4.1. En quel sens parler d’un paradigme empiriste à propos de l’interprétation des pouvoirs ?

1Comme on l’a dit en introduction, les débats soulevés par les notions de disposition et de pouvoir portent sur des enjeux à la fois sémantiques, épistémologiques et ontologiques. Même si les réponses apportées par les uns et les autres sur la signification et le statut qu’il convient d’accorder aux dispositions abordent souvent de front ces trois domaines, on peut toutefois distinguer différentes approches selon le point de départ adopté pour problématiser la notion, certains préférant d’abord poser le problème sémantique de la manière dont nous attribuons les dispositions, d’autres préférant partir des problèmes d’interprétation ontologique de la notion de puissance. Bon nombre d’auteurs s’attachent enfin à clarifier d’abord le rôle qu’elles jouent dans notre connaissance des phénomènes, qu’il s’agisse de notre perception sensible des corps ou de leurs interactions causales. Ce point de départ épistémologique est caractéristique de la démarche empiriste, qui préfère subordonner l’être au connaître, et réserver ses conclusions ontologiques, dans l’attente d’une élucidation des conditions dans lesquelles les propriétés physiques nous apparaissent et se combinent à l’occasion des phénomènes. Ajoutons à cela, que la plupart des auteurs qui discutent des problèmes liés aux dispositions aujourd’hui, assument l’idée selon laquelle la réflexion philosophique doit obligatoirement tenir compte des méthodes et des résultats de la science et du rôle central qu’y joue l’expérimentation. En ce sens, une clarification du rôle épistémologique éventuellement joué par la notion de pouvoir ou de disposition, leur apparaît comme un préalable à toute conclusion portant sur leur statut ontologique.

2Pour autant, il est clair que cette caractérisation très générale ne préjuge en rien des conclusions apportées par chacun quant au statut des dispositions et au rôle qu’il convient de leur attribuer. Certains empiristes, comme Ryle, n’accordent aucune consistance ontologique aux dispositions, d’autres, comme Harré ou Martin, affirment au contraire que nous devons leur faire une place dans notre ontologie. C’est surtout à propos de ces derniers que nous parlerons d’un « paradigme empiriste » à propos des dispositions, dans la mesure où ils cherchent bien à donner une interprétation ontologique réaliste de leur analyse épistémologique des dispositions et des pouvoirs. Ce qui permet de rapprocher ces auteurs, c’est qu’ils partagent l’idée selon laquelle les dispositions ou les pouvoirs sont inéliminables de nos explications des phénomènes comme de notre perception des propriétés physiques. Ils défendent donc bien une forme spécifique de dispositionalisme empiriste, qui soutient l’idée que nos connaissances expérimentales supposent l’existence de dispositions physiques dans la nature. Comme nous allons le voir, cette idée est déjà présente dans les analyses que Locke propose de notre perception des qualités physiques et de l’efficacité causale qui leur est inhérente.

3C’est donc cette position conceptuelle que nous désignons par le terme de « paradigme empiriste », et elle nous intéresse à double titre. D’abord parce qu’elle est, à première vue, inattendue, dans la mesure où une interprétation réaliste des dispositions ou des pouvoirs, requiert de faire droit à des propriétés qui ne sont pas toujours explicitement manifestes dans l’expérience empirique. Soutenir l’existence de pouvoirs réels dans la nature physique, cela implique que toute notre connaissance ne repose pas uniquement sur des notions ou des propriétés qui dériveraient de nos seules observations. De ce point de vue, on s’attendrait plutôt de la part d’une philosophie empiriste, qu’elle ait tendance à éliminer ou à réduire les dispositions à des propriétés manifestes ou catégoriques, et il n’est pas surprenant que la plupart des auteurs hostiles aux dispositions s’inscrivent plutôt dans la tradition empiriste d’un Boyle, comme c’est, par exemple, le cas de Quine. La deuxième raison qui nous conduit à examiner de près cette position, c’est qu’elle propose une ontologie de la puissance subtile et cohérente, compatible avec le rôle joué par l’expérimentation empirique dans les sciences modernes. En ce sens, le réalisme dispositionnel qu’on trouve aussi bien chez Locke que chez Harré ou Martin, présente l’attrait non négligeable de proposer une métaphysique cohérente avec les méthodes et les résultats des sciences physiques.

4Pour autant, il nous semble que cette conception s’expose à certaines difficultés, déjà soulevées par Leibniz, dans les critiques qu’il adresse à Locke dans les Nouveaux Essais. Le fond de ces critiques consiste à dire que la conceptualisation initialement épistémologique des dispositions, conduit Locke à considérer les pouvoirs physiques comme des propriétés qui sont plutôt d’ordre logique qu’ontologique. Comme nous allons le voir, l’interprétation réaliste des pouvoirs revendiquée par des auteurs comme Harré ou Martin, souffre peut-être de cette même ambiguïté fondamentale en ce qu’elle repose essentiellement sur une conception logicienne de la puissance, qui voit en elle une pure possibilité logique d’attribution ou de prédiction de certains comportements, sans expliquer ce qui, dans les pouvoirs physiques, pourrait excéder cette fonction logique et relever, à proprement parler, de l’ontologie. En définissant les pouvoirs à partir de nos perceptions relatives des corps et de nos explications causales des phénomènes, l’analyse empiriste s’expose en effet à penser les dispositions uniquement à partir de leur fonction explicative, c’est-à-dire comme des propriétés logiques et non comme des propriétés réelles. Elle risque alors de réduire toutes les dispositions à des propriétés abstraites, comme celles que nous attribuons aux nombres ou à certaines figures géométriques, et, par exemple, de ne plus être en mesure de distinguer précisément le pouvoir causal, apparemment réel, d’une disposition physique comme la fragilité, de celui d’une disposition comme la parité, qui détermine des possibilités de transformation purement logiques. La position leibnizienne consiste ici à montrer que la clarification du statut ontologique de la puissance, suppose une analyse ontologique spécifique, qui ne se réduit pas à l’analyse du rôle logique qu’elle peut endosser dans nos explications, quoiqu’elle permette en retour de donner un fondement plus assuré à ces explications.

5Mais avant de rentrer dans les détails de cette analyse spécifiquement ontologique dans l’approche leibnizienne, il nous faut d’abord voir comment une approche d’inspiration empiriste peut conduire à une interprétation explicitement réaliste des pouvoirs en physique.

4.2. Une analyse empiriste et réaliste des pouvoirs

6Dans un article de 1970, intitulé « Powers », Rom Harré est un de ceux qui ont contribué à raviver la question du rôle des pouvoirs et des dispositions en philosophie des sciences, rouvrant également le dossier concernant le statut ontologique de ces propriétés physiques.

7La position de Rom Harré consiste à se démarquer de deux traditions critiques à l’égard des pouvoirs, positions relativement dominantes aussi bien dans le domaine de l’ontologie que dans celui de l’épistémologie. La première, qu’on qualifie parfois de position « éliminativiste », s’inscrit, selon Harré, dans une tradition d’inspiration cartésienne et reprend, à l’égard des pouvoirs, les critiques de Descartes, qui voyait en eux des qualités occultes superflues et obscures pour notre compréhension de ce qu’est la matière physique. La seconde regroupe un certain nombre de tentatives « réductionnistes ». Les tentatives de réduction, dont ont fait l’objet les pouvoirs physiques, peuvent elles-mêmes être distinguées en deux catégories, selon la base de réduction qu’elles proposent. Ainsi, certains auteurs comme Armstrong, s’efforcent de réduire les propriétés dispositionnelles à des propriétés d’un autre type, dites « catégoriques », seules à même d’instancier les pouvoirs causaux attribués à tort aux dispositions. Il s’agit donc, dans ce cas, d’une position ontologique, sur la nature des propriétés physiques. La seconde forme de réductionnisme critiquée par Harré, consiste à analyser nos attributions de dispositions ou de pouvoirs comme des hypostases indues de propositions conditionnelles. Elle est, elle, d’inspiration humienne. On sait, en effet que Hume rejette les pouvoirs au nom d’une conception régulariste de la causalité, conception qui écarte toute forme de substrat ontologique aux relations causales pour les réduire à des successions régulières entre événements. Tout en s’inscrivant lui-même dans une perspective empiriste, qui s’efforce de définir les pouvoirs physiques à partir des explications causales dans lesquelles ils interviennent, et non à partir d’une enquête ontologique sur les substances physiques et leurs qualités, Harré défend pourtant une interprétation réaliste des pouvoirs s’opposant à l’éliminativisme comme au réductionnisme.

8Ces deux positions (éliminativistes et réductionnistes) ne sont, à l’évidence, pas réductibles l’une à l’autre. La première avance des arguments d’ordre ontologique, enchâssés dans ce que Harré qualifie comme une « métaphysique positiviste », la seconde repose sur une analyse de la causalité qui insiste sur le caractère contingent des relations causales et cherche à les déconnecter de toute forme d’enracinement ontologique dans les corps. Elles se retrouvent, à des degrés divers, dans les critiques adressées aujourd’hui à la notion de disposition comme à celle de pouvoir. L’héritage cartésien se retrouve ainsi, dans une certaine mesure, chez ceux qui cherchent à décrire la matière à partir de propriétés strictement catégoriques, c’est-à-dire ne renvoyant à aucune forme de conditionnalité1. L’héritage humien est assumé de manière plus explicite chez tous ceux qui, notamment à la suite de Ryle, cherchent à réduire les dispositions et les pouvoirs à des « tickets inférentiels », c’est à dire à des attributions de comportements hypothétiques, sans les relier à aucune forme de propriétés réelles. En ce dernier sens, les dispositions sont pensées explicitement et uniquement comme un certain type de propriétés logiques, c’est à dire, en l’occurrence, comme des règles tirées de l’expérience, qui nous permettent d’attribuer certaines possibilités de comportements plus ou moins déterminées à des êtres ou des objets.

9Face à de telles critiques, celui qui cherche à défendre la consistance ontologique de la notion de pouvoir dans nos analyses de la matière et dans nos explications des phénomènes physiques est confronté à une difficulté, dans la mesure où le principe de parcimonie le contraint à justifier l’introduction de telles propriétés ou entités. Il doit être en mesure de montrer que les pouvoirs ne sont pas simplement des règles inférentielles fécondes ou séduisantes, mais qu’ils sont des réquisits indispensables à notre compréhension de ce que sont les corps et les phénomènes physiques dans lesquels ils entrent en jeu. De ce point de vue, l’article de Harré présente, selon nous, une tentative particulièrement aboutie d’une telle défense des pouvoirs, qui s’appuie en particulier sur une réactualisation de la notion de « nature » dans la physique contemporaine et sur une interprétation réaliste de la causalité.

4.3. La position d’Harré

10Rom Harré commence cet article en rappelant que la question des pouvoirs physiques surgit dès qu’on prend la mesure des insuffisances du paradigme cartésien utilisé pour rendre compte des actions dans l’univers mécaniste. On sait que Descartes ôte toute forme de pouvoir aux corps et qu’il voit dans ces propriétés des vestiges des « qualités occultes » scolastiques écartées du mécanisme moderne. Selon lui, la matière est fondamentalement inerte et reçoit tous les mouvements qui l’animent de sources extérieures. La force d’inertie elle-même ne saurait être interprétée comme un pouvoir inhérent à la matière et Descartes l’explique par une intervention divine au moment de la création de l’univers. Les corps ne renferment aucune sorte d’animation. La matière qui les compose est réductible à l’étendue géométrique.

11Harré rappelle que cette explication paradigmatique de l’action physique échoue pourtant, à l’intérieur même du Mécanisme, à rendre compte du fait qu’un choc modifie la structure interne d’un corps, cette modification intervenant à son tour dans les réactions futures de ce corps face à de nouveaux stimuli mécaniques. Il oppose à cette analyse strictement géométrique de l’action celle de Van Helmont qui s’appuie sur l’image d’un jardinier somnolent, se réveillant soudain pour tondre la pelouse sans mise en branle extérieure2.

12Selon cette image, l’analyse des phénomènes physiques requiert, quoiqu’en pense Descartes, de faire appel à des pouvoirs intrinsèques aux corps matériels, compléments indispensables des circonstances extérieures à même de les réaliser.

13Seulement, à supposer que Harré ait raison et que la physique doive faire droit à de telles propriétés, nous ne sommes qu’au début de nos peines car ces pouvoirs posent au moins autant de difficultés qu’ils n’en résolvent. En effet, il faut alors être en mesure de clarifier leurs rôles dans nos explications des phénomènes physiques, ainsi que leur statut ontologique. Harré affirme qu’en attribuant un pouvoir à un corps, nous ne lui attribuons pas seulement des comportements possibles, comme le soutient Ryle, mais nous affirmons bel et bien quelque chose sur sa nature, sur ce qu’il est. Ainsi, la notion de pouvoir ne renvoie pas seulement à une propriété logique nous permettant d’établir, par inférence, certaines descriptions des comportements possibles d’un objet physique, mais dénoterait bien une propriété réelle, constitutive de la nature d’un corps.

4.4. L’analyse conditionnelle et ses limites

14La position réductionniste défendue par Ryle à l’égard des dispositions consiste à dire qu’elles ne renvoient à aucune propriétés des corps (ou de l’esprit) proprement dites, mais peuvent être réduites à des ensembles de propositions conditionnelles. Autrement dit, en affirmant que la porcelaine est fragile, par exemple, nous ne disons rien sur la nature de la porcelaine, nous ne faisons que lui attribuer un certain type de comportement (elle se casse), dans certaines circonstances (si elle tombe, si on la jette à terre, etc.).

15Ce faisant, nous ne donnons aux dispositions qu’une acception purement logique en ce sens qu’elles ne désignent que des règles inférentielles s’appliquant à nos descriptions des objets et non aux objets eux-mêmes. Les dispositions nous permettent simplement de justifier l’attribution de descriptions possibles, sous certaines circonstances, de l’objet auquel on les attribue, sans porter sur sa nature proprement dite, sur sa réalité ontologique.

16Ce que le réaliste en matière de pouvoirs conteste dans cette analyse, c’est qu’elle est incapable de rendre compte des dispositions qui ne sont pas manifestes, ou qui ne se sont pas encore manifestées. Même si personne n’avait jamais renversé aucun objet en porcelaine, il est plus conforme à nos intuitions de dire que la porcelaine est bel et bien fragile, quoique nous ne disposions pas des tests appropriés pour déterminer dans quelles circonstances cette disposition est à même de se manifester. Aussi, nos attributions de dispositions semblent bien, pour une part, irréductibles au raisonnement inductif et aux règles que nous en tirons pour justifier nos descriptions des objets physiques.

17De plus, Harré souligne que la notion de condition, sur laquelle s’appuie Ryle, est plus complexe qu’il n’y parait dès qu’on cherche à l’appliquer à des situations physiques concrètes3.

18L’exemple du comportement d’un corps à l’intérieur d’un champ électromagnétique requiert ainsi d’emblée de distinguer au moins entre deux types de conditions, celles qu’on peut qualifier d’intrinsèques au comportement du corps en question, comme l’état du champ magnétique dans lequel il se trouve, et celles qu’on peut qualifier d’internes, comme la nature physique de ce corps qui peut, d’ailleurs, dériver en partie de l’ensemble du champ dans lequel il se trouve. Harré souligne ainsi que la condition intrinsèque du comportement d’un corps n’est pas nécessairement un état interne de ce corps.

19De même, il faut faire une différence entre les conditions de possibilité d’une action et ses conditions stimulantes, ces dernières supposant les premières. Ainsi, reprenant un exemple d’Ayer, il montre que la présence d’un moteur est une condition de possibilité intrinsèque pour qu’une voiture ait le pouvoir de rouler, la présence d’un conducteur est une condition de possibilité extrinsèque et les gestes du conducteur sont des stimuli, i.e. des conditions de possibilités stimulantes du démarrage.

20On a ici, selon les termes d’Harré, une sorte de modèle « spectral » de l’action qui va de l’agent au patient, du pouvoir à son effet4. L’explication d’un comportement comme le démarrage d’une voiture détermine donc, en pratique, les degrés de responsabilité causales des différentes composantes du système physique auquel on l’attribue, depuis la nature intrinsèque de la voiture jusqu’aux circonstances extérieures requises pour son effectuation.

21Ainsi, loin de supprimer les pouvoirs, une analyse précise des actions physiques et des explications que nous en produisons, suppose au contraire de leur faire une place dans nos explications et dans notre ontologie, qui ne peut se passer d’une analyse de la nature des corps, en vertu de laquelle ils possèdent ces pouvoirs.

22Nous devons également, dans nos analyses, faire une distinction entre les pouvoirs passifs et les pouvoirs actifs en fonction du degré de responsabilité que nous attribuons, pour un comportement donné d’un corps, à ses conditions intrinsèques et aux circonstances extérieures. Ainsi, des pouvoirs passifs comme la fragilité ou la solubilité, sont de pures capacités à être transformées. Ces capacités requièrent, pour leur effectuation, des pouvoirs actifs qui seront alors attribués à telles ou telles circonstances extérieures au comportement du corps (la dureté du sol sur lequel le vase fragile est projeté, le pouvoir dissolvant de l’eau sur le sucre, etc.).

23Dès lors, attribuer un pouvoir, c’est dire que, lorsqu’un phénomène d’un certain type se produit, la nature intrinsèque des choses et des matériaux impliqués est, dans une plus ou moins grande mesure, responsable de la production de ce phénomène.

4.5. Les natures contre les vertus dormitives

24Le point commun entre Descartes et Hume consiste à écarter toute interprétation ontologique des pouvoirs pour leur préférer des propriétés définies de manière catégoriques. Dans la philosophie cartésienne, ces propriétés doivent pouvoir être décrites comme des morceaux d’espace géométrique, vecteurs d’une certaine quantité de mouvement. Chez Hume, ces propriétés doivent pouvoir être réduites à des successions événementielles régulières, sans engagement ontologique. Si nous prenons le cas célèbre de l’opium, sur lequel Molière ironise dans Le malade imaginaire en lui attribuant des « vertus dormitives », un humien dira que ces vertus obscures doivent être écartées au profit d’une enquête qui recense de nouveaux cas confirmant la loi observée au moment de l’ingestion de l’opium, c’est-à-dire des cas de concomitance entre cette ingestion et le sommeil du patient. A l’inverse, un partisan des pouvoirs comme Harré ne cherchera pas à collecter de nouvelles données statistiques sur ce qui se produit lorsqu’un individu ingère de l’opium, il cherchera plutôt à analyser la composition de l’opium et à suivre son trajet dans l’organisme, ce qui, selon lui, est plus conforme à la pratique courante des sciences.

25Les formulations de Harré sont ici particulièrement importantes dans la mesure où elles lui permettent d’écarter l’objection affirmant que les pouvoirs renvoient à des qualités occultes. En effet, Harré affirme que les pouvoirs ne peuvent être accusés de la sorte car, il ne s’agit tout simplement pas de qualités. Nous faisons appel aux pouvoirs non pour dénoter des qualités inhérentes aux corps physiques, mais pour mettre un cran d’arrêt à nos explications schématiques.

Attribuer un pouvoir consiste à asserter un comportement hypothétique spécifique à une référence catégorique non spécifique, à la nature ou à la constitution de la chose ou du matériau considéré5.

26Les comportements hypothétiques de tel ou tel matériau sont jugés par des tests et des essais, leur constitution catégorique par des analyses et des observations. Ainsi, nous n’avons pas besoin, dans nos explications, de définir de manière exhaustive la nature en vertu de laquelle tel ou tel corps possède un pouvoir. Il nous suffit de situer en elle la cause ou la partie de la cause du comportement de ce corps dans telle ou telle circonstance.

27Si nous résumons ici le propos de Harré, on dira donc que sa position consiste à admettre aux côtés des natures physiques définies comme référents catégoriques des comportements hypothétiques des corps, l’existence de pouvoirs, qui, seuls, permettent de rendre compte de ces comportements dans nos explications causales. Sa position ne consiste donc pas expressément à introduire de nouvelles entités dans notre ontologie, mais plutôt à montrer que les entités de base de la physique (la constitution physico-chimique des corps, pour faire vite), doivent être envisagées comme possédant intrinsèquement certaines efficacités causales. C’est en ce sens que les pouvoirs sont irréductibles aux propriétés catégoriques et qu’ils constituent une dimension intrinsèque de la nature physique des corps.

28Reste alors à préciser la nature du lien qui unit les pouvoirs aux natures. Une première manière de répondre consiste à soutenir l’idée que les pouvoirs sont en réalité identiques aux natures. Mais cette première réponse se heurte à une difficulté. Le problème se pose dans la mesure où, par exemple, une même constitution atomique peut conférer deux pouvoirs distincts aux atomes chimiques, celui de rentrer en combinaison spécifique avec d’autres et celui d’irradier un certain spectre. Dans ce cas, nous avons bien affaire à deux pouvoirs enracinés dans une même nature.

29De même, deux matériaux peuvent posséder une même disposition (un pouvoir macro physique) mais en vertu de natures différentes. Dans ce cas, notre concept de pouvoir nous conduira bien à dire qu’ils possèdent le même pouvoir sans que nous puissions alors identifier ce pouvoir à une nature identique.

30Ces deux exemples montrent que les conditions d’identité des pouvoirs et celles de l’identité des natures ne sont pas les mêmes. La relation entre les natures et leurs pouvoirs est donc contingente et nous devons séparer l’étude empirique des dispositions de celle des natures. La conséquence de cela, c’est que nous ne pouvons pas identifier les natures à leurs pouvoirs.

31Mais alors, nous courons le risque de ne plus pouvoir identifier les pouvoirs eux-mêmes. Les pouvoirs risquent alors de se réduire aux dispositions observables par lesquelles ils se manifestent et de se dissoudre dans des comportements particuliers sans qu’il soit possible de les attribuer à une nature physique particulière. En effet, dans de nombreux cas, nous observons des manifestations différentes pour un même pouvoir. Par exemple, la covalence d’un élément chimique est un pouvoir qui peut donner lieu à de multiples dispositions. De même, un électron peut manifester sa charge électrique élémentaire de beaucoup de manières différentes. Ce que nous apprennent ces deux exemples, c’est que nous ne pouvons pas passer, tel quel, de l’observation de types de comportements spécifiques à l’attribution de dispositions spécifiques puis à l’attribution de pouvoirs dans tous les cas. Selon Harré, le pouvoir de la covalence ou celui de la charge électrique font alors partie de la nature essentielle du corps, celle à qui on va attribuer telle ou telle disposition. L’identité entre deux pouvoirs repose donc en dernière analyse sur une nature commune et pas sur une identité des dispositions par lesquelles ils se manifestent. Cela signifie que nos attributions de pouvoirs ont deux composantes : elles attribuent à la fois une disposition spécifique et une nature en vertu de laquelle la chose ou le corps considéré possède cette disposition.

32La question que nous sommes alors en droit de nous poser, c’est celle de savoir en quoi consistent exactement les pouvoirs ainsi définis, dans la mesure où Harré les décrit à la fois comme des « parties de la nature essentielle du corps »6 », sans qu’il s’agisse pour autant de « qualités7 ».

33Harré conclut son article en insistant sur cette distinction entre les pouvoirs et les anciennes qualités. Notre enquête sur les pouvoirs que possèdent telle ou telle nature physique consiste, en effet « à ouvrir la question de la nature des choses sans avoir à y répondre ». Nous pouvons approfondir sans cesse notre connaissance des pouvoirs possédés par les éléments physiques sans pour autant avoir à les hypostasier comme des qualités de substances dont nous aurions une définition complète.

34Nos attributions de pouvoirs ne consistent pas à attribuer des qualités réelles aux choses. Ainsi, lorsque nous nous efforçons de définir une couleur comme le rouge de manière scientifique, nous ne faisons pas référence à une qualité possédée par tel ou tel objet mais à une lumière d’une longueur d’onde de 8000 Angström. La connexion que nous assertons est alors la suivante : une lumière de cette nature a le pouvoir de nous affecter d’une manière telle que nous faisons l’expérience d’une certaine couleur, et ce, indépendamment du fait qu’il y ait quelqu’un ou pas. De la même manière, un corps possède une certaine température et peut être chaud sans qu’il y ait un thermomètre pour le mesurer. La chaleur consiste donc bien en un certain pouvoir susceptible d’affecter un thermomètre en vertu d’un état interne. Le point important ici, c’est que pour attribuer de tels pouvoirs, nous n’avons pas besoin de spécifier l’état responsable en question, mais seulement de le localiser comme un état interne à l’objet en question. C’est ce qui permet à Harré de contourner la notion de qualité, en concevant les pouvoirs comme des états internes, dont l’appartenance à une nature particulière peut être postulée, sans qu’on ait à exhiber ce qui la relie à cette nature autrement que sous la forme d’un pouvoir causal, conçu lui-même comme une possibilité de manifestation.

35La conclusion de Harré consiste à dire qu’en attribuant un pouvoir, nous disons que la chose ou le matériau a une nature telle que ces possibilités sont ouvertes. Mais ce faisant, on ne spécifie pas cette nature. On dit simplement qu’il en existe une description incorporant les conditions de possibilités intrinsèques pour que la disposition soit possible sans toutefois être obligé de fournir cette description.

36Notre usage ordinaire de la notion de pouvoir nous permet donc de lui faire jouer le rôle des anciennes qualités sans avoir à faire appel à la notion de qualité ni à celle de substance pour spécifier les natures étudiées par la physique. Mais la conséquence de cette position, c’est qu’en attribuant un pouvoir à un certain corps, nous ne lui attribuons qu’un pouvoir causal hypothétique et non un comportement subsumé sous une loi.

37Si, par exemple, nous attribuons un pouvoir comme la fragilité, nous dirons donc que :

Il y a de la fragilité telle que, quelque objet possédant la fragilité, et quoi que ce soit possédant la fragilité dans des circonstances appropriées, se brisera, c’est-à-dire que si quelque objet ne possède pas la fragilité dans de telles circonstances, il ne se brisera pas.

38Ce faisant, nous n’exprimons qu’un jugement hypothétique et non une loi. Car nous ne savons pas ce qu’est la fragilité quand nous l’attribuons, ce qui laisse ouverte la possibilité de découvertes et d’approfondissements ultérieurs pour savoir quelle est alors la propriété alors en cause dans l’objet considéré.

39Le coût de la réhabilitation des pouvoirs est donc celui d’un abandon du concept de loi causale, au profit de propositions hypothétiques portant sur les pouvoirs attribués temporairement à la nature des corps physiques, cette nature étant elle-même envisagée comme un cran d’arrêt heuristique à notre enquête sur les éléments de la matière. Avant de voir si ce coût est incontournable dans notre analyse de la connaissance scientifique, notons, à la décharge de Harré, que sa conception a le mérite de s’attaquer à la difficile question de l’efficience causale que les partisans de l’étendue géométrique et de ses avatars comme les partisans d’une conception régulariste de la légalité naturelle sont incapables de résoudre. Elle présente aussi l’avantage d’assumer le projet d’une métaphysique réaliste qui soit compatible avec la pratique des sciences et de soumettre son enquête sur les pouvoirs à une analyse précise de l’action, ce qui donne à ses conclusions une portée qui dépasse la stricte philosophie des sciences et ouvre des perspectives plus générales sur les pouvoirs à l’œuvre dans la pratique humaine.

40En même temps, les difficultés relevées plus haut invitent à une certaine prudence et requièrent un examen du cadre général dans lequel se développent les analyses de Harré. Ce cadre, c’est, comme nous allons le voir, la théorie développée par Locke à propos des substances, sa typologie des qualités et sa conception selon laquelle nous ne saurions avoir aucune connaissance a posteriori des essences réelles. C’est, selon nous, par cet héritage lockéen que s’expliquent les difficultés soulevées par la position de Harré, qu’il s’agisse de l’incertitude dans laquelle il laisse le statut ontologique des pouvoirs en refusant d’en faire des qualités ou du scepticisme dont il fait preuve à propos d’une connaissance a posteriori des substances (ou natures) subsumée sous des lois générales.

41Cette mise en perspective historique ne vise pas seulement à dresser la généalogie d’une position parmi d’autre dans le débat portant aujourd’hui sur les dispositions. Il nous semble en effet que le cadre posé par Locke est à l’origine de difficultés conceptuelles générales qui ne se retrouvent pas seulement chez Harré mais aussi chez d’autres auteurs prenant la défense des dispositions comme C.B. Martin. Elle apparaît donc comme une enquête indispensable à tous ceux qui souhaitent développer une théorie conséquente des dispositions ou des pouvoirs, sans avoir à abandonner nos intuitions ontologiques les plus fondamentales ou les lois de la nature découvertes par les sciences.

4.6. Locke et les pouvoirs

42Locke examine la question des pouvoirs au livre II de l’Essai, en particulier dans les chapitres 8, 21 et 23, consacrés respectivement aux différents types de qualités dont nous pouvons avoir idée, à l’idée de puissance et à celle de substance. Sa démarche consiste à construire une véritable typologie des qualités qui s’appuie elle-même sur une typologie des pouvoirs.

43C’est au chapitre 8 que Locke s’intéresse au lien entre les idées, les objets de notre esprit, et les qualités des corps proprement dites. C’est au cours de cette enquête qu’il est amené à formuler sa fameuse distinction entre deux types de qualités dans les corps : les qualités premières et les qualités secondes. Mais avant d’examiner de plus près cette distinction, il faut remarquer que les qualités des corps elles-mêmes sont d’emblée définies comme des pouvoirs :

Le pouvoir de produire une idée dans l’esprit, je l’appelle qualité de la chose où se trouve ce pouvoir. […] Blanc, froid, rond, je nomme qualités ces pouvoirs de produire de telles idées en nous, en tant qu’ils sont dans la boule de neige ; et, en tant qu’ils sont des sensations ou des perceptions dans l’entendement, je les nomme idées8.

44Locke utilise ici le terme classique de « qualité », hérité de la philosophie médiévale et repris également par les auteurs de son temps se réclamant du mécanisme moderne comme Descartes ou Boyle. À l’origine, le terme est défini par Aristote comme une des catégories par lesquelles nous pouvons exprimer l’être. Il peut lui-même se dire en deux sens comme le rappelle le Stagirite :

La qualité se dit en un premier sens de la différence de la substance ; par exemple, l’homme est un animal d’une certaine qualité parce qu’il est bipède, le cheval a pour qualité d’être quadrupède […]. La qualité se dit encore des propriétés des substances en mouvement, comme la chaleur et la froidure, la blancheur et la noirceur, la pesanteur et la légèreté, et autres déterminations de ce genre, d’après lesquelles, quand elles changent, les corps sont dits subir une altération9.

45Locke se contente de mettre ici en avant le second sens dont parle Aristote, celui qui concerne les corps physiques proprement dits et leurs différences caractéristiques. Mais en distinguant plus loin les qualités premières des qualités secondes, il fait preuve d’une remarquable orthodoxie lexicale, les qualités premières jouant, chez lui, le rôle dévolu aux « différences d’essence » dont parle Aristote.

46L’originalité de Locke tient plutôt ici à ce qu’il définit la qualité en général comme une puissance, comme un pouvoir d’affecter l’esprit. En ce sens très général, les qualités des corps sont définies par leur efficience sur notre esprit. Se pose ici une première question, sur laquelle Locke n’apporte pas de réponse définitive, dans la mesure où les qualités, comme les pouvoirs qui en dérivent, sont traitées par lui comme des idées simples, quoiqu’il admette qu’elles renvoient en réalité à des idées complexes et composées, en ce qu’elles engagent des relations avec l’esprit qui les perçoit ou est au moins à même de les percevoir. Locke indique que les qualités, qu’elles soient primaires ou secondaires, peuvent néanmoins être considérées comme des idées simples au cours de nos enquêtes à propos des corps.

47Avant de revenir sur ce point, nous devons maintenant nous intéresser à la fameuse distinction qu’il pose entre deux sortes de qualités, celles qu’il qualifie de « premières » et celles qu’il qualifie de « secondes » :

Les qualités ainsi considérées dans les corps sont premièrement celles qui sont inséparables du corps, quel que soit son état. Ces qualités, le corps les garde constamment à travers les altérations et changements qu’il subit. […] la division […] ne peut jamais ôter à un corps solidité, étendue, figure ou mobilité. C’est ce que j’appelle qualités originelles ou primaires des corps10.

48Ce qui doit ici retenir notre attention, c’est que le critère retenu par Locke pour caractériser les qualités les plus essentielles aux corps, c’est leur présence inconditionnelle dans les corps en question, bref, leur dimension catégorique. De la même manière que Descartes s’était efforcé de caractériser la matière physique par des propriétés purement géométriques, Locke affirme également que seules les propriétés possédées par un corps indépendamment des circonstances extérieures méritent réellement d’entrer dans la définition de son essence. C’est ce qui explique la tension signalée plus haut entre une définition générale de la qualité comme efficience, qui lui confère d’emblée une dimension relationnelle (et conditionnelle), et ce plaidoyer en faveur des qualités que nous pouvons attribuer aux corps de manière catégorique, indépendamment de toute relation avec ce qui l’entoure. Cette tension n’est peut-être pas étrangère aux difficultés soulevées par la distinction entre deux types de propriétés dans les débats contemporains : d’un côté des propriétés « purement » catégoriques, de l’autre des propriétés dispositionnelles au statut incertain. Nous aurons à revenir sur ces questions qui touchent à la place conférée au dispositionnel dans la notion de qualitativité. Pour le moment, poursuivons l’examen des distinctions de Locke qui, après avoir introduit un premier sens très général du « pouvoir » propre à toute qualité, va compliquer encore un peu les choses.

49Les difficultés sont en effet redoublées par la suite lorsque Locke poursuit sa typologie des qualités en introduisant la notion de qualité « seconde » :

Les qualités considérées dans un corps sont, deuxièmement ces qualités qui en réalité ne sont rien d’autre dans les objets eux-mêmes que les pouvoirs de produire diverses sensations en nous par leurs qualités primaires. […] Je les nomme qualités secondaires. On peut y ajouter une troisième sorte, celles qu’on reconnaît comme de purs pouvoirs, bien qu’elles soient dans le sujet aussi réelles que celles que, pour suivre les habitudes de langage, je nomme qualités, et, pour les distinguer, secondaires11.

50L’Essai introduit donc en réalité trois définitions du terme de pouvoir, les deux dernières intervenant dans cet extrait. En plus du pouvoir général de produire des idées, il faut en effet distinguer les pouvoirs spécifiques des qualités premières, qui sont aptes à susciter en nous les diverses sensations par lesquelles nous appréhendons les corps qui les possèdent. Il s’agit ici des modalités sous lesquelles nous apparaissent ponctuellement les corps auxquels nous sommes confrontés. Enfin, Locke parle d’un troisième type de pouvoir, les « purs » pouvoirs, par où, comme il le précise dans la suite, il faut comprendre, les pouvoirs que les qualités primaires, du fait de leurs configurations, peuvent exercer sur la composition des corps qui les entourent, modifiant ainsi du même coup, la manière dont ces derniers nous apparaissent. À leur sujet, on pourrait parler de qualités « tertiaires » et elles nous intéressent au premier chef dans la mesure où elles servent à désigner la plupart des propriétés que les auteurs contemporains désignent par le terme de « disposition ».

51On notera ici, la formulation réductionniste utilisée par Locke pour définir les qualités secondes et tertiaires comme des simples modalités des qualités premières, c’est-à-dire comme de pures possibilités sous lesquelles elles se manifestent. Comprenons ici que, les sensations que les corps sont susceptibles de produire en nous, peuvent varier selon les circonstances et ne peuvent donc pas leur être attribuées de manière stricte. C’est bien leur caractère conditionné qui les distingue des qualités premières. Et c’est aussi ce qui distingue l’efficience qui leur est propre de celle conférée aux qualités en général, et aux qualités premières en particulier.

52Locke cherche ensuite à préciser en quoi consiste cette efficience des qualités. Sa position consiste à en donner une interprétation en termes mécanistes, le Mécanisme étant conçu chez lui, comme chez Descartes, comme une cinématique, c’est-à-dire un système dans lequel les changements observés s’expliquent par la transmission et la conservation du mouvement. Cette interprétation cinématique n’est, selon nous, pas sans conséquence, sur la manière dont s’organisent les thèses de Locke et nous aurons à revenir sur les critiques que Leibniz lui adresse sur ce point et les divergences qu’elles induisent.

53L’efficience des qualités premières sur notre esprit s’explique, selon Locke, par la transmission d’un mouvement des particules insensibles du corps sur nos sens :

Si donc les objets externes ne sont pas immédiatement unis à l’esprit quand il produit en nous ces idées, et si pourtant nous percevons ces qualités originelles en tel objet qui tombe seul sous nos sens, il est évident qu’un mouvement doit en venir, être prolongé par les nerfs ou esprits animaux, par des éléments du corps, jusqu’au cerveau ou au siège de la sensation, et produire là, dans l’esprit, les idées particulières que nous avons12.

54Ce qu’il faut souligner dans cette analyse, c’est qu’elle témoigne, chez Locke, de la conviction selon laquelle, seules les qualités proprement catégoriques peuvent faire l’objet d’une analyse cinématique pertinente. Le modèle de la causalité, c’est selon lui la poussée comme transmission de mouvement ayant une origine extérieure au corps13. Il y a donc, chez lui, un lien très fort entre le caractère catégorique des qualités premières et leur efficience causale directe sur l’esprit.

55À l’évidence, peu d’auteurs seraient à même de reprendre ces formules telles quelles aujourd’hui. Non seulement parce que le vocabulaire des sciences de la perception a changé, mais aussi parce que la position de Locke rencontre exactement les mêmes difficultés que celles de Descartes lorsqu’il fait appel à la glande pinéale. Cependant, c’est bien le même type de difficulté que rencontrent aujourd’hui ceux qui cherchent à éclairer le lien entre nos états mentaux et nos états cérébraux.

56Or ce lien est ici un peu problématique, dans la mesure où Locke ne précise pas pour quelle raison, ces qualités premières, inséparables de la nature des corps, sont susceptibles de produire ces mouvements capables, à leur tour, d’affecter d’une manière mécanique nos organes sensoriels et cérébraux. Derrière cette difficulté nous retrouvons le problème de l’efficience causale des propriétés catégoriques pointé par les partisans contemporains des dispositions. C’est sur cette question qu’interviennent les débats portant sur la définition et sur le rôle des lois de la nature dans notre analyse de la causalité. L’originalité, mais aussi peut-être la faiblesse de la position de Locke, consiste à faire assumer l’efficience causale par les qualités elles-mêmes, sans faire intervenir de lois générales en leur préférant la notion de pouvoir. Mais en caractérisant les qualités les plus fondamentales des corps de manière purement catégorique, il n’est pas certain que la notion de pouvoir définie comme une modalité de ces qualités nous aide beaucoup.

57Si le problème de l’efficience causale dévolue aux pouvoirs que possèdent les qualités premières reste ouvert, il se pose également à propos des qualités secondes et tertiaires, définies, elles, comme de simples pouvoirs, dénués de toute catégoricité :

Il est concevable que les idées de qualités secondaires soient produites en nous de la même manière que les idées des qualités originales, à savoir par l’action de particules insensibles sur les sens. […] Supposons maintenant que les mouvements et figures, la masse et le nombre diffèrent de ces particules affectent les divers organes des sens et produisent en nous les diverses sensations des couleurs et des odeurs des corps (par exemple, qu’une violette, par la poussée de ses particules insensibles de matière, de figure, de masse spécifiques, avec des mouvements de degrés et de types différents, produise dans l’esprit les idées de couleur bleue et d’odeur sucrée) ; car il n’est pas impossible de concevoir que Dieu annexe telle idée à telle mouvement qui n’a aucune similitude avec elle, que de concevoir qu’Il annexe l’idée de douleur au mouvement d’un morceau d’acier qui n’a aucune ressemblance avec elle14.

58L’argument de Locke consiste ici à distinguer les deux types de qualité selon leur mode d’action, leur manière de produire en nous des idées. Dans le cas des qualités premières, les idées produites « ressemblent » aux qualités, alors que ce n’est pas le cas des idées produites en nous par les qualités secondes. Par exemple, je suis en mesure de donner une description catégorique complète des mouvements et de la constitution chimique d’un corps qui m’apparaît comme jaune ainsi que des mouvements et de la constitution de mes nerfs et de mes organes sensoriels au moment où je perçois cette couleur. Il y a bien continuité, « ressemblance », pour reprendre le terme de Locke entre l’état du corps perçu et de celui du corps percevant. Mais la description catégorique des qualités premières ne permet pas de rendre compte de la sensation de « jaune » considérée pour elle-même. L’idée de la sensation n’a pas de ressemblance avec les mouvements ou la constitution physique du corps qui la produit. Locke est alors conduit à faire appel à l’intervention divine pour expliquer la régularité relative avec laquelle nous associons tel changement ou tel état des qualités primaires d’un corps avec telle idée de qualité secondaire, telle sensation particulière et ponctuelle produit en moi.

59L’efficience causale dévolue aux qualités secondes (leur pouvoir de se faire sentir), par où elles peuvent bien être considérées comme des qualités, est donc remise entre les mains de Dieu et cette solution lockéenne n’est pas sans rappeler l’occasionalisme développé par les disciples de Descartes comme Malebranche. Plus précisément, c’est la manifestation sensorielle spécifique de telle ou telle configuration des qualités premières qui requiert l’intervention de la puissance divine. La causalité physique proprement dite, qui se joue, selon lui, seulement à l’échelle des qualités premières s’explique par la ressemblance entre les qualités possédées par les corps et celles que nous possédons :

Il est aisé, je pense, d’en tirer cette observation : les idées de qualités primaires des corps en sont des ressemblances, et leur modèle existe effectivement dans les corps mêmes. Mais les idées produites en nous par les qualités secondaires n’ont absolument aucune ressemblance avec elles. Il n’y a rien comme nos idées qui existerait dans le corps même ; et même si nous décrivions un corps à partir d’une idée, cette idée n’est là qu’un pouvoir de produire en nous cette sensation : ce qui est doux, bleu ou chaud en idée n’est que cette masse, cette figure ou ce mouvement particuliers des éléments insensibles du corps même, que nous appelons ainsi15.

60Nous devons ici remarquer que cette indication de Locke nous montre comment il pense expliquer l’efficience causale des qualités premières que nous avons présentée plus haut comme problématique. Ce qui permet de rendre compte de l’action d’un corps sur nous-mêmes, c’est la ressemblance entre ses qualités et les nôtres. C’est sur la base de cette ressemblance que ce qui se produit dans le corps s’accorde avec ce qui se produit en nous. Contrairement à ce qui se passe dans le cas des qualités secondes, nous sommes fondés à associer les changements physiques extérieurs avec ceux qui se produisent en nous. C’est cette conception que nous retrouvons chez les partisans d’une théorie nominaliste des lois de la nature cherchant à écarter toute forme de loi universelle pour s’en tenir à des ressemblances fondamentales entre propriétés16. L’idée sous-jacente à une telle conception de la légalité naturelle consiste à dire que seules des ressemblances entre propriétés particulières nous fondent à poser des enchaînements réguliers dans la nature, des ensembles de propriétés entre elles ressemblantes étant régulièrement associées à des ensembles de propriétés également ressemblantes sans que nous ayons à supposer d’universaux à même de vérifier nos enchaînements causaux. Sans nous avancer plus avant dans ces questions, bornons-nous ici à remarquer une fois encore, l’importance du cadre posé par Locke dans les débats contemporains autour du rôle causal des dispositions.

61D’un point de vue épistémologique, l’extrait précédent précise en quel sens on peut parler, à propos de ces pouvoirs que sont les qualités sensibles, de simples modalités logiques des qualités premières. Les qualités secondes et tertiaires sont seulement des descriptions possibles des qualités primaires, des descriptions sous lesquelles nous exprimons la puissance qu’elles ont de nous affecter. Ces descriptions n’introduisent donc pas véritablement de nouvelles qualités dans les corps aux côtés des qualités premières. Elles permettent seulement d’inférer les idées sous lesquelles notre esprit est capable de les reconnaître.

62D’un point de vue ontologique, le point important tient donc à ce que Locke est amené à renforcer le lien qu’il pose entre le critère catégorique et la réalité des propriétés. En définissant les qualités secondes et tertiaires comme des modalités logiques des qualités premières, c’est aussi la notion de pouvoir elle-même qui se trouve ontologiquement dégradée. Les qualités secondes et tertiaires ne sont que des pouvoirs, c’est-à-dire qu’ils n’ont plus de réalité proprement dite. Il s’agit plutôt de propriétés logiques, au sens où elles nous permettent d’établir certaines descriptions prédictives des qualités premières. Seules les qualités susceptibles d’une définition catégorique renvoient à des propriétés réelles :

La masse, le nombre la figure et le mouvement des éléments du feu ou de la neige qui leur sont spécifiques sont réellement en eux, qu’on les perçoive ou non par les sens ; on peut donc les appeler qualités réelles, parce qu’ils existent réellement dans les corps. Mais lumière, chaleur, blancheur ou froid ne sont pas plus réellement en eux que la maladie ou la douleur n’est dans la manne. Ôtez-en la sensation, empêchez les yeux de voir la lumière ou les couleurs, et les oreilles d’entendre les sons, le palais de goûter, le nez de sentir, alors, toutes les couleurs, les goûts, les odeurs, les sons, en tant que telle idée particulière, s’évanouiront, cesseront d’être et seront réduites à leurs causes : masse, figure et mouvement des éléments17.

63Les qualités premières sont ici définies comme les causes des pouvoirs que sont les qualités secondes et tertiaires. La base catégorique est bien une base de réduction des pouvoirs et des dispositions car c’est à son niveau que se joue l’efficience causale réelle. Ce que l’on constate à l’issue d’une lecture attentive, c’est donc que l’engagement de Locke en faveur des pouvoirs est pour le moins ambigu. Certes, il reconnaît que nous devons faire appel aux pouvoirs pour comprendre en quoi consiste la qualitativité. C’est parce qu’elles ont le pouvoir de nous affecter que nous nous formons des idées des qualités physiques. L’efficience est une dimension fondamentale de la réalité et de ses propriétés. Mais cette efficience doit être interprétée de manière très générale. Dès qu’on s’intéresse aux pouvoirs spécifiques des corps, celle-ci devient une simple modalité logique purement descriptive des qualités premières, qui sont définies de manière catégorique. Locke distingue, en définitive, trois sens du mot pouvoir qui correspondent à trois sortes de qualités, mais, à ses yeux, seul le premier niveau doit être considéré comme réel :

Donc les qualités qui sont dans les corps sont de trois sortes :

D’abord, la masse, la figure, le nombre, la situation et le mouvement ou le repos de leurs éléments solides. Ils sont en eux, qu’on les perçoive ou pas ; et quand ils sont d’une taille suffisante pour qu’on puisse les découvrir, on a, grâce à eux, une idée de la chose telle qu’elle est en elle-même, comme il est évident pour les choses artificielles. Je les appelle qualités primaires.

Deuxièmement, le pouvoir qui est dans les corps, en raison de ces qualités primaires insensibles, d’agir d’une manière particulière sur l’un des sens et par là, de produire en nous les différentes idées de diverses couleurs, sons, odeurs, goûts etc. On les appelle habituellement qualités sensibles.

Troisièmement, le pouvoir qui est dans un corps en raison de la constitution particulière de ses qualités primaires, de produire un changement dans la masse, la figure, la texture et le mouvement d’un autre corps telle qu’il le fasse agir sur nos sens de manière différente de ce qu’il faisait auparavant. Ainsi le soleil a le pouvoir de faire blanchir la cire et le feu de rendre le plomb fluide. On les nomme habituellement pouvoirs.

Le premier, on l’a dit, peut être nommé, à juste titre je pense, qualités réelles, originales ou primaires, car elles sont dans les choses mêmes, qu’elles soient perçues ou non ; et c’est de leurs diverses modalités que dépendent les qualités secondaires.

Les deux autres ne sont que les pouvoirs d’agir différemment sur d’autres choses, pouvoirs qui résultent des diverses modalités de ces qualités primaires18.

64Le dernier sens donné au terme de pouvoir lui ôte définitivement toute prétention ontologique, mais également toute efficience réelle. Il s’agit du pouvoir transitif possédé par telle ou telle configuration physique de modifier la structure d’un autre corps, et ce pouvoir ne renvoie lui-même à aucune efficience réelle, mais seulement à la possibilité d’une description complète de la transmission de mouvement du premier au second en termes catégoriques. Locke utilise ici l’exemple du pouvoir que possède le soleil de faire blanchir la cire en modifiant sa configuration interne, c’est-à-dire l’agencement de ses qualités premières. Ce pouvoir ne peut en aucun cas être considéré comme une qualité inhérente au soleil. Il s’agit d’un « pur » pouvoir selon Locke, c’est-à-dire d’une capacité purement logique, sans substrat ontologique et sans efficience réelle.

65Cette ultime formulation des distinctions lockéenne scelle assez largement le sort futur des pouvoirs et des dispositions dans les débats contemporains. Qu’il s’agisse des pouvoirs d’affecter notre sensibilité des qualités sensibles comme des dispositions possédées par les corps d’agir sur d’autres ou de subir leur action, il pèse toujours sur eux un soupçon d’inconsistance ontologique lié à leur définition en termes purement logiques. Le « pur » pouvoir par où Locke définit ce que nous désignons aujourd’hui sous le terme de disposition, est la modalité la plus éloignée du pouvoir de nous affecter qui caractérise les qualités en général, et qui ne se trouve conjoint à des propriétés réelles que dans le cas des qualités premières.

66Pour comprendre cette typologie lockéenne, on dira qu’elle se présente bien de manière spectrale conformément à l’interprétation qu’en donne Harré, partant d’une définition très générale de l’efficience inhérente aux qualités qui est relative au pouvoir qu’elles ont de nous affecter, aux modalités immédiates et médiates de cette efficience (les qualités secondes puis les purs pouvoirs ou qualités tertiaires), par lesquelles elle se trouve dégradée du point de vue ontologique comme du point de vue de son efficience causale.

4.7. L’héritage de Locke dans le débat contemporain

67Après cette mise en perspective du traitement lockéen des pouvoirs, il s’agit pour nous de préciser en quoi ses analyses déterminent, aujourd’hui encore, les positions adoptées par certains auteurs contemporains.

68Une comparaison honnête se doit de souligner d’abord ce qui distingue la plupart de ces auteurs du projet défendu par Locke. Cette différence tient à la méfiance radicale que les premiers cultivent à l’égard des notions de substance et de qualité. Contrairement à ce que pense encore Locke, la science n’a, selon eux, plus pour but ultime de nous dire ce qu’est la nature et en quoi consistent ses éléments premiers. Celui qui passe directement de la description des phénomènes et du comportement des corps à leur essence court en effet le double risque d’hypostasier un état provisoire de nos connaissances et de sortir du champ de la vérification expérimentale pour verser dans l’occultisme. En même temps, certains auteurs se réclamant de cette prudence empiriste ne se résolvent pas pour autant à une conception purement descriptive des résultats et des entités étudiés par la science, et tiennent à caractériser la réalité ainsi décrite. Le rôle et le statut des pouvoirs ou des dispositions sont alors un terrain particulièrement propice aux expérimentations ontologiques, dans la mesure où ils sont les premiers visés par les versions positivistes ou humiennes de l’empirisme.

69Ce qui rapproche la position de Harré de celle de Locke, c’est ainsi sa volonté de défendre une position empiriste qui ne résolve pas à une analyse de la causalité en termes de succession événementielle régulière. Son traitement du cas des vertus dormitives est, à cet égard, sans équivoque :

Selon Hume, la seule manière d’en savoir plus sur l’opium consiste à recenser de nouveaux cas confirmant la loi, la concomitance observée entre l’ingestion et le sommeil. Mais il y a aussi une autre position possible qui ne consiste pas à chercher de nouvelles données statistiques mais à analyser la composition de l’opium, à suivre son trajet dans l’organisme, etc. Et les sciences procèdent bien selon cette deuxième méthode, sans avoir à assumer des notions suspectes comme celles de substance ou de qualité19.

70Comparons cette formule avec celle-ci tirée de l’Essai :

Toutes ces qualités secondaires, on l’a montré, ne sont que de simples pouvoirs ; ainsi, la couleur et le goût de l’opium sont-ils, comme les vertus soporifiques et calmantes, de simples pouvoirs qui dépendent de ses qualités primaires, et qui lui permettent de produire différents effets sur différentes parties du corps20.

71Les pouvoirs servent bien dans les deux cas à ancrer les actions étudiées par la physique dans les natures des choses, seules à même d’assumer l’efficience causale. Le fait que Harré renonce à parler de substances et refuse aux pouvoirs comme aux dispositions le statut de qualités ne doit pas dissimuler l’affinité de sa démarche avec celle de Locke. Harré affirme qu’en attribuant des pouvoirs, la science ouvre la question de la nature sans avoir à y répondre, la nature d’un corps jouant ainsi, provisoirement, un rôle de cran d’arrêt épistémique dans nos explications des comportements physiques. La manière dont il caractérise ces natures est cependant très proche de celle dont use Locke en parlant des qualités premières. Certes, il ne s’agit plus d’étendue, de figure, de solidité et de mobilité. Mais la composition physico-chimique dans laquelle se trouve la source causale des pouvoirs n’en est, après tout, pas si éloignée.

72En ce qui concerne les pouvoirs comme les dispositions, les deux partagent au fond l’idée qu’il s’agit seulement de descriptions prédictives des qualités premières (ou des structures microphysiques), c’est-à-dire, des possibilités logiques sous lesquelles ils sont susceptibles d’apparaître à nos organes perceptifs. Cela signifie que les pouvoirs doivent bien, au moins en principe, pouvoir se réduire à des bases qui sont, elles, susceptibles de descriptions catégoriques indépendantes de leur relation conditionnelle aux autres corps ou à nos organes perceptifs.

73Il ne s’agit pas ici, pour nous, de « plaquer » la distinction de Locke entre qualités premières et qualités secondes sur les analyses de Harré. On sait que ce dernier tient la notion même de « qualité » pour suspecte et, en ce sens, notre rapprochement peut peut-être paraître excessif, dans la mesure où Harré refuserait sans doute la notion même de qualité première. Toutefois, il n’est pas impossible d’interpréter les entités que Harré situe dans ce qu’il appelle le troisième niveau du réalisme21, par quoi il désigne des entités réelles quoi qu’inobservables, comme des propriétés réductibles, au moins en principe, à des propriétés catégoriques. Harré souligne souvent que la science n’a pas à rechercher ce qui serait comme des crans d’arrêts ultimes de nos explications et que le mouvement de la science procède plutôt par approfondissement systématique des définitions d’entités que nous appréhendons au quotidien sous la forme de pouvoirs. Toutefois, ce caractère incomplet de nos analyses des pouvoirs physiques suggère bien que la norme visée par la physique consiste à tendre vers une description catégorique des corps, même si cette norme régulatrice est, en pratique inatteignable, et que nous devons sans cesse composer avec la découverte de nouveaux pouvoirs.

74Ainsi, il souligne que des entités de type Réel-3 passent régulièrement au niveau du Réel-2, à mesure que nos appareils de mesure et d’observation se perfectionnent. Cela ne signifie bien sûr pas que tous les pouvoirs sont réductibles, dans les faits, à des propriétés observables et susceptibles d’être définis de manière catégorique, mais plutôt que leur caractère dispositionnel ne leur est pas essentiel et qu’il marque seulement le caractère nécessairement inachevé de toute explication physique.

75Ce que cette conception de la puissance partage avec celle de Locke, comme avec celle défendue par les partisans de l’analyse conditionnelle, c’est l’idée que les pouvoirs de renvoient pas réellement à des qualités des corps, mais seulement à des descriptions modales de la nature des corps, c’est-à-dire, à de pures possibilités logiques, tributaires, pour leur réalisation, de conditions de perception ou d’interaction extérieures. En ce sens, même si, à la différence des réductionnistes revendiqués, Harré soutient l’idée que nous pouvons considérer les pouvoirs comme des propriétés « internes » des corps, il n’est pas certain que cela change grand-chose à leur caractère conditionnel et à leur indignité ontologique. Selon Harré, nous n’avons ainsi pas besoin de spécifier l’état interne en vertu duquel, par exemple, un corps a le pouvoir de nous affecter d’une certaine chaleur, il suffit que nous soyons en mesure de le localiser à l’intérieur du corps en question. C’est ainsi que nous pouvons nous passer de la notion de qualité dans nos attributions de pouvoirs. Mais la fonction dévolue à cette notion demeure pourtant, dans la mesure où c’est bien en vertu de cet état interne que le corps en question possède ou non tel ou tel pouvoir. C’est en ce sens que les analyses de Harré nous semblent bien maintenir la distinction entre le dispositionnel et le catégorique, en même temps que le primat épistémologique et ontologique implicite qu’elle attribue au second sur le premier.

76Pour résumer, parler, comme le fait Harré, d’une réalité des pouvoirs, sans leur accorder le statut de « qualités » nous semble une gageure, et il n’est pas du tout certain que leur pertinence explicative dans l’analyse des actions physiques nous permette de considérer leur réalité autrement que de manière plausible (ce qu’Harré reconnaîtrait sans doute d’ailleurs lui-même).

77Notons que s’il n’a pas les mêmes réticences qu’Harré à propos des substances et des qualités, Locke s’exprime cependant à leur propos en termes également conditionnels :

Ce qui est actuellement qualités secondaires des corps disparaîtrait si l’on pouvait découvrir les qualités primaires des éléments minuscules. Si nous avions des sens assez aigus pour discerner les éléments minuscules des corps et la constitution réelle dont dépendent leurs qualités sensibles, je ne doute pas qu’il produirait en nous des idées totalement différentes ; ce qui est maintenant la couleur jaune de l’or disparaîtrait alors, et à sa place nous verrions une texture admirable d’éléments d’une certaine taille et d’une certaine figure22.

78Locke souligne ici le fait que, notre recours à ces propriétés purement logiques que sont les qualités secondes (la même remarque pourrait aisément se faire à propos des qualités tertiaires) est avant tout la marque du caractère limité de nos perceptions et non une conséquence de la nature dispositionnelle de ces qualités. Si nous étions en mesure de percevoir les qualités primaires invisibles qui nous apparaissent sous leurs formes sensibles (qui sont, pour les qualités primaires, les seules possibilités par lesquelles elles nous sont perceptibles), notre vision de l’univers serait celle d’un monde doté uniquement de propriétés catégoriques, ressemblant, à s’y méprendre, à celui décrit par la cinématique cartésienne.

79L’hypothèse suggérée ici par Locke n’est donc, au fond, peut-être pas si différente de celle que Harré a en vue lorsqu’il conclut son article en disant que l’attribution des pouvoirs décrit bien le mouvement cyclique de la science qui, en étudiant les comportements les choses et des matériaux passe, en réalité, son temps à approfondir notre connaissances de leurs pouvoirs premiers. La perspective d’une description catégorique intégrale de l’univers physique, dans la mesure où il analyse les pouvoirs seulement en termes de manifestations potentielles, et ce même si il s’abstient de la formuler, n’est pas incompatible avec le programme esquissé par Harré, et il se pourrait même qu’on puisse l’en induire assez facilement…

4.8. Une épistémologie sans ontologie ?

80Ce qui nous semble poser problème dans ce type d’approche de la notion de pouvoir, c’est qu’en définitive, elle ne permet pas de comprendre précisément en quoi consiste la réalité qu’on doit lui attribuer. En affirmant la pertinence épistémologique des pouvoirs en physique et le rôle irréductible qu’ils jouent dans nos explications des phénomènes, elle se démarque bien, au moins en partie, des analyses qui tendent à réduire ces pouvoirs à des qualités catégoriques (bien que, comme on vient de le voir, cette perspective réductionniste est sous-jacente dans les analyses de Locke comme dans celles d’Harré), ou à les éliminer purement et simplement de nos descriptions scientifiques.

81Mais en même temps, la réalité qu’elle attribue aux pouvoirs se fonde uniquement dans les explications que nous produisons des changements physiques, qu’il s’agisse de descriptions linguistiques (selon Harré), ou des idées par lesquelles nous appréhendons les corps (selon Locke), de sorte que, on est en droit de se demander si les pouvoirs ne renvoient pas, en définitive, à des propriétés logiques de nos descriptions de la réalité plutôt qu’à des propriétés de la réalité physique proprement dite.

82Ce que soulignent Locke et Harré, c’est le fait que nos descriptions, nos prédictions et nos analyses logiques des phénomènes physiques ne peuvent pas faire l’économie de la notion de pouvoir, dès lors que nous tentons d’attribuer une responsabilité causale à tel ou tel agent physique. Mais en même temps, l’un comme l’autre tombent finalement d’accord sur l’idée que le dispositionnel renvoie seulement à des modalités de dicto des natures physiques, plutôt qu’à des puissances de re. Ils partagent tous deux l’idée que les pouvoirs et les dispositions ne nous donnent que des descriptions pertinentes de ce qui constitue la nature d’un corps, alors que les propriétés catégoriques constituent les ingrédients directs de ces natures.

83L’un comme l’autre ont donc recours à la notion de pouvoir pour des raisons épistémologiques et non ontologiques. L’un comme l’autre le définissent, de ce fait, comme une puissance de dicto et non comme une puissance de re. C’est la raison pour laquelle nous sommes peut-être en droit d’émettre certaines réserves quant aux conclusions réalistes qu’ils tirent à propos des pouvoirs.

84Parler d’une épistémologie des pouvoirs, c’est considérer que nous devons analyser les phénomènes comme des actions ou des interactions causales et que, pour cette raison, nos explications ne se réduisent pas à des descriptions géométriques des propriétés de l’étendue tridimensionnelle ou à celles des successions régulières entre les phénomènes, mais qu’elles doivent faire droit à l’exercice de pouvoirs dans la nature physique. Pour autant, reconnaître les insuffisances de l’interprétation cartésienne du Mécanisme comme celles de l’interprétation qu’en donne Hume, ne suffit pas à clarifier le statut exact de ces pouvoirs dans la réalité physique. En considérant les pouvoirs comme des modalités épistémologiques des qualités catégoriques, l’approche de Locke reste ambiguë car elle ne précise pas clairement la nature du pouvoir causal qui leur est ainsi attribué. De même, lorsque Harré affirme que les pouvoirs se situent dans la nature des corps sans qu’on puisse spécifier la manière dont ils lui appartiennent, il laisse en suspens la question de savoir en quoi consiste cette efficacité causale des natures. En s’en tenant à une analyse purement épistémologique de la puissance, c’est la question de l’activité et de l’efficience physique réelles qui se trouve esquivée.

85Cette difficulté prend, chez Locke, la forme d’une tension entre le sens général qu’il donne à la notion de qualité comme pouvoir de produire en nous certaines idées et la signification purement modale qu’il lui donne par la suite. En définissant la notion même de qualité par celle de pouvoir, il reconnaît bien que l’efficience est une dimension constitutive de la qualitativité, et ce, y compris pour les qualités premières. Seulement, il concentre ensuite ses analyses sur ces pouvoirs purement modaux par lesquels il définit les qualités secondes et les « purs » pouvoirs que certaines substances ont de modifier la constitution internes d’autres corps et, par suite, les qualités secondes qu’elles nous présentent. Ce que cette tension indique, c’est qu’il n’est pas facile de caractériser des propriétés catégoriques indépendamment de toute considération quant à leur efficience, cette dernière ne pouvant être définie uniquement comme une puissance de dicto, sous peine d’entraîner une régression à l’infini.

4.9. Le pouvoir des qualités : la « perspective-limite » de C.B Martin et ses limites

86C’est sans doute cette tension qui permet de comprendre la position développée par un autre philosophe des dispositions, C.B Martin lorsqu’il parle de « perspective-limite » pour montrer que la distinction entre des propriétés purement catégoriques et des propriétés purement dispositionnelles est intenable.

87Cette position est développée notamment au début de la deuxième partie de l’ouvrage Dispositions : a Debate, dans lequel se trouvent regroupés des articles de Martin, d’Armstrong et de Place sur les questions relatives aux dispositions23.

88Martin résume le débat à une opposition entre ceux qui considèrent que nous ne devons admettre dans notre ontologie que des propriétés catégoriques, définies de manière inconditionnelle, comme étant les seules faisant réellement partie des objets physiques, et ceux qui soutiennent que nous devons également admettre à leurs côtés des propriétés définies comme des possibilités conditionnelles, les dispositions, renvoyant à des propriétés tout aussi réelles des objets.

89Plutôt que d’assumer la distinction entre catégorique et dispositionnel, Martin préfère, pour sa part, parler de deux pôles, celui de la « qualitativité », par lequel une propriété se rattache à l’objet, et celui du dispositionnel, par lequel elle se manifeste dans certaines conditions. Selon lui, c’est à tort que la plupart des auteurs défendent une distinction stricte entre ces deux pôles, aucune propriété ne pouvant se trouver entièrement définie sur l’une ou l’autre de ces limites.

90L’exemple sur lequel il s’appuie est celui d’une région de l’univers dans laquelle se trouveraient des particules élémentaires différentes de celles qui existent dans nos régions. Cette région serait si éloignée des nôtres que toutes leurs dispositions susceptibles d’interagir avec les types d’éléments que nous connaissons ne se seraient jamais manifestées. Pour autant, soutient-il, il n’y a aucune raison de nier le fait que les éléments en question possèdent bien certaines dispositions, même si nous ne sommes même pas en mesure de déterminer conceptuellement les conditions dans lesquelles ces dispositions seraient à même de se manifester dans leur rencontre avec les éléments physiques que nous connaissons. La leçon à tirer de cet exemple, c’est que la dispositionalité est une dimension irréductible des propriétés physiques et qu’elle ne peut pas être éliminée au profit de ses manifestations observables ou d’éléments définis de manière catégorique (par l’observation de leur présence permanente dans un corps, par exemple). Mais en même temps, ce que Martin désigne par le terme de disposition désigne encore, comme chez Locke ou Harré, une pure potentialité d’interaction, qui repose sur le fait qu’il est toujours possible d’attribuer à un corps une puissance générale de changement lorsqu’il est mis en relation avec d’autres. En ce sens, il s’agit également chez lui d’une modalité épistémologique des qualités, d’une propriété logique plutôt que d’une propriété ontologique.

91Martin ajoute à cela qu’il n’y a, en réalité, pas grand sens à dire que nous pourrions définir des propriétés de manière purement qualitative, c’est-à-dire indépendamment de tout comportement potentiel. De telles propriétés, à l’image de celles que Thomas d’Aquin attribue à Dieu comme étant « libres » de toute puissance, sont des artifices conceptuels ou des abstractions impossibles à réaliser.

92Mais à l’inverse, de pures puissances comme le seraient, selon lui, des qualités réductibles à des opérations possibles chez certains auteurs ne sont pas davantage concevables. Admettre de telles propriétés revient à renoncer à la vérification complète de nos attributions. Ni le pur acte ni la pure puissance ne peuvent être attribués aux propriétés que nous rencontrons. Ces deux positions s’engendrent l’une l’autre car elles relèvent d’un même contresens sur la manière dont nous pouvons définir les propriétés physiques. Le pôle de la qualitativité et celui du dispositionnel doivent, en fait, être compris comme les deux limites entre lesquelles nous pouvons définir toute propriété physique.

93Martin conclut en disant que le rêve d’une propriété qualitative purement non dispositionnelle est symétrique à celui d’une propriété qualitative purement non catégorique. La « perspective-limite » présente à ses yeux le maximum de souplesse nécessaire à l’expression des relations entre la qualitativité et la dispositionalité des propriétés.

94Martin, qui assume explicitement la filiation lockéenne, tente ainsi de combler l’écart ouvert chez Locke entre sa caractérisation générale des qualités comme pouvoirs et le traitement modal donné ensuite de cette notion. À ses yeux, cette conception de la limite prend place entre les « menus interstices de la nature » et « les corpuscules insensibles », précisément là où Locke situait la nécessité réelle des relations causales entre les qualités premières, bien que selon lui, nous fussions assez largement ignorants de celle-ci24.

95Le point commun entre « la perspective-limite » développée par Martin et la position défendue par Harré, c’est qu’elles ouvrent la possibilité d’une analyse spectrale de l’action (pour reprendre le terme de Harré), qui permet de combiner des relations nécessaires ancrées entre des propriétés définies de manière essentiellement non conditionnelles, et des propriétés modales dont les manifestations circonstanciées admettent une plus grande contingence. Elle permet ainsi de déterminer une plus ou grande responsabilité causale dans nos explications des actions physiques, responsabilité relative à la fois à la localisation et au degré de nécessité des pouvoirs causaux en jeu.

96Cela dit, il est permis de ne pas être satisfait de cette solution dans la mesure où elle laisse dans une relative indétermination le rôle et le statut exacts des propriétés en question. Si nous avons bien compris ce qui est en jeu, il appartient à chaque explication de déterminer le degré de responsabilité spécifique et la localisation des pouvoirs en jeu dans chaque action physique. Par exemple, en plongeant un morceau de sucre dans l’eau, l’explication de la dissolution doit définir la responsabilité relative de la solubilité du sucre et du pouvoir dissolvant de l’eau par le lien que chacun entretient à la composition microphysique des corps dans lesquels ils se trouvent. Ainsi, nous serions à même de déterminer qui est l’agent et le patient et quel degré relatif de nécessité se trouve produire la dissolution observée en vertu de la nature des corps considérés.

97Cette conception spectrale de l’action a l’inconvénient de rendre pour le moins obscurs deux points importants. La première difficulté tient à l’absence d’une définition précise de l’action physique qui s’exerce dans une telle situation. Locke souligne lui-même que l’attribution de pouvoirs doit être faite à des agents :

Car qui ne voit que des pouvoirs n’appartiennent qu’à des agents, et sont des attributs des substances seules et non des pouvoirs eux-mêmes25 ?

98Mais ici, Locke ne nous dit rien sur l’efficience propre à ces agents, concentrant ses analyses sur les qualités qui les composent. Si nous pouvons admettre qu’il y ait une part de modalité dans la plupart des propriétés physiques, la question de l’origine et de la nature exacte du pouvoir dont elles sont porteuses n’est pas clairement définie.

99La seconde difficulté tient à ce que l’analyse proposée ne permet pas de rendre compte du fait que les manifestations des pouvoirs physiques, comme celles des dispositions, obéissent à des lois, quelle que soit la signification qu’on leur donne. Comment expliquer la régularité avec laquelle le fait de posséder certaines propriétés rend le sucre soluble dans un liquide ? Réciproquement, comment expliquer que les propriétés de l’eau lui confèrent systématiquement un pouvoir dissolvant sur le sucre? Il ne suffit peut-être pas de constater le caractère irréductible de ces pouvoirs dans nos explications schématiques de la causalité pour rendre compte de la régularité nomique qui les caractérise. Harré assume, pour sa part, un abandon explicite de la notion de loi causale, lui préférant celle de jugement hypothétique, dont les pouvoirs seraient, en quelque sorte, des conditions logiques26. Mais il n’est pas interdit de penser que le coût de cet abandon est peut-être excessif.

100Ces difficultés signifient qu’une théorie des pouvoirs conséquente doit être en mesure de donner une définition précise de l’activité à l’œuvre dans l’efficience des pouvoirs, de préciser son statut ontologique pour clarifier le statut des modalités dans lesquelles elles se manifestent, enfin, de montrer comment un tel engagement en faveur des pouvoirs est compatible avec la légalité naturelle sur laquelle repose l’enquête scientifique. Sur tous ces points, il nous semble qu’il n’est pas inutile de regarder précisément comment un autre philosophe contemporain du Mécanisme naissant a essayé d’interpréter ses résultats en se démarquant à la fois du cartésianisme et de l’empirisme de Locke. Leibniz s’est, en effet efforcé de comprendre en quoi les résultats et les méthodes de la physique moderne exigeaient une réévaluation critique de la métaphysique traditionnelle, sans pour autant renoncer à ses ambitions et à son projet. Il s’agit donc maintenant pour nous de suivre pas à pas la discussion critique qu’il adresse à Locke dans les Nouveaux essais sur l’Entendement humain, pour voir dans quelle mesure elle permet de sortir des difficultés rencontrées par Locke comme par ses héritiers.