3.1. La notion d’action, clé de voûte de la terminologie leibnizienne ?

1Si on s’en tient à ces premières formulations de la Dynamique, il est donc clair que Leibniz développe une théorie dispositionnelle de la matière, dans la mesure où il montre en quoi il est indispensable de supposer, en elle, l’existence de capacités réelles, si on ne veut pas s’interdire de comprendre ce qu’elle est, et quelles sont les lois de conservation qui permettent de donner une explication nomologique des phénomènes qui s’y produisent. C’est, comme on vient de le voir, le concept de force, dans ses deux dimensions physique et métaphysique, qui permet, dans un premier temps, de soutenir cette lecture dispositionaliste de la Dynamique. Mais cette lecture se heurte encore plusieurs difficultés, inhérentes à la fois au projet leibnizien et à la compréhension générale des dispositions.

2Il y a, d’abord, une difficulté terminologique, dans la mesure où la notion de force se trouve, chez Leibniz déclinée en de multiples distinctions, qui servent à préciser les différents types de forces qui animent la matière ou plutôt, les différents aspects sous lesquels on peut les considérer. Ainsi, parle-t-il tantôt des forces « mortes », des forces « vives », des forces « élastiques », « primitives », « dérivatives », etc., et il nous faudra préciser le sens de ces distinctions. Toutes, ont en commun le fait d’être déterminables et de permettre, comme nous le verrons, une compréhension rigoureuse des différents moments ou aspects de la puissance qui, associée aux corps, garantit leur réalité et leur intelligibilité.

3Mais il est indéniable que cette sophistication terminologique rend, à première vue, assez difficile la confrontation avec les usages contemporains du terme de « disposition ». Ce terme qui relève d’abord du langage ordinaire, possède en effet, en tant que tel, une relative indétermination. On a vu en quel sens l’approche leibnizienne exigeait sans doute un premier travail de raffinement de la notion en distinguant, parmi les dispositions, celles qui jouent un rôle actif dans la production d’un phénomène ou d’une interaction causale, et celles qui désignent plutôt la capacité passive d’un objet à être modifié par un agent extérieur. Cela dit, cette première précision ne suffit pas pour comprendre l’ensemble des déterminations prêtées par Leibniz à la puissance propre aux forces en jeu dans le domaine de la physique. La clé qui commande les distinctions leibniziennes tient en effet, d’abord, au sens qu’il confère à la notion d’action dans sa Dynamique et c’est à cette question qu’il faut nous intéresser maintenant.

3.2. Force et action motrice

4On a vu comment une compréhension approfondie des catégories et de la méthode géométrique appliquée au Mécanisme, a conduit Leibniz à réintroduire, aux côtés des propriétés catégoriques de la matière, les notions de forme et de force, qui réhabilitent, dans les corps, l’idée d’un dynamisme spontané. Une physique complète doit donc ainsi assumer un lien interne avec la notion métaphysique de substance, conçue comme forme spécifique et active, lien assuré dans l’ordre phénoménal par la notion de force, qui traduit empiriquement cette activité des substances. Mais une fois la réhabilitation acquise, il faut alors en dire un peu plus sur la manière dont l’activité prêtée aux formes substantielles trouve son expression phénoménale dans les forces, et réciproquement, comment les forces à l’œuvre dans la réalité physique peuvent trouver un substrat dans ces formes. En admettant que la notion de force, telle qu’elle est élaborée par Leibniz, permet bien une compréhension accrue du sens et du rôle qu’on peut légitimement attribuer aux dispositions en physique, il nous faut bien préciser comment elles peuvent tirer une certaine réalité des substances dont, selon le terme un peu elliptique de Leibniz, elles « émanent ».

5De ce point de vue, il faut insister tout particulièrement sur le tournant que représente la Dynamica de Potentia de 1690, qui introduit aux côtés de la notion de puissance déjà largement conceptualisée, celle d’action, qui coïncide, comme l’a souligné Michel Fichant, avec l’apparition du terme de « dynamique » dans le vocabulaire leibnizien. Cette donnée historique appelle quelques remarques. Il faut d’abord noter que ce qu’on appelle communément la dynamique leibnizienne, désigne le plus souvent l’ensemble des textes et arguments qui couvrent tous les travaux de Leibniz en physique, de la découverte de l’estimation de la force vive à la critique de l’étendue cartésienne, en passant par l’analyse de l’action motrice. C’est là l’acception héritée de d’Alembert qui définit la Dynamique comme « la science des puissances ou causes motrices », se rangeant à l’acception commune en usage à l’époque, non sans rappeler son opposition personnelle à cette discipline1.

6Mais dans le vocabulaire de Leibniz, le terme de dynamique prend en réalité un sens beaucoup plus restreint, et désigne uniquement le corpus consacré à l’étude de la notion d’ « action motrice », associée désormais, dans les corps, à celle de puissance. Ce tournant, dans le corpus leibnizien, inaugure l’usage récurrent de la notion d’action pour caractériser la substance dans les textes de la maturité, qui abandonnent progressivement la notion de substance individuelle et son articulation à celle de notion complète, au profit du concept de monade2. Concernant la question des dispositions, on assiste également à un tournant dans la signification qu’on peut leur prêter chez Leibniz, ce dernier associant de manière plus précise la notion de puissance à l’activité substantielle proprement dite. Cela marque à la fois, chez lui, une naturalisation plus poussée de la notion métaphysique de substance, qui organise désormais les concepts proprement physiques sous son égide, et un engagement définitif en faveur de la réalité de la puissance, par lequel il se démarque de l’héritage scolastique et affirme sa spécificité.

7L’étude des textes consacrés à la notion d’action motrice, chez Leibniz, est relativement récente, ce qui tient au fait que la plupart n’ont pas été publiés de son vivant, et que ce dernier s’est montré très discret sur cette question, en y faisant simplement allusion auprès de certains correspondants mais sans jamais exposer le détail de ses arguments. Ce silence est d’autant plus étonnant, que l’étude génétique montre que le concept d’actio représente un ajout décisif dans l’élaboration de la physique de Leibniz, mais qu’il constitue également une sorte de pivot entre la physique et la métaphysique auquel Leibniz a recours de manière quasi systématique à partir de 1690. Tout se passe comme si on avait là, pour reprendre les termes de Michel Fichant, « un noyau doctrinal à la fois central et habituellement caché3 ». Mais au-delà de son intérêt proprement historique, ce qui doit surtout retenir notre attention, c’est la manière dont le concept d’action permet de compléter celui de puissance et d’accéder à une ontologie plus unifiée et plus systématique que celle reposant sur la notion de force.

8La singularité de ces travaux, qui constituent le véritable aboutissement de la Dynamique, tient à la fois à la méthode adoptée alors par Leibniz et aux distinctions conceptuelles qu’elle lui permet d’établir. À partir de 1690, il dispose en effet d’une argumentation entièrement a priori pour démontrer la conservation de la quantité d’action motrice dans un système physique, celle-ci complétant la démonstration de la conservation de la force vive, démontrée, jusqu’alors, de manière uniquement a posteriori. Le projet de Leibniz, en réponse à plusieurs objections de ces correspondants, vise à préciser le sens de l’activité propre aux substances, pour éclairer, en retour, la signification métaphysique qu’il donne à la conservation de la force vive dans l’ordre des phénomènes. En argumentant de manière a priori, c’est-à-dire sans passer par une analyse du « concours » des corps dans un système physique donné et en s’appuyant uniquement sur des définitions conceptuelles, il s’efforce ainsi de définir l’action des corps, indépendamment de toute référence à leurs manifestations empiriques, pour être en mesure de la leur attribuer directement, comme une qualité. La notion d’action motrice lui permet ainsi d’attribuer aux corps une qualité qui exprime très exactement l’activité perceptive caractéristique des substances proprement dites.

9Les définitions qu’il propose de l’action dans cet argumentaire a priori le conduisent à reconduire celles qu’il donne de la notion de puissance dans la méthode a posteriori d’estimation des forces vives. La puissance est ainsi formulée par une équation, qui la définit comme le quotient entre la quantité d’action accomplie et le temps requis à cet accomplissement, c’est-à-dire (nous verrons pourquoi), comme le carré de la vitesse à laquelle est réalisé son effet.

10Mais elles lui permettent également de distinguer, dans l’action, deux dimensions distinctes, à savoir une dimension extensive, qu’il désigne par le terme d’ « effet formel », et une dimension intensive, qu’il identifie dans la vitesse à laquelle est accompli cet « effet formel ». C’est cette dimension intensive de l’action qui lui permet de l’interpréter comme une qualité intrinsèque des corps, dotée d’une réelle consistance ontologique, et en même temps, susceptible d’une quantification mathématique rigoureuse.

11Il est alors en mesure de défendre, de manière beaucoup plus assurée, le parallélisme qu’il suggérait entre les forces, auxquelles à affaire la physique, et les formes du métaphysicien. On trouve déjà, dans la définition de la force, deux dimensions dont l’une, à savoir l’accélération, manifestée dans l’estimation en mv² par le carré de la vitesse, est irréductible à la géométrie, à la différence du mouvement (mv) accompli par un mobile sous l’impulsion de la force qui l’anime. Mais dans l’argumentaire a priori consacré à l’action motrice, cette dualité se trouve précisée par les définitions proposées qui combinent, un effet « formel » de nature extensive, et une dimension intensive portée par la vitesse à laquelle est accompli cet effet. C’est alors cette définition originale de l’activité intrinsèque des corps qui permet de comprendre plus clairement en quel sens ils peuvent être dits « exprimer » l’activité des substances.

12En effet, on retrouve bien alors, dans l’ordre des phénomènes, une image de l’activité des substances. Il y a bien, entre l’activité perceptive des substances d’une part, et ces propriétés dynamiques que sont l’action motrice et la force d’autre part, une correspondance réglée, que Leibniz désigne par le terme d’expression. C’est en comprenant de manière précise en quoi consiste l’action motrice des corps, considérée indépendamment de toute interaction, que s’éclaire la dimension métaphysique de la force qui l’exprime dans l’ordre des phénomènes étudiés par le physicien.

13Du point de vue de la question qui nous préoccupe, cette mise en cohérence, chez Leibniz, de la physique des forces avec une métaphysique de la substance, suggère que la reconnaissance d’une réalité ontologique aux forces actives doit probablement passer par une articulation précise de ces pouvoirs réels à une ontologie de l’action. Elle apporte également un éclairage précieux sur la manière dont nous devons comprendre nos attributions d’action et nos attributions de force, dans la mesure où, si les attributions de force comportent un caractère apparemment conditionnel (une force est une tendance au mouvement inhérente à un corps, qui se réalise « si rien ne l’en empêche », affirme Leibniz), ce caractère conditionnel disparaît dès lors qu’on les considère dans leur dimension active, qui les relie directement aux substances sous-jacentes.

14En effet, une des conséquences de l’argumentaire a priori consiste en ce qu’il est désormais possible d’attribuer aux corps une activité réelle indépendamment de toute circonstance extérieure, bref, de penser l’action en termes inconditionnels. Cette remarque sémantique a des conséquences très importantes sur une interprétation dispositionaliste des forces telles qu’elles sont définies par Leibniz, dans la mesure où c’est précisément parce qu’elles peuvent être considérées comme des expressions de l’activité des substances, qu’il est porté à leur accorder une réalité. C’est alors la distinction contemporaine entre le catégorique et le dispositionnel qui doit elle-même être repensée, car la Dynamique de Leibniz ouvre bien la possibilité d’attribuer aux corps des propriétés qui comportent une part de conditionnalité de manière catégorique.

15Mais pour que cette présentation générale des enjeux liés aux formulations définitives de la Dynamique soit pleinement compréhensible, il nous faut, d’abord, restituer précisément les différentes étapes de l’argumentation leibnizienne.

3.3. Le problème général

16Fichant rappelle que le débat théologique sur la présence réelle, débat qui, comme on l’a vu, constituait déjà l’arrière fond de l’entreprise de réhabilitation des formes substantielles, est toujours vif autour de 1690, notamment dans la correspondance que Leibniz entretient avec Pélisson. La position de Leibniz est rassemblée avec concision dans un document rédigé en 1693 à destination de Lenfant :

Pour ce qui est de la présence réelle, je crois qu’on avouera au moins que celui qui l’admet ne doit pas mettre l’essence du corps dans l’étendue ; et hors de l’étendue, je ne vois rien d’intelligible que la force4.

17Mais s’il est certain que ce débat théologique constitue une des motivations de Leibniz dans son travail de conceptualisation du concept d’action, cela ne signifie pas que celle-ci ne joue qu’un rôle ad hoc, justifié extrinsèquement par l’irénisme leibnizien et son souci de conciliation religieuse. Comme le rappelle Fichant :

Leibniz formule bien ici un problème de philosophie de la physique qui se pose dans toute son ampleur indépendamment même de sa relation éventuelle avec la question de la « présence réelle » dans la communion ; il s’agit de savoir si ce qui constitue la réalité et l’identité physique d’un objet quelconque est nécessairement lié à l’assignation d’une localisation univoque de cet objet.5.

18Ce que Leibniz cherche donc à formuler, indépendamment de la question théologique qui ne donne qu’une formulation parallèle du problème, c’est une notion relevant à la fois de la physique et de l’ontologie, qui permettrait de définir un objet et de lui attribuer des propriétés dans ce qu’elles ont de réel et de particulier. Et cette notion ne saurait se trouver, à ses yeux dans une propriété spatiale, nécessairement relative à un repère particulier et qui, de ce point de vue, ne saurait constituer la réalité d’un corps. Ce qu’il y a d’intéressant, pour nous, dans cette formulation générale du problème auquel s’est confronté Leibniz, c’est qu’elle présente une analogie certaine avec la question de la réductibilité des dispositions à des propriétés renvoyant, en définitive, à des énoncés observationnels, c’est-à-dire à certains événements susceptibles d’une caractérisation spatio-temporelle.

19Les diverses tentatives de réductions des dispositions qui ont ainsi été proposées, avec plus ou moins de radicalisme chez Quine, Ryle ou encore Carnap reposent, comme on l’a vu, sur l’idée selon laquelle une propriété physique quelconque doit bien, en un certain sens, être susceptible d’une identification empirique au moins possible. Les sentences concernant les dispositions divergent selon ces auteurs, mais ils ont en commun de refuser toute consistance ontologique à des propriétés qui seraient dissociées de manifestations empiriques quelconques. À leurs yeux, les propriétés dites « catégoriques » présentent l’avantage de ne pas faire appel à des contrefactuels, et de pouvoir être transcrites en langage observationnel. On prendra soin de ne pas assimiler plus avant ces différentes positions, qui diffèrent sensiblement en ce qui concerne l’interprétation même de la notion de « propriété catégorique », mais il est clair qu’elles ont en commun un certain nombre de présupposés empiristes qui les conduisent à se méfier de toute interprétation ontologique des dispositions.

20Cela étant, il faut s’intéresser de près à la démarche leibnizienne, puisqu’ avec la définition a priori des concepts d’action et de puissance, elle se donne d’emblée pour objectif de définir des concepts admettant à la fois une signification dynamique, et qui doivent donc, en tant que tels, s’intégrer à l’explication nomologique des phénomènes, et une signification métaphysique, qui doit, quant à elle, clarifier le rapport expressif entre l’ordre des phénomènes et celui des substances réelles. On aurait alors affaire à un type de propriété ne relevant pas de ce qu’on pourrait appeler l’éventualité, c’est-à-dire à des propriétés qui ne se saisiraient pas sous la forme d’événements, d’occurrences spatio-temporelles, mais seraient plutôt les substrats de tout événement, la « matière » même de ce qui se déploierait dans l’espace et dans le temps.

21Mais ces propriétés dynamiques des corps, qui décrivent leur caractère actif, en quoi consiste précisément leur « nature », déplacent également la frontière entre les notions de propriétés « catégoriques » et celles de propriétés « dispositionnelles ». Car pour Leibniz, c’est précisément l’action qui doit être attribuée aux corps de manière catégorique, et non leurs propriétés empiriques ou leurs structures atomiques (leurs « figures », dirait Descartes) proprement dites, comme l’affirment la plupart des auteurs contemporains. Ces dernières propriétés sont, à ses yeux, relatives s’il s’agit des mouvements ou des figures qu’ils produisent6, ou dérivées, s’il s’agit des qualités sensibles, qui ne donnent dans l’ordre des phénomènes qu’une image de l’activité substantielle véritable7. Au contraire, l’action et la puissance sont bien, pour lui, des propriétés « catégoriques », en un sens aristotélicien, c’est-à-dire au sens où elles nous disent ce que sont les corps, en quoi consiste leur réalité ontologique.

22Ces précisions sont importantes pour mesurer tout ce qui sépare Leibniz des présupposés empiristes, hérités de Newton puis de la reformulation critique qu’en donne Kant, que nous utilisons de manière quasi intuitive aujourd’hui lorsque nous cherchons à définir les propriétés de la matière, notamment dans ce qu’elles ont de catégorique. Nous avons en effet pris l’habitude de nous représenter les objets comme des entités localisables et mesurables quelque part à un moment donné, et à dériver leurs propriétés à partir des manifestations observables sur « les lieux de l’objet » pourrait-on dire.

23Ce que Leibniz suggère, c’est bien que l’essentiel de ces manifestations ne saurait justement faire l’objet d’une observation empirique, ni même d’une représentation abstraite de type géométrique. En tant que telle, l’activité des substances n’est pas manifeste, même si les phénomènes physiques et la multiplicité des mouvements qui les suscitent en donnent une sorte d’image. Elle est le principe requis pour définir un objet et décrire ses comportements dans ce qu’ils ont de réel et de particulier, un principe d’identité a priori, mais sans qu’il faille ici donner à cette notion une acception kantienne, car ce principe ne repose pas sur une convention ou une définition quelconque, mais sur la nature même des êtres physiques. Il y a ainsi, chez Leibniz, une ambition ontologique dont le caractère métaphysique est parfaitement assumé, ce qui le conduit parfois à analyser la réalité physique d’une manière assez déroutante pour nous. Et la perspective de cet engagement ontologique est indispensable si on veut comprendre chez lui le statut du dispositionnel. Ces précisions sur les enjeux de la formulation du concept d’action étant faites, voyons maintenant comment Leibniz procède pour définir les notions de puissance et d’action de manière a priori.

3.4. « L’effet formel »

24Fichant indique que la conceptualisation a priori de la notion d’action, répond, chez Leibniz, à deux objectifs : l’un, de nature polémique, consiste à répondre aux cartésiens qui affirment que la force, telle que Leibniz l’estime, ne prend pas correctement en compte la considération du temps, l’autre, peut-être plus important encore aux yeux de Leibniz, qui consiste à produire un argumentaire a priori pour fonder les lois du mouvement.

25Le premier objectif consiste à confirmer aux cartésiens que la force est irréductible au mouvement, et qu’il faut donc ajouter à la stricte étendue, un élément dispositionnel de nature métaphysique dans la matière, pour que celle-ci soit pleinement intelligible et obéisse à des lois correctes. Le cartésien Catelan avait, en effet, signalé à Leibniz qu’il suffisait d’associer à l’effet qui consume la force le temps mis à le produire, pour retrouver l’estime de la force en mv, ce qui aurait pour conséquence de ruiner la distinction leibnizienne entre force et mouvement et de ramener à l’ontologie géométrique de Descartes. Catelan s’appuie alors sur les argumentaires a posteriori que Leibniz a publié dans la Brève Démonstration d’une mémorable erreur de M. Descartes dans les Acta Eruditorum... en 1686, ou dans le Discours de Métaphysique8, présentations dans lesquelles la considération du temps n’intervient pas dans l’estimation de la force vive. À l’article XVII du Discours, Leibniz écrit ainsi :

Je suppose qu’il faut autant de force pour élever un corps A d’une livre à une hauteur CD de quatre toises que d’élever un corps B de quatre livres à la hauteur EF d’une toise. Tout cela est accordé par nos nouveaux philosophes.

Il est donc manifeste que, le corps A étant tombé de la hauteur CD a acquis autant de force précisément que le corps B tombé de la hauteur EF ; car le corps B étant parvenu en F et y ayant la force de remonter jusqu’à E (par la première supposition), a par conséquent la force de porter un corps de quatre livres, c’est-à-dire son propre corps, à la hauteur EF d’une toise, et de même, le corps A, étant parvenu en D et y ayant la force de remonter jusqu’à C, a la force de porter un corps d’une livre, c’est-à-dire son propre corps, à la hauteur CD de quatre toises. Donc, par la seconde supposition, la force de ces deux corps est égale.

26Partant de cette équation, Leibniz montre ensuite, dans un deuxième temps, que la quantité de mouvement relative à chacun des corps A et B est, quant à elle, dans une rapport du simple au double, par quoi il démontre que la force n’est pas égale au mouvement et que, contrairement à ce que soutiennent les cartésiens :

« On voit, par là, comment la force doit être estimée par la quantité de l’effet qu’elle peut produire, par exemple par la hauteur, à laquelle un corps pesant d’une certaine grandeur et espèce peut être élevé, ce qui est bien différent de la vitesse qu’on peut lui donner. Et pour lui donner le double de la vitesse, il faut plus que le double de la force9. [NB : D’où l’estimation de la quantité de force par le produit de la masse et du carré de la vitesse proposée par Leibniz, quand la quantité de mouvement se mesure par le produit de la masse et de la vitesse.]

27Ce que Leibniz va chercher à faire en 1690, c’est donc d’abord retrouver son estimation de la force en mv² en passant par l’analyse d’une nouvelle notion spécifiquement dynamique, celle d’action. Comment procède Leibniz ? Il va chercher à mettre en équation deux définitions de l’action, la définissant à la fois comme l’exercice de la puissance dans le temps et comme la composition d’un certain effet et de sa vitesse, la résolution de l’équation lui permettant, par substitution des identiques, de montrer que la puissance est égale au carré de la vitesse, ce qui, pour une masse quelconque, confirme ses estimations précédentes : p = v².

28La première difficulté qui se présente à Leibniz concerne sa deuxième définition. C’est celle de la définition d’un effet de la puissance dans lequel la force, au lieu de se dépenser, se conserve. L’effet dans lequel la force se dépense, est ce que Leibniz appelle l’effet « violent ». C’est à partir de cet effet « violent » que Leibniz procède dans ces argumentaires antérieurs pour calculer la force. Selon lui, il faut voir dans ce genre d’effet la manifestation métrique de cette entité d’origine métaphysique qu’est la force et c’est lui qui désigne l’exercice manifeste de la puissance. Mais les objections des cartésiens le conduisent à préciser la signification d’un autre genre d’effet, qu’il va appeler « effet formel », et dont la définition ne serait pas tributaire de sa manifestation temporelle. L’effet formel est donc une sorte d’effet a priori, « essentiel au mouvement »10 , ou encore « inoffensif »11, « abstrait ou mathématique »12, « pur »13, « extensif ou matériel »14. Selon Michel Fichant, on peut le définir comme :

le transport rectiligne d’un corps sur une distance donnée avec une vitesse constante, sans la rencontre d’aucune résistance ni d’obstacle à surmonter15.

29En ayant recours à cette notion d’ « effet formel », Leibniz se donne bien la possibilité d’une argumentation a priori sur l’estimation de l’action motrice des corps, ce qui constitue, on l’a dit, le deuxième objectif de Leibniz dans la Dynamica de Potentia. Mais ce faisant, il se donne du même coup la possibilité de travailler sur une définition inconditionnelle de la puissance qui s’exerce dans l’activité des corps et qui renvoie directement à l’activité des substances. Contrairement à la force, qui attribue aux corps une tendance spontanée aux mouvements « si rien ne l’en empêche », et dont les manifestations empiriques sont donc tributaires d’un ensemble de circonstances extérieures, l’action motrice d’un corps traduit une puissance inconditionnelle et indépendante du concours qu’il entretient avec les autres.

30D’un point de vue qu’on qualifierait aujourd’hui de sémantique, cela signifie que la notion d’ « effet formel », en quoi consiste la dimension extensive de l’action, peut donc être attribuée de manière « catégorique », sans considération aucune des circonstances contrefactuelles requises à son effectuation. On trouve ici une analyse particulièrement intéressante de l’effectivité a priori que possèdent les propriétés dynamiques attribuées aux corps. Cette effectivité de la puissance active, qui se mesure de manière éclairante dans l’analyse de l’action motrice, relève d’une catégorie en quelque sorte intermédiaire entre les concepts de puissance et d’acte, tels qu’ils sont habituellement interprétés depuis Aristote. Il ne s’agit en effet, ni d’une « pure » possibilité d’agir, ni d’une « pure » actualité manifeste. Comprendre la puissance et l’action dans leur acception proprement dynamique, implique de renoncer aux oppositions que nous établissons d’ordinaire entre le réel et le virtuel, entre le factuel et le contrefactuel, entre le catégorique et le dispositionnel. Si nous pouvons attribuer aux corps une puissance et une activité effectives, indépendamment de toutes circonstances extérieures, cela signifie qu’ils possèdent bien une efficience réelle quoique non manifeste, et que nous pouvons leur attribuer cette efficience de manière catégorique. D’un point de vue ontologique, il faut voir dans cette effectivité inhérente aux corps, le substrat réel des comportements contrefactuels mais également factuels que nous leur attribuons dans la mesure où c’est l’action motrice d’un corps qui détermine avec le plus de précision l’ensemble des mouvements qu’il accomplit ou peut accomplir, partant, l’ensemble des modifications empiriques qu’il est susceptible de manifester.

31Leibniz nous invite ainsi à distinguer le factuel du manifeste, dans la mesure où l’activité et la puissance que possèdent les corps relèvent, en tant que qualités, du factuel par excellence, ce dernier possédant donc une dimension métaphysique inéliminable et primitive. C’est à partir de ce dynamisme des corps que nous pouvons, dans le domaine de l’enquête empirique, expliquer les phénomènes qu’il produit de manière manifeste (par la mesure des « effets violents »), c’est aussi lui qui détermine les comportements possibles de ces corps et sous-tend les attributions de propriétés contrefactuelles que nous sommes fondés à poser. Mais les descriptions et les explications de ces deux types sont, en quelque sorte, secondes et dérivées, en ce qu’elles supposent d’abord de comprendre la signification de l’activité spontanée des corps qui exprime clairement celle des substances qui les sous-tendent.

3.5. L’argumentaire a priori

32Venons-en maintenant au détail de l’argumentation leibnizienne. Cette argumentation se trouve tantôt sous la forme d’un calcul procédant par substitution des identiques à partir de définitions, tantôt sous la forme de syllogismes. La démonstration de Leibniz dans la Dynamica de Potentia se présente d’abord de la manière suivante :

à la définition de l’action en termes de puissance et de temps :

A = p.t

on adjoint la seconde, posant l’équivalence de l’action à l’effet composé avec la vitesse :

A = e.v

L’effet est, à son tour, défini par

e = m.l

où « l » est la longueur du chemin parcouru dans l’effet formel considéré. Notons d’emblée que, pour un même corps ou pour des corps de masses égales, le terme m peut être négligé. Et comme, d’après la définition géométrique de la vitesse comme quotient de l’espace par le temps,

l = v.t

il vient finalement que :

e = v.t

et donc que :

A = v.v.t

Par conséquent, en comparant les deux résolutions définissant A, on obtient :

p.t = v.v.t

et donc,

p = v²

D’où l’on conclut que, pour une masse quelconque, le doublement de la vitesse équivaut à une puissance quadruplée.

33Les puissances sont donc comme les carrés des vitesses, ce qui confirme a priori l’estime déjà établie sur le fondement des règles du choc élastique16. L’« action motrice » équivaut donc bien au produit de la force par le temps (mv².t), et il apparaît que la considération du temps, pourvu qu’on l’associe à un effet exprimant correctement l’action d’un corps, c’est à dire l’effet formel, légitime la formule leibnizienne. Voilà donc le premier objectif que s’était fixé Leibniz atteint.

34D’un point de vue conceptuel, se trouve confirmée a priori la définition mathématique de la puissance comme carré des vitesses, c’est-à-dire comme accélération spécifique d’un mobile. Mais l’intérêt de cette confirmation tient ici évidemment à la méthode employée. Car le concept d’action, ainsi défini, permet bien à Leibniz de constituer une définition des concepts élémentaires et une démonstration a priori des lois fondamentales de la dynamique, indépendamment de toute considération résultant de la constitution physique des corps (élasticité), ou du système du monde (gravité), ou de la combinaison des deux (règles du choc).

35Ainsi, l’idée d’action, en ce qu’elle se définit complètement par les seules notions abstraites, c’est à dire séparées des données sensibles de l’espace et du temps, importe une intelligibilité proprement métaphysique au cœur même de la dynamique. Le caractère dispositionnel de la matière physique s’inscrit donc, chez Leibniz, dans une perspective originale en ce que l’action, au sens physique du terme, a un caractère à la fois métaphysique et primitif. Métaphysique au sens où elle ne relève pas de l’enquête empirique quoiqu’elle s’y manifeste également. Primitif au sens où elle n’est pas une propriété relative comme l’est le mouvement cartésien, mais également parce qu’elle désigne une propriété qui ne dérive pas d’un système de relations nomologiques. L’action n’est pas l’ombre du mouvement, qu’il s’agisse du mouvement observable ou de sa reconstruction géométrique, pas plus qu’elle n’est l’ombre des lois physiques. Elle s’assigne directement aux corps et aux substances particuliers en vertu de l’adage scolastique Actiones sunt suppositorum. Mais en même temps, elle rend possible la formulation, dans un vocabulaire entièrement métaphysique, de l’articulation entre l’ordre des phénomènes et celui des substances, en raison du caractère a priori des définitions utilisées pour la définir.

3.6. Quelques précisions sur la notion d’a priori chez Leibniz

36Il faut ici préciser le sens proprement leibnizien de la notion d’a priori notamment parce que de nombreux commentateurs, dont Guéroult, ont eu tendance à plaquer dessus la définition qu’en a proposée Kant, et en ont conclu que Leibniz supprimait de ce fait le caractère contingent de la physique en introduisant dans ses propres démonstrations un tel genre d’argument17.

37Ce que Leibniz entend par preuve a priori, c’est une preuve instituée à partir des causes ou des raisons, et une proposition ne cessera pas d’être une vérité contingente en étant démontrée a priori, dès lors que les antécédents dont elle est déduite, sont eux-mêmes à la fois irréductibles au principe de contradiction et cependant non déductibles de l’expérience. C’est précisément là le statut des propositions que Leibniz appelle « métaphysiques ». Il explique à De Volder que les deux premières définitions qu’il propose de l’action sont des propositions de ce genre, quand la définition qu’il donne de la longueur du mouvement parcouru en fonction de la vitesse est, elle, une définition géométrique et se rapproche bien de la signification que Kant donnera plus tard à la notion d’a priori.

38Cela signifie qu’aux yeux de Leibniz les conclusions tirées de ces prémisses ne sont pas des théorèmes de géométrie nécessaires, au sens où leur négation impliquerait contradiction, mais qu’elles restent des vérités qui enveloppent la considération du choix. Ce n’est pas parce qu’elles ne contiennent que des notions séparées des sens que sont l’espace et le temps abstraits du mathématicien, qu’elles en deviennent des axiomes mathématiques, comme tels démontrables à partir du seul principe d’identité. Il s’agit, aux yeux de Leibniz, de positions qui peuvent d’abord paraître arbitraires et dont la correspondance à la réalité doit être fondée.

39En résumé, la notion d’a priori chez Leibniz ne se donne pas seulement dans des propositions analytiques dont la vérité s’établit par le seul principe de contradiction. Et c’est en cela que l’a priori a bien une place dans la physique, place qui manifeste en son sein la Sagesse divine qui est irréductible à la nécessité brute et géométrique.

40Sans rentrer, pour le moment, dans le détail des conceptions relatives au rôle de la sagesse divine dans la légalité naturelle et à l’usage qu’en propose Leibniz, on se bornera à rappeler qu’il voit en elle l’origine et la raison de la dimension architectonique des principes les plus fondamentaux de la physique, qui manifestent toujours, selon lui, un souci premier d’optimisation, le minimum de causes produisant toujours le maximum d’effets possibles. Ces principes se déclinent, selon les contextes, dans des « lois », comme celles de l’égalité entre la cause pleine et l’effet entier, ou encore dans l’exigence de continuité dont il se sert, par exemple, pour réfuter les lois du choc de Descartes. La démonstration a priori de la conservation de l’action motrice présente à ses yeux l’intérêt de s’insérer dans le corpus restreint de ces lois fondamentales qui jouissent d’un statut épistémique privilégié, qualifié, selon ses termes, de « certitude métaphysique »18.

3.7. Les difficultés soulevées par l’argumentaire a priori et l’interprétation de la notion d’ « effet formel »

41Ce qu’il faut maintenant préciser, c’est le type d’arguments avancés par Leibniz pour justifier ses définitions. Jacques Bernoulli lui objecte en effet que ses définitions ont une dimension arbitraire et risquent de se révéler ad hoc, en ce qu’elles semblent, selon lui, faire intervenir deux fois la considération de la vitesse dans la définition de l’action, trahissant ainsi le souci de Leibniz de se donner en réalité ce qu’il souhaite démontrer, à savoir l’estimation de la puissance comme le carré des vitesses.

42Cette objection nous intéresse à double titre. D’abord parce qu’elle donne à Leibniz l’occasion de préciser, dans les faits, la signification qu’il donne à sa démonstration a priori, mais aussi parce qu’elle lui permet de préciser le sens de son concept d’« effet formel », qui, combiné à la vitesse de sa réalisation, lui permet de comprendre, selon nos suggestions précédentes, le caractère inconditionnel des dispositions actives en physique et leur interprétation ontologique en termes de qualités.

43L’objection de Jacques Bernoulli19 consiste à demander pourquoi l’action ne pourrait pas être définie à partir du seul « effet formel », qui enveloppe déjà la considération de la vitesse, en vertu de l’identité l = v.t. Si on suit la suggestion, on arrive à une estimation de la puissance comme p = v, ce qui conduit, en rétablissant la masse, à retomber sur la formule « cartésienne » : p = v.

44Ce qui est en jeu ici, c’est bien le recours de Leibniz à des propriétés qui seraient irréductibles aux catégories du Mécanisme classique, en particulier à celle du mouvement interprété, dans la perspective rationaliste de Descartes, à partir de ses manifestations géométriques. Que la catégorie du mouvement se révèle plus économique et plus pertinente pour interpréter les lois de la nature, et c’est toute l’entreprise leibnizienne de subversion du mécanisme des Modernes qui se trouve compromise, et avec elle, la spécificité de son approche des dispositions dans ce qu’elles ont d’irréductible aux catégories du mécanisme.

45La réponse de Leibniz consiste à dire que l’« effet formel », mesuré par la longueur, est une grandeur extensive et que la vitesse n’y intervient pas de façon essentielle, ce qui conduit donc bien à définir l’action comme le produit de l’« effet formel » et de la vitesse à laquelle il est accompli. C’est, en effet, le même effet, pour un corps donné, que d’être transporté sur une distance déterminée, quel que soit le temps employé pour ça, et donc quelle que soit sa vitesse. Il est bien vrai in abstracto que la longueur est égale au produit de la vitesse par le temps, mais la vitesse n’intervient pas ici comme une qualification suffisante de l’action.

46Cette distinction assez subtile requiert quelques explications. L’argument de Leibniz consiste à dire que le « second » recours à la vitesse est motivé par le souci de détermination de l’action, c’est à dire le souci de l’estimer et de l’attribuer de manière rigoureuse pour des mobiles concrets. Impossible, en effet, de discerner entre deux effets formels, si on s’en tient à la seule longueur parcourue, sans considérer la vitesse à laquelle elle l’a été. Cela nous conduirait à attribuer la même quantité d’action à deux corps transportés sur la même distance à des vitesses différentes, alors que l’on saisit intuitivement qu’ils ne sont pas animés par une « activité » dynamique identique.

47Mais il ne suffit pas non plus d’associer à l’effet formel le temps pris à son accomplissement, ce qui reviendrait à considérer, là encore, la vitesse intervenant dans l’« effet formel » comme une détermination « essentielle » du mobile, c’est à dire suffisante pour la détermination complète de la quantité d’action qu’il possède. Car cette « première » occurrence de la vitesse est considérée indépendamment de toute durée déterminée, puisque la force dans l’« effet formel », ne se dépense pas, et que le mouvement se poursuit, en l’absence d’obstacle, de manière indéfinie. Il faut donc bien, pour rendre compte de l’activité concrète et déterminée des corps physiques, envisager « l’effet formel » et la vitesse à laquelle il est accompli, celle-ci donnant, en ce deuxième sens seulement, une caractérisation véritablement intrinsèque au corps en mouvement. En effet, c’est bien la vitesse à laquelle est accompli « l’effet formel » qui permet d’attribuer à chaque mobile la quantité d’action qui lui est propre, et en ce sens, comme le dit Fichant, on a bien affaire à une qualité du mobile, envisagée comme grandeur intensive susceptible d’avoir différents degrés.

3.8. Une Mathématique des qualités

48Cette tentative de composition entre des grandeurs intensives et des grandeurs extensives constitue la principale originalité de la position leibnizienne bien qu’elle n’apparaisse de manière explicite que dans le texte de la Dynamica et non dans les correspondances à Bernoulli ou à de Volder. Leibniz prend alors soin d’y distinguer de manière précise « la diffusion de l’action dans le mouvement ou l’extension de l’action qui est la quantité de l’effet formel dans le mouvement », et d’autre part « la quantité de la vitesse avec laquelle l’effet est accompli »20. Ainsi peut-on comprendre plus facilement en quel sens la vitesse est associée à l’effet formel et en quel autre sens elle s’y trouve impliquée comme une composante interne de l’action, ou plutôt, comme le souligne Fichant, du corps considéré comme sujet même de l’action.

49Car ce qui est en jeu ici, c’est bien une entreprise de mathématisation de concepts ontologiques. Cela apparaît très nettement dans un extrait de lettre à Papin cité par Ranea :

La perfection ou le degré de réalité dans les choses, et particulièrement dans le mouvement, se peut estimer suivant deux raisons, savoir par l’extension, qui est ici la grandeur du lieu ou l’espace changé, et par l’intension qui est ici la promptitude ou la vitesse du changement de mouvement21.

50La « perfection » doit toujours être comprise dans le vocabulaire de Leibniz comme ce qui constitue une économie de « terrain » ou de « réceptacle » pour les choses. Ainsi, dans une autre lettre à Papin, il donne pour critère de la perfection d’une chose, ce qui en elle manifeste :

moins de lieu pour la même quantité de substance, moins de matière pour la même force, moins de sujet pour les mêmes degrés de qualité, moins de temps pour le même effet22.

51Alberto Ranea a insisté sur le fait que cette prise en compte de l’intension, dans les l’élaboration des concepts de la dynamique, constitue bien une originalité leibnizienne, même si elle s’inscrit dans l’esprit et les méthodes des recherches médiévales menées à Oxford et à Paris au XIVème siècle, et qui avaient pris pour objet l’étude des « configurations » sous lesquelles se présentent les « latitudes des formes », ou variations qualitatives23. Leibniz lui-même mentionne à plusieurs reprises son admiration et sa dette à l’égard d’une des figures les plus marquantes de cette tradition, qu’il désigne sous le nom de Jean Suisset (alors qu’il semble plutôt s’agir de Richard Swyneshead, selon les commentateurs), surnommé « le Calculateur » :

Il y eut un certain Jean Suisset, dit « le Calculateur », qui, au sujet des intensions du mouvement et des qualités, commença – sans précédent – à procéder en mathématicien dans le domaine des choses métaphysiques24.

Ou encore :

Quant au fameux calculateur que fût Jean Suisset, c’est jusqu’en métaphysique que lui et ses successeurs ont donné des démonstrations portant sur les degrés et les intensités des formes25.

52Ce qui est ici repris par Leibniz, c’est l’analyse des « latitudes » des logiciens médiévaux, qui désignaient pour eux la capacité d’une forme ou d’une qualité à varier en intensité. Ils opposaient cette « latitude » à la « longitude » formelle, ou extension de la qualité, que l’on retrouve dans l’idée leibnizienne d’ « effet formel », qui représente, quant à elle, l’extension temporelle ou spatiale correspondant au processus d’intension ou de rémission26.

53La reprise de cette entreprise de mathématisation des variations intensives de formes constitue donc chez Leibniz, un deuxième axe de réhabilitation des thèmes et catégories scolastiques, après celle, acquises dans les textes antérieurs, des formes substantielles. Fichant souligne que cette deuxième étape radicalise encore l’opposition de Leibniz à Descartes en rappelant que ce dernier critique dans les Regulae (en particulier à la règle XIV), la distinction scolastique entre la « quantité » et la « grandeur », optant pour la seconde qui présente à ses yeux l’intérêt de se référer toujours à quelque chose d’étendu. Ce que montre la démonstration a priori, c’est que la notion de « quantité » est bien la plus pertinente pour penser pleinement la structure du champ physique et les pouvoirs qui la sous-tendent, car elle seule permet de penser la dualité de l’action, à la fois extensive et intensive.

54Au final la dynamique leibnizienne montre donc non seulement qu’il y a dans les corps quelque chose qui va au-delà de l’étendue et outrepasse l’imagination géométrique, mais elle permet également de comprendre pourquoi la quantité dans sa double acception intensive et extensive doit suppléer les insuffisances de la catégorie de grandeur assignée à la substance étendue de Descartes.

55À partir du moment où on peut attribuer aux corps de manière rigoureuse une certaine quantité d’action motrice, le recours à des propriétés dynamiques comme l’action motrice ou les forces, devient pleinement légitime dans le domaine physique et les objections adressées par les interprètes cartésiens du Mécanisme moderne aux pouvoirs et aux dispositions tombent. En effet, on peut désormais attribuer à un corps une force et une activité indépendantes de leurs manifestations empiriques ou de leurs abstractions cinématiques, avec la même précision et les mêmes outils que ceux utilisés pour l’attribution de ces grandeurs observables ou géométriques. Ce que montre Leibniz, c’est non seulement que les concepts de puissance ou d’action se prêtent bien à un traitement mathématique et à des attributions catégoriques (c’est-à-dire des attributions dans lesquelles n’intervient aucune considération conditionnelle), mais qu’ils sont indispensables à une complète détermination des phénomènes. Cela signifie aussi que les grandeurs, qu’elles soient observables ou géométriques n’ont pas le monopole des attributions catégoriques, et que, de surcroît, leur caractère catégorique n’a, en réalité qu’une signification abstraite et incomplète dans la mesure où il ne saurait admettre d’interprétation ontologique cohérente.

56Car ce que Leibniz rétablit du même coup, dans l’estimation a priori de l’action motrice, c’est la double signification, à la fois sémantique et ontologique du catégorique. Si on peut attribuer aux corps une certaine quantité d’action motrice a priori, c’est parce que cette activité spontanée est une modalité de l’activité perceptive propre aux monades. De ce point de vue, seules les propriétés dynamiques des corps peuvent leur être attribuées de manière réellement inconditionnelle, comme des modalités de leur essence propre. Une physique complète, c’est-à-dire susceptible d’admettre une interprétation ontologique réaliste, doit donc admettre l’existence de pouvoirs et d’agents particuliers réels, en expliquant comment nos attributions de force et d’action sont fondées sur l’indépendance ontologique des substances et leur activité spontanée. Elle doit donc également clarifier en quel sens nous avons affaire, avec les dispositions et l’activité qui leur est propre, à des propriétés à la fois physiques et métaphysiques.

3.9. L’action motrice, une propriété à la fois métaphysique et dynamique

57Comme le souligne Fichant, le rapprochement entre la signification dynamique et la signification métaphysique du concept d’action n’a en effet, à première vue, rien d’évident. Si Leibniz a assumé très tôt l’adage scolastique selon lequel actiones sunt suppositorum27, les analyses qu’il a d’abord proposées de l’action portaient uniquement, dans sa première philosophie, sur les esprits, et il est allé jusqu’à en faire un critère de distinction rigoureux entre ces derniers et les corps dont s’occupe la physique. Pour pouvoir faire un usage dynamique du terme d’action, il lui faut faire face à une difficulté qui tient à la définition même qu’il en propose, et plus particulièrement à la signification dynamique de la notion d’« effet formel » à laquelle il a recours pour en faire l’estimation.

58En effet, il s’agit d’un effet qui, du point de vue de ce qui s’appelle dynamique dans la science classique, ne peut justement pas être qualifié d’effet dynamique : le mouvement rectiligne uniforme d’un corps soustrait à toute rencontre d’un obstacle ou d’une résistance. En tant que tel, il semble ne requérir aucune force, et ne renvoie donc pas à une action dynamique proprement dite. C’est là une difficulté explicitement relevée par Papin (et reprise plus tard par d’Alembert dans l’article de l’Encyclopédie consacré à la « Force ») qui oppose à Leibniz qu’on ne voit pas bien en quoi le corps accomplissant un tel genre d’effet pourrait être dit agir. Car pour parler d’une action au sens dynamique du terme, il faut nécessairement qu’il s’observe quelque part une réaction qui n’apparaît nullement dans le concept d’« effet formel », puisqu’au sens strict, le corps n’agit alors sur rien, rien ne venant non plus altérer son mouvement uniforme. On a plutôt affaire à un état inertial, qui envisage le mobile dans une situation idéalisée à l’intérieur de laquelle la notion d’action dynamique n’a apparemment pas de sens. Papin conclut :

Je dis qu’un tel corps n’agit point mais qu’il persiste seulement dans l’état où il est28.

59Si on suit cette objection, le pouvoir propre aux dispositions dans les corps physiques, procéderait uniquement d’une abstraction idéalisée, qui aurait, à la rigueur un sens métaphysique, mais qui, appliquée à la réalité physique demeure arbitraire, car elle n’a pas d’application dans les mouvements physiques concrets. On aurait alors, avec les notions de force et d’action, seulement affaire à une hypothèse d’interprétation conceptuelle du mouvement, mais cette hypothèse n’aurait, en elle-même, aucune utilité en physique.

60Or on a vu que Leibniz a bien, avec la Dynamique, l’ambition de réunir dans une même discipline, ses considérations sur l’unité métaphysique de la réalité et celles qui concernent son intelligibilité proprement scientifique. L’action, et du même coup, la signification qu’elle confère aux dispositions naturelles est, à ses yeux un concept indissociablement métaphysique et physique, et non une simple hypothèse d’interprétation parallèle à ses recherches de physicien. Mais alors, comment peut-il attribuer aux mobiles concrets le terme d’action, si celle-ci semble indépendante de toute limitation, de toute circonstance extérieure et, de ce fait, de toute application réelle ?

61La solution de Leibniz consiste à soutenir que le corps exerce alors son action sur lui-même, et que c’est justement cette action sur soi qui en fait alors l’expression exacte de l’activité propre aux esprits. D’abord opposée de manière exclusive au mouvement, considéré seul comme action du corps, l’action sur soi marque dans la première philosophie de Leibniz le caractère non corporel des Esprits29. Les corps sont donc envisagés uniquement comme des entités passives. À partir de 1678, avec la découverte des lois du choc élastique, Leibniz est amené à modifier cette position en admettant, dans les corps mêmes, une certaine force d’agir et de pâtir, qui est posée comme condition des manifestations liées aux chocs physiques dans les phénomènes. C’est là, comme on l’a vu, la première étape sur la voie d’une théorie dispositionnelle de la matière, après la période atomiste durant laquelle Leibniz affichait encore son allégeance aux principes généraux du mécanisme. En attribuant aux corps une vis insita, Leibniz affirme désormais que la compréhension de la matière et des phénomènes qui s’y produisent, requiert de lui attribuer certaines dispositions, irréductibles aux figures et au mouvement. Mais le statut de ces forces dérivatives est, comme on l’a vu, encore problématique. L’élasticité des corps est bien prise en compte dans l’explication des phénomènes, mais son statut ontologique reste imprécis, parce qu’elle suppose encore à ce stade la considération de règles du mouvement, fondées pour parties sur la seule expérience, mais aussi parce qu’elle enveloppe l’agencement concret du système physique au sein duquel on l’étudie, et enfin, parce que sa manifestation est tributaire de l’interaction apparente des corps. Bref, ces dispositions inhérentes à la matière physique exigent encore, dans leur estimation comme dans leur définition le concours des corps à l’intérieur d’un système physique donné. L’élasticité universelle se présente donc comme une condition d’intelligibilité des phénomènes, sans que l’on puisse lui attribuer une dimension ontologique claire en raison de sa dépendance aux phénomènes mais surtout de sa dimension relationnelle.

62S’il représente bien une première tentative d’incorporation des dispositions, ce premier système de la dynamique, qui repose sur le concept d’élasticité, constitue en effet aux yeux de Leibniz une étape insatisfaisante dans la mesure où l’élasticité ne trouve pas d’assignation claire dans l’ordre des substances car elle ne s’appuie que sur une régularité et une nécessité a posteriori. De ce fait elle renvoie plutôt à la manière dont les corps réagissent à l’occasion des relations physiques qu’ils nouent aux autres corps par l’intermédiaire des chocs. Bref, elle désigne certes une propriété dispositionnelle interne aux corps, mais cette propriété est encore extrinsèque et elle ne nous offre qu’un éclairage indirect sur la nature des corps proprement dite.

63Mais, comme le souligne Fichant :

Tout change à partir du moment où l’action devient elle-même un concept qui, restant métaphysique par son origine, s’associe à une estime et à un calcul qui permettent son implantation dynamique et lui confèrent l’exactitude des notions mathématiques. À ce moment-là, l’action du corps par excellence est celle qui se produit en considérant le corps comme une unité abstraitement séparée du système et dissociée des conditions physiques sur la gravité et l’élasticité, qui renvoient toujours à l’interaction apparente30.

64Ce qui permet ce tournant, c’est le recours à la notion d’« effet formel », qui permet d’envisager l’action d’un corps dans des conditions d’indépendance idéales à l’égard de toute interférence extérieure, tout en la considérant comme la traduction d’un effort spécifique. Leibniz comprend cet effort comme un effort que le corps exerce sur lui-même. Cette notion d’action sur soi ne se comprend elle-même que si on se souvient que Leibniz définit l’inertie non comme une tendance à persévérer dans le mouvement imprimé par une force extérieure, mais comme une répugnance au mouvement. Ainsi, il écrit dans le De Ipsa Natura :

La matière résiste au mouvement par sa sorte d’inertie naturelle, ainsi bien nommée par Kepler, de sorte qu’elle n’est pas indifférente au mouvement et au repos, comme on le juge communément, mais qu’elle réclame pour le mouvement une force d’autant plus active en proportion de sa grandeur31.

65C’est là ce qui autorise Leibniz à parler d’ « action » même si celle-ci est alors envisagée indépendamment de toute réaction dans un système physique donné. C’est que la réaction se trouve elle-même « incorporée » via la conception leibnizienne de l’inertie. L’activité qui permet de comprendre les dispositions physiques dans leur positivité ontologique est une activité intrinsèque, et qui doit se comprendre comme une activité réflexive, c’est à dire comme une activité que le corps exerce sur sa propre inertie :

Quand le corps est en mouvement et résiste au repos, alors je tiens qu’il a une force ou entéléchie, qui le fait tendre à continuer le mouvement. D’où il s’ensuit que la masse résiste continuellement à l’entéléchie et ainsi, qu’il y a action et réaction dans le corps même32.

66Par là s’explique le dédoublement, dans l’essence même des corps, entre ce que Leibniz appelle l’activité et la passivité « primitives », c’est dire l’activité et la passivité qui les animent indépendamment même de leurs manifestations phénoménales. C’est ce caractère a priori qui leur confère leur dimension essentielle. Mais si on peut parler d’activité essentielle à propos des corps, c’est bien parce qu’il y a en eux une certaine forme de réflexivité physique, pourrait-on dire, par où ils peuvent être dits actifs de manière intrinsèque. Et c’est cette notion de réflexivité physique, qui sous-tend l’engagement ontologique en faveur des dispositions chez Leibniz. L’action sur soi est une image de ce qui caractérise, pour les esprits, la liberté. Ainsi, Leibniz parle-t-il aussi à propos de l’«effet formel » d’action « libre ». L’action sur soi est donc bien ce qui permet de clarifier la relation d’expression entre l’ordre des corps et celui des esprits et, de ce fait, entre l’ordre des phénomènes et celui des substances.

67La notion d’action qui se trouve ainsi définie dans la Dynamique leibnizienne est tout à fait différente de celle qui a été retenue par l’histoire des sciences et peut nous sembler très étrange aujourd’hui. Guéroult, le premier imputait à Leibniz une confusion entre la notion d’action et celle de travail et soupçonnait Leibniz d’avoir avant tout voulu confirmer ses options métaphysiques sur l’idéalité du temps et le principe des indiscernables. Mais c’est peut-être manquer là ce qui fait l’intérêt de la démarche de Leibniz, préoccupé par le projet de rendre compte de la positivité du mouvement physique à partir d’une synthèse a priori entre grandeurs intensives et grandeurs extensives. Car c’est bien ce dédoublement qui permet de donner une signification dynamique à l’idée d’activité interne, d’une manière qui ne soit pas dérivée d’un système de relations physiques.

68Par son aspect intensif, l’action est bien une qualité inhérente au mouvement : à la différence du changement de direction ou de vitesse, qui vient toujours du dehors, le mouvement d’un corps résulte d’un principe interne, selon la définition aristotélicienne de la nature telle que l’interprète Leibniz. Par-delà la relativité géométrique, selon laquelle l’assignation du mouvement n’est jamais qu’une relation externe de comparaison, l’attribution du mouvement à un sujet qui se meut constitue une dénomination interne et reconduit l’action au sens dynamique :

Si vous attribuez un véritable mouvement à quelque corps par une dénomination vraiment intrinsèque, je lui attribuerai aussi une véritable action du changement que j’estimerai tant par son intension ou promptitude que par son extension ou durée33.

69C’est la considération du mouvement pour lui-même à partir d’un mouvement local qui conduit Leibniz à définir l’action comme une dénomination intrinsèque du mobile. De sorte que l’action se trouve réintégrée au mobile lui-même et non plus à un moteur extérieur. Le principe du mouvement est à chercher dans ce qui est mû et non dans ce qui meut, la notion de disposition prenant alors toute sa pertinence en tant que principe d’action a priori intrinsèque, et donc d’un point de vue métaphysique comme propriété pleinement monadique.

70Ce caractère intrinsèque et monadique de l’action motrice, qui sous-tend l’attribution réaliste de dispositions physiques, n’est donc pas apparu tout de suite dans la philosophie leibnizienne mais procède plutôt d’une interprétation assez tardive de la notion de force active. C’est seulement à partir de 1690 que les textes s’appuyant sur la dynamique permettent de développer une interprétation ontologique et épistémique systématique de la notion de disposition. Avant cela, on peut déjà parler d’une théorie dispositionnelle de la matière car la force a toujours été déconnectée de la représentation imaginative, c’est à dire de la figuration géométrique. En ce premier sens, « dispositionnel » signifie avant tout « irréductible » aux catégories du mécanisme et en particulier à celle d’étendue. Dès ce moment, on peut dire que Leibniz défend une forme de dispositionalisme en physique dans la mesure où la force est bien utilisée pour caractériser le caractère spontané du mouvement des corps, réagissant en apparence sous l’effet du choc, mais développant en réalité une force interne qui n’est autre que l’élasticité.

71Mais même si elle est présentée comme un pouvoir immanent au corps qui s’enracine bien en principe dans sa réalité propre, Leibniz n’est pas vraiment en mesure d’expliquer distinctement cet enracinement, c’est à dire de rendre compte de la manière dont ce pouvoir est ordonné à la nature corporelle. Car ce pouvoir immanent requiert encore à ce stade la rencontre des mobiles, la médiation d’autres corps, et la considération des circonstances extérieures dans lesquelles il est susceptible de s’exercer. En ce sens, la notion de disposition est ici liée à l’analyse des phénomènes, dont elle constitue une condition d’intelligibilité à l’ancrage ontologique supposé mais non élucidé. Et c’est justement ce qui va conduire Leibniz à produire une nouvelle catégorie, celle d’action, pour pouvoir définir la force active indépendamment de toute théorie physique particulière et l’assigner de manière précise à l’essence des corps.

72À l’aide d’une résolution qui ne fait plus désormais appel qu’à des concepts mathématiques comme l’espace et le temps et à des notions métaphysiques comme celles de cause et d’effet, il va montrer que l’élasticité n’est pas le seul équivalent de physique de la spontanéité métaphysique de la substance. C’est alors le mouvement lui-même qui peut être interprété comme un signe extérieur de l’action interne. Comme le souligne Fichant :

L’abstraction qui considère le mouvement uniforme d’un corps séparé du jeu des interactions apparentes sert de révélateur à l’indépendance des substances, qui s’expriment précisément par leur capacité d’action. Et l’action sur soi qui est reconnue au mobile répond à l’action immanente des substances où, bien entendu, on ne saurait parler d’un mouvement interne, mais bien d’une action interne dans le passage de perception à perception34.

73Si on essaie de formuler ce déplacement de sens de la force active entre sa définition en termes d’élasticité et sa définition en termes d’action motrice, on dira que, si l’idée d’un principe d’action immanent au corps est déjà acquise dans le premier cas, la notion d’élasticité procède pourtant encore d’une dénomination extrinsèque, ce qui rend un peu problématique son interprétation ontologique, les dispositions sous lesquelles elle se décline restant alors des propriétés essentiellement relationnelles. Mais cette interprétation se trouve pleinement justifiée dès lors qu’avec la démonstration a priori, la notion d’action apparaît comme une dénomination intrinsèque du corps, par l’usage qui est fait de la notion d’action sur soi, les dispositions ne pouvant désormais être comprises que comme des images de propriétés monadiques. Cette clarification donne aussi un surcroît d’intelligibilité à la consistance ontologique des dispositions en ce qu’elle en fait des pouvoirs ayant, en un sens physique tout à fait particulier, une certaine forme de réflexivité, ce qui leur confère la réalité d’un enveloppement, ou pour reprendre une image à laquelle d’autres ont déjà eu recours, celle d’un « pli ».

3.10. Un premier bilan conceptuel

74Cet examen des développements que Leibniz a successivement consacrés aux notions de force et d’action dans sa Dynamique, fait donc apparaître de manière plus précise les éléments sémantiques, épistémologiques et ontologiques qui permettent de voir chez lui une interprétation dispositionaliste de la matière physique et de ses propriétés.

75Le chapitre précédent a montré comment un approfondissement de l’analyse catégorique des propriétés physiques mené sous l’égide de la méthode géométrique conduisait en réalité à faire droit, en physique, à ces entités de nature dispositionnelle que sont les forces et les formes substantielles. Ce qui est acquis par ces premiers développements de la Dynamique, c’est l’idée que les dispositions, à condition d’être comprises comme des pouvoirs actifs dans la production des phénomènes cinétiques et dans les modifications structurelles qui en découlent, constituent des propriétés physiques pertinentes et susceptibles d’une interprétation métaphysique, dans la mesure où elles échappent à toute tentative de réduction à des propriétés catégoriques, ces dernières étant pensées comme des grandeurs particulières attribuées à la substance étendue. S’ouvre alors la possibilité de réfléchir sur la manière dont ces propriétés dispositionnelles complètent l’enquête géométrique et manifestent, dans l’ordre des phénomènes, l’activité spontanée des substances individuelles qui donnent forme et identité aux corps étudiés.

76Mais, à ce stade, la définition proposée par Leibniz de ces propriétés physiques fondamentales ne diffère pas encore beaucoup de celle proposée par les auteurs contemporains. D’un point de vue sémantique, Leibniz a alors recours à une analyse qu’on peut qualifier de conditionnelle, dans la mesure où l’exercice de cette tendance spontanée des corps à agir et à pâtir, est encore tributaire des conditions extérieures et des obstacles qui peuvent neutraliser son exercice :

Je remarque que dans la nature des corps, outre la grandeur, et le changement de la grandeur ou de la situation, c’est-à-dire outre les notions de la pure géométrie, il faut mettre une notion supérieure qui est celle de la force par laquelle les corps peuvent agir et résister. La notion de la force est aussi claire que celle de l’action et de la passion, car c’est ce dont l’action s’ensuit lorsque rien ne l’en empêche : l’effort, conatus ; et au lieu que le mouvement est une chose successive, laquelle par conséquent n’existe jamais, non plus que le temps, parce que toutes ces parties n’existent jamais ensemble : au lieu de cela, dis-je, la force ou l’effort existe tout entier à chaque moment, et doit être quelque chose de véritable et de réel (c’est nous qui soulignons)35.

77La force est ainsi définie comme une tendance spontanée au mouvement, tributaire, toutefois, de l’occasion propice de s’exercer. Cette analyse introduit bien une certaine inflexion par rapport aux analyses conditionnelles proposées dans la littérature contemporaine, dans la mesure où lier l’attribution d’une puissance à une occasion favorable, n’est pas exactement la même chose que soutenir que l’attribution de cette puissance dépend de circonstances conditionnelles. En particulier, il n’est pas du tout certain que la notion d’obstacle à la réalisation d’une puissance possède le même sens dans les deux cas : le fait de ne pas rencontrer l’opportunité d’exercer une puissance n’est pas équivalent au fait de ne pas posséder cette puissance36. Comme nous aurons l’occasion de revenir sur cette distinction dans le chapitre consacré au rapport que les dispositions physiques entretiennent aux lois de la nature, nous nous bornerons ici à admettre que la définition sémantique proposée par Leibniz, ne permet pas encore, à ce stade, de sortir complètement des difficultés liées au caractère conditionnel des dispositions, dans la mesure où, même si les forces possèdent bien une unité et une permanence qui autorise à les considérer comme des propriétés réelles, à la différence de l’étendue, du mouvement ou de la figure, il n’en reste pas moins qu’elles conservent une dimension relationnelle problématique dès lors qu’il s’agit de préciser en quoi elles manifestent, dans l’ordre des phénomènes physiques, l’activité spontanée de substances ontologiquement indépendantes.

78L’apport de l’argument a priori et de la conceptualisation de la notion d’action motrice, tient à ce qu’ils rendent possible la précision du caractère indissociablement qualitatif et inconditionnel de la puissance et de l’action, à l’intérieur même de l’enquête scientifique. L’apport est d’abord sémantique. En procédant de manière entièrement a priori, Leibniz montre qu’il est possible d’attribuer à un corps une certaine quantité de puissance et d’action, indépendamment de toute considération des circonstances extérieures. Grâce à la notion d’effet formel, il est en mesure de définir une effectivité a priori et inconditionnelle qui autorise des attributions catégoriques. Mais ce faisant, il se donne aussi la possibilité de donner du même coup à ce terme de catégorique, son acception ontologique première, dans la mesure où l’action motrice peut désormais être considérée comme une image exacte de l’activité spontanée propre aux substances et permet d’accorder aux puissances actives étudiées par la Dynamique une dimension qualitative, qui en fait des modalités phénoménales de l’action substantielle. Ce que l’enquête a posteriori avait déjà découvert à propos des forces, mais dont l’interprétation ontologique restait tributaire de la prise en compte des relations circonstanciées existant entre les corps, se trouve alors confirmé par une voie qui éclaire de manière beaucoup plus convaincante la relation expressive qui existe entre l’ordre des monades et celui des phénomènes. À l’action motrice spontanée des corps, s’opposent en eux l’inertie et la résistance aux mouvements qui leur sont intrinsèques, de sorte que la puissance active qu’on est en droit de leur attribuer est essentiellement réflexive et répond à la liberté qui caractérise les monades.

79C’est à partir de cette conceptualisation de la puissance et de l’action dans le champ de la Dynamique que Leibniz a pu, par la suite, mettre en cohérence ses considérations métaphysiques et ontologiques avec ses travaux scientifiques. Mais si elle ont d’abord été élaborées d’abord dans une perspective polémique avec les partisans de l’interprétation cartésienne du Mécanisme, ces considérations lui ont aussi permis de se démarquer également d’une autre forme de critique des dispositions et des puissances en physique, d’inspiration empiriste, en particulier dans le débat qu’il entreprend avec Locke dans les Nouveaux Essais sur l’Entendement humain.

80C’est à ce débat que nous devons nous intéresser maintenant, dans la mesure où les critiques adressées par Leibniz au traitement lockien de la notion de « power », déplacent la question du statut des dispositions et des puissances sur le rôle épistémologique qu’elles sont à même d’endosser dans nos explications causales des phénomènes et de la perception. Alors que le débat avec les cartésiens porte sur des enjeux directement ontologiques concernant le statut de la matière envisagée comme puissance, les critiques qu’il adresse à Locke portent, comme nous allons le voir, sur la manière dont nous pouvons connaître les qualités des corps et sur la manière dont nous établissons nos connaissances de ces qualités à l’occasion des phénomènes physiques. C’est donc à partir du rôle explicatif des pouvoirs dans notre connaissance des phénomènes que va désormais se poser la question de leur statut ontologique, et Leibniz va s’efforcer de montrer que cette problématisation épistémologique conduit en réalité à des conclusions qui confirment celles qu’il a établies dans la première partie de son œuvre sur la réalité des forces corporelles.

81L’intérêt philosophique de cette mise en perspective du débat entre Locke et Leibniz consiste d’abord, comme nous allons le voir, à montrer en quel sens une ontologie des pouvoirs comme celle défendue par Leibniz, est susceptible de fonder une interprétation réaliste de la causalité et de la perception. Mais elle permet avant tout, selon nous, de clarifier certaines difficultés soulevées par l’interprétation ontologique de la notion de disposition dans le débat contemporain. En effet, il nous semble que la manière dont Locke pose le problème des puissances dans son analyse de la perception et de la causalité en physique, détermine, encore aujourd’hui, bon nombre de positions ontologiques contemporaines, dans la mesure où la plupart des auteurs partagent avec lui l’idée que notre compréhension des dispositions passe d’abord par une analyse de leur rôle épistémologique et de la manière dont nous y avons recours dans nos explications causales.

82Le statut ontologique que certains sont prêts à leur concéder, dépend, en effet, très souvent de l’efficacité causale qu’ils leur reconnaissent et de la manière dont ils définissent cette efficacité. Ce que nous appelons le « paradigme empiriste » dans le traitement des dispositions consiste ainsi à penser les dispositions et les pouvoirs à partir de la manière dont nous percevons les corps et leurs qualités, et de la manière dont nous pouvons expliquer les phénomènes manifestant leurs interactions. Chez Locke, la réalité des pouvoirs est ainsi subordonnée à l’enquête portant sur les idées par lesquelles nous concevons la réalité matérielle et expliquons les phénomènes physiques. Autrement dit, les conclusions ontologiques sont toujours subordonnées aux analyses épistémologiques et le statut ontologique des pouvoirs dépend étroitement du type de connaissance que nous pouvons en avoir comme des connaissances qu’ils permettent d’établir. Il y a, dans cette approche des dispositions et des puissances en physique, une forme de prudence ontologique partagée par la plupart des auteurs contemporains, qu’ils souscrivent ou non à l’existence réelle des dispositions et c’est en ce sens que les critiques adressées à Locke par Leibniz peuvent trouver, selon nous, des échos directs dans les questions débattues aujourd’hui à propos de la réalité des dispositions. Car si cette prudence constitue une règle méthodologique tout à fait louable, elle ne doit pourtant pas, selon le philosophe de Hanovre, interdire toute interprétation ontologique des pouvoirs à l’œuvre dans notre perception et dans nos explications des phénomènes.

83L’enjeu de cette deuxième partie consiste donc d’abord à montrer en quoi certains des partisans contemporains les plus significatifs des pouvoirs et des dispositions en physique, s’inscrivent dans une démarche paradigmatique inspirée de Locke, afin de comprendre en quel sens ils s’exposent peut-être au même type de critiques que celles que lui adressait Leibniz. Il consiste également à montrer comment Leibniz, aiguillonné par les questions portant sur l’épistémologie de la puissance, a été conduit à préciser ses conclusions ontologiques, en opposant une interprétation réaliste des propriétés dynamiques à une interprétation purement logique de la puissance en physique. Ce faisant, nous montrerons comment il esquisse ainsi une interprétation réaliste de la perception et de la causalité.

84La question qui nous servira de fil conducteur dans ce qui suit consiste à se demander si l’analyse épistémologique des pouvoirs et des dispositions conduit nécessairement à ne voir en eux que des propriétés essentiellement logiques, ou bien si la clarification de leur rôle explicatif dans nos perceptions et nos explications des phénomènes nous invite, au contraire, à voir en eux des propriétés réelles auxquelles nous devons faire place, de plein droit, dans notre ontologie.