Forces et dispositions
|Chapitre 2
La réhabilitation des formes substantielles, prémisse d’une conception dispositionaliste de la matière
Texte intégral
2.1. Genèse historique et rationalité conceptuelle de la Dynamique
1L’enjeu de cette première partie consiste à montrer que, les évolutions successives de Leibniz sur les questions touchant au statut ontologique de la matière et des pouvoirs qui l’animent, aux lois qui régissent ses transformations et au type d’enquête que doit pratiquer le physicien obéissent, en sus des enjeux polémiques et historiques, à une nécessité conceptuelle, qui l’a poussé à clarifier toujours davantage la perspective d’une théorie dynamiste de la matière, dans laquelle, les pouvoirs et les dispositions physiques ont un rôle et une place incontournables.
2L’abandon progressif de la philosophie corpusculaire et la réhabilitation des formes substantielles en physique, puis l’élaboration d’une théorie physique et ontologique de la substance active sont, chez lui, largement motivées par le souci de construire une physique et une métaphysique des pouvoirs et des forces cohérentes. En ce sens, il nous semble que l’analyse diachronique des étapes successives de la Dynamique, nous permet du même coup de comprendre les difficultés sémantiques, épistémologiques et ontologiques générales soulevées par les dispositions et la manière dont on peut y répondre. Notre analyse de l’histoire de la Dynamique vise donc, sans occulter la genèse historique particulière de cette partie de l’œuvre leibnizienne, à montrer en quel sens, les problèmes rencontrés par Leibniz et les solutions qu’il a tenté d’y apporter, possèdent une dimension typique et exemplaire pour tous ceux qui cherchent à réfléchir sur la pertinence sémantique, épistémologique et ontologique des dispositions en physique.
3Nous nous efforcerons donc, dans ce qui suit, de montrer à la fois quelles sont les raisons particulières qui ont conduit Leibniz à organiser sa théorie, et en quoi ses raisons témoignent aussi, le plus souvent, de difficultés logiques, épistémologiques et ontologiques générales. On pourrait ici objecter que ces deux objectifs sont inconciliables et, à la limite, contradictoires, dans la mesure où chacun induit une rationalité spécifique du corpus leibnizien et de ces évolutions. Il nous semble plutôt que les deux démarches ont vocation à se compléter l’une l’autre, à condition de ne pas voir seulement dans l’œuvre du philosophe de Hanovre une expérience de pensée à intérêt strictement patrimonial, ou, à l’inverse, un système doué d’une rationalité structurale abstraite dépourvu de toute hésitation et de toute tension interne. La réflexion philosophique n’est, à nos yeux, réductible ni à l’histoire des idées, ni au formalisme conceptuel. Restituer la rationalité d’une pensée comme celle de Leibniz, c’est faire droit à la fois à sa genèse historique circonstanciée et à sa systématicité. C’est à cette condition, croyons-nous, qu’elle a encore quelque chose à nous dire aujourd’hui, et c’est la raison pour laquelle nous avons choisi de suivre au plus près, dans cette première partie, les différentes étapes de la genèse de la Dynamique leibnizienne.
2.2. Les trois périodes de la physique leibnizienne
4Les historiens ont coutume de découper l’élaboration de la dynamique en trois grandes périodes : la première regroupe les textes des années 1670, dans lesquels Leibniz adhère à une version très restreinte du mécanisme inspirée de Boyle et de Descartes, qui le conduit à rejeter la notion de forme substantielle hors du champ de la physique, même si il lui conserve une pertinence par ailleurs pour expliquer le problème théologique de la transsubstantiation sur lequel achoppe, selon lui, une conception de la matière comme stricte étendue.
5L’approfondissement de l’analyse catégoriale des qualités physiques, elle-même inspirée de Boyle, jointe à la découverte, en 1678, de la démonstration de l’estimation et de la conservation de la force vive, le conduit dans un deuxième temps à la réhabilitation de la notion de forme substantielle, associée à une signification à peu près stable telle qu’elle apparaît dans le Discours de Métaphysique de 1686.
- 1 Fichant, 1998, p. 205-243 : « De la puissance à l’action ».
6Enfin, à partir de 1690 et de la Dynamica de Potentia, s’amorce avec une nouvelle méthode d’estimation analytique a priori de l’action, ce que Leibniz nomme spécifiquement sa Dynamique. Michel Fichant a montré comment ce tournant marque un déplacement de l’intérêt porté par Leibniz à la notion de « puissance » vers celle d’ « action », qui va contribuer à l’élaboration, plus tardive, de la notion de monade1.
7Au cours de cette évolution, la notion de disposition n’est pas thématisée pour elle-même, mais si le mot n’y est pas, il est clair que la « chose » ( dont il faudra restituer les significations successives) y est constamment en question : qu’il s’agisse du « conatus », de la « force vive », de la « puissance », de « l’élasticité universelle », des forces « primitives » ou « dérivatives », des « principes d’action », jusqu’aux considérations sur la réforme de la notion de substance, un des fils conducteurs de l’enquête leibnizienne consiste bien à clarifier le statut qu’il convient de reconnaître à la notion d’entités dotées d’une puissance causale dans la matière.
8De manière générale, on peut dire que l’évolution des positions leibniziennes va le conduire d’une conception de la matière inerte et homogène à une conception dans laquelle elle se trouve animée par des forces et des dispositions intrinsèques, trouvant leur source et leur principe dans des substances agissantes, dans les natures des corps.
9Cette évolution le conduit également à clarifier, tout au long de son œuvre, l’articulation entre le domaine de la physique, celui des corps, et le domaine de la métaphysique, où les natures et les forces trouvent leur pleine intelligibilité et complètent la description empirique de leurs mouvements. Elle donne lieu à l’élaboration progressive d’une ontologie de l’action, en partie héritée de la Scolastique et du célèbre adage Operari sequitur esse, mais réinterprétée à la lumière des résultats et des exigences épistémologiques du Mécanisme moderne. Cette ontologie de substances agissantes constitue l’arrière-plan de son interprétation réaliste des pouvoirs en physique, et apporte peut-être un éclairage renouvelé sur les présupposés conceptuels de tout engagement en faveur des dispositions.
10Dans le même temps, comme nous le verrons, les analyses de Leibniz invitent sans doute à moduler sensiblement le sens que prend la notion de disposition dans le débat contemporain. En effet, c’est la catégorie d’action qui fournit à Leibniz la clé de voûte de ses positions ontologiques et épistémologiques. Ce faisant, les conceptions leibniziennes invitent à une redistribution sémantique et épistémologique beaucoup plus précise des types de pouvoirs auxquels nous devons accorder une consistance ontologique et à les distinguer de tous les pouvoirs passifs liés à la réceptivité des corps physiques qui ne sauraient, en tant que tels, relever du même traitement. Si nous sommes en droit, dans la philosophie leibnizienne, de parler de pouvoirs physiques spontanés inhérents aux corps (dont le concept d’élasticité universelle fournit un paradigme sur lequel il nous faudra revenir), et de nous interroger sur leur statut ontologique et sur la manière dont ils s’insèrent dans les lois générales de la nature, c’est parce que Leibniz soutient que le critère même du réel, c’est l’activité qui se rapporte aux substances et en dérive. Cette activité échappe à l’enquête empirique comme à l’analyse purement géométrique, dont elle garantit pourtant la cohérence, et exige d’être conçue dans l’ordre de la métaphysique. C’est à la constitution progressive de ce paradigme leibnizien des pouvoirs en physique que nous devons nous intéresser maintenant. Nous consacrerons donc l’essentiel de ce chapitre aux raisons qui ont conduit Leibniz à réintroduire les formes substantielles dans son interprétation du Mécanisme, en abandonnant ainsi ses positions corpuscularistes initiales, puis dans le prochain chapitre, nous verrons comment il est passé, dans une troisième période de son œuvre, de cette réhabilitation des formes à une conception ontologique de l’action reliée à sa théorie des monades. Mais pour comprendre la signification de l’abandon leibnizien des théories corpusculaires au profit d’une réhabilitation des formes substantielles, il nous faut d’abord préciser, en deux mots, quels sont les enjeux conceptuels attachés à une telle notion.
2.3. La notion de « forme substantielle »
- 2 Aristote, Métaphysique, Δ, 18, 1022a 13-23.
11On sait que la notion de « forme substantielle » est largement héritée de la philosophie d’Aristote et a trouvé son usage le plus systématique dans la Scolastique médiévale. Chez Aristote, la forme désigne ce qui confère à un corps ou à un objet son identité propre, sa spécificité. Mais la forme désigne aussi le principe en vertu duquel se comporte un corps ou un objet. Au chapitre 18 du livre Δ de la Métaphysique, Aristote, indique que c’est elle qui permet de répondre aussi bien à la question « en quoi ? », « par quoi ? » et « pour quoi ? »2. Autrement dit, la forme désigne le plus haut degré de détermination d’un objet, son essence individuelle et déterminée. C’est ce qui permet de comprendre que la forme puisse également être convoquée à titre de cause dans l’explication du comportement d’un corps ou d’un objet :
- 3 Aristote, Physique, II, 194b 23.
Est qualifiée de cause en un autre sens, la spécificité et le modèle, ce qui signifie la raison d’être propre à ce qu’était (et est) être pour la chose, et les genres qui la concernent, tel le rapport de deux à un comme raison d’être de l’octave, et en général le nombre, ainsi que les parties qui appartiennent à la raison d’être3.
12Cette définition assez laconique de la cause formelle rappelle que la manière dont se comporte un corps peut toujours être expliquée, en un certain sens, par ce qu’est ce corps, par son essence particulière et déterminée. En ce sens, la forme participe à la fois du domaine de l’ontologie, en ce qu’elle confère identité et raison d’être à celui qui la possède, et du domaine épistémologique, dans la mesure où l’essence particulière d’un corps ou d’un objet donne également la raison de ses comportements.
13La notion de « forme substantielle » hérite de ces deux dimensions. Chez tous les auteurs qui, à la suite d’Aristote, en font usage, elle désigne à la fois le substrat de tous les attributs d’un particulier, ce qui lui confère son identité, et le principe en vertu duquel ce particulier change et se modifie. C’est ce qui explique que cette notion a constitué une des cibles de prédilection des pères fondateurs du Mécanisme moderne, qui ont vu en elle la synthèse de toutes les erreurs et de toutes les confusions de la physique des Anciens, dans la mesure où elle semble condamner toutes nos explications au particularisme et à une enquête purement qualitative. La dénonciation récurrente des « qualités occultes » porte toujours aussi implicitement sur cette notion de « forme substantielle », irréductible aux catégories du Mécanisme et aux exigences de quantification dont il est porteur.
14Lorsque Leibniz assume explicitement un projet de réhabilitation des « formes substantielles », il s’inscrit donc d’emblée dans une démarche polémique avec les premiers interprètes du Mécanisme. Mais il ouvre également la possibilité de penser dans les corps, des principes d’activité spontanés, sous-jacents à leurs comportements manifestes et, ce faisant, il rencontre directement les questions posées par la notion de disposition aujourd’hui. Plaider en faveur des « formes substantielles », c’est soutenir que la matière physique est irréductible à la substance étendue telle que la définit le paradigme cartésien. C’est affirmer qu’elle n’est ni homogène ni inerte et qu’elle admet des principes actifs, qui se déclinent sous la forme de propriétés particulières attribuables aux corps physiques et susceptibles de jouer un rôle explicatif dans leurs comportements.
15Si on ne peut pas, à proprement parler, confondre directement les « formes substantielles » dont parle Leibniz, avec les dispositions dont il est question aujourd’hui (en particulier parce que les dispositions sont le plus souvent considérées comme des propriétés et non comme des agents ou comme des substances à part entière), force est toutefois de constater que ces deux notions comportent de multiples points de recoupement, dans la mesure où elles invitent toutes deux à réfléchir sur l’existence, dans la matière qui compose les corps, d’entités dotées d’un certain pouvoir effectif et irréductible à leurs manifestations observables. C’est en ce sens qu’il nous semble que les tentatives leibniziennes de réhabilitation des « formes substantielles » peuvent présenter, aujourd’hui, un intérêt philosophique certain. Essayons donc maintenant d’examiner plus précisément quelle a été la genèse de cette réhabilitation.
2.4. La période « corpusculaire »
- 4 Leibniz, DM, xi : « Je sais que j’avance un grand paradoxe en prétendant de réhabiliter en quelque (...)
16Michel Fichant a montré de manière tout à fait convaincante que la réhabilitation des formes substantielles, telle qu’elle est assumée de manière tout à fait explicite dans le Discours de Métaphysique4, est le fruit d’un long tâtonnement de la part de Leibniz sur le sens et le statut exact qu’il convient de donner à cette notion héritée d’Aristote. Pour mesurer le chemin parcouru en 1686, il suffit de voir la manière dont Leibniz a d’abord commencé par rejeter les formes substantielles en physique, adoptant une interprétation « corpusculariste » relativement orthodoxe du Mécanisme moderne.
17À ce moment, en effet, le jeune Leibniz reconnaît qu’il n’est plus possible de faire droit aux entités occultes auxquelles a eu recours la Scolastique pour expliquer les phénomènes physiques et assume, un peu malgré lui, une interprétation corpusculariste de la matière, qui écarte en elle toute forme de disposition ou de pouvoir réels. Mais en même temps, il garde en réserve la notion de forme substantielle pour le traitement de l’épineux problème théologique de l’Eucharistie et de la transsubstantiation réelle auquel il s’est confronté très jeune dans les Démonstrations Catholiques. De plus, Michel Fichant rappelle qu’il faut, dès le départ, nuancer l’adhésion juvénile de Leibniz au mécanisme dans la mesure où
- 5 Fichant, 1998, p. 171
les implications qu’il lui reconnaissait en limitaient d’emblée le domaine de validité : car non seulement les opérations de l’esprit échappent au mécanisme, mais l’application des règles de l’intelligibilité mécanistes aux phénomènes des corps ne se soutient que par leur subordination à l’esprit5.
- 6 Leibniz, SSB VI, 1, p. 156 ; cité dans Fichant, 1998, p. 168.
18Même si le souci de concilier le Mécanisme moderne avec les dogmes du christianisme est décisif dans les travaux de Leibniz, il n’en reste pas moins qu’à ce stade, les formes substantielles, et avec elles toute notion de pouvoir ou d’efficience inhérents à la matière, sont strictement écartées. Dans un fragment de 1671, il affirme clairement qu’elles sont enveloppées dans le rejet global des entités fictives et monstrueuses6 auxquelles la Scolastique a eu recours. Ainsi :
- 7 Fichant, 1998, p. 172.
Le Mécanisme signifie d’abord pour Leibniz la destitution de toute causalité physique immanente à la nature corporelle, laquelle reçoit toutes ses caractéristiques mécaniques, et au premier chef, le mouvement, d’autre chose qu’elle, qui en dernier recours ne peut être que Dieu, Esprit recteur de l’Univers. La forme substantielle se trouve donc alors écartée des constituants du corps pour autant qu’elle viserait à y inclure quelque chose comme une causalité interne, un pouvoir d’être de soi et spontanément le principe de son mouvement7. [C’est nous qui soulignons.]
19À ce moment, toute attribution de certains pouvoirs ou dispositions à la matière est donc écartée, y compris dans la perspective théologique que Leibniz a présente à l’esprit, dans l’adhésion mesurée qu’il concède au Mécanisme. En ce qui concerne les lois physiques et les explications causales que nous devons fournir pour expliquer le mouvement des corps, il assume alors une certaine forme d’occasionalisme, qui lui fait conférer à Dieu l’intégralité de l’efficacité physique qui s’exerce dans les phénomènes.
20À la limite, le recours à des dispositions inhérentes à la réalité physique jetterait sur la preuve du Premier Moteur la suspicion suscitée par leur caractère occulte. Par la suite, Leibniz ne sera jamais plus aussi éloigné d’une conception dispositionnelle de la matière, le rejet des formes substantielles ayant ici, à la fois, des raisons physiques et théologiques.
21Tout au long de cette première période, si Leibniz a recours à la notion de « forme substantielle », c’est en effet uniquement dans certains textes visant à expliquer la transsubstantiation réelle, comme un transfert de forme qui marque également une désubstantialisation complète des corps proprement dits. Ce que Leibniz assume de l’héritage Scolastique, c’est l’adage selon lequel actiones sunt suppositorum, qui lui permet de définir la substance comme ce qui a, en soi, son principe d’action. S’agissant des corps matériels, la seule action dont ils sont susceptibles est le mouvement. Or, on l’a vu, Leibniz considère qu’ils ne possèdent en aucun cas le principe de ce mouvement qui les anime, celui-ci venant tout entier du Premier moteur. Il ne saurait alors être question de pouvoirs physiques réels, les substances, formes individuelles des particuliers de nature spirituelle (conceptuelle) monopolisent, seules, les critères de l’existence.
22Si la notion de disposition est bien pressentie dans ce contexte, elle est à rapprocher à la fois de l’idée de « nature » aristotélicienne, c’est à dire de ce qui, dans les corps, est principe de leur mouvement, et de l’idée platonicienne dans la mesure où, évacuée hors des corps eux-mêmes, elle renvoie plutôt au concept différencié de tel ou tel corps en Dieu. Leibniz affirme ainsi que c’est dans ce lien du corps à l’Intellect divin que le corps se trouve « substantié ». Mais à l’évidence, cette notion de forme substantielle est ici très problématique car Leibniz entend lui faire jouer des rôles finalement contradictoires : comment des formes radicalement hétérogènes aux corps peuvent-elles être les principes de leur mouvement ? Ce que l’on retrouve ici, c’est le classique problème de la participation appliqué à la question de la puissance, que Leibniz n’est alors pas en mesure de résoudre.
- 8 Sur ce point, voir, Mumford, 1998, chap. 6 et 9.
23En termes plus contemporains, cette difficulté soulève le problème d’une définition de l’efficience causale qui serait pensée de manière entièrement a priori, ce qui constitue bien, selon certains auteurs, le propre de l’efficacité causale que nous attribuons habituellement aux dispositions. Lorsque nous disons, par exemple, qu’un vase est « fragile », tout se passe en effet comme si nous lui attribuions alors une certaine propriété dotée d’un pouvoir causal en vertu de son concept même, alors que les relations causales que nous établissons entre des propriétés catégoriques sont, pour leur part, établies à partir d’observations a posteriori8.
24Chez Leibniz, cette difficulté est particulièrement visible dans la Lettre à Thomasius, dans laquelle Leibniz affirme que le rejet de la Scolastique doit conduire à retrouver la vérité des principes du « véritable » Aristote. Les mécanistes affirment que tout ce qu’Aristote a pu dire sur la matière, le changement et la forme peut être expliqué en termes de grandeur, de figure et de mouvement, ce que Leibniz reconnaît alors contre la Scolastique. Mais il ajoute que cela n’implique aucunement un rejet des thèses aristotéliciennes et invite plutôt à un travail de traduction des principes d’Aristote dans le vocabulaire de la mécanique et réciproquement, travail qui définit le sens de son programme d’analyse des qualités physiques.
25Mais on voit ici que les positions de Leibniz ne sont décidément pas clairement arrêtées. La manière dont il présente les critiques mécanistes est biaisée, car ces derniers ne se contentent pas de dire que le vocabulaire de l’étendue permet seulement une autre description des phénomènes physiques que celle proposée par Aristote, mais bel et bien une meilleure description. Tout se passe comme si Leibniz était alors davantage préoccupé de sauver ce qui pouvait encore l’être de l’héritage aristotélicien, que de construire une véritable analyse critique du mécanisme. Et ce projet aux accents « réactionnaires » contribue à obscurcir les concepts et les enjeux portant sur la notion de puissance en physique.
26Ainsi, il écrit à Thomasius que l’interprétation correcte de ce qu’Aristote désigne comme « forme » ne conduit nullement à la conception des formes substantielles comme agents incorporels internes dans les corps. Aristote affirme à la fois que la nature est principe du mouvement et du repos, que la forme est plus nature que la matière, et enfin que le mouvement du corps procède d’une cause qui lui est extrinsèque. Ces remarques vont le conduire à attribuer le mouvement d’un corps pour partie aux autres corps et, par cette voie, de proche en proche, au Premier Moteur, et pour partie à sa forme-figure, qui fait l’objet d’une enquête géométrique. Le moins qu’on puisse dire, c’est que Leibniz est hésitant pour ne pas dire confus, dans ses interprétations de la notion de forme substantielle, comme sur les conclusions qu’on devrait en tirer quant à l’existence de pouvoirs physiques réels inhérents à la matière. Et l’une des raisons, conceptuelle celle-là, pour laquelle il hésite, c’est qu’il n’est pas en mesure de définir précisément la notion de causalité dans ce qu’elle a d’inhérent aux corps et s’en tient encore au modèle d’une cinématique abstraite qui le conduit nécessairement à une forme d’occasionalisme insatisfaisant.
27Ce qu’il faut toutefois remarquer ici, c’est l’importance dans le travail d’élaboration de la notion de forme substantielle de ces positions initiales d’inspiration boylienne, dont il ne reniera jamais la portée critique par la suite, même si il abandonnera complètement la philosophie corpusculaire. Ce point est important pour comprendre en quoi la notion de force trouve, chez lui, une origine directe dans le problème d’une analyse critique des qualités en physique. Comme on va le voir, la défense assumée de l’existence de formes substantielles et de l’usage scientifique des forces qui en découlent dans le domaine physique, suppose, chez lui, deux étapes préalables qui consistent, d’abord, à montrer comment les qualités apparentes sont susceptibles d’une réduction analytique en termes géométriques, puis, dans un deuxième temps d’une réduction dynamique, dans laquelle la redéfinition de la notion de puissance va jouer tout son rôle.
28La première étape, qui obéit au projet d’une analyse des qualités d’inspiration géométrique, est justement héritée de la philosophie corpusculaire (à laquelle Leibniz donnait un sens assez large puisqu’il y inclut parfois Descartes), philosophie que Leibniz a d’abord cherché à concilier avec la physique qualitativiste traditionnelle.
29Le juste milieu entre la Scolastique et le Mécanisme consiste alors à associer deux séries d’attributs distincts de la nature corporelle : d’une part les concepts mécaniques tirés de l’étendue (grandeur, figure, mouvement), et, d’autre part, les notions métaphysiques (existence, durée, action, passion, force d’agir et perception de l’agent) qui renvoient à la forme et à son activité spontanée.
- 9 Même si Leibniz inclut aussi dans son programme d’analyse les qualités sensibles, ce qui semble, à (...)
- 10 Mumford, 1998.
30On remarquera ici que cette distinction entre deux types d’attributs obéit à un découpage entre ce que Leibniz considère relever de la physique et ce qui relève, à ses yeux de la métaphysique. Pour autant, il n’est pas trop difficile d’y retrouver, moyennant quelques aménagements, un partage entre des propriétés susceptibles d’être attribuées aux corps de manière catégorique et celles qui relève d’attributions dispositionnelles ou, tout au moins, intentionnelles. Les attributs de la forme substantielle supposent en effet un dynamisme spontané réglé sur celui des autres substances composant l’univers physique et, en ce sens, ils supposent bien de prendre en compte les interactions, le « concours » des substances et des corps en jeu avec les circonstances qui les environnent. En ce sens, l’action, la passion ou la perception ne sont pas attribuables in abstracto, comme c’est le cas de la figure ou de la grandeur9. Notons aussi que la démarche leibnizienne n’est pas non plus ici sans rappeler certaines réhabilitations contemporaines de la notion de disposition, qui cherchent, de la même manière, à concilier, dans les corps, deux types d’analyse des propriétés différentes et irréductibles l’une à l’autre ( celles des propriétés « catégoriques » et celles des propriétés « dispositionnelles »), que ces démarches assument une certaine forme de dualisme des propriétés, comme chez Place, ou qu’elles s’inscrivent dans un engagement en faveur du « monisme neutre », comme chez Mumford10. Et si les termes du débat, forgés dans le contexte de la philosophie de l’esprit, sont, à première vue, bien différents de ceux utilisés par Leibniz, il n’est pas certain, comme nous le verrons bientôt, que leurs enjeux métaphysiques le soient tant que cela.
31Mais avant d’en venir à ces questions, il nous faut comprendre comment Leibniz a d’abord préféré chercher dans les présupposés théoriques et dans les limites du Mécanisme lui-même, ce qui permettait de défendre un aristotélisme véritablement « réformé ». La première étape de sa réforme du Mécanisme, consiste, répétons-le, dans un programme de réduction analytique des qualités physiques aux catégories de la géométrie. La seconde étape, c’est la construction d’une métrique de la force, qui va le conduire à dépasser progressivement les présupposés du mécanisme. Une fois associée à l’entreprise de réduction analytique des qualités, cette métrique fournit en effet à Leibniz tous les éléments requis pour donner enfin à la notion de forme substantielle une signification cohérente et compatible avec le Mécanisme.
2.5. Le programme de réduction analytique des qualités
32On a dit que l’élaboration de la notion de forme substantielle, et avec elle, d’une première conception dispositionnelle cohérente de la matière, s’ancrait d’abord dans le problème de la réduction analytique des qualités. La démarche consiste, pour Leibniz, à essayer de traduire en termes géométriques les qualités attribuées traditionnellement aux formes substantielles, de manière à montrer que les mouvements affectant les corps sont susceptibles de deux descriptions réductibles l’une à l’autre, comme si le Mécanisme ne faisait, au fond, que reformuler dans une terminologie nouvelle les propriétés physiques définies par l’École :
- 11 Leibniz, SSB VI, iv, 1961-1962.
Le secret de l’analyse physique consiste dans ce seul artifice que nous ramenons les qualités confuses des sens […] aux qualités distinctes qui leur sont liées, qui sont le nombre, la grandeur, la figure, le mouvement et la consistance, parmi lesquelles le mouvement et la consistance relèvent proprement de la physique11.
33Appliquée aux pouvoirs physiques, cette méthode, sur laquelle nous reviendrons plus en détail par la suite, ouvre alors, de manière incertaine, la perspective d’une réduction des qualités et avec elles, des dispositions, à des propriétés de type géométrique définies de manière catégorique, ou celle d’une forme de monisme passablement ambigu dans la mesure où le crédit ontologique et épistémologique attribué à la « base » catégorique des pouvoirs physiques est, aux yeux de Leibniz, en concurrence directe avec celui qu’il attribue aux substances proprement dite et à l’activité spontanée qui les caractérise. Cette analyse des qualités est donc, à elle seule, incapable d’apporter une définition claire du statut ontologique et épistémologique des qualités physiques en général, et des pouvoirs ou dispositions en particulier. Seule la découverte d’une estimation métrique de la force vice va permettre à Leibniz de lever les ambiguïtés qu’il rencontre et de s’approcher d’un traitement personnel de ces questions.
2.6. La métrique de la force vive
34Le deuxième problème auquel va s’alimenter le travail leibnizien, c’est, en effet, celui de la conciliation de ces premiers enjeux avec la nouvelle estime de la force qui se trouve dans le De corporum concursu de 1678 et qui marque véritablement le point de départ de la réforme leibnizienne de la Mécanique.
- 12 Leibniz, DM, xvii.
35On sait que Leibniz présente dans le Discours de Métaphysique, une nouvelle méthode de l’estimation de la force par la formule mv², c’est à dire par le produit de la masse et du carré de la vitesse d’un corps, et non par le simple produit de la masse et de la vitesse, produit par lequel Descartes calculait la quantité de mouvement.12
36D’après Leibniz, c’est bien la force ainsi mesurée qui constitue l’invariant conservé à l’intérieur d’un système, et au-delà, dans le monde physique. Ce résultat lui permet donc, dans le Discours, de donner un contenu physique tout à fait déterminé à l’élément immatériel qui, dans les corps, est néanmoins requis pour donner une intelligibilité complète de leur mouvement. L’expression de la dimension dispositionnelle de la matière dans l’ordre des phénomènes (c’est-à-dire de l’élément supra géométrique intervenant dans l’accomplissement d’un mouvement), c’est, dans l’estimation de la force vive, la dimension intensive de l’accélération, irréductible à l’analyse strictement géométrique. Ce que la notion de force vive ajoute à celle de mouvement, c’est l’idée d’une détermination interne et spontanée du mobile à effectuer ses déplacements. C’est, du même coup, l’idée que la physique est irréductible à la description des traces manifestes d’un mobile, à une cinématique abstraite, mais doit intégrer le fait que les phénomènes supposent un dynamisme spontané des mobiles, sous-jacent à ces manifestations, et irréductible, en tant que tel à la description géométrique. Ce qui compte, désormais, ce n’est pas seulement le fait que le mobile suive tel ou tel tracé, mais d’abord le fait qu’il le suive à telle ou telle vitesse et selon telle ou telle accélération, déterminations essentielles à la compréhension du mouvement proprement dit. Reconnaître dans l’explication des phénomènes, l’importance fondamentale de cette dimension supra-géométrique inscrite dans la force, c’est ainsi ouvrir la possibilité de penser, dans les corps, la présence de pouvoirs spécifiques et déterminés, qui autorisent à envisager la notion de forme substantielle sur un mode entièrement renouvelé et compatible avec les méthodes et les résultats du Mécanisme.
37Ainsi, la notion de « force vive » va bien permettre à partir de 1686 de défendre contre les cartésiens et les mécanistes « corpuscularistes », une conception dispositionnelle de la matière, dont Leibniz assume pleinement la légitimité et la pertinence dans le domaine physique. Du même coup, la notion de « forme substantielle » proprement dite peut, dans l’ordre des corps, être comprise comme un principe de détermination interne et a priori du mouvement. Interne, au sens où la force vive est le substrat réel du mouvement, et a priori dans la mesure où elle échappe, en tant que telle, à l’observation comme à la représentation géométrique. Ainsi, se trouve stabilisée, dans ce que nous appelons à la suite des historiens la deuxième période des conceptions physiques de Leibniz, une première version de dispositionalisme, qui va lui permettre d’engager la polémique contre ses adversaires de manière beaucoup mieux assurée.
38Mais pour bien comprendre le sens de cette réhabilitation officielle des formes substantielles dans le Discours de Métaphysique, il faut expliquer comment elle procède d’une combinaison heureuse des deux problématiques (c’est-à-dire du projet d’analyse des qualités d’une part et du projet visant à établir une métrique des forces vives) énoncées précédemment. D’une part parce que cette combinaison ne va pas de soi, d’autre part, parce que la pondération originale des différents enjeux qui en résulte finalement est décisive pour la compréhension de la notion de force chez Leibniz. Elle présente en effet un effort de synthèse tout à fait original entre les considérations ontologiques et épistémologiques qui sous-tendent tout réflexion cohérente sur le statut et le rôle des pouvoirs en physique, et à ce titre, peut sans doute nous aider à clarifier certaines des difficultés rencontrées aujourd’hui sur ces questions.
2.7. La synthèse dynamiste : enjeux épistémologiques et ontologiques
- 13 Leibniz, De Corporum Concursu, édité et annoté par M. Fichant, Vrin, 1994.
39La nouvelle estimation de la force vive par le produit de la masse et du carré de la vitesse est présentée dans le De corporum Concursu13 , comme la traduction métrique de l’axiome métaphysique de l’égalité entre la cause pleine et l’effet entier. Il s’agit donc d’un calcul placé sous l’égide d’un principe que Leibniz présente parfois comme une incarnation particulière du principe de raison suffisante. Ainsi écrit-il dans le texte Catena Mirabilium demonstrationum de summa rerum, daté du 2 octobre 1676 :
- 14 Leibniz, GR, p. 263, cité dans Duschesneau, 1994, p. 100.
Rien n’est sans cause, parce que rien n’est sans tous les réquisits pour que cette chose existe. L’effet entier équivaut à la cause pleine, parce qu’il doit y avoir une équation entre la cause et l’effet, assurant la transition de l’une à l’autre. Or, elle consiste dans cette équivalence, et aucune autre mesure ne peut être trouvée14.
- 15 Ce qu’il ne manquera pas de souligner plus tard auprès de ses adversaires cartésiens, en soulignant (...)
40Ce genre de principe épistémologique manifeste alors bien chez lui le souci de traiter les problèmes mécaniques avec la rigueur du raisonnement géométrique, seule susceptible d’assigner un système de raisons gouvernant l’explication des mouvements apparents, ce qu’échoue à faire un traitement inductif partant d’une caractérisation des phénomènes. En cela, il s’inscrit tout à fait dans une démarche cartésienne de réduction de la mécanique à la géométrie et d’une démonstration a priori des lois du mouvement conformes aux expériences15.
41Dans sa traduction métrique, ce principe n’appelle pas encore nécessairement une conception de l’efficace propre des corps, comme cela est suggéré dans le Discours et sera entériné par le concept d’élasticité universelle.
42En février 1678, il définit l’objet de la physique de la manière suivante :
- 16 Fichant, 1998, p. 180.
Sur les puissances, ou comment du mouvement présent résulte un autre mouvement futur ; par le livre précédent n’a été expliquée que la concomitance des mouvements. Ici, outre la considération de l’impénétrabilité de l’espace, intervient la considération de l’Auteur, car c’est à partir d’elle seule qu’il est possible de s’acquitter de la tâche, mais non par la seule considération de l’espace et de l’impénétrabilité. Car ce moteur n’agira pas sans raison16.
43Il n’est ici encore question que de mouvement et la puissance à laquelle a affaire la physique n’est pas celle des corps, mais celle de Dieu, qui assure le passage d’un état physique à un autre en vertu de lois rationnelles, comme en témoigne l’application du principe d’égalité entre la cause pleine et l’effet entier. La puissance dont traite la physique trouve son expression dans l’espace géométrique où sont mesurés les mouvements rectilignes des corps avant et après les chocs. Dans cet espace homogène de situations possibles physiquement équivalentes, il n’y a toujours pas de place pour les pouvoirs ni pour une quelconque conception de causalité immanente. Le monde physique est inerte, les possibilités de mouvements y sont équivalentes, l’analyse géométrique des traces de ces mouvements manifeste la rationalité de l’intervention divine, seule à même d’assurer l’efficience causale qui s’exerce dans le choc des corps. Le refus de toute forme de disposition s’accompagne donc encore d’une forme d’occasionalisme restreint :
- 17 Id., p. 181.
Leibniz, fidèle en cela à la métaphysique du mécanisme, ne reconnaissait alors nulle efficace propre aux corps eux-mêmes dans la causalité de leurs mouvements. Les règles mathématiques qui établissent la conservation dans les chocs de la somme des forces ( mv²), du déplacement rectiligne uniforme du centre de gravité et de la vitesse relative de concours, décrivent des constances observables et calculables qui se fondent sur la sagesse de l’Auteur, qui est aussi le moteur des choses, et non sur une régulation immanente enracinée dans les propriétés constitutives des corps17.
44Leibniz, par orthodoxie mécaniste, assigne donc d’abord à la physique la tâche de rendre compte des traces géométriques des mouvements, subordonnant l’analyse de leur concomitance et l’explicitation de la notion de puissance à cette tâche de géométrisation. Il entrevoit la difficulté à la fin du Conspectus, où il observe qu’il serait peut-être plus judicieux de faire passer l’étude des concomitances des mouvements avant celle des tracés géométriques :
- 18 Id., p. 182.
Car les traces résultent des concomitances, mais non les concomitances des traces. C’est pourquoi, semble-t-il, il y a deux effets du mouvement : l’un dans l’esprit, c’est à dire les apparences, l’autre dans un autre corps, c’est à dire les puissances18.
45Ce qui est laissé en suspens, c’est donc bien ici l’effectivité nomologiquement normée de la puissance, qui semble pourtant requise par une physique réaliste selon laquelle un corps agit bel et bien sur un autre. D’après nous, c’est à partir de ce moment que Leibniz est véritablement en possession des différentes pièces du « puzzle » qui va le conduire à une conception dispositionnelle de la matière consistante et à une théorie claire sur la manière dont les mouvements physiques s’ordonnent à des pouvoirs réels dotés d’un statut métaphysique cohérent. Ce qui va le conduire à ce résultat, c’est son engagement ontologique en faveur d’une conception réaliste de la physique et son rejet du phénoménisme auquel conduit selon lui, de manière apparemment paradoxale, le cartésianisme. Précisons rapidement le sens de ces remarques.
46Il y a, à l’évidence, un risque d’anachronisme à parler de « phénoménisme » à propos de Descartes et l’accusation semble d’autant plus étonnante que ce dernier est plutôt connu pour son réalisme métaphysique que pour la confiance qu’il accorde aux phénomènes. Il convient donc d’abord de préciser en quel sens, selon les suggestions de Michel Fichant, on peut ici parler de phénoménisme, puis en quoi cela constitue une caractérisation critique pertinente de la position cartésienne.
- 19 Ce terme, emprunté à Kant, est évidemment anachronique si on le rapporte tel quel à Leibniz ou à Hu (...)
- 20 Sur tout ceci, voir notamment, H. Poincaré, La Science et l’Hypothèse [1902], Flammarion, 1968, et (...)
47Le phénoménisme renvoie le plus souvent à la conception de Berkeley (mais certains considèrent qu’il en partage la paternité avec Hume), selon laquelle il n’existe que des phénomènes et que rien ne correspond à la prétendue notion de chose en soi ou de noumène19. En ce sens, Descartes n’est évidemment pas phénoméniste, puisqu’il affirme l’existence de deux substances, la substance pensante et la substance étendue, et leur accorde un statut métaphysique indépendant des phénomènes. Mais la notion de phénoménisme a été passablement renouvelée au début du xxe siècle par des auteurs comme Mach ou Poincaré, lequel s’appuie, pour sa part, sur une certaine interprétation de la thermodynamique. Il en exprime la signification dans deux propositions. La première affirme que nous ne connaissons pas les objets mais leurs relations, que notre connaissance est donc celle des structures et non des qualités. De ce que nous ne connaissons que les relations, la seconde proposition conclut que nous ignorons la réalité pour ne connaître que des phénomènes. Dès que nous allons au-delà des phénomènes, c’est à dire dès que nous passons de la physique mathématique à la physique théorique, par exemple, nous construisons des images des choses qui ne possèdent, à la vérité, qu’un sens métaphysique20.
48Leibniz ne considérait évidemment pas comme un problème le fait de construire une signification métaphysique du monde physique, ni surtout, que cela constituât le moins du monde une entreprise incompatible avec la scientificité de la physique. A la vérité, il ne voyait pas trop en quel sens on pouvait affirmer la possibilité d’une dissociation entre les deux entreprises et c’est un des points sur lesquels il contestera, par exemple, très fermement la « neutralité » métaphysique toute relative de Newton. De même, la distinction que fait Poincaré entre la physique mathématique et la physique théorique n’a pas vraiment de sens chez lui, car la ligne de partage qu’il propose porte plutôt sur la frontière entre ce qui relève de la physique d’une part et ce qui relève de la métaphysique d’autre part, sa position consistant à dire que la physique mécaniste constitue un système suffisant du point de vue épistémologique (à condition de faire droit à ce qui, dans l’ordre des phénomènes, échappe à la pure géométrie), mais incomplet du point de vue ontologique. Sans entrer dans le détail de ces positions leibniziennes pour l’instant, voyons plutôt maintenant en quel sens on peut dire que l’abandon de la cinématique abstraite des cartésiens repose, chez lui, sur un refus de ses conséquences phénoménistes.
49Ce que Leibniz a compris, c’est que la cinématique de Descartes, en dépit de ce qu’affirment ses partisans, conduit à adopter la première proposition du phénoménisme formulée par Poincaré. En effet, elle ne traite en définitive que le jeu des apparences, selon des trajectoires géométriques dépendant du choix de repères supposés fixes, et dans lequel le mouvement est seulement un phénomène bien réglé. Ce qui conduit, dans un second temps, nécessairement à la deuxième proposition de Poincaré, à savoir qu’elle est en définitive incapable de produire une connaissance des êtres physiques réels.
50Selon Leibniz, il y a là une difficulté rédhibitoire pour la cinématique de Descartes, dans la mesure où cette dernière se donne bien pour ambition de construire une connaissance de ce que sont les êtres physiques. À la différence de Poincaré, Descartes n’a pas voulu construire une physique « purement » mathématique sans attendus métaphysiques. La notion de « substance étendue » et la mécanique réduite à l’analyse de la triade « grandeur, figure et mouvement » visent bien à proposer une nouvelle métaphysique, plus puissante que celle de la tradition. Ce que Leibniz va montrer c’est qu’il s’agit, de ce point de vue, d’un échec. Et c’est dans cette perspective que prend sens son propre réalisme et la substitution qu’il va opérer entre le mouvement et la force, cette dernière étant dotée d’une consistance ontologique introuvable dans le mouvement.
51Or, c’est paradoxalement en cherchant à réduire la physique au mécanisme alors qu’il pensait encore pouvoir réduire le mécanisme à la géométrie, qu’il va être amené à comprendre que cette dernière ne suffit pas à rendre compte de la nature des corps et des attributs primitifs par lesquels ils doivent être conçus. La représentation imaginative de la géométrie va s’avérer insuffisante pour définir des corps susceptibles de soutenir des lois du mouvement qui établissent que la force qui se conserve se mesure en mv². C’est pourquoi il va lui falloir reconnaître dans les corps quelque chose d’irréductible à l’expression géométrique, qu’il va désigner par un emploi renouvelé de la forme et qui va le conduire à une conception proprement dispositionnelle de la matière.
2.8. Formes substantielles, pouvoirs et dispositions
52M. Fichant a montré comment les Pensées sur l’instauration d’une physique nouvelle écrites en 1679, manifestent bien les hésitations successives de Leibniz sur l’interprétation à donner des formes substantielles et leur signification physique exacte. Ces hésitations sont très instructives sur les différentes options qui s’offrent à ceux qui veulent faire droit à la notion de disposition en physique, indépendamment des options métaphysiques propres à Leibniz. Elles délimitent également des champs de problèmes à la croisée desquels la notion se trouve motivée. On peut distinguer dans le texte de Leibniz trois moments distincts.
53D’abord, il y défend une conception par défaut des formes substantielles, qui sont décrites comme des sortes de « crans d’arrêts » épistémiques, de postulats provisoires dans le travail de réduction analytique des qualités aux attributs distincts du mécanisme restreint :
- 21 Fichant, 1998, p. 198.
Dans la mesure où la pratique s’accommode d’une ignorance à l’égard de l’origine de qualités comme la chaleur, la lumière, la force élastique, la gravité, le magnétisme, il est loisible de les considérer comme des qualités réelles émanant de la forme substantielle des corps, sans procéder à leur résolution : paradoxalement, les formes substantielles ainsi tolérées seraient la marque de l’ignorance des causes dont se satisfait la conduite technicienne21.
54Les propriétés dont il est question dans cet extrait relèvent bien du lexique dispositionnel, à l’exception, peut-être, de la lumière, et la manière dont Leibniz s’efforce de décrire leur rapport aux formes substantielles offre une première interprétation possible des conclusions auxquelles conduit une réhabilitation des catégories de la physique d’Aristote dans le champ de la physique. Leibniz propose dans un premier temps de les considérer comme des « qualités réelles émanant des formes substantielles », sans pour autant préciser le sens de cette « émanation ». L’analyse des qualités en jeu ici tend à en faire des sortes de « crans d’arrêt » explicatifs, suffisante pour la conduite technicienne et la pratique. Tout en leur accordant une certaine consistance ontologique et un rôle pragmatique dans l’enquête scientifique, Leibniz n’est alors pas en mesure de les caractériser autrement que par leur caractère apparemment irréductible à l’analyse géométrique et à la réduction à des propriétés de type catégorique.
- 22 Voir supra le chapitre consacré à cette question dans l’introduction.
55On retrouve ici, à propos des dispositions et des formes substantielles qui les inscrivent dans les corps, une formulation assez proche de ce que les auteurs contemporains désignent par le terme de « dispositions ultimes » dans l’ordre des propriétés physiques22. Cette première interprétation par défaut de la forme substantielle et des qualités qui en dérivent, risque de s’exposer au critiques que soulevées par cette notion, à savoir le fait que le caractère apparemment « ultime » de certaines dispositions (dans la mesure où elles ne paraissent pas susceptibles d’être réduites à une « base » quelconque), ne suffit pas à en faire une caractéristique générale des dispositions. À cela s’ajoute le fait que, le recours à de telles dispositions en physique court toujours le risque d’offrir, dans les faits, un asile à notre ignorance provisoire de mécanismes de réduction sous-jacents, et témoigne d’une bienveillance déplacée en faveur des « vertus dormitives ». D’une certaine manière, on peut dire que la fragilité de cette première formulation anticipe les critiques adressées par Quine aux propriétés dispositionnelles qui le conduisent, pour sa part, à une démarche réductionniste à leur égard.
56La deuxième formulation proposée par Leibniz dans les Pensées est peut-être plus proche des anciennes « qualités occultes » honnies, mais ce qui est intéressant, c’est que Leibniz se sent désormais autorisé à l’assumer quand même, c’est à dire qu’il pense avoir les moyens de répondre à l’argumentaire critique qui les condamne sans appel.
57Il parle en effet, dans la suite du texte, des formes substantielles comme de « principes de perception », par où il y a dans la réalité corporelle « quelque chose comme une âme et une connaissance ». La forme substantielle se rapproche alors de son acception définitive, dans le vocabulaire leibnizien, comme principe de l’action ou force primitive d’agir. Les dispositions et pouvoirs qui en découlent peuvent alors être considérés comme des principes d’action de nature spirituelle, qui rendent mieux justice à leur caractère supra-géométrique, et anticipent la conception de la matière comme mens momentanea. Il y a, dans cette seconde proposition de Leibniz, un très net tournant idéaliste, sans que cela se solde encore par un abandon du Mécanisme. Mais dès ce moment, on tiendra pour acceptable l’attribution aux corps d’un sentiment et d’un désir enveloppés dans leur forme substantielle, pourvu qu’on ne prétende pas y découvrir l’explication des phénomènes particuliers et qu’on satisfasse à l’exigence de montrer comment ce sentiment et ce désir sont corrélés aux dispositifs corporels.
- 23 Voir Armstrong, Martin & Place, 1996, en particulier le chapitre 7.
58On retrouve, dans cette seconde formulation, l’importance de la problématique générale qui commande le projet d’analyse des qualités, analyse qui n’est plus désormais menée dans un souci réductionniste au profit de la seule géométrie, mais admet aussi la pertinence d’un recours à des entités proprement métaphysiques, sans que Leibniz formule encore de manière précise les principes de ce « voisinage cordial », pour reprendre l’heureuse expression de Michel Fichant, entre ces deux ordres de propriétés. On remarquera que ce tournant idéaliste, encore largement inachevé à ce moment de l’œuvre leibnizienne, n’est pas sans rappeler certaines positions contemporaines sur le statut des dispositions, notamment celles qui peuvent être défendues par Ullin Place, qui soutient dans un vocabulaire plus contemporain, que la matière admet bien partout de l’intentionnalité23.
- 24 Leibniz, GP, VII, p. 283 : « “Agnoscendas esse in corporibus notiones sive formas quasdam ut ita di (...)
59En définitive, comme le suggère Fichant, ce sont les exigences conciliatrices entre les exigences de la science et celles de la piété (toujours cette question de la transsubstantiation …) qui vont imposer la conclusion provisoire, celle qui conduit Leibniz à reconnaître aux causes finales une valeur explicative égale et complémentaire à celle des causes efficientes. L’ultime proposition d’interprétation leibnizienne des formes substantielles et des qualités qui en découlent s’appuie en effet, à partir de l’analyse des attributs primitifs de la nature des corps, conduite dans le respect des véritables règles de transmission du mouvement, elles-mêmes placées sous l’égide de la rigueur géométrique de l’axiome de l’égalité de la cause pleine et de l’effet entier, sur la reconnaissance, aux côtés des attributs géométriques de la matière ( la grandeur, la figure et le mouvement ), des notions ou formes pour ainsi dire immatérielles ou indépendantes de l’étendue qu’on pourrait appeler puissances24.
60Le mécanisme restreint est donc finalement reconnu comme insuffisant pour définir le champ catégorial des attributs distincts requis pour l’intelligibilité propre à la connaissance physique. Le triplet grandeur-figure-mouvement doit être débordé par un nouveau dénombrement de prédicaments de la pensée physique, et il s’agit cette fois de notions métaphysiques : existence, durée, action et passion, force d’agir et fin de l’action ou perception de l’agent.
61Tous les éléments qu’on retrouve dans l’article xviii du Discours de Métaphysique sont alors en place, et Leibniz peut officialiser sa rupture avec le paradigme cartésien en réhabilitant, dans la matière, des entités métaphysiques dotées d’une puissance réelle :
- 25 Leibniz, DM, xviii.
La force ou cause prochaine de ces changements est quelque chose de plus réel (NB : que le mouvement), et il y a assez de fondement pour l’attribuer à un corps plutôt qu’à un autre ; aussi n’est-ce que par là qu’on peut connaître à qui le mouvement appartient davantage. Or cette force est quelque chose de différent de la grandeur, de la figure et du mouvement, et on peut juger par là que tout ce qui est conçu dans le corps ne consiste pas uniquement dans l’étendue et dans ses modifications, comme nos modernes se persuadent. Ainsi, nous sommes encore obligés de rétablir quelques êtres ou formes qu’ils ont bannis. Et il parait de plus en plus, quoi que tous les phénomènes particuliers de la nature se puissent expliquer mathématiquement ou mécaniquement par ceux qui les entendent, que néanmoins les principes généraux de la nature corporelle et de la mécanique même sont plutôt métaphysiques que géométriques et appartiennent plutôt à quelques formes ou natures indivisibles comme cause des apparences, qu’à la masse corporelle ou étendue25.
62La position de Leibniz consiste donc ici à ordonner les différents éléments de critique des interprétations modernes du Mécanisme, pour faire droit, aux côtés des catégories de la géométrie, qui envisage dans les corps uniquement leurs propriétés catégoriques, à des entités nouvelles, relevant de la métaphysique, qui permettent de penser de manière cohérente un dynamisme intrinsèque et propre aux corps étudiés par la physique. C’est le concept de force, associé à la nouvelle estimation et au principe de conservation, qui permet d’asseoir cette conception de propriétés réelles appartenant aux particuliers, et qui sont désormais susceptibles d’un traitement épistémologique rigoureux. Chaque corps peut désormais être dit posséder une certaine quantité de force élastique, dans laquelle se trouvent contenues non seulement ses diverses positions dans un système physique, mais également l’intensité avec laquelle ses différentes positions sont parcourues.
- 26 Leibniz, GP, IV, p. 375 (OP, p. 105). Ou encore, par exemple, Leibniz, GP, IV, p. 399 [SNN, p. 182] (...)
Car il faut savoir que tout corps, quelle que soit sa dureté, a néanmoins un certain degré de flexibilité et d’élasticité ; telle une balle gonflée qui, soit qu’elle tombe sur le pavé, soit qu’on lance un caillou sur elle, cède quelque peu, jusqu’à ce que la force du choc ou la progression, brisée peu à peu cesse enfin ; alors la balle reprend sa forme, repousse le caillou qui ne résiste plus, ou rebondit du pavé sur lequel elle était tombée26.
63Contrairement au mouvement, estimé par le produit de la masse et de la vitesse d’un mobile, la force porte dans sa définition une considération de l’accélération avec laquelle se meut un corps. Dans son estimation physique, c’est le fait qu’elle se mesure par le produit de la masse et du carré de la vitesse du mobile, qui permet de dépasser la description simplement cinématique des mouvements accomplis. Ce que la nouvelle estimation introduit, c’est, dans la force, un élément intensif qui échappe à l’analyse géométrique comme à l’imagination induite de notre observation des phénomènes. La dimension intensive propre à la force particulière de chaque mobile témoigne dans les corps, d’un niveau d’intelligibilité proprement métaphysique, qui invite à une remise en perspective métaphysique de notre épistémologie comme de notre ontologie.
64D’un point de vue épistémologique, la démonstration du principe de conservation de la force, qui s’établit au détriment de la conservation de la quantité de mouvement mise en avant par Descartes, signifie que notre compréhension des lois physiques les plus fondamentales doit intégrer des considérations supra géométriques. De manière très concrète, cela signifie que les lois de la nature excèdent le lexique et les méthodes de la géométrie et invitent à réfléchir sur leur rationalité de manière globale, à l’échelle de l’ensemble des interactions physiques de tout l’univers. Ce thème sera par la suite abondamment développé par Leibniz en particulier dans le Système nouveau de la nature et de la communication des substances, dont il nous faudra tirer les conséquences épistémologiques concrètes.
65Dans le domaine de l’ontologie, cela signifie que la matière physique ne saurait être caractérisée comme une substance inerte dotée de propriétés réductibles à l’étendue tridimensionnelle. La matière qui compose les corps est bien organisée et animée par des formes substantielles, c’est-à-dire des principes particuliers qui concentrent en eux les états successifs d’un mobile et surtout, la vivacité particulière avec laquelle tel ou tel corps développe la force élastique qu’il contient. Ces formes substantielles, comme les qualités dispositionnelles qui en émanent, sont elles-mêmes irréductibles à la catégorie de « grandeur » dans laquelle Descartes voyait l’indice du caractère « catégorique » des propriétés étudiées par la physique, et qui témoigne, aux yeux de Leibniz, de son inspiration phénoméniste. L’estimation de la force vive en mv² ne porte pas sur une grandeur, mais sur une quantité, c’est-à-dire sur une donnée physique susceptible d’extension mais aussi d’intensité, dans laquelle apparaît à la fois une dimension irréductible de l’effectivité et de la réalité de la force. C’est la considération de cette intensité variable propre à la force animant tel ou tel mobile, qui conduit Leibniz à subvertir les catégories de l’ontologie cartésienne pour réhabiliter, dans la matière physique, des entités dispositionnelles irréductibles à l’analyse purement géométrique.
66Dans une telle perspective, la notion de disposition trouve bien une signification ontologique cohérente, dans la mesure où elle se trouve ordonnée à la notion de force, qui lui confère une activité et un dynamisme spontanés irréductibles à la recension descriptive de ses positions manifestes successives. En même temps, il nous faut probablement tirer les conséquences de cette réhabilitation ontologique des formes substantielles et celle, épistémologique, des forces qui en découlent, en constatant que, aux yeux de Leibniz, ce sont avant tout les qualités manifestant une activité du mobile qui tirent les bénéfices de cette double réhabilitation. La traduction physique de cette première interprétation leibnizienne de la Dynamique qui marque sa rupture à l’égard de l’interprétation corpusculaire orthodoxe du Mécanisme, c’est en effet le concept d’ « élasticité universelle », entendue comme expression phénoménale du dynamisme spontané des formes substantielles. Seules les propriétés qui peuvent être considérées comme des modalités de cette élasticité, trouvent, dans cette première version de la Dynamique, une interprétation épistémologique et ontologique authentiques.
67Cette précision n’est pas sans importance dans la mesure où l’usage contemporain du terme de « disposition » recouvre indifféremment des propriétés jouant un rôle actif dans les interactions physiques ( ainsi en est-il, par exemple, des dispositions d’un « dissolvant », ou d’un « poison »), et des propriétés qui manifestent plutôt une certaine réceptivité d’un corps ou d’un élément à l’exercice d’un pouvoir extérieur (comme c’est le cas de ces dispositions typiques que sont la « fragilité » ou la « solubilité »). La grille d’interprétation épistémologique et ontologique proposée par Leibniz ne fonctionne, à l’évidence, que pour le premier type de dispositions, celles qu’il convient peut-être mieux de désigner par le terme de « pouvoirs physiques », dans la mesure où ils sont, seuls, susceptibles d’être envisagés comme des manifestations de principes actifs réels.
68Quoiqu’il en soit, et avant de rentrer plus avant dans la relecture des grilles d’interprétation contemporaines de la notion de disposition, il nous faut, à ce stade, préciser l’idée selon laquelle une application précise et rigoureuse des principes du Mécanisme conduit par elle-même à une métaphysique de la force.
2.9. La « complémentarité » métaphysique et le rôle des pouvoirs en physique
69En effet, ce retour de la métaphysique aux côtés de la géométrie parmi les principes de la physique n’est pas sans soulever quelques questions. C’est bien dans le double mouvement d’une réduction des qualités à la géométrie, puis dans l’émergence, dans ce travail de réduction, des catégories liées à une métaphysique des formes substantielles, que Leibniz voit lui-même le bénéfice principal de son enquête. Aussi peut-il écrire en 1686, dans l’un des Projets de préface à la science générale :
- 27 Leibniz, « Éléments de la raison », COU, p. 341 RG, p. 151].
En dernière analyse, il s’avère de façon certaine que la physique ne peut se passer de principes métaphysiques. En effet, bien qu’elle puisse ou doive être reconduite à la mécanique, ce que nous accordons sans réserve aux philosophes des corpuscules, pourtant il y a jusque dans les premières lois de la mécanique, outre la géométrie et les nombres, quelque chose de métaphysique, concernant la cause, l’effet, la puissance et la résistance, le changement et le temps, la similitude et la détermination, à travers lesquels on se fraie un passage des choses mathématiques aux substances réelles. […] C’est donc à bon droit qu’il faut inculquer que, bien que toutes les choses physiques puissent être reconduites à la mécanique, pourtant ce qu’il y a de plus profond dans la mécanique (ainsi que les premières lois) ne peut en aucune façon être exposé sans principes métaphysiques ni substances dépourvues de parties, et les Scolastiques sont moins fous dans cette affaire, qu’il ne paraît aujourd’hui à beaucoup. Par suite, bien qu’il soit possible et nécessaire d’expliquer les phénomènes particuliers de la nature sans recourir à ces formes substantielles ou accidentelles, et que, dans ce domaine, on se soit lourdement trompé dans l’École à l’époque passée, parce que la plupart, satisfaits de généralités de ce genre, croyaient s’être remarquablement acquittés de leur devoir, néanmoins tout montre que sans ces formes, la physique générale est tout à fait inachevée et que les principes secrets des choses ne peuvent être connus27.
70La métaphysique des formes et celles des pouvoirs qui en découlent constituent donc, aux yeux de Leibniz, un « approfondissement » et un « achèvement » indispensable au Mécanisme qui, pourtant, est décrit comme suffisant dans les explications physiques. Tout en affirmant que la physique ne peut se passer de principes métaphysiques, Leibniz admet que les Scolastiques ont pêché en appliquant des considérations d’ordre général sur les formes et les qualités dans les explications physiques particulières. C’est d’ailleurs un point sur lequel il revient à de multiples reprises dans le Discours, expliquant que les considérations portant sur ces pouvoirs finalisés que sont les forces ne sauraient jamais remplacer, à elles seules, les explications mécanistes, par où il faut comprendre les explications qui ont recours aux propriétés géométriques des corps. Pour que ces remarques apparemment contradictoires aient un sens, il faut d’abord comprendre le fait que Leibniz distingue deux niveaux d’explication des phénomènes : celui de la physique, qui porte sur les moyens mécaniques requis pour l’effectuation des mouvements à l’origine des phénomènes, et celui de la métaphysique, qui s’intéresse aux finalités sous-jacentes à ces moyens.
- 28 Sur l’image de l’artisan divin et la conciliation des causes efficientes et finales, voir, par exem (...)
71Au fond, la distinction entre l’ordre de l’explication physique et celui des explications métaphysique repose sur l’idée selon laquelle le Mécanisme, et avec lui l’ensemble des propriétés catégoriques que nous attribuons aux corps, constituent autant de conditions nécessaires mais non suffisantes pour rendre compte de l’ensemble des déterminations en jeu dans les phénomènes. C’est en ce sens que le mécanisme et les catégories dérivées de l’étendue tridimensionnelle et de la grandeur auxquelles il a recours, possèdent un pouvoir explicatif autonome et néanmoins incomplet. Le Mécanisme, et avec lui l’attribution aux corps de propriétés purement catégoriques, porte en somme sur les « instruments » dont s’est servi « l’artisan divin » pour régler entre eux les interactions apparentes des corps. Mais ses résultats et les principes qui gouvernent les lois qu’il découvre relèvent, eux, des « desseins » de cet artisan, sans lesquels le jeu purement mécanique des mouvements et des changements de propriétés que nous observons, n’est pas pleinement compréhensible.28 C’est sur ce plan métaphysique de l’interaction apparente et réglée des substances individuelles, que les notions de formes et de forces trouvent leur signification et leur rôle. Tout se passe donc comme si l’enquête du physicien devait admettre un usage qu’on pourrait qualifier de « régulateur » des concepts de substance ou de pouvoir physique, à cette notable différence près que, contrairement au sens que donnera Kant de cette notion, ces entités ont bien, aux yeux de Leibniz, une consistance ontologique véritable. Leur nature métaphysique et le rôle épistémologique qu’il leur concède procèdent de leur réalité sous-jacente aux phénomènes et en font des présupposés ontologiques incontournables.
72Aussi Michel Fichant ne fait-il preuve d’aucune bienveillance excessive en concluant que :
- 29 Fichant, 1998, p. 200.
La distinction des attributs premiers n’est pas l’apanage de l’intelligibilité mathématique visée par le mécanisme restreint : elle se dédouble d’une intelligibilité métaphysique qui conditionne la détermination complète de son objet par la physique. Tout comme la notion d’étendue sous-tend les modalités de la grandeur, de la figure et du mouvement, celle de la forme substantielle unifie le champ des notions métaphysique de base de la science des corps : elle n’y est rien d’autre que l’opérateur de sa complétude, ou ce qui la qualifie à connaître son objet dans l’intégralité de ses déterminations. Le rétablissement des formes substantielles s’opère donc sur l’interface pour ainsi dire de la Mécanique et de la Poégraphie ( Leibniz utilise ce terme pour désigner la connaissance scientifique des qualités sensibles ) : la dépendance de la première à l’égard d’un principe métaphysique cautionne dans la seconde le dépassement du modèle mécanique d’intelligibilité dans un système catégorial dont l’expression nouvelle met provisoirement les notions mathématiques et les notions métaphysiques sur le même plan de distinction épistémique et de priorité logique29.
2.10. Bilan provisoire
73Un premier bilan de la synthèse de 1686, telle qu’elle se présente de manière officielle dans le Discours de Métaphysique, permet donc de faire apparaître les points suivants :
74(1) Le Mécanisme, tel qu’il est interprété dans le paradigme cartésien comme science de la substance étendue et de ses propriétés catégoriques, définies elles-mêmes comme des grandeurs variables, ne permet pas de déterminer les lois correctes du mouvement, pas plus qu’il ne fournit de théorie ontologique satisfaisante de la matière.
75(2) Pour autant, il constitue une étape indispensable à la découverte, dans les corps, des formes substantielles qui permettent d’identifier leur particularité et de déterminer les différentes manifestations de leur activité spontanée, activité qui s’exerce par l’intermédiaire des forces vives possédées par un corps, qui sont les modalités de son élasticité propre.
76(3) Pour ce faire, il importe de dépasser le présupposé phénoméniste implicite du paradigme cartésien, qui consiste à étudier les corps uniquement à partir des traces manifestes de leurs mouvements et à concevoir leurs propriétés comme des grandeurs assignables de manière catégorique dans un langage purement géométrique.
77(4) Il s’agit, en particulier, de reconnaître aux côtés de cette caractérisation catégorique des corps, de leurs mouvements et de leurs figures, l’existence, dans les corps, de formes et de forces dotées d’une efficacité réelle et spontanée, c’est-à-dire de pouvoirs dont l’attribution excède la liste de leurs manifestations possibles, mais comporte également une certaine intensité particulière, qui tient à la spécificité de chaque corps étudié. Cette reconnaissance de la pertinence épistémologique et ontologique des notions de substance et de disposition active est bien compatible avec le projet d’une physique quantitative propre à la modernité, dans la mesure où les forces, dans leur double dimension extensive et intensive peuvent faire l’objet d’estimations mathématiques.
78(5) Une compréhension complète et cohérente du Mécanisme conduit donc à reconnaître, dans la matière physique, l’existence de pouvoirs actifs réels qui sont autant de présupposés épistémologiques et ontologiques indispensables à l’attribution de propriétés géométriques visée par le Mécanisme.
79Ces considérations constituent, à nos yeux, des points de départs conséquents pour une ontologie et une épistémologie possibles des dispositions, telles qu’on peut les trouver exposées chez Leibniz. Ce qu’il nous faut alors préciser, si nous voulons clarifier le sens et le type d’entités auxquels nous avons affaire, c’est le statut ontologique précis que nous devons accorder aux forces et aux qualités qui témoignent dans les corps, de leur activité spontanée, mais aussi celui de toutes les dispositions considérées comme « passives », selon la terminologie leibnizienne. Il nous faut, en particulier, clarifier la manière dont ces qualités particulières que sont les forces, s’articulent aux substances actives dont elles émanent. En effet, la réhabilitation des formes substantielles dont nous venons de restituer les étapes successives et les attendus conceptuels, ne constitue, chez Leibniz, qu’une synthèse provisoire de son ontologie. Le philosophe de Hanovre s’est ensuite appliqué à préciser le sens qu’il convient, selon lui, de donner à l’activité caractéristique des substances. Et c’est au travail de conceptualisation qu’il a effectué, à partir de 1690, sur la notion d’action, qu’il nous faut désormais nous intéresser, pour mieux comprendre la signification de l’interprétation réaliste qu’il propose des pouvoirs physique qu’il attribue aux corps.
Notes
1 Fichant, 1998, p. 205-243 : « De la puissance à l’action ».
2 Aristote, Métaphysique, Δ, 18, 1022a 13-23.
3 Aristote, Physique, II, 194b 23.
4 Leibniz, DM, xi : « Je sais que j’avance un grand paradoxe en prétendant de réhabiliter en quelque façon l’ancienne philosophie et de rappeler postliminio les formes substantielles presque bannies ; mais peut-être qu’on ne me condamnera pas légèrement, quand on saura que j’ai assez médité sur la philosophie des modernes, que j’ai donné bien du temps aux expériences de physique et aux démonstrations de géométrie, et que j’ai été longtemps persuadé de la vanité de ces êtres, que j’ai été enfin obligé de reprendre malgré moi et comme par force, après avoir fait moi-même des recherches qui m’ont fait reconnaître que nos modernes ne rendent pas assez justice à saint Thomas et à d’autres grands hommes de ce temps-là, et qu’il y a dans les sentiments des philosophes et théologiens scolastiques bien plus de solidité qu’on ne l’imagine, pourvu qu’on s’en serve à propos et en lieu. »
5 Fichant, 1998, p. 171
6 Leibniz, SSB VI, 1, p. 156 ; cité dans Fichant, 1998, p. 168.
7 Fichant, 1998, p. 172.
8 Sur ce point, voir, Mumford, 1998, chap. 6 et 9.
9 Même si Leibniz inclut aussi dans son programme d’analyse les qualités sensibles, ce qui semble, à première vue, largement dépasser le traitement analytique du dispositionnel, il faut se souvenir que le propre du sensible, à ses yeux, est d’être justement conditionné aux organes d’un sujet qui les perçoit. En ce sens, on pourrait donc dire que l’ensemble des qualités sensibles relèvent bien, dans sa terminologie, de ce qu’on désigne aujourd’hui par le terme de « dispositionnel ».
10 Mumford, 1998.
11 Leibniz, SSB VI, iv, 1961-1962.
12 Leibniz, DM, xvii.
13 Leibniz, De Corporum Concursu, édité et annoté par M. Fichant, Vrin, 1994.
14 Leibniz, GR, p. 263, cité dans Duschesneau, 1994, p. 100.
15 Ce qu’il ne manquera pas de souligner plus tard auprès de ses adversaires cartésiens, en soulignant que la substitution de la force au mouvement est requise en vertu des principes posés par Descartes lui-même.
16 Fichant, 1998, p. 180.
17 Id., p. 181.
18 Id., p. 182.
19 Ce terme, emprunté à Kant, est évidemment anachronique si on le rapporte tel quel à Leibniz ou à Hume. Nous l’utilisons ici à titre de paradigme pour une caractérisation épistémologique critique de la notion de substance.
20 Sur tout ceci, voir notamment, H. Poincaré, La Science et l’Hypothèse [1902], Flammarion, 1968, et la préface de Vuillemin.
21 Fichant, 1998, p. 198.
22 Voir supra le chapitre consacré à cette question dans l’introduction.
23 Voir Armstrong, Martin & Place, 1996, en particulier le chapitre 7.
24 Leibniz, GP, VII, p. 283 : « “Agnoscendas esse in corporibus notiones sive formas quasdam ut ita dicam immateriales sive ab extesione independantes, quas appelari possis potentias, […] quae potentia non in motu, imo nec in conatu seu motus initio, sed in causa sive ratione intrinseca est lege continuandi consistunt” in Tempus erat quo credebam. » (Cité dans Fichant, 1998, 200.)
25 Leibniz, DM, xviii.
26 Leibniz, GP, IV, p. 375 (OP, p. 105). Ou encore, par exemple, Leibniz, GP, IV, p. 399 [SNN, p. 182] : « Cette force élastique inhérente à tout corps montre, que tout corps aussi, renferme un mouvement interne et une force primitive infinie, quoiqu’elle soit déterminée, dans la rencontre des corps, par la force dérivative selon que l’exigent les circonstances. »
27 Leibniz, « Éléments de la raison », COU, p. 341 RG, p. 151].
28 Sur l’image de l’artisan divin et la conciliation des causes efficientes et finales, voir, par exemple, DM, xxii.
29 Fichant, 1998, p. 200.
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