelle nous pouvons l’identifier. Nous n’avons plus alors affaire à des types abstraits, dotés de propriétés formelles purement accidentelles, mais à des corps concrets, dont les propriétés expriment la nature physique particulière.

20Ainsi, il n’est pas certain que des dispositions comme la fragilité puissent renvoyer à autres choses qu’à des caractéristiques formelles d’objets définis de manière en partie conventionnelle. En ce sens, elles désigneraient plutôt des possibilités purement logiques déduites de définitions linguistiques. On nous objectera que la fragilité peut toutefois être considérée comme une disposition inhérente au matériau qui compose le vase, qu’il s’agirait alors bien d’une propriété physique du cristal, par exemple. De la même manière, la dureté pourrait être considérée comme une propriété de l’acier trempé, et nous n’aurions alors plus affaire à des propriétés formelles typiques mais à des propriétés naturelles. Mais Leibniz aurait probablement répondu que la généralité d’une telle propriété, à supposer qu’on puisse la déterminer de manière précise, plaide plutôt en faveur d’une interprétation strictement épistémologique, qui verrait en elle une description purement fonctionnelle, tributaire d’un contexte d’interprétation particulier. Du point de vue de la connaissance scientifique de la nature du cristal ou de celle de tel alliage de métaux, la fragilité ou la dureté ne sauraient en tant que telles, renvoyer à des propriétés réelles des corps qu’ils composent. Et cela parce qu’elles résultent en réalité de propriétés plus fondamentales qui peuvent, elles, être rapportés à ces corps en tant que substances particulières. Ainsi, la force, à la différence d’une faculté générale comme la fragilité, peut être considérée comme une propriété réelle intrinsèque à tel ou tel corps, et nos attributions sont alors fondées sur une liaison d’inhérence réelle qui tient à ce qu’est la nature de ce corps.

21Seule une distinction entre l’essence d’un objet et la nature d’un corps permet donc, dans une perspective leibnizienne, de comprendre comment on peut donner une interprétation ontologique à la notion de pouvoir. Ce que Leibniz désigne par le terme d’ « essence », c’est la notion contenant tous les prédicats qu’on peut attribuer à une substance considérée, en tant qu’elle est possible. Sa « nature », désigne cette même essence, mais en tant qu’elle est réelle, c’est-à-dire qu’il faut y ajouter des considérations relatives aux décrets divins destinés à réguler les interactions causales du monde actuel. Il ne suffit pas, pour parler à propos des pouvoirs, de propriétés réelles, qu’on puisse éventuellement attribuer une disposition de manière a priori. Ce que cette possibilité indique, c’est seulement qu’une disposition générale comporte une efficacité causale typique, qui si elle peut s’avérer utile dans nos usages des objets, ne peut, en raison de sa généralité même, être attribuée en propre à un corps. La causalité que possèdent les natures physiques est, elle, une puissance toujours spécifique (quoi que soumise à des lois générales), qui comporte une tendance à la réalisation susceptible d’être attribuée comme une propriété réelle des corps et comme une composante essentielle de leurs natures particulières.

22De ce point de vue, il n’y a pas de différence fondamentale entre les dispositions dont parlent Ellis ou Mumford, et les propriétés géométriques que nous attribuons aux corps par une sorte de détour épistémique, pour pouvoir établir des concomitances entre leur structure spatiale et les qualités sous lesquelles elles nous apparaissent, si ce n’est que les secondes peuvent faire l’objet de mesures précises et catégoriques alors que les premières comportent parfois une certaine indétermination quant à leur critère d’identification. Tous deux admettent d’ailleurs que nous devons faire droit aux propriétés dispositionnelles à côté des propriétés catégoriques, qu’ils n’éliminent nullement de leur ontologie. Autrement dit, leur réhabilitation des dispositions ne remet pas fondamentalement en cause les présupposés ontologiques des catégoricistes héritiers de Descartes. Ils se bornent plutôt à compléter cette ontologie de propriétés catégoriques par des propriétés dispositionnelles qui leur seraient irréductibles.

  • 13 Cette distinction est d’ailleurs conforme à la différence que nous faisons entre un « matériel » et (...)

23Mais à la limite, on peut alors se demander si ces dernières n’ont pas alors une pertinence épistémologique douteuse, dans la mesure où les types d’objet auxquels on les rapporte et dont les définitions permettent de vérifier leurs attributions, sont, le plus souvent, bien plus confus que les notions utilisés par le géomètre. Ainsi, si les propriétés géométriques peuvent être analysées en termes rigoureux comme des diffusions continues et simultanées de la force de résistance inhérente aux corps, les dispositions, en tant que pouvoirs typiques, sont bien plus rétives à ce genre de clarification. Par exemple, le fait que nous puissions attribuer une certaine fragilité à une multitude d’objets, suggère que nous pouvons l’analyser en termes dynamiques rigoureux d’un grand nombre de manières différentes. Ce caractère typique peut avoir une utilité pratique certaine en fonction des contextes, comme par exemple, lorsque nous étudions la résistance des matériaux en vue de les utiliser pour certaines constructions. Mais ces descriptions fonctionnelles des pouvoirs n’appellent aucune interprétation ontologique en raison de leur caractère arbitraire et nous n’avons, dans ce cas, pas réellement affaire aux natures des corps, ni d’ailleurs à des corps proprement dits13.

24(b) Le deuxième exemple de Mumford est sans doute celui qui est le plus discutable, dans la mesure où il ne nous semble pas concluant du point de vue même de la démonstration qu’il a en vue. Mumford commence par affirmer qu’une disposition peut parfaitement apparaître et disparaître sans qu’elle se soit manifestée. En ce cas, et c’est ce qui l’intéresse, nous pouvons l’attribuer, là encore, indépendamment des circonstances dans lesquelles elle pourrait s’exercer. On peut, par exemple, reprendre un exemple de Kistler qui imagine qu’un morceau de verre possédant la disposition à « transformer » de la lumière blanche en lumière rouge, serait détruit aussitôt après avoir été produit. Dans ce cas, il semble bien que nous puissions effectivement lui attribuer cette disposition sans qu’elle se soit manifestée. Mais un tel exemple a de quoi laisser sceptique, car on ne voit pas trop qui serait véritablement enclin à attribuer à ce morceau de verre cette disposition et en quel sens. On a en effet ici à une situation dans laquelle il devient même difficile de parler d’objet en un sens quelconque, et qui renvoie plutôt à une construction logique plutôt qu’à une situation réelle.

25Pour montrer que nous pouvons déconnecter une attribution de disposition des conditions dans lesquelles elle s’exerce, Mumford utilise pour sa part l’image d’un système de sécurité dans une centrale nucléaire qui neutraliserait l’explosivité d’un réacteur, et celle d’un poison neutralisé par un antidote. On aura reconnu ici un problème désormais classique dans le débat contemporain, celui des dispositions « suspendues » ou « neutralisées ». Notons d’abord que les deux illustrations proposées par Mumford décrivent des cas qui renvoient à des situations passablement différentes. La présence d’un système de sécurité à l’intérieur d’une installation nucléaire s’explique en effet par sa fonction spécifique : c’est parce qu’un réacteur nucléaire peut se transformer, cela s’est vu, en bombe atomique, que le dispositif est installé. Dans le second cas, il peut arriver que la présence conjointe, dans un organisme, d’un poison et d’un antidote soit parfaitement contingente, et que l’antidote ne réponde alors apparemment pas à une fonction précise.

26Dans le premier cas, son argument consiste à dire que l’attribution d’une disposition explosive à un réacteur nucléaire se fait indépendamment de sa manifestation effective et que les circonstances dans lesquelles cette manifestation pourrait se produire sont précisément évitées par le dispositif de sécurité. Pour autant, on peut bel et bien considérer que le réacteur est explosif, ce qui le conduit à dire que cette attribution résiste, par principe, à l’analyse conditionnelle. A fortiori, nous pouvons donc considérer que certaines dispositions peuvent apparaître ou disparaître et être attribuées ou retirées, sans s’être manifestées dans des conditions de test pertinentes.

27On objectera toutefois que la présence même du dispositif de sécurité, même si elle ne suppose pas que nous ayons effectivement vérifiée la disposition explosive de ce réacteur particulier, résulte bien d’observations antérieures sur le comportement des réacteurs de ce type, ou sur des observations antérieures portant sur les réactions provoquées par la combinaison d’éléments physiques qui le composent à une échelle quelconque, par exemple, dans un laboratoire de physique nucléaire. Le fait que, par exemple, il soit indispensable de procéder à des essais nucléaires pour régler la puissance d’une bombe atomique, prouve bien que nous n’attribuons pas à une bombe une disposition explosive indépendamment de toutes considérations sur les circonstances dans lesquelles ce pouvoir peut se manifester. Il parait donc assez douteux que nous puissions véritablement attribuer des dispositions de manière entièrement a priori dans des cas de ce genre. Cela signifie que les dispositions dont parle Mumford doivent bien, à un moment donné, être identifiée par rapport à des propriétés attribuées de manière catégorique aux éléments qui permettent de les obtenir. Ainsi, l’ingénieur, qu’il cherche à provoquer ou à éviter telle ou telle disposition, doit bien toujours, à un moment donné, pouvoir la rapporter à une combinaison de propriétés catégoriques. Le fait que nous puissions ensuite décrire ces dispositions comme des caractéristiques fonctionnelles d’un dispositif technique n’enlève rien au fait qu’elles comportent une dimension conditionnelle ce qui n’est pas le cas des propriétés catégoriques. De plus, il est clair que si cela ne prouve pas que les propriétés catégoriques soient les seules propriétés physiques réelles alors en jeu, le fait que l’identification des dispositions soient dans ce cas, tributaire de la fonction en partie arbitraire de l’objet auquel on les attribue, ne plaide pas vraiment en faveur de leur interprétation ontologique.

28Le fait que nous ayons affaire, dans cet exemple de Mumford, à un objet technique par excellence, n’est en effet pas sans conséquence sur l’interprétation ontologique que nous pouvons donner de ses propriétés. En tout état de cause, on ne peut pas considérer le pouvoir explosif d’un réacteur atomique comme un pouvoir réellement naturel. À l’évidence, la construction d’un réacteur nucléaire suppose une connaissance approfondie des atomes et des lois qui régissent leurs comportements. Pour autant, on a bien affaire, dans le cas d’un réacteur, à un objet dont la définition est d’abord fonctionnelle, et c’est par accident que la combinaison des éléments physiques qui le composent, possède telle ou telle caractéristique. Si un physicien extra-terrestre souhaitait établir une théorie scientifique de la physique des corps du globe, il est peu probable que nous commencerions par lui donner les plans d’une centrale ! Et s’il est clair que nous pouvons déduire certains effets de nos dispositifs artificiels en s’appuyant sur des lois causales, les relations de causalité auxquelles nous avons affaire doivent, dans ce cas, être interprétées comme de purs rapports de concomitance entre des caractéristiques fonctionnelles tributaires de l’usage que nous faisons de ces dispositifs. La plupart du temps, ces caractéristiques sont d’ailleurs définies de manière conventionnelle en vue d’établir de tels rapports de concomitance utilisables techniquement. Si Leibniz parle bien dans ces cas de causalité, il s’agit seulement d’une causalité entièrement accidentelle, par opposition à la causalité réelle qui connecte les corps selon les relations qu’entretiennent leurs natures. Par exemple, nous pouvons avoir tout intérêt à analyser les qualités sensibles en montrant qu’elles sont généralement reliées à telle ou telle configuration géométrique dans les corps. Cette analyse nous permet de déduire certaines qualités sensibles selon des rapports de concomitance régulière.

29Mais cette conception de la causalité, qui est celle des interprétations orthodoxes du Mécanisme moderne, doit, selon lui, être complétée par une autre, qui tienne compte du rapport d’antériorité naturelle d’une cause sur ses effets. Celle-ci implique de prendre en compte les notions claires et distinctes les plus primitives à partir desquelles nous pouvons déduire les propriétés réelles des corps, indépendamment des usages auxquels nous pouvons, par ailleurs, les destiner. C’est ainsi qu’il faut comprendre en quel sens les forces peuvent être considérées comme les causes réelles des mouvements et des figures que nous attribuons aux corps. En tant qu’elles apportent une compréhension plus complète et plus déterminée de ces propriétés géométriques et de leurs effets, elles sont bien les causes ultimes, antérieures par nature et permettent de comprendre en quoi consiste la nature même des corps.

30Lorsqu’on attribue à un corps une certaine quantité de force, on lui attribue ainsi une propriété réelle qui exprime précisément en quoi consiste sa nature particulière dans la mesure où elle permet une détermination complète et spécifique de ces comportements passés, présents et à venir. C’est ce qui explique qu’on puisse l’attribuer à un corps par une relation d’inhérence d’un prédicat à un sujet, qui dénote dans le domaine de l’ontologie, la relation qui existe entre une substance et ses qualités. Aussi, si Leibniz ne parle de puissances réelles qu’à propos des corps et non des objets en général, c’est parce qu’il considère que la physique porte sur des êtres individuels concrets et non sur des dispositifs artificiels obéissant à des fonctions particulières. Et c’est à cette condition que nous pouvons en donner une interprétation proprement ontologique. Lorsque nous décrivons les caractéristiques ou les fonctionnalités d’un objet ou d’un matériel, nous n’avons affaire qu’à des conventions plus ou moins arbitraires et, partant, plus ou moins indéterminées. Les natures ne connaissent pas d’indétermination de ce type. Les propriétés et les relations causales qu’elles instancient dans les corps sont entièrement déterminées par la rationalité d’ensemble de l’univers qui garantit nos attributions et la rigueur de notre discours scientifique.

31Ces remarques signifient que le problème des antidotes soulevé par certains auteurs contemporains doit être, d’un point de vue leibnizien, remis en perspective à partir de cette distinction entre les essences et les natures, ces dernières seules admettant une interprétation ontologique. Dans le cas cité par Mumford, le fait que les effets de la disposition létale d’un poison soit neutralisés par un antidote ne constitue, dès lors, pas un argument suffisant pour dire que cette disposition du poison serait une propriété réelle parce qu’identifiable et attribuable de manière a priori. On pourrait penser que le fait d’avoir affaire à une certaine substance chimique nous place, dans ce cas, sur le terrain de propriétés fonctionnelles inhérentes aux natures elles-mêmes, mais nous pensons que cette interprétation ne tient pas compte de la définition très précise que Leibniz attribue à la notion de nature. Le caractère létal d’un poison est bien une caractéristique fonctionnelle en ce sens qu’il s’agit d’une disposition active sur certains types d’organismes, et, qu’à ce titre, elle relève d’un lexique plutôt médical que physique. En ce sens, elle ne porte pas directement sur la nature du corps qui constitue ce poison et il ne s’agit pas exactement d’une propriété naturelle. Elle s’inscrit plutôt dans un projet de description « technique » des effets de certaines molécules sur certains organismes.

32Mais on peut alors soutenir l’idée qu’elle ne renvoie pas véritablement à une propriété physique, dans la mesure où, pour reprendre un exemple fameux, il n’est pas inscrit dans la nature de l’opium qu’il fasse dormir. Ce que nous pouvons faire, c’est, comme le dit Harré, étudier la composition de l’opium et repérer en quoi son action somnifère est corrélée à telle ou telle configuration de molécules, mais ce faisant, on ne l’étudie encore que de manière abstraite comme un type de substance chimique, en cherchant à définir les caractéristiques générales de ce type et la manière dont elles peuvent être accidentellement corrélées. Les caractéristiques ainsi définies, qu’il s’agisse de dispositions attribuées à ce type (de manière éventuellement a priori comme c’est le cas lorsque leurs effets sont neutralisés par des antidotes), ou de propriétés structurales géométriques, ne renvoient donc pas à des propriétés naturelles de tel ou tel échantillon d’opium, mais aux descriptions formelles que nous donnons de certaines de ses caractéristiques en tant que genre physique possible.

33(c) On pourrait produire le même type d’analyse pour contester les conclusions que Mumford tire du troisième exemple de disposition qu’il propose. Son argument consiste en effet à dire que la disposition que possèdent les os d’être visibles aux rayons X n’est vraisemblablement pas apparue au moment où on l’a découverte. Il adapte ici un argument classique, avancé par les partisans d’une interprétation réaliste des concepts scientifiques contre ceux qui soutiennent que la science construit entièrement les objets et les propriétés sur lesquels elle travaille. Certains auteurs ont ainsi pu soutenir que tel pharaon égyptien n’avait pas pu mourir de la tuberculose compte tenu du fait que le bacille n’avait été découvert que des siècles plus tard… S’il nous semble plus raisonnable de souscrire à l’idée que la science décrit des propriétés réelles qui préexistent à leur découverte, il n’est pourtant pas certain que les dispositions dont parle Mumford puissent être considérées comme des propriétés de ce type. On remarquera d’abord que la disposition qui consiste à « être visible aux rayons X » est une disposition un peu particulière, qui se distingue sensiblement des pouvoirs que nous attribuons quotidiennement aux objets. Il s’agit ici, de manière assez explicite, d’une disposition qui suppose, pour qu’on puisse l’attribuer, de disposer d’un appareillage d’observation spécifique, ce qui suggère, une fois encore, qu’elle a une dimension fonctionnelle qui détermine sa signification. Peut-on, cela dit, la considérer comme une propriété physique authentique qui nous apprendrait quelque chose sur la nature des os? En un sens, il est clair qu’il s’agit d’une caractéristique que nous pouvons leur attribuer même si on n’est jamais entré dans un laboratoire de radiologie, mais il faut toutefois qu’elle ait pu être observée à un moment donné par quelqu’un dans des conditions adéquates pour que nous soyons fondés à l’attribuer. Dira-t-on alors que cette caractéristique existait bien avant que le couple Curie ne la découvre et qu’en ce sens, elle dénote bien une propriété réelle inhérente à la nature des os ? En l’espèce, il semble que nous ayons d’abord affaire à une notion qui n’a de sens qu’à l’intérieur d’un dispositif expérimental donné. Il s’agit certes, dans ce cas, d’un dispositif qui vise à nous donner une connaissance scientifique, mais peut-on pour autant en conclure que cette connaissance porte alors sur la nature des os en tant que corps physiques ? Dans une perspective leibnizienne, on aura plutôt tendance à répondre que le but de la recherche consiste alors plutôt, ce qui, d’un point de vue scientifique, est d’ailleurs parfaitement légitime à nous renseigner sur des caractéristiques générales d’un type de corps plutôt que sur sa nature. À l’évidence, on n’a plus affaire, dans le cas qui nous occupe, à des objets artificiels définis uniquement par des fonctions relatives à un usage particulier et en partie arbitraire. Les os, comme les rayons X, sont bien des entités physiques authentiques et il semble que nous ayons, avec le pouvoir causal que nous attribuons, de manière éventuellement a priori, aux premiers sur les seconds, la connaissance d’une véritable propriété des os, susceptible d’être interprétée de manière ontologique.

34Pour comprendre les raisons qui conduiraient probablement Leibniz à refuser pourtant de tirer une telle conclusion, il faut se souvenir de la distinction ontologique qu’il établit entre les « agrégats de matières » et les « substances corporelles ». La notion d’ « agrégat » renvoie, chez Leibniz, à une multiplicité ou une collection d’individus, dépourvue d’unité réelle et qui ne sont regroupés que pour des raisons idéales ou imaginaires. Ainsi nous pouvons parler d’un tas de pierres ou d’une armée, quand, en réalité, nous n’avons affaire qu’à une multiplicité d’individus regroupés sous une unité seulement apparente en raison de leur ressemblance, dans le premier cas, ou de leur fonction dans le second. Si l’agrégat n’a pas d’unité réelle, cela implique qu’il n’a pas non plus d’existence réelle. Leibniz est catégorique sur ce point :

  • 14 Leibniz, GP, II, p. 97.

Pour trancher court, je tiens pour un axiome cette proposition identique qui n’est diversifiée que par l’accent : que ce qui n’est pas véritablement un être, n’est pas non plus véritablement un être14.

  • 15 Ibid.

35Ainsi, la définition ontologique de l’être repose avant tout sur l’unité qu’on peut lui attribuer et cette unité ne se trouve en réalité que dans les substances individuelles proprement dites. Cela signifie que lorsque nous parlons des corps en tant que types ou agrégats, c’est-à-dire en ne considérant en eux que ces propriétés abstraites ou modales que sont les propriétés géométriques ou les facultés générales, nous n’avons pas affaire à la réalité des corps, mais seulement à des caractéristiques d’agrégats de matière. Or, si nous pouvons parler à propos des corps matériels d’agrégats, cela signifie qu’il existe, sous-jacents à ces agrégats, des substances individuelles qui les composent, car « il n’y a point de multitude sans véritables unités15 ».

36Ces unités sont des entités à la fois physiques et métaphysiques, ce sont précisément les natures, qui confèrent à la matière et à des diverses manifestations leur réalité et leur unité. Ainsi, nous devons distinguer les purs « agrégats » des « substances corporelles », qui ajoutent à la matière composant les corps, un dynamisme et une organisation spontanés. Car :

  • 16 Leibniz, GP, II, p. 100.

Le corps à part, sans l’âme, n’a qu’une unité d’agrégation, mais la réalité qui lui reste provient des parties qui le composent et qui retiennent leur unité16.

37Dans le domaine physique, on aura compris que ces « âmes », ce sont précisément les forces qui permettent d’organiser les comportements successifs d’un corps dans une série unique, possédant en elle-même ses déterminations extensives et intensives. C’est seulement à condition d’associer à la matière ces principes d’unité et d’animation dynamiques que sont les forces, que nous avons accès à la « nature » des corps en elle-même, à des substances corporelles réelles et non à de simples agrégats. Cela signifie, une fois de plus, que seules les forces peuvent être considérées comme des propriétés réelles, alors que les facultés que nous attribuons éventuellement aux agrégats ne sont que des propriétés purement logiques et abstraites. Ainsi, dans l’exemple de Mumford, la disposition des os à être visibles aux rayons X est bien plutôt une propriété fonctionnelle purement logique de ces agrégats matériels que sont, pour le radiologue, les os. Pour comprendre en quoi consiste la nature de leurs composants, il ne faut pas, d’un point de vue leibnizien, s’en tenir à la description des propriétés des os considérés comme des types de corps matériels. Ce qui confère à un os son unité et sa réalité, ce sont les multiples natures physiques qui le composent et qui doivent être analysées en termes de forces passives de résistance et de forces actives. Les dispositions fonctionnelles d’un os ne sont que les propriétés purement logiques que nous attribuons à la collection des substances corporelles qui le composent, qui sont alors regroupées sous une unité purement idéale, et qui ne nous donnent que des descriptions modales abstraites de l’activité réelle de ces natures. Ces descriptions peuvent nous être utiles dans la mesure où elles nous donnent des descriptions fonctionnelles et causales qui nous permettent de connaître de manière détournée la manière dont se comportent les corps. Mais elles ne sont susceptibles d’aucune interprétation ontologique véritable dans la mesure où elles ne portent que sur des abstractions et non sur des entités réelles.

7.2. L’actualité de la puissance chez Leibniz

38Dans un opuscule de 1702 consacré à la nature des corps, Leibniz écrit :

  • 17 Leibniz, GP, IV, 395 [SNN, p. 177].

« Il ne faut pas concevoir la force active, que d’ordinaire on appelle aussi force, absolument parlant, comme la simple puissance communément admise dans les écoles, c’est-à-dire comme réceptivité de l’action, mais comme enveloppant un effort ou une tendance à l’action, de sorte que celle-ci en suit si rien d’autre ne l’en empêche. C’est en cela que consiste proprement l’έντελέχεια mal comprise dans les écoles ; car cette puissance-là enveloppe un acte et n’en reste pas à la faculté nue, même si elle ne parvient pas toujours intégralement à l’action où elle tend, je veux dire chaque fois qu’elle en est empêchée17.

39Reprenant ici la distinction entre l’acception ontologique et l’acception purement logique de la puissance, Leibniz soutient qu’à la différence de la seconde, la première possède bien une forme d’actualité, même si cet acte dont elle est porteuse n’est pas toujours intégralement réalisé et manifeste. Cela signifie qu’à ses yeux, nous sommes bien fondés à considérer la force comme une propriété physique existant en acte dans les corps et susceptible de leur être attribuée de manière catégorique, au double sens logique et ontologique de ce terme. En ce sens, il nous invite bien à reconsidérer la distinction contemporaine entre propriétés dispositionnelles et propriétés catégoriques, puisqu’une compréhension correcte des dispositions réelles qui sous-tendent les phénomènes physiques, nous enseigne qu’elles sont irréductibles à de simples possibilités conditionnelles de changement et comportent une actualité spécifique. Pour autant, Leibniz rappelle que cette actualité des forces a ceci de particulier qu’elle n’est pas complètement achevée dans la mesure où les forces peuvent se trouver entravées dans leur exercice et que la réalisation des tendances dont elles sont porteuses est tributaire des obstacles que peuvent leur opposer les forces des autres corps qui les environnent. Comment dès lors comprendre cette actualité partielle ou limitée des puissances à l’œuvre en physique ?

40Sa position consiste, sur ce point, à suivre la distinction établie par Aristote entre les différents sens que nous pouvons donner à la notion d’actualité :

  • 18 Leibniz, TH, § 87.

Le Stagirite conçoit qu’il y a deux espèces d’actes, l’acte permanent et l’acte successif. L’acte permanent ou durable n’est autre chose que la forme substantielle ou accidentelle : la forme substantielle, comme l’âme par exemple, est permanente tout à fait, au moins selon moi, et l’accidentelle ne l’est que pour un temps. Mais l’acte entièrement passager, dont la nature est transitoire, consiste dans l’action même. La notion de l’entéléchie porte avec elle non seulement une simple faculté active, mais aussi ce qu’on peut appeler force, effort, conatus, dont l’action même doit suivre si rien ne l’en empêche. La faculté n’est qu’un attribut, ou bien un mode quelquefois ; mais la force, quand elle n’est pas un ingrédient de la substance même, c’est à dire la force qui n’est point primitive, mais dérivative, est une qualité qui est distincte et séparable de la substance. J’ai montré aussi comment on peut concevoir que l’âme est une force primitive qui est modifiée et variée par les forces dérivatives ou qualités et exercée dans les actions18.

  • 19 Remarquons que Leibniz distingue ici une fois de plus, les simples « facultés », par quoi il faut e (...)

41Cette fois encore, la densité du propos mérite qu’on s’y attarde un peu. Conformément à ce que dit Aristote, Leibniz rappelle que ce qui est en acte se dédouble d’abord en acte permanent et en acte successif, l’être en acte permanent désignant ce qui relève, dans les corps, soit de leur forme substantielle, que Leibniz appelle encore « force primitive » ou « entéléchie », soit de leur « forme accidentelle », que Leibniz appelle aussi « force dérivative » ou « qualité »19. Ce qui est en acte de manière uniquement successive, c’est l’action elle-même, perpétuellement changeante et par laquelle se manifestent les modifications physiques d’un corps.

42Mais il nous faut, en réalité, distinguer trois niveaux d’actualité différents, celui dont relèvent les formes substantielles, celui dont relève l’action et celui, intermédiaire, dont relèvent les formes accidentelles que sont les forces dérivatives. Ce qui permet de les distinguer, c’est leur degré de permanence, complète dans le cas des formes substantielles, provisoire, dans le cas des formes accidentelles et seulement successive dans le cas de l’action proprement dite.

43Ce qui est en acte de manière permanente dans les corps, et en quoi consiste leur forme substantielle, c’est la force primitive qui leur est inhérente, force qui unifie et effectue la série des perceptions spécifiant une substance. Entièrement spirituelle, elle possède, en tant que loi de la série des perceptions, une unité complète et constitue la forme permettant d’identifier une substance de manière permanente.

44Cette force primitive est directement substantielle et comporte le maximum de réalité, dans la mesure où elle est indissociable des monades qu’elle constitue. Elle doit être distinguée de ces forces accidentelles que sont les forces dérivatives, c’est à dire à celles auxquelles a affaire le physicien, et qui doivent être comprises comme des expressions ponctuelles et provisoires de cette force primitive dans la réalité phénoménale. Ces forces dérivatives existent bien en acte, mais dans la mesure où elles se modifient sous l’action des forces des autres corps, leur actualité est seulement instantanée et elles peuvent être partiellement dissociées des substances proprement dites. C’est en ce sens qu’elles peuvent être dites accidentelles, car elles manifestent seulement des configurations ponctuelles de l’activité perceptive des substances. Mais en même temps, ces configurations, en tant qu’elles expriment les formes substantielles qui sous-tendent les corps, existent bien en acte dans l’instant où on les considère.

45Enfin, l’action d’un corps manifeste une forme d’actualité entièrement successive, dans la mesure où elle se transforme constamment. Comme on l’a vu en première partie, les transformations successives de l’action d’un corps peuvent être décrites à la fois de manière a posteriori comme des effets du concours qu’il entretient avec les corps qui l’environnent, et de manière a priori comme des effets de son dynamisme intrinsèque. Cette deuxième estimation permet de comprendre en quel sens l’action d’un corps peut être dite actuelle et se rapporter de manière catégorique à une substance corporelle.

46Ainsi, il convient selon Leibniz de distinguer précisément trois manières d’être en acte, selon que cette actualité est permanente, instantanée ou successive. À chacune de ces manières d’être en acte correspond un certain type d’entités physiques ou métaphysiques. L’être en acte permanent est caractéristique des forces primitives qui constituent les ingrédients directs des substances, l’être en acte instantané est caractéristique des forces dérivatives qui, en un instant t, sont porteuses de la loi de la série des états physiques passés, présents et à venir d’une substance corporelle, l’être en acte successif est caractéristique de l’action proprement dite, qui tout en se modifiant constamment, n’en possède pas moins une certaine réalité que l’analyse a priori permet de mettre en perspective comme une expression de l’activité inhérente aux substances. Aussi Leibniz peut-il écrire dans la suite de l’opuscule de 1702 :

  • 20 Leibniz, GP, IV, 397 [SNN, p. 179].

En outre la force dérivative ne diffère pas autrement de l’Action que l’instantané du successif ; car la force est déjà dans le premier instant, mais l’action a besoin du cours du temps, et résulte donc du produit des forces par le temps, conçu en toute partie du corps. C’est pourquoi l’action est en raison composée du corps, du temps, et de la force ou puissance20.

  • 21 C’est la raison pour laquelle la lecture que donne Franck Burbage des différentielles en termes de (...)

47Entre ces entités entièrement métaphysiques que sont les forces primitives et ces entités mixtes que sont les forces dérivatives et actions des corps, il y a, selon Leibniz, un rapport d’expression qui sous-tend dans le travail du physicien, l’usage du calcul infinitésimal dans l’estimation des forces et de l’action. Ce que permet ce calcul, dans l’estimation de la force vive et de la quantité d’action qu’on peut attribuer à un corps, c’est de rapporter des mesures instantanées et différentielles à une série unique (l’intégrale), dans laquelle se trouve le principe de leur succession et qui leur confère une unité quasi substantielle, exprimant, dans l’ordre des phénomènes, l’unité caractéristique de la substance21. Pourtant, seules les forces primitives ou formes substantielles possèdent une actualité et une existence complètes, dans la mesure où elles manifestent le caractère indivisible et absolu de l’unité des substances.

48À propos des forces primitives, Leibniz affirme qu’il s’agit des « ingrédients » même de la substance. Ainsi, lorsqu’on les considère relativement aux corps qui les expriment dans l’ordre des phénomènes, ce sont bien elles qui peuvent être dites constituer la nature de ces corps, nature qui couplée à la matière passive, leur confère réalité et efficacité. La nature d’un corps, c’est donc en somme la substance qui s’y trouve, même si celle-ci est alors caractérisée de manière abstraite. Ainsi, il précise :

  • 22 Leibniz, Lettre à Pellisson du 8/18 janvier 1692, FC, I, p. 312 [SNN, p. 43].

Le mot de substance se prend de deux façons, pour le sujet même et pour l’essence du sujet : pour le sujet même quand on dit que le corps ou le pain est une substance ; pour l’essence du sujet quand on dit la substance du corps ou la substance du pain. Et alors, c’est quelque chose d’abstrait. Lors donc qu’on dit que la force primitive fait la substance des corps, on entend leur nature ou essence […]. Ainsi, personne ne pourra se formaliser si l’on prend la substance in abstracto pour la force primitive, laquelle aussi demeure toujours la même dans le même corps et fait naître successivement des forces accidentelles et des actions particulières, lesquelles ne sont toutes qu’une suite de la nature ou de la force primitive et subsistante appliquée à d’autres choses22.

  • 23 Elles permettent également de distinguer sa position du « nouvel essentialisme » revendiqué par Ell (...)

49Ces formules permettent de comprendre en quel sens Leibniz peut caractériser les forces primitives animant les substances comme les composantes de leur essence, c’est-à-dire comme des formes ou des qualités essentielles) et, par distinction, les forces dérivatives comme des qualités accidentelles des substances23.

50Ces dernières peuvent en effet être considérées comme des propriétés instantanées attribuées à tel ou tel corps, propriétés qui expriment, du point de vue de ce corps, son activité propre, mais en même temps, elles peuvent aussi, selon les mots de Leibniz, être considérées indépendamment de lui, dans la mesure où elles se modifient au gré des rencontres de ce corps avec d’autres, à l’occasion d’interactions physiques réglées par des lois strictes.

51Reste alors à comprendre comment les corps peuvent tirer leur réalité de forces essentiellement métaphysiques, et quel statut ontologique donner à ces forces actuelles instantanées que sont les forces dérivatives.

7.3. Forces primitives et substances corporelles

52Les forces primitives désignent en effet des entités métaphysiques qui n’entrent pas directement en jeu dans l’analyse de la réalité physique. Pour comprendre en quoi elles consistent, Leibniz a recours au terme grec d’entéléchie, mais aussi à la notion d’appétition, par laquelle il désigne la succession des perceptions internes d’une substance individuelle ou monade, succession effectuée par la force primitive :

  • 24 Leibniz, Monadologie, § 15.

L’action du principe interne qui fait le changement ou le passage d’une perception à une autre, peut être appelée Appétition24.

  • 25 Leibniz, GP, IV, p. 483 [SNN, p. 71].

53La force primitive est donc le principe expliquant les changements qui se produisent en ces substances simples que sont les monades. Ces changements ne sont pas des changements de figures ou de forme dans la mesure où nous n’avons alors plus affaire à des corps matériels, qui, en tant qu’ils sont divisibles à l’infini, sont seulement des agrégats de matière, mais à des atomes spirituels, qui doivent être pensés comme des « points métaphysiques »25 à partir desquels la multiplicité des substances environnantes se trouvent exprimée dans une perspective unique et déterminée sous forme de « perceptions ». Mais en même temps, Leibniz rappelle constamment que l’enquête physique, si elle ne doit pas avoir recours directement aux forces primitives dans les explications qu’elle fournit des phénomènes, doit toujours les considérer comme des compléments indispensables à une définition complète de la réalité des corps.

54Pour comprendre le rôle que jouent ces forces primitives dans la compréhension des corps physiques, il faut se rappeler la distinction que Leibniz établit entre ce qu’il appelle la « matière première » et ce qu’il désigne par le terme de « matière seconde » ou encore, dans certains textes, de matière « vêtue ». S’il est, à ses yeux, acquis que la matière ne saurait se réduire à l’étendue tridimensionnelle, l’analyse qu’il en propose en termes de « répétition continue et simultanée » de la force de résistance passive que les corps opposent au mouvement est encore elle-même insuffisante, dans la mesure où elle ne permet pas de rendre compte de la nature de ce qui se trouve alors étendu sous cette forme. Parce qu’il s’agit d’une force passive, la résistance, qui se décompose, comme on l’a vu précédemment, en inertie et en impénétrabilité, ne nous donne qu’une définition de la « pure » matière, qui est insuffisante pour saisir en quoi consiste le principe interne des changements que possède chaque corps. C’est seulement à partir du moment où on associe à la matière qui compose un corps, la force active primitive qui l’anime que nous pouvons parler de « substance corporelle » et lui attribuer une réalité :

  • 26 Leibniz, NE, IV, 3, § 3.

Il faut considérer que la matière, prise pour un être complet, (c’est-à-dire la matière seconde opposée à la première, qui est quelque chose de passif, et par conséquent incomplet) n’est qu’un amas, ou ce qui en résulte, et que tout amas réel suppose des substances simples et des unités réelles, et quand on considère encore ce qui est de la nature de ces unités réelles, c’est à dire la perception et ses suites, on est transféré pour ainsi dire dans un autre monde, c’est-à-dire dans le monde intelligible des substances au lieu qu’auparavant on n’a été que parmi les phénomènes des sens26.

55En un autre sens, cette nature perceptive des substances simples qui sous-tendent la réalité matérielle, ce sont les forces primitives elles-mêmes :

  • 27 Leibniz, GP, IV, p. 395 [SNN, p. 177)].

La force active primitive qu’Aristote appelle έντελέχεια ή πρώτη, et le langage courant forme de la substance, est l’un des deux principes naturels qui, avec la matière ou force passive, achève la substance corporelle27.

56Les forces primitives ou entéléchies, permettent donc d’attribuer aux corps un principe actif intrinsèque, à l’origine de leurs changements, et qui sous-tend la résistance que l’on trouve dans la matière première. Associée à cette matière première, à ce que Leibniz appelle la Masse, elle permet de parler de « substance corporelle » et plus seulement d’un agrégat de matière. Parler de substance corporelle, c’est reconnaître dans les corps un principe d’unité que leur fournit précisément leur nature, en tant qu’elle organise à partir d’une série unique les changements successifs qui le concernent et assume en même temps l’efficience de cette succession d’états. Les concepts de la Dynamique complètent ainsi les premiers critères d’abord retenus par Leibniz pour définir la substantialité à l’époque du Discours de métaphysique. À la fin des années 1680, c’est en effet l’unité qui est mise en avant pour distinguer les substances véritables des simples agrégats qui nous apparaissent dans l’ordre des phénomènes. C’est parce que tout ensemble suppose logiquement et ontologiquement des unités élémentaires réelles que les phénomènes peuvent être dits comporter une part de réalité sans toutefois être, en tant que tels, des entités réelles.

  • 28 Voir par exemple ce que dit Leibniz dans un passage célèbre de sa correspondance avec Arnauld : « T (...)

57Le terme d’agrégat désigne alors, chez Leibniz, des regroupements d’éléments qui n’ont pas d’unité véritable, mais qui sont justifiés uniquement par des ressemblances extrinsèques ou par des modalités identiques entre ces éléments. Par exemple, lorsque nous parlons d’un tas de pierre ou d’une armée, nous ne désignons en réalité que des unités imaginaires, formulées en raison de l’apparence identique des pierres qui composent le tas, ou des dispositions qui animent les individus composant l’armée. Mais au sens propre du terme, nous n’avons pas affaire, dans ces deux cas, à des unités ou à des êtres réels, comme si nous devions considérer que le tas ou l’armée possédaient une existence en tant que tels28.

  • 29 Ce thème constitue l’objet même du célèbre opuscule De la réforme de la philosophie première et de (...)

58Le concept de puissance, tel qu’il est élaboré dans la Dynamique, permet à Leibniz de compléter ce premier critère en lui ajoutant celui de l’activité et de l’efficacité intrinsèque, ajoutant ainsi un nouvel éclairage sur la notion de substance29. La notion de force primitive permet en effet d’organiser la multiplicité des rapports perceptifs par lesquels une monade exprime ce qui l’entoure en une série unique et cohérente, dotée de sa propre efficience. De même, elle fournit un point d’ancrage, un foyer, pourrait-on dire, aux multiples modifications que peut connaître un corps dans le concours qu’il entretient avec les autres. Si un corps n’était composé que de pure matière « première », on ne pourrait non seulement pas expliquer d’où lui vient sa capacité de résistance, mais on ne pourrait en définitive pas comprendre non plus ce qui lui confère une unité organique sous-jacente à ses modifications continuelles. C’est uniquement à partir du moment où on associe à la matière d’un corps sa nature propre, qu’il se trouve en quelque sorte « substantié », et que nous pouvons décrire ses propriétés comme des propriétés réelles quoique dérivées de cette nature propre.

7.4. Statut ontologique des forces dérivatives

59Si la notion de substance corporelle permet bien de parler des propriétés dynamique d’un corps comme de qualités réelles, qui expriment la force primitive constituant sa nature, il reste que les forces dérivatives sur lesquelles travaille spécifiquement le physicien demeurent, aux yeux de Leibniz, des qualités accidentelles de leurs natures, en ce que leur actualité est seulement instantanée et ne possède pas la même permanence que celle qui caractérise les forces primitives. On a vu que les forces dérivatives, lorsqu’elles sont actives, sont des propriétés mixtes, en ce qu’elles relèvent à la fois de la physique et de la métaphysique. Elles relèvent de la physique dans la mesure où ce sont elles qui permettent d’expliquer les propriétés et les modifications qui se produisent dans l’étendue géométrique comme dans l’ordre phénoménal. Mais elles relèvent également de la métaphysique dans la mesure où la tendance spontanée au mouvement qui les caractérise, ne peut se comprendre que comme une expression des forces primitives qui constituent les ingrédients des substances proprement dites. Cette mixité, si elle s’avère particulièrement féconde d’un point de vue épistémologique, n’en soulève pas moins certaines difficultés d’interprétation ontologique. Il n’est en effet pas facile de comprendre en quel sens elles se rapportent précisément à la notion leibnizienne de substance. Car la manière dont Leibniz explique cette liaison varie assez souvent, et les analyses qu’il en donne ne se recoupent pas toutes immédiatement.

60Le plus souvent, il les définit conformément à la doctrine de l’harmonie préétablie, comme des « expressions » des forces primitives, par où il faut comprendre qu’elles reproduisent dans l’ordre des phénomènes physiques, l’organisation des perceptions caractéristique des forces primitives. Mais dans d’autres textes, il propose comme on l’a vu, de les considérer comme des propriétés ou des formes accidentelles des entéléchies, dans d’autres encore, comme des qualités réelles des corps.

61Ce qui pose problème dans cette profusion de définitions, c’est d’abord qu’elles mêlent de manière indissociable des considérations épistémologiques et des considérations ontologiques. Parler des forces dérivatives comme d’expressions des forces primitives, permet d’abord de rendre compte de la concomitance réglée qui s’observe entre ce qui se produit dans les âmes et ce qui se produit dans les corps. C’est donc, nous y reviendrons, une manière de penser l’interaction des natures et des corps matériels et l’efficience spécifique qu’on peut attribuer aux premières sur les seconds en termes de lois générales. En revanche, lorsqu’il définit les forces dérivatives comme des formes accidentelles, c’est pour souligner le fait que leur actualité est toujours seulement provisoire et, qu’en ce sens, elles ne peuvent faire totalement partie de la nature des corps qui est conçue comme leur essence permanente. Enfin, lorsqu’il insiste pour voir en elles des qualités réelles, c’est pour montrer en quoi elles se distinguent à la fois des puissances purement logiques et des propriétés géométriques et uniquement relationnelles de l’étendue tridimensionnelle.

62Pour autant, ces deux dernières caractérisations posent des problèmes d’interprétation spécifiques à la métaphysique leibnizienne, dans la mesure où, à première vue, on ne voit pas trop comment son ontologie substantialiste peut s’accommoder de propriétés qui seraient à la fois accidentelles et réelles. Comment comprendre ce statut particulier des forces dérivatives et le sens qu’il convient de donner, dans une perspective leibnizienne, à ces pouvoirs physiques que sont les forces dérivatives ?

7.5. Attributs, modes et accidents

  • 30 Guéroult, 1967, p. 186 sq.

63Le statut ontologique exact des forces dérivatives ne fait pas, chez le philosophe de Hanovre, l’objet d’un travail de définition systématique et les indications qu’il laisse à ce propos laissent parfois un certain sentiment d’indétermination comme l’a remarqué Guéroult30. Les formules qu’il adopte insistent ainsi tantôt sur leur caractère essentiel à l’égard de la réalité corporelle, tantôt sur leur caractère accidentel et leur relative indépendance à l’égard des substances qui sous-tendent les corps auxquels on les attribue.

  • 31 Leibniz, NE, II, 21, § 1.

64Pour comprendre le statut spécifique des forces dérivatives, il convient d’abord de les distinguer, une nouvelle fois, des simples « facultés » que nous pouvons attribuer aux corps, ces dernières ne désignant que des aptitudes générales de nature plus logique qu’ontologique. Lorsque Leibniz parle de facultés, c’est, comme on l’a vu dans le chapitre précédent, pour désigner les puissances actives qui doivent être distinguées des forces en ce qu’elles portent seulement sur des capacités générales de changement, envisagées sous l’angle de l’action, mais dépourvues de tendance spontanée à la réalisation, qui est, elle, l’apanage des forces proprement dites31. Cette distinction est, on l’a vu, particulièrement importante lorsqu’on cherche à situer la position leibnizienne dans le débat contemporain, dans la mesure où la plupart des dispositions discutées aujourd’hui relèvent plutôt de ce que Leibniz désigne par ce terme de « faculté », en quoi nous avons vu la raison des difficultés soulevées par leur éventuelle interprétation ontologique, y compris dans une perspective néo-essentialiste. En clarifiant le statut ontologique des forces dérivatives, c’est donc du même coup les conditions de possibilités d’une interprétation réaliste des pouvoirs spécifiquement à l’œuvre dans le domaine physique qui se trouveraient mises en lumière.

65Mais la difficulté du propos de Leibniz tient à ce que cette distinction entre des facultés, qui seraient de pures propriétés logiques, et les forces, qui renverraient à des propriétés réelles, se trouve compliquée, dans d’autres passages des Nouveaux Essais, par celle qu’il établit entre les facultés « essentielles » et les facultés « accidentelles », rattachant, de manière plutôt surprenante, les facultés aux premières et les forces aux secondes. Ainsi, lorsque Philalèthe-Locke affirme alors que :

La plupart des idées simples, qui composent nos idées complexes des substances, ne sont, à les bien considérer, que des puissances quelque penchant que nous ayons à les prendre pour des qualités positives.

66Théophile-Leibniz répond que :

  • 32 Leibniz, NE, II, 23, § 37.

Je pense que les puissances, qui ne sont point essentielles à la substance et qui renferment non une aptitude seulement, mais encore une certaine tendance, sont justement ce qu’on entend ou doit entendre par les qualités réelles32. [Nous qui soulignons.]

67Ici, on retrouve la distinction habituelle entre les pures puissances et les forces, mais Leibniz semble dire que ce sont les premières qui doivent être considérées comme des propriétés « essentielles », alors que les secondes renvoient à des « qualités réelles ». Une première difficulté consiste donc à comprendre cette distinction entre facultés essentielles et qualités réelles, et cela d’autant plus, que c’est précisément en raison de leur caractère « essentiel » que les simples « facultés » se voient refuser toute consistance ontologique :

  • 33 Leibniz, NE, II, 21, § 19.

Si les facultés essentielles ne sont que des relations et n’ajoutent rien de plus à l’essence, les qualités et les facultés accidentelles ou sujettes au changement sont autre chose, et on peut dire de ces dernières que les unes dépendent souvent des autres dans l’exercice de leur fonction33.

68Ces remarques sont à première vue paradoxale pour deux raisons. D’abord parce qu’elles suggèrent que les simples facultés doivent être considérées comme des propriétés « essentielles », alors que Leibniz répète sans cesse que c’est dans les forces primitives que nous devons voir les ingrédients des substances qui animent les corps et les composantes réelles de leur essence. Ensuite, parce qu’elles suggèrent que c’est parce qu’elles sont essentielles qu’on ne peut leur attribuer de consistance ontologique, mais qu’elles renvoient à de pures puissances logiques, à de simples possibilités de relations entre les corps. Il nous faut ici reconnaître que le propos de Leibniz est pour le moins équivoque et appelle un certain nombre de précisions.

69L’argumentaire leibnizien consiste en fait, dans le contexte des deux extraits précédents, à distinguer dans les corps deux types de propriétés relationnelles dont les unes doivent se voir reconnaître une certaine consistance ontologique, quand les autres ne sont que de pures idéalités, de simples êtres de raison.

70Si dans le cas des facultés, nous avons affaire à des propriétés essentielles qui n’ont pourtant aucune consistance ontologique, c’est parce que, comme le dit Locke, elles désignent seulement de pures puissances, et que les idées que nous en avons renvoient en réalité seulement à des possibilités de relations entre les corps. En quel sens des propriétés purement relationnelles peuvent-elles être comprises pourtant comme des propriétés « essentielles » des corps ?

  • 34 Ce qui constituait d’ailleurs, aux yeux de Russell, une des erreurs les plus remarquables de Leibni (...)

71Les commentateurs de Leibniz, à la suite de Russell, ont longtemps considéré qu’il n’y avait, dans sa métaphysique des substances, que des relations internes, c’est-à-dire, que les relations devaient être conçues uniquement comme des rapports logiques, comme de pures modalités des substances proprement dites. S’appuyant sur certaines formulations fameuses de Leibniz selon laquelle les monades n’ont « ni portes ni fenêtres », ils ont ainsi souligné que l’ontologie leibnizienne n’admettait que des substances individuelles entièrement déterminées, et que les relations qu’on pouvait établir entre ces substances n’ajoutaient jamais rien aux propriétés contenues dans leurs essences, dont elles ne donnaient en somme que certaines descriptions purement modales. À partir de ses analyses de la logique leibnizienne, Russell affirme ainsi qu’en n’admettant pas d’autres formes de propositions que celles qui se présentent sous la forme Sujet-prédicat, Leibniz exclut toute forme de prédicats relationnels au profit des seuls prédicats monadiques susceptibles de leur être attribués conformément à la règle du Praedicatum inest subjecto34.

  • 35 Selon nous, c’est également en ce sens qu’Ellis peut parler des pouvoirs comme de propriétés « esse (...)

72D’un point de vue ontologique et non plus sémantique, cela signifierait alors que les relations seraient, chez Leibniz, des rapports purement idéaux entre les substances, établis par abstraction de leurs propriétés réelles, ces dernières ne se rapportant qu’aux substances proprement dites. C’est sans doute en ce sens qu’il faut comprendre pourquoi Leibniz affirme que les facultés « n’ajoutent rien de plus à l’essence », c’est-à-dire renvoient seulement à des descriptions modales de ses propriétés réelles. Si l’on peut, à leur propos, parler de facultés « essentielles », ce serait alors au sens où, en tant qu’abstractions idéalisées des propriétés intrinsèques d’une substance, elles sont indissociables de son essence et y sont logiquement comprises. Le terme « essentiel » ne signifie donc pas ici que les facultés seraient des composantes réelles des essences, mais plutôt qu’elles y sont entièrement contenues comme de pures modalités35. Cette interprétation de la notion de faculté « essentielle », telle qu’elle est utilisée dans les Nouveaux Essais, confirmerait ainsi les formulations de la Théodicée citées au début de ce chapitre, dans lesquelles Leibniz affirme :

  • 36 Leibniz, TH, § 87.

La faculté n’est qu’un attribut, ou bien un mode quelquefois ; mais la force, quand elle n’est pas un ingrédient de la substance même, c’est-à-dire la force qui n’est point primitive, mais dérivative, est une qualité qui est distincte et séparable de la substance36.

73La notion d’attribut à laquelle a recours Leibniz, permet de préciser en quel sens les facultés peuvent être dites « essentielles ». Conformément à l’acception qu’en donne Aristote, qui parle encore parfois, à propos de l’attribut, d’ « accident par soi », cette notion désigne un type de propriétés qui, sans faire partie de la définition d’un sujet, lui appartient pourtant nécessairement en vertu de cette définition, et en donne une certaine connaissance. Pour illustrer cette acception aristotélicienne de la notion d’attribut, on peut se référer, par exemple, au fait, pour tout triangle, d’avoir la somme de ses angles égale à deux droits. Il s’agit bien, en un sens, d’une propriété « essentielle » des triangles, sans qu’elle soit pour autant contenue dans la définition générale de cette notion. De la même manière, les facultés générales, en quoi consistent la plupart des propriétés que les auteurs contemporains désignent aujourd’hui par le terme de dispositions, sont, aux yeux de Leibniz, de simples abstractions des possibilités de relations que certains corps peuvent nouer avec d’autres. C’est en ce sens qu’on peut les attribuer à raison aux corps, sans pour autant être en mesure de leur donner une interprétation ontologique.

  • 37 Ishiguro, 1972a, p. 71 sq.

74Mais il en va tout autrement lorsqu’on s’intéresse à ces propriétés que sont les forces dérivatives. Ces dernières possèdent bien aussi une certaine dimension relationnelle, dans la mesure où, comme le reconnaît Leibniz, « elles dépendent souvent les unes des autres dans l’exercice de leurs fonctions ». Mais cette dimension relationnelle ne leur ôte aucune consistance ontologique, comme c’est le cas à propos des facultés. Aussi invite-t-elle à concevoir la possibilité, chez Leibniz de prédicats se rapportant à des faits relationnels engageant les substances dans des connexions réglées avec celles qui les entourent. Sur ce point, il nous semble que les suggestions d’Ischiguro sont plus convaincantes que celles de Russell, dans la mesure où elle suggère que de tels prédicats et de telles propriétés existent bel et bien aux yeux de Leibniz37. Ses analyses, consacrées en particulier au traitement que Leibniz fait, dans les Nouveaux Essais, de dispositions physiologiques comme la faim, suggèrent ainsi qu’il reconnaissait parfaitement l’utilité de prédicats polyadiques, ce que soulignent déjà certains échantillons de termes primitifs antérieurs au Discours. Concernant les forces dérivatives, il nous semble qu’une telle interprétation est à même de clarifier le type d’attribution auxquelles procède le physicien quand il attribue une certaine quantité de force vive à une substance corporelle, ainsi que le statut ontologique que leur accorde Leibniz.

75Certaines formulations de Leibniz mettent toutefois en avant le caractère relationnel des forces dérivatives pour en proposer des définitions en termes de modalités des forces primitives. C’est ce qui explique qu’on peut parfois penser les forces dérivatives ne se distinguent pas véritablement de la manière dont il définit les facultés :

  • 38 Leibniz, NE, IV, 3, § 3.

Les puissances primitives constituent les substances mêmes, et les puissances dérivatives, ou si vous voulez, les facultés, ne sont que des façons d’être, qu’il faut dériver des substances38.

Ou encore :

  • 39 Leibniz, GP, IV, p. 397 [SNN, 179].

La force dérivative, ainsi que l’action, est quelque chose de modal, puisqu’elle subit le changement. Or tout mode résulte d’une modification de quelque chose qui persiste, c’est-à-dire qui est plus absolu. Et de même que la figure est une limitation ou modification de la force passive ou masse étendue, la force dérivative et l’action motrice sont une modification d’une chose qui n’est en aucun cas purement passive (autrement la modification ou limite envelopperait plus de réalité que cela même qui est limité), mais de quelque chose d’actif, c’est-à-dire de l’entéléchie primitive39.

76Mais ces formules doivent être rapprochées de celles dans lesquelles il affirme sans équivoque la réalité des forces dérivatives et leur statut de qualités réelles. Ce qui leur confère cette réalité, c’est le fait qu’elles possèdent une tendance spontanée actuelle quoique seulement instantanée (qui apparaît, dans le calcul, sous la forme d’une différentielle de vitesses). Et c’est parce qu’elles possèdent cette consistance ontologique propre qu’elles doivent être considérées comme des qualités et non comme de simples attributs ou modes des substances corporelles. En même temps, les extraits précédents rappellent que leur réalité reste tributaire de celles des substances proprement dites

  • 40 Comme le souligne Ishiguro, c’est bien le cas de la faim ou de l’amour dans le traitement que Leibn (...)

77Si l’on peut parler de qualités réelles à propos d’entités qui possèdent une dimension relationnelle, cela signifie que nous devons faire droit, dans l’ontologie leibnizienne, à des relations qui ne sont pas de pures idéalités, et dans sa logique, à des prédicats renvoyant à des faits relationnels susceptibles d’être rapportés à un sujet40. Nous verrons bientôt que c’est en tant qu’instanciations des lois physiques que les forces dérivatives peuvent être dites renvoyer à de tels prédicats relationnels dans les substances corporelles. Mais avant cela, il nous faut préciser en quel sens on peut parler, dans la philosophie leibnizienne d’accidents réels.

7.6. La piste des accidents réels

78D’un point de vue ontologique, la difficulté tient à ce que les forces dérivatives actives possèdent à la fois un aspect « formel », c’est-à-dire une certaine permanence et une existence en acte, par où elles expriment les formes substantielles et en même temps, une dimension « accidentelle », par où elles ne peuvent être tirées analytiquement de l’essence du corps en question indépendamment des relations qu’il entretient ou est susceptible d’entretenir avec les autres.

79C’est pourquoi il s’agit bien de qualités accidentelles réelles et non de simples modes ou attributs des substances. Elles ne sont pas simplement des modifications purement limitatives (des propriétés privatives) de la force primitive. Elles n’en sont pas non plus des caractéristiques qui y seraient contenues de manière analytique.

  • 41 Les lois physiques n’imposent pas aux corps et à leurs modifications réciproques des relations stri (...)

80Conformément aux – rares – indications laissées par Leibniz, la piste que nous suggérons ici consiste donc à dire que les forces dérivatives ont un statut comparable à celui que Leibniz désigne parfois sous le terme d’ « accident réel ». Les fragments dans lesquels il est question de cette notion font plutôt référence à des qualités morales qu’à des qualités physiques. Il s’agit alors pour Leibniz de chercher à expliquer pourquoi la doctrine du Praedicatum inest subjecto ne conduit pas à des conséquences nécessitaristes ravageuses pour la liberté humaine. Toutefois, le parallèle n’est pas illégitime dans la mesure où la doctrine de la contingence par laquelle Leibniz répond à ses détracteurs dans le domaine moral vaut aussi dans le domaine de la nature, quoi que les lois y soient alors plus régulières et plus stables que dans les affaires humaines41.

81Ainsi, écrit-il en marge d’un un texte consacré à la distinction entre les termes abstraits et les termes concrets :

  • 42 Leibniz, De abstracto et concreto, RG, 387.

Un abstrait comme la sagesse est une chose qui constitue (avec d’autres) le sujet A et qui est la raison immédiate de ce qu’il est sage –tout ceci selon l’hypothèse des accidents réels, qui ajoutent à la substance quelque chose de plus que les modes ou relations. Cette hypothèse est concluante si, en posant que la même substance permanente est changée, nous accordons que quelque chose de réel est posé ou supprimé, ou naît et est détruit en elle par ce changement ; c’est pourquoi l’accident réel est un être dont on suppose qu’il naît et est détruit par le fait même que la substance est changée dès qu’il est posé. D’où il est permis de soupçonner qu’il ne doit pas y avoir de propriétés nécessaires sinon des modes de substance. Mais tous les accidents ne seraient rien d’autre que des modes ou des relations, rien ne mourrait jamais et il y aurait des classes formées à partir des genres de relations, qui donneraient la raison pour laquelle certains abstraits se prédiquent réciproquement les uns des autres. On ne voit pas comment les relations seraient changées sans que leur fondement le soit42. [Nous qui soulignons.]

82Il faut ici se garder de sur-interpréter cette note de Leibniz dans la mesure où il n’a pas cru bon devoir par la suite développer une théorie spécifique de cette notion d’accident réel. Pour autant, il nous semble que cette notion apporte bien quelques lumières sur le statut ontologique des forces dérivatives actives dans son système et, plus généralement sur l’interprétation ontologique que nous pouvons donner des pouvoirs en physique.

83Leibniz souligne dans l’extrait précédent que l’essence caractéristique d’un accident réel, consiste en ce que son attribution ou sa suppression, impliquent dans la substance à laquelle il est attribué, un changement réel et pas seulement idéal. En ce sens, le rapprochement entre ce qui dit ici à propos de certaines qualités morales et la manière dont nous pouvons comprendre le rôle et le statut des forces dérivatives, nous semble être pleinement justifié. En effet, le fait, pour une substance corporelle, de développer ou d’envelopper, en un instant donné, telle ou telle quantité de force vive, implique que cette substance corporelle soit, en cet instant même, réellement changée. Parce ce qu’elle comporte, en tant qu’accélération élémentaire, une dimension intensive, la force dérivative détermine les changements qui se produisent dans un corps de manière qualitative, et les transformations successives qu’elle connaît, doivent ainsi être pensées comme des altérations de la substance corporelle à laquelle elle se rapporte, et non comme de simples modifications. Aussi n’est-ce pas un hasard si Leibniz a précisément recours à cette notion d’ « accident réel » pour définir le statut des forces dérivatives à la fin de l’opuscule beaucoup plus tardif consacré à la nature du corps, dont nous avons déjà commenté certains extraits :

  • 43 Leibniz, GP, IV, p. 400 [SNN, p. 183].

Ces altérations, quoique multiples dans l’apparence, tout comme les qualités, reviennent dans la dernière analyse, à la seule variation des forces. Car l’Analyse, en dernier ressort, ramène aussi aux forces toutes les qualités des corps, c’est-à-dire, outre les figures, tous leurs accidents réels fixes [c’est-à-dire ceux qui n’existent pas de façon transitoire, comme le mouvement, mais sont conçus dans le présent, même s’ils se rapportent au futur]43.

84Ici, et même si la formule finale est particulièrement elliptique, il faut bien reconnaître dans ces accidents instantanément permanents « conçus dans le présent mais se rapportant au futur », les conatus ou différentielles de vitesses qui composent la force vive et confèrent aux corps leur accélération spécifique, irréductible à la figure comme au mouvement : nous retrouvons donc bien, sous cette formule, l’idée selon laquelle les forces vives sont intrinsèquement porteuses des états futurs d’un corps, et la dénomination que Leibniz leur donne ici confirme bien, à leur propos, la piste des accidents réels.

  • 44 Yakira, 1994, p. 93 sq.

85L’originalité de la position leibnizienne consiste en réalité à s’efforcer de concilier la notion d’altération héritée d’Aristote, avec l’idée de causalité comme régularité générale découverte par le Mécanisme moderne44. La notion de force dérivative se trouve ainsi à la croisée de ces deux manières apparemment inconciliables de penser le changement causal, à savoir comme altération qualitative d’une substance d’une part, et comme succession régulière entre des grandeurs quantifiables d’autre part. Chez Leibniz, si d’un point de vue métaphysique, la force vive permet de parler des changements affectant une substance corporelle en termes d’altération, c’est également elle qui, en tant qu’invariant à l’intérieur d’un système physique donné comme de l’univers tout entier, lui permet de déduire les lois de la Dynamique et de leur conférer leur nécessité. C’est également l’axiome de la conservation générale de la force dans l’univers, associé à son estimation rigoureuse comme produit de la masse et du carré de la vitesse, qui permet à Leibniz de formuler ces lois de manière mathématique. Aussi peut-on dire qu’elles relèvent de plein droit des deux conceptions de la causalité, l’ancienne, qui voit en elle une modification intrinsèque de la nature des corps d’ordre physique et métaphysique, et la moderne, qui voit en elle un rapport de connexion régulière entre deux états ou événements. Leibniz réussit ainsi le tour de force synthétique de voir en elles à la fois des qualités particulières, inhérentes aux substances corporelles, en même temps que des propriétés connectées entre elles en tant qu’instanciations de lois universelles.

86Pour comprendre la distinction que Leibniz établit entre les facultés essentielles (simples modes ou attributs des corps) et les facultés accidentelles (ou qualités réelles), il faut donc distinguer deux types de relations. Les premières, purement idéales, ne requièrent aucun fondement réel en dehors du rapport extrinsèque qui se trouve entre les entités en relation, alors que les secondes, dont relèvent les relations causales dans la nature, supposent un fondement réel dans les entités reliées.

87Transitoire et en partie tributaire de données extérieures à la substance corporelle, ce fondement réel doit donc être considéré comme un accident. Mais, comme l’indique l’extrait des Recherches Générales…, si tous les accidents n’étaient que des modes ou des relations, c’est-à-dire des qualités essentielles nécessairement contenues dans l’essence des substances auxquelles ils se rapportent, rien ne mourrait jamais, et les changements qui se produisent dans l’univers ne consisteraient qu’en changements de rapports de proportion successifs, expliqués par des classes formées à partir des genres de relations. Cela signifie en clair qu’aucune modification réelle ne se produirait dans l’univers, et que nous n’aurions affaire qu’à des modifications extrinsèques aux substances du genre de celui qui caractérise Socrate dans le Théétète : aujourd’hui plus grand que le jeune Théétète, il sera devenu plus petit que lui dans un an, sans que sa propre taille ait changée.

88Or il faut bien, écrit Leibniz, que lorsque des relations sont modifiées, elles le soient en vertu de la modification de leur fondement dans les êtres qu’elles relient. Lorsqu’on a affaire à des relations réelles comme le sont les relations de connexion que chaque substance et chaque corps entretient avec tous les autres, il faut admettre que ces relations empruntent leur réalité à leurs fondements dans les choses. Autrement dit, elles ne s’instaurent pas directement entre les substances individuelles, mais entre des individus du fait de leurs propriétés. Et ces propriétés sont bel et bien des qualités réelles au sens que leur donne Leibniz.

89Reprenant la distinction traditionnelle entre les relations de comparaison et les relations de connexion, Vincent Descombes indique pour sa part qu’à la différence de ce qui se passe dans les premières :

  • 45 Descombes, 2001, p. 180.

Les deux termes d’une relation de connexion sont en relation en vertu de leur interaction : on ne peut pas dire que la relation de A à B ait un fondement dans A et un autre fondement dans B. Cette relation de A à B a le même fondement dans A et dans B, mais un fondement qui est susceptible d’être décrit, par exemple, comme une action du côté A (sujet agent) et comme une passion du côté B (sujet patient)45.

90Si les forces dérivatives sont bien, dans le domaine physique, les fondements réels des relations de connexion causale, elles renvoient donc bien à des substances, mais en tant qu’elles sont connectées causalement les unes aux autres. Dire qu’elles désignent des propriétés réelles irréductibles au contenu que les substances qui composent un corps possèdent par elles-mêmes, c’est dire que tout ce qui se produit dans l’univers n’est pas contenu analytiquement dans chaque substance, mais que chacune d’elle possède sous forme de force un fondement du rapport qu’elle entretient avec toutes les autres.

  • 46 Les termes concrets font référence à l’être qui tombe sous le concept auquel ils sont inhérents. To (...)

91C’est en ce sens qu’il faut comprendre le fait que Leibniz définisse, d’un point de vue sémantique, les accidents réels comme des termes abstraits, c’est-à-dire, selon l’acception qu’il donne de cette notion, de termes qui exhibent la raison de leur inhérence à un sujet46. Dans le cas des forces dérivatives, cette raison n’est autre que celle qui préside à l’harmonie préétablie qui met en cohérence les altérations de toutes les substances qui composent l’univers et permet d’expliquer la correspondance réglée qu’on observe entre elles. C’est aussi ce qui autorise à parler en physique de changements réels dans les corps lorsqu’ils interagissent causalement. Une interaction causale ne produit pas seulement des changements logiques dans les corps en jeu au sens où elles ne modifieraient que les prédicats que nous leur attribuons, les corps restant fondamentalement identiques à eux-mêmes.

92Cette question, comme le rappelle Descombes renvoie au vieux paradoxe platonicien du devenir sans changement rapporté dans le Théétète (155 b-c). Socrate dialogue alors avec le jeune Théétète qui n’a pas fini sa croissance. Socrate est présentement plus grand que Théétète. Dans un an, il sera plus petit que lui. Pour énoncer ce fait, nous venons de distinguer deux temps, deux étapes. D’abord, Socrate est plus grand. Ensuite, il aura cessé d’être plus grand. Puisqu’il a fallu parler d’un avant et de d’un après, c’est que nous considérons un devenir dont le sujet est Socrate. En l’espace d’une année, Socrate deviendra plus petit que Théétète. Mais, comme le souligne Descombes, ce devenir est paradoxal, car il se produit sans le moindre changement du sujet en devenir : au bout d’une année, Socrate sera devenu plus petit alors que pourtant sa taille n’aura pas changé.

93Une première manière de résoudre ce paradoxe consiste à soutenir qu’une chose change chaque fois qu’un prédicat, quel qu’il soit, cesse de s’y appliquer. C’est là ce que Descombes appelle une réponse logiciste, en soulignant ici qu’une telle conception ressemble beaucoup à ce que Geach désignait ironiquement sous le terme de « changement cambridgien ». D’après Geach, ces changements sont des changements entièrement extrinsèques, purement relationnels, qu’il faut opposer aux changements réels, c’est-à-dire aux changements qui se font dans le sujet affecté par le devenir. Si les changements qui se produisent dans les corps à l’occasion de leurs interactions causales sont de ce type, alors les pouvoirs qui les fondent dans les corps, peuvent bien être considérés comme de pures modalités logiques, c’est-à-dire comme des propriétés désignant simplement les possibilités pures des dénominations extrinsèques qu’un corps est susceptible d’endosser. En ce sens, l’interprétation dominante de la causalité mécaniste s’appuie bien sur de telles propriétés dans la mesure où les changements de mouvement par lesquels elle explique les diverses figures qui caractérisent les corps matériels sont des changements purement extrinsèques qui ne permettent pas de rendre compte d’un changement interne quelconque du corps à l’occasion de sa rencontre avec d’autres.

94On a vu que chez Leibniz, seules les facultés que Leibniz appelle les facultés essentielles, simples modes ou attributs des corps ou des substances peuvent relever d’une telle interprétation. Les forces dérivatives passives et les pouvoirs physiques qui les manifestent dans l’expérience empirique comme la fragilité ou la solubilité renvoient bien à des dénominations extrinsèques des corps à qui on les attribue et en ce sens, elles ne sont que des modes ou attributs de la force active qui leur confère leur efficience propre. Ils ne possèdent pas d’efficience ni de réalité en propre, mais seulement celle que possède le corps auquel on les attribue. De ce fait, ils renvoient à des propriétés purement privatives et non à des qualités positives susceptibles de rendre compte de changements réels dans les corps. Mais il n’en va pas de même dans le cas des forces dérivatives actives et des pouvoirs physiques qui les manifestent.

95Dire qu’un corps est, par l’intermédiaire de l’exercice des forces dérivatives, la cause du changement qui se produit dans un autre, c’est dire que ces deux corps sont dans une relation qui les transforme réellement, que le devenir physique produit des changements réels dans les choses et pas seulement des changements logiques dans les attributions de prédicats que nous faisons à leur égard. Aussi doit-elle être comprise comme une modification de propriétés réelles dans le patient comme dans l’agent.

96D’un point de vue sémantique, on peut donc dire que, chez Leibniz, les forces dérivatives doivent être considérés comme des prédicats monadiques attribuant aux corps des propriétés relationnelles. Du point de vue ontologique, ces propriétés, qui n’ont qu’une actualité instantanée, sont seulement des accidents des substances corporelles, même si elles dérivent bien des forces primitives. Pour autant, il s’agit bien selon Leibniz, de qualités ou d’accidents réels, dans la mesure où elles comportent une tendance spontanée à la réalisation des possibilités dont elles sont porteuses, exprimant ainsi dans le domaine physique, la réalité des forces primitives.

97Cette dimension expressive des forces dérivatives est double. En premier lieu, elles expriment le dynamisme spontané des substances et des forces primitives qui les composent. En ce sens, elles peuvent être considérées comme des effets de ces forces primitives, au sens où un changement de perception dans une substance est immédiatement accompagné d’un changement dans les actions d’un corps, en vertu de l’harmonie préétablie. Réciproquement, toute modification dans l’enveloppement ou développement d’une force dérivative est accompagnée de modifications dans les perceptions d’une substance et dans le déroulement de leur succession.

  • 47 Leibniz, GP, IV, p. 397 [SNN, 179].

La force primitive varie par l’intermédiaire de la dérivative dans les rencontres des corps, selon que l’exercice de la force primitive se tourne au dedans ou au dehors. Et c’est cette force interne qui se tourne vers l’extérieur, faisant office de force élastique, savoir quand le mouvement interne est empêché dans son cours ordinaire, d’où l’on voit que tout corps est essentiellement élastique, l’eau même non exceptée, qui refoule avec la plus grande des violences, comme le montrent aussi les balles des machines de guerre47.

98Mais les forces dérivatives expriment également, pour un corps donné, l’action des forces dérivatives des corps qui l’environnent et, de proche en proche, de l’ensemble des corps qui composent l’univers. La manière dont se développe ou se concentre l’élasticité d’un corps en fonction obstacles qu’il rencontre, dépend des lois de la Dynamique, qui permettent de déterminer la quantité de force et d’action motrice respectives des corps à l’intérieur d’un système physique donné. En ce sens, on peut dire que les forces dérivatives sont bien les instanciations des lois de la nature dans les corps. Elles expriment l’efficacité intrinsèque particulière de chaque substance corporelle, tout en donnant un fondement réel aux relations causales que les lois de la Dynamique permettent de décrire et de prédire. Cette efficacité intrinsèque aux forces étudiées par le physicien est dérivée mais néanmoins réelle. Elle est seulement dérivée dans la mesure où, à proprement parler, ce sont les substances elles-mêmes qui sont les causes des changements qui se produisent en elles et dans les substances sur lesquelles elles agissent, par l’intermédiaire de leurs forces primitives. L’efficacité causale des forces dérivatives, qui leur permet, de « produire » les vitesses successives passées, présentes et futures d’un mobile, n’est pas une efficacité autonome, dans la mesure où il s’agit seulement d’expressions de l’efficacité causale inhérente aux substances. Mais elle est bien réelle, dans la mesure où elle produit, dans les corps qui composent la réalité physique, des changements réels et non de simples modifications de rapports extrinsèques. Sa réalité est donc susceptible de deux analyses complémentaires : la première, qui consiste, comme on l’a vu, à expliquer en quoi consiste son actualité spécifique et la manière dont elle se rapporte aux substances corporelles auxquelles on l’attribue ; la seconde, partant d’une interprétation réaliste de la causalité physique, pour montrer en quel sens elles possèdent une efficacité authentique, susceptible de confirmer leur existence en tant que propriétés réelles.

7.7. Une réinterprétation substantialiste du critère causal de l’existence ?

99On sait que l’idée selon laquelle c’est l’efficacité causale, qui permet de distinguer les propriétés réelles de celles qui ne le sont pas, se trouve déjà chez Platon, lorsqu’il fait dire à l’étranger du Sophiste :

  • 48 Platon, Sophiste, 247d-e.

Je dis que ce qui possède une puissance, qu’elle soit d’agir sur n’importe quelle autre chose naturelle, ou de pâtir –même dans un degré minime, par l’action de l’agent le plus faible, et même si cela n’arrive qu’une fois – tout cela, je dis, existe réellement. Et par conséquent, je pose comme définition qui définit les êtres que ceux-ci ne sont autre chose que puissance48.

100Mais ce que Mumford appelle le « critère causal de l’existence », est abondamment repris et discuté dans la littérature contemporaine, en particulier lorsqu’il s’agit de déterminer le statut ontologique de propriétés comme les dispositions. À la suite d’Armstrong, des auteurs comme Shoemaker, Fales, Mumford, ou Kistler adoptent ce critère, les deux derniers s’employant explicitement à l’appliquer aux dispositions.

101Selon la définition qu’en donne Armstrong, ce critère inclut un certain nombre de principes :

– Celui selon lequel toute propriété accorde certains pouvoirs aux particuliers dont il est une propriété.

– Celui selon lequel une propriété accorde exactement le même pouvoir à tout particulier dont il est une propriété.

  • 49 Armstrong, 1978, p. 20.

– Celui selon lequel chaque propriété différente accorde un pouvoir différent au particulier dont il est une propriété49.

102On a vu que Mumford, reprenant cette définition d’Armstrong, affirme par exemple que c’est précisément en raison du fait que nous pouvons attribuer aux dispositions un rôle causal fonctionnel a priori, qu’elles possèdent bien une certaine consistance ontologique. En attribuant à un vase la fragilité, nous lui attribuons un rôle causal qui n’a pas besoin d’avoir été exercé de manière manifeste par ce vase, et qui est identique à celui que cette propriété accorderait à n’importe quel autre objet auquel on l’attribuerait. Ce rôle causal a priori attribué aux dispositions est, aux yeux de Mumford, ce qui permet de les considérer comme des propriétés réelles qui ne s’évanouissent pas dans l’ensemble des conditions propices à leur manifestation.

103Mais, parce qu’il s’agit chez lui d’un rôle causal fonctionnel, nous avons également souligné, que le rôle causal dévolu ainsi dispositions, doit seulement être compris comme sa capacité à expliquer des successions régulières entre des propriétés typiques et des comportements typiques et, qu’en ce sens, elle ne relève pas de ce que Leibniz désigne comme la causalité « naturelle », qui suppose, outre la concomitance, une antériorité de nature de la cause sur son effet. En distinguant ainsi la causalité « naturelle » des simples relations de concomitance que nous pouvons établir entre des facultés générales nécessairement abstraites, Leibniz propose selon nous une version qu’on pourrait qualifier de substantialiste du critère causal de l’existence hérité de Platon. C’est parce que les véritables relations de causalité connectent entre elles des substances et non des propriétés abstraites, que les propriétés qui instancient ces relations dans les substances corporelles, peuvent être considérées comme des propriétés réelles.

104La causalité elle-même n’est pas réductible à des rapports de concomitance entre des propriétés abstraites, elle suppose des relations réglées entre les substances proprement dites et nos descriptions purement fonctionnelles supposent un ordre des natures sous-jacents. C’est parce qu’il existe, selon Leibniz, des relations de connexion causale entre les substances, que les rapports de concomitance que nous établissons entre des propriétés géométriques ou des facultés abstraites, sont susceptibles d’être complétés par des relations de connexion réelles entre les activités respectives des substances :

  • 50 Leibniz, GP, IV, 486 [SNN, p. 75].

Car on peut dire que la substance dont la disposition rend raison du changement, d’une manière intelligible, en sorte qu’on peut juger que c’est à elle que les autres ont été accommodées en ce point dès le commencement, selon l’ordre des décrets de Dieu, est celle qu’on doit concevoir comme agissante ensuite sur les autres50.

105Des propriétés fonctionnelles générales comme les dispositions dont parle Mumford sont, aux yeux de Leibniz, des abstractions utiles, car elles nous permettent d’ordonner les qualités sensibles irréductiblement confuses en classes, et d’établir entre ces classes des rapports de concomitance qui justifient nos déductions. Mais elles supposent toujours l’existence de propriétés réelles concrètes et particulières, car elles ne possèdent pas, par elles-mêmes, de consistance ontologique.

106Si on en reste à une conception purement abstraite de la causalité, le critère causal de l’existence risque fort, d’un point de vue leibnizien, de ne nous être d’aucune utilité pour donner une interprétation réaliste des dispositions, ou, d’ailleurs, de quelque propriété que ce soit. Mumford a tout à fait raison de dire que les dispositions générales dont il traite, assument bien une certaine responsabilité causale au même titre que les propriétés catégoriques. Mais il ne suffit pas de dire qu’un rôle causal fonctionnel a priori peut conférer les mêmes titres à l’existence qu’un rôle causal déterminé de manière a posteriori. Encore faut-il être en mesure de préciser, dans les deux cas, pourquoi ce rôle causal est susceptible de leur conférer une certaine réalité. Si le fait, pour une propriété, de jouer un rôle causal, consiste à instancier des rapports de concomitance abstraits entre des propriétés générales, on ne voit pas bien en quoi il justifierait une interprétation réaliste de ces propriétés. Tout l’intérêt de la position leibnizienne consiste, selon nous, à expliquer l’efficacité causale par l’activité spontanée des substances et des natures sous-jacentes aux substances corporelles. Ce faisant, l’application du critère causal aux entités que nous rencontrons en physique, se trouve justifiée par le fait qu’il permet de distinguer les propriétés exprimant directement cette activité sous la forme de tendances spécifiques et déterminées dans les substances corporelles.

107Mais le risque inhérent à toute interprétation substantialiste de la causalité, c’est d’être, à première vue, difficilement compatible avec l’idée de loi générale. En rapportant les pouvoirs causaux à des substances particulières, on se donne sans doute les moyens de préciser en quel sens, ils peuvent être dits posséder une certaine réalité. Mais il devient alors difficile de subsumer ces pouvoirs causaux sous des lois générales qui permettent de déterminer précisément leur exercice. Car des lois générales risquent immédiatement de perdre la dimension particulière et spécifique de ces pouvoirs de sorte qu’on risque fort de retomber sur les difficultés soulevées par les « natures » scolastiques et autres « vertus dormitives ». La notion de loi générale, parce qu’elle est susceptible d’être formalisée sous la forme d’équation rigoureuse et de déduire des énoncés contrefactuels quantifiés universellement constitue, de ce point de vue, un acquis très sérieux du Mécanisme et il est difficile de soutenir l’idée selon laquelle une interprétation réaliste des pouvoirs ou des dispositions justifierait son abandon pur et simple. Les explications et les prédictions qu’elles nous permettent d’établir ont peu de chance d’être remplacées par celles que nous permettraient d’établir des pouvoirs rapportées à des agents particuliers, quelle que soit d’ailleurs le degré de généralité qu’on accorde à ces pouvoirs. Ce qu’il nous faut donc voir désormais, c’est la manière dont le concept de force dérivative est solidaire, dans la Dynamique, d’une conception des lois physiques évitant de telles difficultés, bref de comprendre comment la signification que lui donne Leibniz lui permet effectivement de concilier le critère substantialiste de l’existence, avec le critère causal, tout en donnant à la causalité son acception moderne en termes de lois.

Notes

1 Ellis & Lierse, 1994 ; Ellis, 2000 ; et, pour une présentation plus complète, Ellis, 2001.

2 L’argument avancé ici par Mumford a pourtant de quoi laisser un sceptique. En effet, il y a peu de chance que nous soyons conduits à doter nos centrales de systèmes de sécurité, si le pouvoir explosif d’un réacteur nucléaire ne s’était jamais manifesté d’une manière quelconque…

3 Mumford, 1998, p. 51 sq.

4 Il écrit ainsi (Mumford, 1998, p. 1999) : « Plusieurs choses peuvent être solubles mais si elles le sont, c’est en vertu du fait qu’elles possèdent une propriété qui a le rôle fonctionnel de causer la dissolution lors de l’immersion dans l’eau. Rien n’est dit sur ce qu’est la spécification non fonctionnelle de cette propriété dans des cas tels que la solubilité, l’élasticité, la fragilité et autres : le rôle fonctionnel est un rôle causal spécifié en termes d’antécédents causaux typiques et de conséquences causales typiques. »

5 « Mumford, 1998, p. 190-191 : « Les propriétés ne sont que des propriétés simpliciter, dont on devrait penser qu’elles ne sont ni réellement catégoriques, ni réellement dispositionnelles, mais qui peuvent être dénotées de ces manières. Accepter ce point est un pas décisif dans la compréhension correcte des dispositions. »

6 Mumford, 1998, p. 122 : « Pour toute propriété intrinsèque et non abstraite P, P existe si et seulement si il y a certaines circonstances C dans lesquelles les instanciations de P ont des conséquences causales. »

7 On remarquera, au passage, que la manière dont Mumford définit les lois causales n’est pas sans soulever un certain nombre de problèmes, assez comparables à ceux soulevés par l’essentialisme de Brian Ellis et discutés dans un chapitre précédent. Même s’il s’emploie à sauver de manière sophistiquée leur caractère contingent, la démarche consistant à indexer les lois de la nature sur l’essence des particuliers (qu’elle repose sur des propriétés catégoriques ou dispositionnelles) court en effet le risque de nécessitarisme. Kistler insiste ainsi sur le fait que les propriétés doivent être rapportées à des « natures » et non à des « essences », ces dernières n’étant déterminées que dans un contexte particulier d’explication. Cette distinction entre « essence » et « nature » nous paraît tout à fait importante, dans la mesure où elle permet de distinguer des propriétés purement accidentelles comme le sont celles que nous pouvons attribuer à des objets artificiels, de celles qui sont véritablement naturelles, et portent sur la nature du corps étudié. Nous aurons à revenir sur cette distinction dans ce qui suit. Pour l’argument de Kistler, voir Kistler, 1999, p. 221 sq.

8 Dans l’ontologie contemporaine, cette conception se rapproche de ce qu’on appelle la théorie de tropes. Dans la théorie de Williams, les propriétés existent réellement sous formes d’instances particulières. Cette théorie a été reprise récemment et élaborée par Campbell. La conception selon laquelle le mode fondamental de l’existence des propriétés est l’instance particulière et non l’universel n’est pas nouvelle, et Kistler remarque qu’historiquement son origine est le concept aristotélicien d’accident. Chez les Modernes, de nombreuses versions de cette conception ont été envisagées, avec des terminologies diverses. Mulligan, Simons et Smith donnent une liste des termes qui ont été utilisés par différents auteurs pour désigner les instances de propriétés : les qualités « particularisées », les « formes individualisées », les « propriétés concrètes », les « instances de qualités », les « aspects », les « instances », les « accidents ». Voir, sur ce point, Mulligan, Simons & Smith, 1984.

9 Une critique similaire peut être adressée à Ellis lorsqu’il définit les pouvoirs comme des propriétés génériques.

10 En cela, il suit les positions d’Ellis qui envisage lui-même les essences comme des « genres » ou des « espèces », et non comme des individus. Les pouvoirs sont ainsi, chez lui, les propriétés essentielles de ces genres et de ces espèces, ce par quoi ils diffèrent ontologiquement et de manière catégorique. Voir Ellis, 2000, p. 13.

11 Leibniz, Notationes Generales, VE, p. 186-7. [RG, p. 451]

12 Leibniz, NE, III, 6, § 14.

13 Cette distinction est d’ailleurs conforme à la différence que nous faisons entre un « matériel » et la « matière » proprement dite.

14 Leibniz, GP, II, p. 97.

15 Ibid.

16 Leibniz, GP, II, p. 100.

17 Leibniz, GP, IV, 395 [SNN, p. 177].

18 Leibniz, TH, § 87.

19 Remarquons que Leibniz distingue ici une fois de plus, les simples « facultés », par quoi il faut entendre les pures puissances que possède un corps ou un esprit, et qui ne sont, selon lui que des « attributs » ou encore des « modes », des « forces » qui ajoutent à la notion de faculté celle de tendance à la réalisation. Les termes d’attributs et de modes ne relèvent pas, dans le vocabulaire leibnizien, d’acceptions définies précisément. Mais nous pouvons comprendre qu’il entend par là des propriétés qui se rapprochent des pouvoirs au sens où les définit Locke, c’est-à-dire des propriétés qui n’ont pas de consistance ontologique propre, indépendante de celles des substances auxquelles on les rapporte. A l’inverse, les forces désignent, quant à elles, soit un ingrédient de la substance, lorsqu’elles sont « primitives », soit une qualité distincte et séparable de la substance lorsqu’on a affaire à une force « dérivative » comme celles qui sous-tendent la réalité matérielle.

20 Leibniz, GP, IV, 397 [SNN, p. 179].

21 C’est la raison pour laquelle la lecture que donne Franck Burbage des différentielles en termes de pures relations ne nous semble pas prendre en compte l’interprétation ontologique que Leibniz donne des forces dérivatives qui constituent les référents réels des différentielles. Voir sur ce point, Burbage & Chouchan, 1993, p. 98 sq.

22 Leibniz, Lettre à Pellisson du 8/18 janvier 1692, FC, I, p. 312 [SNN, p. 43].

23 Elles permettent également de distinguer sa position du « nouvel essentialisme » revendiqué par Ellis et repris par Mumford. En effet, parler de la force primitive comme de l’essence des corps, c’est, d’abord, faire appel à une notion qui ne relève pas de la physique proprement dite, comme le sont les pouvoirs causaux déterminant les genres fondamentaux de la nature chez Ellis. De plus, c’est alors considérer la substance de manière seulement abstraite, c’est-à-dire indépendamment des sujets dans lesquels la force primitive se trouve spécifiée. La force primitive ne constitue donc pas un genre distinct, aux côtés de celui de la substance, comme c’est le cas chez Ellis. Elle est la substance, considérée seulement de manière abstraite, c’est-à-dire en laissant de côté ce qui la spécifie dans un individu particulier. Si on parle des substances concrètes, il faut envisager la force primitive sous ses déterminations particulières, par où elle se trouve intégrée à la perspective particulière d’un individu concret. Associée à une matière corporelle, elle trouve alors une expression, également déterminée, dans les forces dérivatives, qui sont celles auxquelles a affaire le physicien.

24 Leibniz, Monadologie, § 15.

25 Leibniz, GP, IV, p. 483 [SNN, p. 71].

26 Leibniz, NE, IV, 3, § 3.

27 Leibniz, GP, IV, p. 395 [SNN, p. 177)].

28 Voir par exemple ce que dit Leibniz dans un passage célèbre de sa correspondance avec Arnauld : « Tout être par agrégation suppose des êtres doués d’une véritable unité parce qu’il ne tient sa réalité que de celle de ceux dont il est composé, de sorte qu’il n’en aura point du tout si chaque être dont il est composé est encore un être par agrégation ; ou il faut encore chercher un autre fondement de sa réalité qui, de cette manière, s’il faut toujours continuer de chercher, ne se peut trouver jamais. […]. Il est vrai qu’il y a tantôt plus, tantôt moins de fondement de supposer comme si plusieurs choses faisaient une seule, selon que ces choses ont plus de connexion, mais cela ne sert qu’à abréger nos pensées et à représenter les phénomènes. Il semble aussi que ce qui fait l’essence d’un être par agrégation n’est qu’une manière d’être de ceux dont il est composé ; par exemple, ce qui fait l’essence d’une armée n’est qu’une manière d’être des hommes qui la composent. […] Pour trancher court, je tiens pour un axiome cette proposition identique qui n’est diversifiée que par l’accent : que ce qui n’est pas véritablement un être, n’est pas non plus véritablement un être. On a toujours cru que l’un et l’être sont des choses réciproques. Autre chose est l’être, autre choses est des êtres ; mais le pluriel suppose le singulier, et là où il n’y a pas un être, il y aura encore moins plusieurs êtres. Que peut-on dire de plus clair ? Je ne dis pas qu’il n’y a rien de substantiel ou rien que d’apparent dans les choses qui n’ont pas une véritable unité, car j’accorde qu’ils ont toujours autant de réalité ou substantialité qu’il y a de véritable unité dans ce qui entre dans leur composition. » (Leibniz, Lettre à Arnauld du 30 avril 1687, GP, II, p. 96-97.)

29 Ce thème constitue l’objet même du célèbre opuscule De la réforme de la philosophie première et de la notion de substance, dans lequel Leibniz déclare : « Je dirais, en attendant, que la notion de force (vis ou virtus en latin, Kraft en allemand), à laquelle j’ai consacré une science spéciale, la Dynamique, apporte beaucoup de lumière à l’intelligence de la vraie notion de substance. » (Leibniz, GP, IV, p. 469 [OP, p. 165].

30 Guéroult, 1967, p. 186 sq.

31 Leibniz, NE, II, 21, § 1.

32 Leibniz, NE, II, 23, § 37.

33 Leibniz, NE, II, 21, § 19.

34 Ce qui constituait d’ailleurs, aux yeux de Russell, une des erreurs les plus remarquables de Leibniz. Sur tout ceci, voir Russell, 1900/1908, chap. II (p. 13-17 de la traduction française).

35 Selon nous, c’est également en ce sens qu’Ellis peut parler des pouvoirs comme de propriétés « essentielles » des entités auxquelles on les attribue. Mais c’est aussi pourquoi, on ne saurait, d’un point de vue leibnizien, donner une interprétation véritablement réaliste de telles propriétés, même si on laisse de côté le fait que contrairement à Leibniz, Ellis envisage les « essences » auxquelles elles se rapportent comme des genres et non comme des individus. Ce qui pose ici problème dans la manière dont une simple « faculté » se rapporte à une essence, c’est le fait que le pouvoir qu’elle dénote ne désigne jamais que des relations possibles entre les corps, et non, comme c’est le cas de la force dans un corps, une tendance réelle à la réalisation de ces relations. La dimension relationnelle des pouvoirs désignés chez Leibniz par le terme de « faculté » interdit ainsi d’en faire des propriétés réelles, susceptibles de fonder des différences catégoriques et ontologiques entre les essences. Elles se rapportent plutôt à des « attributs » ou à de simples « modes ».

36 Leibniz, TH, § 87.

37 Ishiguro, 1972a, p. 71 sq.

38 Leibniz, NE, IV, 3, § 3.

39 Leibniz, GP, IV, p. 397 [SNN, 179].

40 Comme le souligne Ishiguro, c’est bien le cas de la faim ou de l’amour dans le traitement que Leibniz en donne dans les Nouveaux Essais. L’amour est une qualité consistant ainsi à prendre plaisir au bonheur de quelqu’un d’autre (II, 23, § 10). L’individu affamé possède lui « une disposition bien notable » du fait de l’absence d’aliments qui conviendraient à son organisme (II, 1, § 19). Le fait qu’il s’agisse ici de dispositions physiologiques ou affectives ne rentrant pas directement dans le champ de notre analyse ne change rien au fait qu’Ishiguro a parfaitement raison de souligner le fait que les prédicats alors utilisés renvoient bien, concernant les sujets auxquels on les attribue, à des faits relationnels et pas seulement à des modifications intrinsèques. C’est à des propriétés du même genre que renvoient selon nous les forces dérivatives, dans la mesure où, tout en exprimant une nature particulière, elles se trouvent connectées, pour ce qui est de leur effectuation, aux forces animant les corps environnant.

41 Les lois physiques n’imposent pas aux corps et à leurs modifications réciproques des relations strictement nécessaires comme celles qu’on rencontre en géométrie, car les lois naturelles obéissent elles-mêmes au principe du meilleur qui a présidé au choix divin. Aussi, le fait que tel corps possède à tel moment une quantité de force active déterminée susceptible de rendre compte dans tel autre corps de modifications elles aussi déterminées, dépend également du choix divin initial parmi d’autres univers possible ou cette connexion entre les deux corps en question n’avait pas nécessairement lieu.

42 Leibniz, De abstracto et concreto, RG, 387.

43 Leibniz, GP, IV, p. 400 [SNN, p. 183].

44 Yakira, 1994, p. 93 sq.

45 Descombes, 2001, p. 180.

46 Les termes concrets font référence à l’être qui tombe sous le concept auquel ils sont inhérents. Tout concret désigne ainsi un sujet, alors que ce n’est pas le cas de l’abstrait correspondant. Il s’ensuit un discrimen que Leibniz mentionne en marge d’un fragment antérieur comme le meilleur critère par défaut : « Je n’ai pas encore trouvé une meilleure explication du concret et de l’abstrait. Soient A et B. Supposons qu’ils soient la même chose. Supposons également deux termes L et M, qui ne diffèrent en rien de A et B, si ce n’est que L et M sont deux choses différentes. Je dis que, dans ces conditions, L et M sont abstraits, et A et B concrets. Supposons quelque chose de chaud et sec. On voit que la chaleur et la sécheresse ne diffèrent pas du chaud et du sec si ce n’est que le chaud et le sec sont ici une seule et même chose (qu’on appelle le sujet ), alors que la sécheresse et la chaleur sont deux choses différentes dont on dit qu’elles sont dans le sujet ; et, pour cette raison, on dit que le « chaud » est concret et que la « chaleur » est abstrait, et de même que le sec est concret et la chaleur abstrait, et de même que le sec est concret et la sécheresse abstrait. » (Leibniz, VE, p. 324 [RG, p. 400].)

47 Leibniz, GP, IV, p. 397 [SNN, 179].

48 Platon, Sophiste, 247d-e.

49 Armstrong, 1978, p. 20.

50 Leibniz, GP, IV, 486 [SNN, p. 75].

© Collège de France, 2017

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