Précédent Suivant

Chapitre 6

L’interprétation ontologique de la puissance


Texte intégral

6.1. Réalisme modal vs conceptualisme modal : les enjeux de l’interprétation ontologique de la force

1Dans le chapitre de son ouvrage Qu’est-ce que la Métaphysique ? consacré à « l’émancipation du possible » à laquelle donne lieu, selon lui, l’interprétation réaliste des modalités défendue par Lewis, Frédéric Nef montre que Leibniz est, à la suite de Duns Scot, un des auteurs de la tradition qui a le plus contribué à rétablir une certaine consistance ontologique au possible, en le faisant accéder au statut plein et entier de « monde ». Là où les Médiévaux, à la suite de Platon, brident le possible par le principe de plénitude1, selon lequel toute possibilité a été, est, ou sera, là où le Docteur Subtil le considère comme une « alternative synchronique » en affirmant qu’à chaque moment s’ouvrent des possibles réels, même si la plupart d’entre eux ne se réalisent pas, Leibniz montre pour sa part que la contingence du monde actuel exige de faire droit à une infinité d’autres mondes possibles, qui ne diffèrent du monde actuel que par leur degré de perfection mais sont tout aussi consistants que lui. Nef voit dans cette évolution au long cours les prémices de la doctrine du réalisme modal assumée aujourd’hui par Lewis, qui accorde, comme on sait, une actualité relative à tous les mondes possibles. Lewis soutient ainsi l’idée que tous les mondes possibles existent, et qu’ils sont tous actuels en vertu de son acception indexicale de l’actualité2. Le caractère indexical de l’actualité consiste, selon Lewis, en ce que les individus qui appartiennent à un monde possible donné estiment toujours, et à raison, que ce monde est actuel. De la même manière qu’il serait erroné de croire que je suis le seul à pouvoir utiliser le pronom « je » pour parler à la première personne, il n’y a aucune raison de limiter l’actualité au monde dans lequel nous vivons.

2Une telle conception a évidemment des conséquences considérables sur l’interprétation qu’il convient de donner à la notion de puissance en général et à celle que nous attribuons aux pouvoirs physiques en particulier. Elle invite notamment à envisager la réalité qu’ils sont susceptibles d’endosser, aux côtés des propriétés "catégoriques" que nous attribuons aux corps à partir de leurs manifestations permanentes, et constitue de ce fait une des matrices du réalisme dispositionnel contemporain. Nous ne reviendrons pas ici sur les difficultés soulevées par une telle stratégie d’analyse des dispositions, difficultés que nous avons déjà largement présentées dans l’introduction de cette étude. Ce que nous voudrions montrer ici, c’est que la stratégie du réalisme modal n’a en réalité pas grand-chose à voir avec celle que Leibniz adopte à l’égard des pouvoirs en physique, même si il semble, à première vue, qu’elle le conduise à des conclusions similaires concernant leur réalité.

3Ce qui distingue, selon nous, le réalisme modal de Lewis des analyses de Leibniz relatives aux forces dont il est question dont la Dynamique, tient à ce que, comme le rappelle d’ailleurs Nef, le système des possibles est, chez Leibniz, entièrement centré sur le monde actuel, les puissances réelles auxquelles nous avons affaire dans le cas des forces devant, à ses yeux, être distinguées soigneusement des simples possibilités logiques que nous élaborons par un processus d’abstraction de ces forces réelles. L’application des problématiques contemporaines relatives aux interprétations ontologiques des dispositions à la philosophie dynamiste de Leibniz, permet donc, selon nous, d’apporter ici un éclairage intéressant sur la manière dont il convient de distinguer le réalisme modal de Lewis, de la position conceptualiste défendue par Leibniz à propos des possibles. Comme nous allons le voir, la dimension ontologique que le philosophe de Hanovre attribue aux forces, tient précisément à ce qu’elles ne sauraient, selon lui, se réduire à de simples possibilités, ces dernières relevant, en définitive, uniquement des concepts formulés par l’entendement pour rendre compte de la consistance logique des « essences » des êtres, que ces derniers soient existants ou non. S’il convient d’envisager les forces comme des entités « réelles », c’est donc d’abord, selon Leibniz, parce qu’elles se rapportent à des substances corporelles actuelles. Leur actualité spécifique tient, quant à elle, à ce que les forces manifestent non seulement les possibilités inhérentes à un corps, mais d’abord et surtout, une certaine tendance spontanée à réaliser ces possibilités, à passer à l’acte, pourrait-on dire. En ce sens, elles ne sont pas seulement logiquement consistantes, car si tel était le cas, on ne pourrait pas les distinguer des simples possibilités inhérentes à toute essence concevable par notre entendement ou par celui de Dieu. C’est bien parce qu’elles sont à l’œuvre dans le monde actuel, qu’il convient, selon Leibniz, de leur attribuer une certaine réalité. Aussi, les analyses que Leibniz consacre à la force le rapprochent plutôt, comme nous allons le voir, d’une conception actualiste de la puissance que du réalisme modal contemporain.

6.2. La force comme pouvoir « intelligible »

4On a vu dans les chapitres précédents que Leibniz n’a de cesse de reprocher à Descartes et à Locke, de considérer la puissance que nous devons attribuer aussi bien aux qualités sensibles qu’aux substances corporelles engagées dans des interactions causales, comme une simple modalité du mouvement. Tous deux s’appuient en effet sur l’erreur qui consiste à considérer la quantité de mouvement comme l’invariant à partir duquel découlent toutes les lois de transmission qui règlent les échanges de qualités entre les corps. Tous deux considèrent ainsi que les pouvoirs doivent être considérés comme des modalités du mouvement, c’est-à-dire, au fond, comme de simples possibilités de mouvements. Or, cette notion de mouvement n’a, aux yeux de Leibniz, rien de primitif et doit être complétée par celle de « force ».

5Dans l’analyse des corps, il convient selon lui comprendre que le mouvement est, au contraire, une simple modalité de la force, car c’est elle qui est la seule à même de lui conférer quelque unité. De manière plus générale, toutes les qualités que Descartes et Locke considèrent comme des qualités premières (même si l’interprétation ontologique qu’ils en donnent est différente), sont des attributs incomplets qui ne nous permettent pas de comprendre en quoi consiste la réalité de la matière. Ce que Leibniz conteste, c’est en réalité le fait qu’on puisse les considérer comme des propriétés catégoriques, au sens où elles seraient inséparables des substances, et renverraient directement à leur essence réelle. Toutes les propriétés géométriques dont parlent Descartes ou Locke ne sont en fait catégoriques qu’en apparence, dans la mesure où seule la notion de force peut permettre de leur conférer une certaine unité et une certaine consistance ontologique. Aussi, ce sont les critères mêmes du « catégorique » que nous devons réviser, dans la mesure où la force qui est, en apparence, une propriété de type dispositionnel, est en réalité beaucoup plus essentielle aux corps physiques et en est si peu séparable, que c’est elle qui leur confère leur réalité ontologique.

6Leibniz répond ainsi à Locke que lorsqu’elle est "intelligible", la puissance doit être considérée comme une qualité première3. Parler ici de pouvoir « intelligible », c’est, en termes leibniziens, envisager les pouvoirs comme des qualités distinctes des corps physiques, c’est-à-dire, comme des qualités permettant d’identifier le corps auquel on les attribue en le différenciant de tous les autres, par des signes distinctifs et des moyens de contrôle suffisants, et envisager du même coup d’en faire des ingrédients de leur essence réelle. En termes lockiens, et d’un point de vue sémantique, c’est faire de la force un prédicat indissociable du corps, « quelles que soient les circonstances ».

7Mais alors, comment expliquer qu’une puissance peut être attribuée de manière réellement catégorique et non comme une pure possibilité de nous affecter ou de produire certains effets ? Ce que suggère Leibniz, c’est l’idée que, si nous devons distinguer différents types de qualités, les qualités secondes doivent être comprises comme des expressions de la puissance, elle-même entendue comme un ingrédient de la substance, alors que chez Locke, les puissances sont considérées comme de pures descriptions modales des qualités premières.

8Pour comprendre le traitement que Leibniz fait de la puissance, il faut se référer à l’analyse qu’il propose dans les Nouveaux Essais, où il écrit :

On peut donc dire que la puissance en général est la possibilité du changement. Or le changement ou l’acte de cette possibilité, étant action dans un sujet, et passion dans un autre, il y aura aussi deux puissances, l’une passive, l’autre active. L’active pourra être appelée faculté, et peut-être que la passive pourrait être appelée capacité ou réceptivité. Il est vrai que la puissance active est prise quelque fois dans un sens plus parfait, lorsque, outre la simple faculté, il y a de la tendance ; et c’est ainsi que je la prends dans mes considérations dynamiques. On pourrait lui affecter particulièrement le mot de force : et la force serait entéléchie ou effort ; car l’entéléchie (quoique Aristote la prenne si généralement qu’elle comprenne encore toute action et tout effort) me paraît plutôt convenir aux forces agissantes primitives et celui d’effort aux dérivatives. Il y a même encore une espèce de puissance passive plus particulière et plus chargée de réalité, c’est celle qui est dans la matière, où il n’y a pas seulement la mobilité, qui est la capacité ou réceptivité au mouvement, mais encore la résistance, qui comprend l’impénétrabilité et l’inertie. Les entéléchies, c’est-à-dire les tendances primitives ou substantielles, lorsqu’elles sont accompagnées de perception, sont les âmes4.

9Leibniz présente ici, de manière particulièrement condensée, tout l’éventail des distinctions appelées, selon lui, par une analyse complète de la notion de puissance. Si on s’en tient à sa définition « générale », il faut définir la puissance comme « possibilité du changement ». Prise en ce sens, c’est-à-dire considérée de manière abstraite et générale, la puissance est bien une « pure » possibilité, c’est-à-dire une notion qui n’a, au fond, qu’une signification logique et ne saurait être attribuée en propre à quelque corps ou quelque objet que ce soit. Elle désigne alors seulement une caractéristique générale des puissances concrètes que nous pouvons rencontrer dans la réalité, en ce qu’elles sont porteuses de changements physiques potentiels.

10On retrouve en réalité ici la signification attribuée à la notion de puissance par la plupart des auteurs, qu’ils soient hostiles, ou d’ailleurs bienveillants, à l’égard des dispositions, et qu’il s’agisse des interlocuteurs de Leibniz ou de leurs héritiers contemporains. La puissance ou le pouvoir qu’ils attribuent aux dispositions est une « pure » possibilité de manifestation, tributaire dans sa réalisation, de circonstances extérieures. Cette radicalisation de l’interprétation de la notion de puissance, les conduit naturellement à opposer aux propriétés dispositionnelles, des propriétés susceptibles d’être définies indépendamment de leurs manifestations potentielles, c’est-à-dire des propriétés catégoriques, entièrement actuelles (y compris, comme c’est le cas chez Lewis, si cette actualité est considérée comme indexicale), dont ils s’efforcent de préciser les critères d’identification spécifiques en termes de grandeurs mesurables dans l’analyse géométrique, ou en termes de manifestations empiriques selon leurs options épistémologiques et ontologiques respectives.

11Seulement, ce que montre Leibniz dans cet extrait, c’est que cette acception de la notion de puissance est abstraite et trop générale. Cela ne signifie pas qu’elle soit fausse ou absurde, mais qu’elle renvoie simplement à une caractéristique trop vague, communes aux différentes formes de puissances, mais ne permettant pas de comprendre leur singularité. Parler de puissance « en général », c’est en rester à une approche incomplète de la notion et s’interdire de comprendre leurs déterminations spécifiques, ce qui suppose de passer par une analyse beaucoup plus précise des différents types de puissances à l’œuvre dans la réalité.

12La première distinction que nous devons établir, doit ainsi prendre en compte le fait qu’un changement particulier, concret, admet toujours deux descriptions complémentaires, celle qui identifie l’agent ou la cause du changement et celle qui identifie le patient, c’est-à-dire l’entité qui se trouve modifiée du fait de l’action. La possibilité générale d’un changement se dédouble donc d’abord en puissance active ou en puissance passive. La première reçoit le nom de « faculté » (a) et la seconde de « capacité » (b). Chacune d’elle appartient respectivement au corps dans lequel le changement observé est une action, et dans celui pour lequel il est une passion. Par exemple, lorsqu’un liquide dissout un échantillon de sucre, le phénomène de la dissolution, en quoi consiste le changement physique qui se produit, suppose bien logiquement, dans chacune des entités en jeu, une certaine « faculté » dissolvante propre au liquide et une certaine « capacité » soluble dans le sucre.

13Cette première distinction entre deux types de puissances, marque, chez Leibniz, la volonté d’appréhender l’analyse des phénomènes physiques dans une perspective qu’on qualifierait aujourd’hui d’« agentive », par où il se démarque nettement des interprétations purement « régularistes » des relations causales, qui voient dans les phénomènes de simples successions de grandeurs (dans la version cartésienne) ou d’événements (dans la version humienne). S’il y a événement, rappelle ici Leibniz, c’est qu’il y a un agent à l’œuvre, et que cet agent doit bien posséder en propre une certaine forme de puissance qui lui confère ce pouvoir causal.

14Mais cette première précision en appelle immédiatement une seconde, dans la mesure où elle en reste à une définition de la puissance de dicto, qui ne rend pas encore compte des puissances réellement à l’œuvre dans la réalité physique. Aussi ajoute-t-il qu’à l’idée de « faculté », satisfaisante d’un point de vue général, doit être préférée dans l’enquête physique, celle de « force », qui lui ajoute l’idée d’une tendance à la réalisation si rien ne s’y oppose. On a vu précédemment comment Leibniz avait réussi à conceptualiser de manière rigoureuse cette notion de « force » pour en faire une notion indispensable à la compréhension des phénomènes physiques et une clé de voûte des lois de la Dynamique.

15C’est, comme on l’a vu, la notion d’élasticité, caractéristique des corps, qui permet, dans le domaine physique, d’illustrer leur tendance spontanée au mouvement. Cette dernière, lorsqu’on la rapporte à un corps particulier, n’est pas une simple « faculté », dans la mesure où elle constitue une puissance physique réelle, susceptible d’être décrite par des lois rigoureuses qui permettent de déterminer précisément ses valeurs successives, et comporte une sorte de propension intrinsèque au mouvement. Dans l’extrait précédent, il ne fait, au fond, que rappeler la différence suggérée dans ses textes scientifiques, entre ce sens proprement dynamique de la notion de puissance, et sa signification « générale » en termes de « pure » possibilité.

16Mais il ajoute ici que, seules les puissances définies comme des forces, c’est-à-dire comme des facultés comportant une tendance spontanée à leur actualisation, permettent d’accéder véritablement à la compréhension exacte du type de puissance à l’œuvre dans la réalité physique. Parler de « faculté » active ou de « capacité » passive plutôt que de « pure » puissance, constitue certes une première détermination logiquement indispensable lorsqu’on analyse les phénomènes physiques. Mais une compréhension correcte des changements qui se produisent dans la réalité physique, c’est-à-dire une compréhension qui fasse ressortir le fait qu’ils manifestent les pouvoirs de certains agents d’une manière nomiquement réglée, exige de compléter cette notion de faculté par celle de tendance spontanée, caractéristique des forces.

17La notion de force, si elle nous donne une compréhension déterminée de la puissance concrète que nous rencontrons en physique, doit elle-même être analysée de manière plus précise, dans la mesure où elle n’est pas seulement caractéristique de la nature des corps physiques, mais également des substances qui les sous-tendent.

18Ainsi, elle se dédouble à son tour, selon qu’il s’agit d’une force agissante primitive (a’) ou dérivative (a’’). Une force active primitive peut être nommée « entéléchie », pour reprendre le terme aristotélicien, qui désigne un acte accompli par opposition à l’acte en train de se faire, quand une force active dérivative peut être qualifiée d’« effort ». Les forces « primitives » doivent être comprises comme les puissances inhérentes aux substances proprement dites, dont la caractéristique tient à ce qu’elles possèdent une certaine permanence et une actualité complète et achevée.

19Pour bien comprendre de quoi il s’agit, il faut ici se souvenir que Leibniz caractérise les substances simples par leur activité perceptive. La puissance qui leur est propre consiste, pour elles, à être capables de produire par elles-mêmes, les perceptions successives par où elles expriment les états successifs de l’univers5. Les entéléchies constituent ainsi les types de puissances les plus déterminées et celles qui possèdent l’actualité la plus aboutie, en ce qu’elles consistent en des propriétés se rapportant directement aux substances.

20Les forces « dérivatives » désignent toutes celles qui expriment, dans l’ordre des phénomènes, la puissance perceptive des substances. Autrement dit, il s’agit de toutes les puissances à l’œuvre en physique, puissances qui permettent d’attribuer à un corps la série complète de ses comportements, de la même manière que les forces primitives permettent d’effectuer la série complète des perceptions particulières d’une substance. Le rapport expressif entre ces deux formes de puissances tient à ce que les forces primitives assurent le dynamisme spontané des foyers perceptifs que sont les monades, quand les forces dérivatives effectuent, pour leur part, la succession ordonnée des comportements manifestes d’un corps sous forme d’ « effort ». Ainsi, les forces dérivatives actives portent en elles toutes les déterminations des mouvements successifs d’un corps, non seulement dans leur dimension extensive, c’est-à-dire dans l’« effet violent » qui les consomme et produit telle ou telle quantité de mouvement, mais aussi dans leur dimension intensive, c’est-à-dire dans la vivacité avec laquelle cet effet s’accomplit, qui prend la forme de l’accélération. C’est cette détermination complète des différentes dimensions de l’action spontanée des corps qui permet de comprendre en quoi les forces actives étudiées par le physicien « dérivent » des forces primitives animant les substances.

21Mais les puissances que rencontre le physicien ne sont pas toutes actives, et il faut distinguer aussi, parmi les forces dérivatives, celles qui témoignent, dans les corps, de leur capacité à être modifiée par l’action des corps environnant. Le premier type de puissance dérivative passive possédée par le corps, c’est, d’abord leur capacité à recevoir le mouvement d’un mobile extérieur, ce que Leibniz désigne ici par le terme de « mobilité ». Remarquons au passage que cette réceptivité au mouvement, de nature dispositionnelle, est déjà requise dans les interprétations cinématiques de la physique défendue par Descartes ou par Locke, ce qui signifie d’emblée que toute forme de disposition ne saurait être écartée de leurs ontologies et de leurs épistémologies respectives. Pour autant, on sait que le mouvement est une grandeur purement relationnelle, et la « mobilité » que nous devons attribuer aux corps est donc une puissance qui comporte une part extrinsèque et ne permet pas de les déterminer en propre. C’est la raison pour laquelle Leibniz complète sa typologie des puissances par une dernière force dérivative passive, celle qui désigne, selon ses termes, la « résistance » inhérente aux corps, qui recouvre à la fois leur impénétrabilité et leur inertie.

22L’impénétrabilité ou « antitypie », permet de penser la situation topologique des corps, le fait qu’ils sont indissociables d’une certaine position physique qui peut leur être attribuée en propre et garantit leur identité dans un système de relations spatiales. L’inertie dont parle Leibniz doit être interprétée comme une résistance spontanée au mouvement qui leur est inhérente et qui, comme on l’a vu, autorise Leibniz, à produire une estimation a priori de l’action des forces dérivatives en y voyant une expression de l’action sur soi caractéristique des substances proprement dites. Il est intéressant de souligner que Leibniz attribue « plus de réalité » à la résistance qu’à la mobilité, en dépit de son caractère passif. Pour comprendre cet engagement ontologique explicite quoique mesuré en faveur de certaines modalités passives de la puissance, il faut ici mesurer le fait que l’impénétrabilité, comme l’inertie, participent des critères d’identification d’un corps, ce qui n’est pas le cas de la mobilité. Le caractère impénétrable et spontanément résistant au mouvement des corps constitue une qualité inhérente à tout mobile, alors que sa capacité à recevoir un mouvement extérieur ne lui est attribuable que de manière relative, à l’intérieur d’un système physique donné.

23Ainsi, une analyse complète de la notion de puissance fait apparaître en définitive quatre modalités spécifiques, dont trois sont susceptibles d’une authentique interprétation ontologique. Lorsque nous parlons des pouvoirs concrets et non de la pure « potentialité », il nous faut distinguer, d’une part, la puissance primitive active qui constitue le principe interne de succession des perceptions des monades, d’autre part, les puissances dérivatives actives que sont les efforts spontanés des corps, auxquels s’ajoutent ces puissances dérivatives passives que sont la résistance et la mobilité. Les trois premières formes de puissances renvoient à des pouvoirs réels et non à des potentialités purement logiques, la dernière renvoie à une propriété relationnelle des corps et, dans cette mesure, n’est pas réellement susceptible d’être interprétée comme une qualité qui leur est propre. Elle désigne, tout au plus, la possibilité physique, pour un corps, d’être affecté par une impulsion extérieure.

24La complexité de l’analyse leibnizienne a de quoi effrayer un peu celui qui cherche à déterminer précisément aujourd’hui le statut et le rôle des dispositions en physique et pourtant, elle repose sur une démarche parfaitement cohérente permettant d’expliquer la diversité des pouvoirs à l’œuvre dans la nature, tout en fournissant une compréhension de leur nature commune et de leurs origines respectives.

25Ce qu’elle nous apprend, c’est qu’une bonne compréhension de la notion de puissance et de la réalité qu’on doit lui attribuer, exige de ne pas s’en tenir à son acception purement logique en termes de simple « possibilité », surtout lorsqu’il s’agit des pouvoirs qui se manifestent dans la réalité empirique, desquels relèvent un grand nombre de ceux que les auteurs contemporains étudient comme des dispositions. En tant que tendance spontanée, la notion de force possède en effet une dimension qui échappe à la stricte expérience sensible et même à nos capacités imaginatives. Cette dimension est, à proprement parler, métaphysique, ce qui l’apparente à la notion d’esprit. Pour comprendre la réalité de la force, il faut donc envisager, dans la matière, des propriétés qui ne sont pas manifestes dans l’expérience sensible, c’est-à-dire rapporter les pouvoirs observables que sont, par exemple, la fragilité ou l’explosivité, aux forces qui agissent dans la matière, les forces dérivatives.

6.3. Les forces dérivatives.

26Les forces dérivatives sont donc celles à l’œuvre dans la réalité matérielle, celles dont les manifestations composent notre expérience de la réalité empirique. Dans un opuscule de 1702, Leibniz définit les forces dérivatives de la manière suivante :

La force dérivative est ce que certains appellent impetus, elle est en tout cas le conatus ou la tendance (dans mon langage) à un mouvement déterminé, suivant lequel se trouve modifiée la force primitive ou principe d’action. […] Elle est l’impression que le corps reçoit de l’impulsion, sous l’effet de laquelle les projectiles continuent leur mouvement et n’ont pas besoin d’une impulsion nouvelle6.

27La force dérivative dont il est question ici, c’est donc la tendance à un mouvement donné, tendance inhérente à chaque corps physique saisie à un instant donné. Il s’agit bien du cas (a’’) distingué plus haut, les travaux de Leibniz en Dynamique l’ayant conduit à soutenir que chaque corps physique possède en permanence une certaine activité qui lui est inhérente, et qui le pousse à accomplir tel ou tel mouvement si rien ne l’en empêche7. Reprenant les formules du Specimen dynamicum, Guéroult définit, pour sa part, le conatus de la manière suivante :

La vitesse prise avec sa direction, s’appelle conatus. Puisque toute vitesse est instantanée, ce conatus est quelque chose d’instantané. Il est une différentielle, différence entre le mouvement qui se produit à l’instant présent, ou entre ce dernier moment et celui qui va se produire. Entre ces divers « instants » d’un mouvement, la différence peut être de deux sortes : elle peut être soit la différence des espaces parcourus (ou la vitesse à chaque instant), soit la différence des vitesses. Le conatus définit la différence des vitesses. Il est l’accélération élémentaire, vitesse virtuelle, « embryonnée », simple tendance au mouvement8.

28Au-delà de la compréhension historique des concepts de la Dynamique de Leibniz, ces formules nous aident à comprendre à quel type de propriétés renvoie, chez lui, la notion de force dérivative active, ainsi que la plupart des pouvoirs physiques manifestes que nous rencontrons dans l’expérience empirique.

29Elles permettent, d’une part, de comprendre comment Leibniz met en application les principes en vertu desquels tout ce qui arrive à une substance lui vient de son propre fond sans que rien ne puisse transiter d’une substance à une autre. Ce que mesure la différentielle des vitesses d’un corps en mouvement à un moment donné, c’est précisément cette liaison interne entre chacun de ses états, liaison qui exige de penser, en lui, sous la forme d’une intégrale des conatus, la loi de la série complète des états successifs qu’il occupe, a occupé et occupera, cette loi ne se réduisant elle-même à aucun de ces états successifs9. De même, cette liaison qui inscrit en chaque instant un rapport aux états passés et à venir, requiert, à son tour, de penser ce qui la sous-tend de manière permanente. En effet, s’il y a, à chaque instant du mouvement d’un corps, une actualisation d’un état précédemment contenu de manière virtuelle dans la série des états qui lui est propre, cette actualité du conatus est momentanée et exige de comprendre comment elle s’origine dans une actualité permanente. Ainsi, Leibniz écrit :

Il faut considérer en outre que la force dérivative, ainsi que l’action, est quelque chose de modal, puisqu’elle subit le changement. Or tout mode résulte d’une modification de quelque chose qui persiste, c’est à dire qui est plus absolu. Et de même que la figure est une limitation ou modification de la force passive ou masse étendue, la force dérivative et l’action motrice sont une modification d’une chose qui n’est en aucun cas purement passive (autrement la modification ou limite envelopperait plus de réalité que cela même qui est limité), mais de quelque chose d’actif, c’est à dire de l’entéléchie primitive10.

30Pour autant, le statut modal des forces dérivatives par où se manifeste leur appartenance ultime à des substances conçues comme atomes de pure force, ne doit pas être compris au sens où elles ne seraient que des modifications de ces substances, ce qui les rapprocherait d’une conception purement logique de la puissance. L’actualité qui leur est propre ne renvoie donc pas à une actualité lexicale, au sens que lui confère Lewis. Elle est bien relative à notre monde, en tant qu’il est le seul existant réellement. D’abord, parce qu’elles comportent, outre la simple possibilité d’un changement, une tendance spontanée à la réalisation de ce changement dans le monde actuel, ce qui leur confère une réalité dérivée de celle des substances corporelles réellement existantes auxquelles on les rapporte. Ensuite, parce qu’en attribuant telle ou telle quantité de force vive à un corps, on ne produit pas seulement une description des modifications potentielles particulières de ce corps, mais également une prédiction qui porte sur l’ensemble du système physique dans lequel il se trouve et, de proche en proche, sur l’ensemble de l’univers réellement existant. Ce faisant, la force se trouve être envisagée comme une propriété tirant sa réalité à la fois du corps auquel on la rapporte, et de l’ensemble de l’univers actuel.

31L’actualité des forces tient à ce qu’elles doivent être envisagées à la fois comme des qualités et comme des instanciations particulières des lois de la nature telle qu’elle existe dans ce monde ci, ce qui leur confère, pourrait-on dire, une double réalité, la seconde confirmant la première. Les forces dérivatives sont à la fois inhérentes aux corps et d’emblée connectées entre elles, conformément au principe de l’harmonie préétablie qui est propre au meilleur des mondes possibles, et y institue une concomitance universelle entre toutes les substances comme entre les corps qui les expriment, ce qui n’autorise à parler de lois authentiquement causales que dans notre monde, le seul qui soit actuel.

32Ainsi, l’attribution d’une quantité de force donnée à un corps particulier n’est pas simplement une attribution concernant un fait relatif à ce corps, ce qui signifie également qu’il ne s’agit pas d’une propriété intrinsèque, au sens que Lewis donne de ce terme. En ce sens, l’actualité des forces est bien tributaire de celle de l’univers réellement existant, et pas seulement de la perspective particulière de la substance qu’elle exprime, ce qui écarte de sa définition toute forme d’égocentrisme logique. Elle contient d’emblée une référence aux relations causales que ce corps est susceptible d’entretenir avec les corps environnants, conformément aux lois de l’harmonie préétablie. Bref, si Leibniz parle de modalités à propos des forces à l’œuvre dans la réalité physique, il faut immédiatement leur adjoindre une dimension causale réelle, qui met en jeu les forces dérivatives des autres corps qui composent l’univers actuel.

33Lorsque Leibniz définit la force dérivative comme quelque chose de modal, il ne s’agit donc pas d’une concession faite à la distinction entre qualités premières et qualités secondes, la notion de force dérivative remplaçant simplement celle de « pouvoir » telle qu’elle est définie par Locke. La notion leibnizienne de « force » subvertit bien l’interprétation habituelle du couple puissance/acte qui reste, aujourd’hui comme hier, en définitive commun aux actualistes et aux possibilistes En effet, la force renvoie premièrement chez lui, à des modifications de puissances, et non à des propriétés définies de manière purement catégoriques. La puissance n’est pas modale par opposition à des qualités plus fondamentales qui ne le seraient pas. Celle qu’on rencontre dans les forces dérivatives étudiées par la physique est bien modale, dans la mesure où elle est perpétuellement changeante. Mais ce qui se trouve alors modifié, c’est encore de la puissance, celle de la force active primitive qui existe en permanence dans les corps et constitue leur essence même. Cette dernière n’appelle, quant à elle, aucun ancrage plus absolu, ou plus inconditionnel, sa réalité ne tenant ni à son caractère intrinsèque (au sens contemporain du terme), ni au fait qu’elle serait entièrement manifeste, à la manière des propriétés dites catégoriques aujourd’hui, mais plutôt à ce qu’elle possède le maximum d’unité, de cohérence et de perfection possible, et permet d’assigner à une substance particulière la série intégrale de ses états successifs dans son expression matérielle. Ici se marque, une fois de plus, ce qui distingue l’analyse leibnizienne des pouvoirs de celle proposée par Locke. Ce dernier affirme :

L’efficace par laquelle est produite la nouvelle substance ou la nouvelle idée est nommée, dans la chose qui exerce ce pouvoir, action ; mais, dans la chose en qui une idée simple est changée ou produite, elle est nommée passion ; quelque diverse que soit cette efficace et quoique ses effets soient presque infinis, il est possible à mon avis de ne la concevoir chez les agents raisonnables que comme des modes de la pensée et du vouloir, et chez les agents corporels que comme des modalités du mouvement. À mon avis, dis-je, on ne peut la concevoir autrement. Car outre ceux-là, s’il y avait un autre genre d’action qui produise des effets, je dois avouer que je n’en ai aucune idée, aucune notion, et qu’elle est donc parfaitement étrangère à mes pensées, à mes perceptions, à ma connaissance, qu’elle m’est aussi obscure que l’idée de cinq autres sens ou qu’à un aveugle les idées de couleurs11. [Nous soulignons.]

34C’est bien le fait de dériver les pouvoirs physiques à partir du mouvement des corps qui représente comme on l’a déjà souligné aux yeux de Leibniz, la racine de l’interprétation purement modale des pouvoirs en physique. Or, il s’agit, selon lui, d’une absurdité dans la mesure où le mouvement n’a en lui-même aucune réalité, puisqu’il n’est à aucun moment identique à lui-même et ne possède aucune unité. Il est donc vain de chercher à en faire la source de quoi que soit. Dire que les pouvoirs physiques sont des modalités du mouvement (ou, ce qui revient au même, d’un mobile en tant qu’il est mobile), c’est dire qu’ils sont de pures possibilités, plus précisément, en l’occurrence, de pures modalités de rien du tout. De plus, cela revient nécessairement à dire que leurs critères d’identification sont en définitive purement extrinsèques et relationnels : on ne pourrait alors en effet déterminer les pouvoirs d’un corps que de manière relative à la situation ponctuelle qu’il occupe à l’égard d’un autre, ce qui a pour conséquence de leur refuser à jamais toute forme de substantialité. Notons au passage que c’est probablement bien Locke qui a ainsi fixé un certain paradigme de l’analyse des pouvoirs (et des difficultés qui en résultent), en les définissant finalement de manière purement relationnelle, ce qui rend, à sa suite, problématique toute tentative d’interprétation ontologique à leur égard. L’intérêt de la position ontologique actualiste de Leibniz, tient à ce qu’elle cherche à concilier à la fois la caractère essentiel et inhérent aux substances de la force, tout en y associant une dimension relationnelle et causale, dans la mesure où, les forces dérivatives étant soumises à des lois, elles sont d’emblée connectées entre elles.

35Mais avant de préciser en quoi consiste précisément cette dimension relationnelle des forces dérivatives, il nous faut tirer un premier bilan de la typologie des puissances proposée par Leibniz et de la manière dont elle permet de remettre en perspective les propriétés désignées dans le débat contemporain par le terme de disposition.

6.4. Des dispositions aux forces

36De manière générale, on peut donc dire que Leibniz distingue soigneusement le sens qu’il convient d’accorder au possible, envisagé d’un point de vue seulement logique, de celui qu’il convient d’accorder à la puissance réelle à l’œuvre dans les interactions physiques, qu’il s’agisse de celles par lesquelles les corps manifestent à nos organes perceptifs certaines qualités sensibles, ou, plus généralement, de celles qui les engagent mutuellement dans les phénomènes physiques. Les premières renvoient uniquement à des concepts d’essences, abstraits de leurs comportements actuels, ces derniers ne pouvant eux-mêmes se réduire à leurs manifestations effectives.

37La stratégie de Leibniz consiste à distinguer l’acception logique de la puissance de son acception ontologique, et c’est en cela qu’elle se distingue radicalement de toute forme de réalisme modal. Les essences porteuses des possibilités que possèdent les corps réellement existants, comme celles qui désignent uniquement les êtres conçus dans l’entendement divin sans que ce dernier leur accorde finalement l’existence, ne sont que des concepts, qui ne suffisent pas, à eux seuls, à rendre compte du réel. Dans le cadre de l’enquête scientifique, ces essences abstraites élaborées par la logique trouvent un usage parfaitement légitime, dans la mesure où elles nous permettent de produire des classifications approximatives mais épistémologiquement fécondes, qui permettent notamment d’organiser la confusion des phénomènes sensibles en les rapportant à des propriétés communes et générales. Mais il ne s’agit jamais que de définitions "nominales" des substances corporelles et qui, en tant que telles ne sauraient admettre d’interprétation ontologique. Chez Leibniz, les possibles exprimés dans les « essences » sont donc étroitement subordonnés aux propriétés actuelles des corps, dans la mesure où c’est seulement à partir des êtres réellement existants que nous sommes à même de concevoir ce qui pourrait leur être attribué ou ce qu’on aurait pu leur attribué. L’interprétation ontologique de la force s’accompagne donc bien, chez Leibniz, d’une certaine forme de critique d’inspiration fictionnaliste, comme on dirait aujourd’hui, à l’égard des possibles. Mais d’un point de vue ontologique, comme on l’a vu, cette position ne le conduit pas pour autant, c’est le moins qu’on puisse dire, à un rejet de toute dimension dispositionnelle dans la réalité physique, comme c’est, par exemple le cas chez Armstrong, lequel tire de ses réserves à l’égard du possible des conclusions de ce type. L’originalité de Leibniz tient ici, nous aurons à y revenir, non seulement à ce que son actualisme le conduit à faire place, dans son ontologie, à des puissances réelles, mais à ce que son conceptualisme modal reconnaît bien une fécondité épistémologique certaine à ces fictions logiques que sont les pures possibilités. À condition de ne pas leur donner d’interprétation ontologique, ces dernières permettent bien au scientifique d’établir des relations de concomitance régulière très utiles entre les « essences » abstraites des corps et leurs qualités réelles.

38Concernant la question plus spécifique du caractère dispositionnel des qualités physiques, ce que nous montrent les analyses leibniziennes des pouvoirs, c’est que le problème de la puissance se pose en réalité aussi bien au niveau de la perception des qualités sensibles qu’à celui de la définition de la nature des corps. Parce qu’elles se définissent essentiellement comme des pouvoirs stimulants nos organes perceptifs, les qualités sensibles ont bien, comme certains auteurs, à la suite de Martin, l’admettent d’ailleurs aujourd’hui, une dimension intrinsèquement dispositionnelle. Toutes les qualités que nous attribuons aux corps à partir de notre expérience empirique, renvoient bien à des puissances qui s’exercent sur notre sensibilité et ont, en ce sens, une dimension relative. Pour autant, Leibniz considère que nous pouvons bien, d’une certaine manière, les considérer comme des qualités réelles des corps auxquels nous les attribuons, ce qui signifie qu’à ses yeux, elles ne sauraient consister en de pures apparences modales de qualités plus primitives qui seraient, elles seules, constitutives de la réalité des corps. Il accorde donc à Locke que les qualités sensibles doivent être considérées comme des puissances, mais contrairement à lui, il considère qu’elles doivent être considérées comme des propriétés authentiques des corps. Elles ne se réduisent donc pas à de pures modalités, comme c’est le cas de ces pouvoirs généraux que sont les « facultés » (ainsi que la plupart des dispositions dont traitent les auteurs contemporains), car elles expriment bien, quoique de manière irréductiblement confuse, la nature des corps. C’est ce qui explique que, bien qu’on ne puisse pas les utiliser, en tant que telles, dans nos explications scientifiques des phénomènes, et que le physicien ait tout intérêt à les analyser en termes de propriétés géométriques, ces qualités admettent toutefois une interprétation ontologique qui permet de vérifier leur attribution à des corps particuliers.

39Mais pour avoir une intelligibilité complète du statut ontologique de la puissance, il faut plutôt s’intéresser à ces tendances déterminées que sont les forces, qui constituent, pour leur part, des notions parfaitement claires et distinctes, bien qu’elles soient irréductibles à l’analyse géométrique ou à l’imagination. La considération des forces à l’œuvre dans la réalité physique permet de comprendre en quel sens la puissance peut être considérée comme possédant une existence réelle, indépendamment de ses manifestations ponctuelles. C’est seulement à propos de ces puissances, qui possèdent, outre la pure possibilité logique de changement, une tendance spontanée à l’accomplissement, que nous pouvons comprendre en quoi consiste la puissance de manière concrète et lui donner une pleine intelligibilité. Et c’est seulement à partir du moment où on n’a plus seulement affaire à des modalités générales, comme le sont les capacités ou les facultés, que nous pouvons comprendre l’existence actuelle de la puissance et en quel sens on peut dire qu’elle constitue la nature des corps physiques. En cela, Leibniz se démarque assurément des positions contemporaines, y compris de celles qui manifestent un engagement ontologique explicite en faveur des dispositions.

40En effet, les propriétés que la plupart des auteurs contemporains désignent aujourd’hui par le terme de disposition, renvoient assez précisément à celles que Locke définit comme des propriétés « tertiaires » des corps, c’est à dire à de pures possibilités d’actions, que ces corps possèdent en raison de la configuration particulière de leurs propriétés catégoriques. Il s’agit donc de ces puissances abstraites, que Leibniz désignerait plutôt par le terme de « facultés », lorsqu’on a affaire à des pouvoirs actifs, comme, par exemple, au pouvoir dissolvant d’un acide, ou au pouvoir explosif de la dynamite. Lorsqu’il s’agit de pouvoirs passifs, il parlerait alors sans doute, comme on l’a vu, plutôt d’ « aptitude », ou encore de la « réceptivité » au mouvement que possèdent un corps et ses parties. En ce sens, des dispositions typiques comme la fragilité ou la solubilité, renverraient plutôt chez lui à des modalités particulières de cette réceptivité au mouvement, qui peut amener les parties d’un corps à se disjoindre, ou, à la rigueur, à une pure modalité de leur impénétrabilité, en ce sens qu’elles désigneraient le point limite à partir duquel l’impénétrabilité d’un corps entre en crise et disloque ses conditions d’identification spatiale. Mais alors, n’a-t-on pas plutôt affaire, dans ce cas, à des propriétés purement logiques, qui exprimeraient les limites de la résistance par laquelle un corps peut occuper une certaine portion de substance étendue ?

41La même question peut également être posée à propos des dispositions fonctionnelles largement discutées aujourd’hui, à l’image des questions soulevées par la fameuse vertu « apéritive » de la clé de Tugal Cain, dans la mesure où on peut se demander si, aux yeux de Leibniz, il ne s’agirait pas alors d’une caractéristique purement accidentelle de la clé, qui ne désignerait aucune propriété physique réelle. Dans le cas des artifices, nous n’avons, en effet, affaire qu’à des descriptions « techniques » ou « pragmatiques » de certains objets physiques, raison pour laquelle on peut se demander si ces descriptions portent bien sur l’objet en tant que corps physique. S’il y a bien une description proprement physique de l’action de la clé sur le mécanisme d’une serrure, celle-ci n’implique-t-elle pas plutôt de considérer les matériaux utilisés et non le type sous lequel on les regroupe en fonction de leur usage ? Attribuer une disposition fonctionnelle à un objet, n’est-ce pas procéder uniquement à partir de définitions nominales en partie arbitraires, qui ne nous donnent pas de connaissances relatives à la nature du corps ainsi décrit ? Il convient alors peut-être, dans ce cas, de distinguer en quoi consiste précisément la substance corporelle qui compose l’objet en question, du type d’objet sous lequel nous la rangeons en certaines circonstances et dont nous ne possédons qu’une définition nominale. Si un corps matériel, en tant que substance corporelle, peut bien faire, aux yeux de Leibniz, l’objet d’une enquête physique et métaphysique, un certain type d’objets ou d’artifices, ainsi les propriétés qu’on leur attribue, dépendent, eux, de décisions toujours en partie arbitraires, qui découlent d’abord de nos usages et de nos pratiques linguistiques plutôt que de la réalité physique proprement dite. Les définitions et les propriétés que nous attribuons aux artifices sont donc, peut-être, en ce sens, purement formelles et accidentelles, à la différence de celles que nous pouvons attribuer aux substances corporelles.

42Toutes ces remarques découlent de l’approche ontologique spécifiquement leibnizienne qui caractérise son traitement de la notion de puissance, et la manière, irréductible à toute forme de réalisme modal, dont il cherche à préciser l’actualité qui lui est propre. Tous les efforts de Leibniz visent à montrer qu’il existe un degré intermédiaire entre la pure puissance et l’acte proprement dit, et que ce niveau est précisément celui des forces qui comportent une tendance spontanée à l’actualisation de la puissance dont elles sont porteuses. Cette tendance spontanée possède elle-même une dimension actuelle, et se rattache directement à l’activité des substances, ce qui lui confère une réalité certaine et une actualité spécifique. C’est en ce sens que les forces dont parle Leibniz, ne relèvent sans doute ni de ce que les auteurs contemporains désignent par le terme de propriété catégorique, ni des propriétés qu’ils regroupent généralement sous le terme de propriété dispositionnelle, dans la mesure où on peut se demander si ces dernières ne renvoient pas, en définitive, inévitablement à des modalités purement logiques des objets auxquels nous les attribuons. Une telle critique peut, à première vue, paraître surprenante dans la mesure où la plupart des auteurs qui défendent une interprétation réaliste des dispositions, insistent au contraire sur le fait qu’il s’agit de propriétés possédant une authentique consistance ontologique. Un auteur comme Mumford souligne ainsi la distinction qu’il convient d’établir entre les dispositions « concrètes », que nous attribuons à des objets ou à des personnes physiques et qui possèdent, selon lui, un pouvoir causal réel, et les dispositions « abstraites », comme la « parité », que nous attribuons à des entités purement conceptuelles comme les nombres ou les figures géométriques12. Ces dernières ne renvoient qu’à des propriétés logiques dans la mesure où les changements qu’elles produisent, par exemple la division d’un nombre en deux entiers dans le cas de la parité, sont des transformations purement conceptuelles. Seulement, la manière dont Mumford définit le pouvoir causal des dispositions « concrètes » en termes de nécessité purement conceptuelle (comme le font la plupart des auteurs aujourd’hui), réduit sensiblement la portée de cette distinction entre dispositions concrètes et dispositions abstraites. Si les dispositions concrètes renvoient en définitive elles-mêmes à des possibilités de changements essentiellement conceptuelles, on ne voit plus très bien ce qui les distingue des dispositions abstraites, autrement dit des propriétés purement logiques que nous attribuons aux nombres ou aux figures géométriques.

43Tout l’intérêt de la position de Leibniz tient à ce que les forces comportent chez lui à la fois une dimension dynamique et une dimension catégorique, en ce qu’elles constituent, d’un point de vue ontologique, les ingrédients des substances proprement dites et, d’un point de vue sémantique, des prédicats inhérents aux sujets physiques. On peut même dire que c’est parce qu’elles possèdent une dimension dynamique, qu’elles peuvent être considérées comme des propriétés catégoriques. En insistant sur ce que les forces ont de réel et en montrant que la réalité phénoménale ne peut être comprise que si on la rapporte à des tendances spontanées sous-jacentes, Leibniz nous invite donc peut-être à dépasser la distinction sémantique contemporaine entre propriétés dispositionnelles et propriétés catégoriques, pour penser l’actualité spécifique des pouvoirs physiques.

44En même temps, les forces dérivatives sont, on l’a vu, engagées dans les connexions causales qui relient entre elles les substances composant l’univers, ce qui leur donne une dimension irréductiblement relationnelle. Mais comme nous allons voir, cette dimension relationnelle doit, chez Leibniz, être comprise comme un rapport de connexion réel, placé sous l’égide de l’harmonie préétablie dans laquelle il voit la raison des rapports de concomitance régulière entre ce qui se produit dans chaque substance. En ce sens, loin de réduire la consistance ontologique des forces dérivatives, elle la confirme plutôt, en faisant des instanciations réelles des lois de la nature. Leur réalité est alors susceptible de deux justifications complémentaires, se fondant à la fois sur leur statut de qualités réelles, existant de manière actuelle dans les corps physiques, et sur le fait qu’elles assument, dans ces mêmes corps, les connexions réelles qui les relient à tous les autres en vertu des lois de la nature. Notre troisième partie sera ainsi consacrée à ces deux justifications, métaphysique et épistémologique, de l’interprétation réaliste des forces chez Leibniz.

Notes de bas de page

1 Nef rappelle que la paternité de ce « principe de plénitude » est attribuée à Hintikka. Simo Knuuttila le reprend à son compte dans Knuutila, 1993, p. 4, où il le reformule de la manière suivante : « Aucune possibilité authentique ne demeure éternellement non réalisée. »

2 Lewis, 1986.

3 Leibniz, NE, II, 8, § 9.

4 Leibniz, NE, II, 21, § 1.

5 Leibniz, Monadologie : « [11] Il s’ensuit de tout ce que nous venons de dire que les changements naturels des monades viennent d’un principe interne, puisqu’une cause externe ne saurait influer dans son intérieur. […] – [14] L’état passager qui enveloppe et représente une multitude dans l’unité, ou dans la substance simple, n’est autre chose que ce qu’on appelle la perception. »

6 Leibniz, GP, IV, p. 396 [SNN, 177-8].

7 Pour une analyse précise des notions de conatus et d’impetus dans la Dynamique de Leibniz, voir notamment Guéroult, 1967, p. 34 sq.

8 Guéroult, 1967, p. 35.

9 En ce sens, les forces leibniziennes sont bien soumises au principe de plénitude dont parle Knuuttila, contrairement aux possibles de Lewis.

10 Leibniz, GP, IV, p. 397 [SNN, p.  179].

11 Locke, EEH, II, 23, § 11, p. 168-169.

12 Mumford, 1998, p. 9-11.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.