1.1. Contre Aristote

1La méfiance à l’égard des pouvoirs ou dispositions physiques apparaît avec le Mécanisme moderne, dans lequel il ne semble plus y avoir de place pour des propriétés liées à une quelconque efficacité naturelle des corps physiques. Le caractère mathématique des lois et des résultats de la physique qui apparaît avec Galilée, semble, en effet, conduire à l’abandon de la physique qualitative héritée d’Aristote. Chez ce dernier, l’ambition de la physique consiste à expliquer les phénomènes en s’appuyant sur les qualités des corps, ces dernières étant elle-même déterminées par leurs natures. La notion aristotélicienne de nature mériterait, à elle seule, des développements qui dépassent largement les enjeux de notre étude, aussi nous bornerons-nous à rappeler, de manière générale, qu’elle désigne chez lui la constitution interne des corps en même temps que le principe interne de leurs mouvements1. Dans le livre II de la Physique, il développe, de manière plus complète, les différents sens que nous sommes susceptibles de lui donner à partir de la fameuse doctrine des quatre causes, la nature d’un être pouvant ainsi se décliner selon l’aspect sous lequel on l’envisage, comme la matière qui compose ce corps, comme la forme qui lui confère son identité, comme l’efficacité qui lui est propre, enfin, comme la finalité dont il est porteuse, c’est-à-dire la tendance qu’il possède d’accomplir sa forme.

2Selon l’acception qu’on lui donne, la nature peut ainsi être considérée soit comme existant en acte, par exemple dans le cas où elle désigne la matière ou la forme d’un corps, soit en puissance, comme c’est le cas de l’efficacité intrinsèque d’un corps physique ou de la fin vers laquelle il tend. Dans les deux derniers cas, la nature est donc porteuse d’une certaine virtualité concernant les changements qui sont susceptibles d’affecter un corps ou la réalisation complète de son essence.

3Cette grammaire complexe de la causalité se trouve disqualifiée dès lors que l’ambition de la physique se déplace vers la possibilité d’expliquer les changements affectant les corps par des lois causales générales, exprimables sous la forme d’équations mathématiques. Il ne s’agit plus, désormais, de penser les changements qui affectent les corps à partir de leur nature et des différentes qualités dans lesquelles elle se décline. La physique doit plutôt chercher à savoir comment ces changements peuvent être expliqués par les rapports, les relations, qui existent entre les corps et sont susceptible d’un traitement purement quantitatif.

4Ce que mesurent ces lois, ce sont les mouvements relatifs accomplis par les corps à l’intérieur d’un système de relations. Or, comme on sait, cette nouvelle conception mécaniste s’accompagne également d’une transformation radicale dans la manière de concevoir le mouvement et les changements qu’il produit dans la matière. Avec la découverte de la relativité du mouvement, Galilée a, en effet, montré qu’il n’était pas pertinent d’attribuer à un corps quelconque de repos absolu, alors qu’Aristote voyait là un des critères permettant d’identifier le comportement naturel d’un corps. Le mouvement est désormais lui-même conçu comme un rapport à l’intérieur d’un même référentiel, ce qui implique qu’il ne saurait être attribué en propre à un corps isolé.

5D’une conception de la matière physique hétérogène et différenciée par une hiérarchie complexe de natures particulières, on est ainsi passé à une conception de la matière comme entité homogène, à l’intérieur de laquelle les changements se produisent par la transmission de mouvements relatifs, décrits en termes purement quantitatifs.

1.2. La substance étendue

6C’est à partir de ces transformations conceptuelles fondamentales, que Descartes propose de définir la matière qui compose les corps comme une substance étendue à trois dimensions, différenciée uniquement par des figures provisoires, elles-mêmes produites par les mouvements qui se transmettent à l’occasion des rencontres entre les corps. Selon cette conception, les phénomènes physiques et les corps qui en sont affectés, ainsi que les propriétés que nous leur attribuons, peuvent être décrits en termes purement géométriques. Cela signifie, aux yeux de Descartes, que les lois de la physique possèdent, en principe le même type de nécessité que les théorèmes géométriques, de même que l’attribution à tel ou tel corps d’une certaine quantité de mouvement ou d’une certaine figure.

7La conception cartésienne de la matière trouve sa formulation canonique dans le fameux texte portant sur l’analyse du morceau de cire à la fin de la seconde Méditation. Après avoir écarté toutes les caractéristiques que nous attribuons à la matière physique à partir de nos informations sensorielles, Descartes s’efforce de préciser à quoi peut faire référence une idée claire et distincte de la matière :

Mais qu’est-ce, précisément parlant, que j’imagine lorsque je la conçois de cette sorte ? Considérons-le attentivement et éloignant toutes les choses qui n’appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes, il ne demeure rien que quelque chose d’étendu, de flexible et de muable2.

8Avec cette définition de la matière physique, Descartes est en mesure de proposer une interprétation purement géométrique des lois du mouvement qui s’intègre dans le projet d’une cinématique générale. Le caractère « flexible » et « muable » de l’extension géométrique l’autorise à considérer les différentes formes successives qu’un corps est susceptible d’endosser, comme des traces des mouvements qui lui sont imprimés à un moment donné. Le propre de cette conception de la matière physique consiste à penser tous les changements physiques à partir du seul couple extension géométrique-mouvement. La clé de voûte garantissant la nécessité des lois de transmission du mouvement, c’est, d’après Descartes, la conservation de la quantité générale de mouvement dans l’univers, qui permet d’analyser la quantité de mouvement attribuée à un corps comme une distribution relative de cet invariant. Le Mécanisme moderne trouve ainsi une interprétation métaphysique opportune qui articule, dirait-on aujourd’hui, une sémantique cohérente des propriétés physiques et une épistémologie des lois à une ontologie de la matière étendue.

9La sémantique assumée par l’analyse cartésienne de la matière repose sur la distinction classique entre propriétés essentielles et propriétés accidentelles, qui lui permet de distinguer entre les qualités indissociables de l’idée de matière quand on la considère dans son évidence et sa cohérence. Cette distinction, appliquée au cas du morceau de cire dans la seconde Méditation, trouve sa formulation générale dans la seconde partie des Principes de philosophie où Descartes écrit :

En ce faisant, nous saurons que la nature de la matière, ou du corps pris en général, ne consiste point en ce qu’il est une chose dure, ou pesante, ou colorée, ou qui touche nos sens de quelque autre façon, mais seulement en ce qu’il est une substance étendue en longueur, largeur et profondeur. Pour ce qui est de la dureté, nous n’en connaissons autre chose, par le moyen de l’attouchement, sinon que les parties des corps durs résistent au mouvement de nos mains lorsqu’elles les rencontrent ; mais si toutes les fois que nous portons nos mains vers quelque part, les corps qui sont en cet endroit se retiraient aussi vite comme elles en approchent, il est certain que nous ne sentirions jamais de dureté ; et néanmoins, nous n’avons aucune raison qui nous puisse faire croire que les corps qui se retireraient de cette sorte perdissent pour cela ce qui les fait corps. D’où il suit que leur nature ne consiste pas en la dureté que nous sentons quelque fois à leur occasion, ni aussi en la pesanteur, chaleur et autres qualités de ce genre. Car si nous examinons quelque corps que ce soit, nous pouvons penser qu’il n’a en soi aucune de ces qualités, et cependant, nous connaissons clairement et distinctement qu’il a tout ce qui le fait corps, pourvu qu’il ait de l’extension en longueur, largeur et profondeur : d’où il suit aussi que, pour être, il n’a besoin d’elles en aucune façon et que sa nature consiste en cela seul qu’il est une substance qui a de l’extension3. [C’est nous qui soulignons.]

10Cet extrait de Descartes appelle plusieurs remarques. Il permet, d’abord, d’illustrer à quel point les considérations portant sur l’analyse sémantique des propriétés physiques et la manière dont nous devons les attribuer aux corps, sont étroitement liées au statut ontologique que nous attribuons à la matière elle-même. Si Descartes écarte les qualités comme la dureté, la chaleur, la pesanteur et autres qualités « de ce genre », c’est parce qu’il conçoit la matière physique comme une substance, dotée d’une certaine indépendance ontologique et, qu’à ce titre, elle ne saurait être définie par des qualités relatives à nos sens. Les propriétés essentielles de la matière doivent pouvoir lui être attribuées indépendamment de toute perception extérieure à l’idée claire et distincte par laquelle nous la concevons. C’est bien la réalité ontologique de la substance étendue qui le conduit, dans sa définition, à ne retenir que les propriétés qui peuvent lui être attribuées indépendamment de toutes circonstances ou occasions de rencontre avec notre perception sensible.

11Ensuite, on constate que les qualités considérées ici comme secondes, désignent assez clairement des propriétés que nous rangerions aujourd’hui parmi les propriétés dispositionnelles. Ainsi, la dureté, la chaleur, etc., sont bien des propriétés que nous attribuons aux corps à partir de certaines expériences conditionnelles. On sait que la méfiance cartésienne à l’égard des qualités sensibles trouve son origine dans le caractère incertain et potentiellement trompeur de nos sens. Mais cette méfiance le conduit bien à privilégier, ici, des qualités dont l’évidence cognitive tient justement au fait qu’elles peuvent être attribuées sans aucune référence à un quelconque contexte conditionnel. L’extension géométrique, c’est la propriété physique qui demeure catégoriquement attaché à tout corps matériel, indépendamment des modifications formelles conditionnées qu’il est susceptible de revêtir à nos yeux. Le critère permettant d’attribuer aux corps leur caractère essentiellement étendu est donc bien un critère de catégoricité.

12Lorsque le physicien décrit les mouvements accomplis par un corps et les traces formelles qu’ils dessinent, il a donc affaire essentiellement à des propriétés qui peuvent et doivent être attribuées de manière catégorique. Il n’y a, dès lors, plus de place pour des propriétés renvoyant à une relation perceptive et, de manière plus générale, à des circonstances extérieures particulières dans lesquelles elles se manifesteraient. La description scientifique d’un système physique, quelle que soit l’échelle à laquelle on l’étudie, se réduit donc à un relevé géométrique des positions et des mouvements appliqués aux corps qui le composent à un moment donné. Les mouvements eux-mêmes, conformément aux résultats de Galilée, sont eux-mêmes de simples rapports, des relations entre les positions respectives des mobiles étudiés. Ils se voient ainsi « expulsés », pourrait-on dire, des mobiles désormais dépourvus de toute capacité interne au changement, de toute efficacité propre. Le fond ontologique sur lequel prennent corps, au sens littéral, les mobiles du Mécanisme moderne consiste donc en une matière purement étendue dont les propriétés essentielles sont définies et attribuées de manière catégorique.

13Ainsi en est-il notamment des figures étudiées par le physicien :

Il n’y a donc qu’une même matière en tout l’univers, et nous la connaissons par cela seul qu’elle est étendue ; pour ce que toutes les propriétés que nous apercevons distinctement en elle, se rapportent à ce qu’elle peut être divisée et mue selon ses parties, et qu’elle peut recevoir toutes les diverses dispositions que nous remarquons pouvoir arriver par le mouvement de ses parties. Car, encore que nous puissions feindre, de la pensée, des divisions en cette matière, néanmoins il est constant que notre pensée n’a pas le pouvoir d’y rien changer, et que toute la diversité des formes qui s’y rencontrent dépend du mouvement local. Ce que les philosophes ont sans doute remarqué, d’autant qu’ils ont dit, en beaucoup d’endroits, que la nature est le principe du mouvement et du repos, et qu’ils entendaient, par la nature, ce qui fait que les corps se disposent ainsi que nous voyons par expérience4.

14L’hommage final aux philosophes de la nature ne doit, bien entendu, pas nous tromper : Descartes balaie ici d’un revers de main toutes les recherches d’inspiration aristotélicienne, en soulignant avec ironie qu’elles ont, à ses yeux, été proprement incapables de décrire correctement les comportements des corps, faute d’une conception claire de ce en quoi consiste véritablement la nature physique.

15Toutes les propriétés physiques que nous attribuons aux corps peuvent donc être ramenées aux traces des différents mouvements locaux qui s’y dessinent. Les structures fondamentales de la matière, à toutes les échelles de l’analyse, sont des configurations géométriques particulières que nous pouvons décrire en termes catégoriques à la manière dont procèdent les géomètres. Il n’y a pas plus de pouvoirs inhérents à la matière qu’il n’y en a dans la représentation graphique d’un polygone ou d’un vecteur. Tout ce qui peut être dit à propos d’un corps peut l’être indépendamment de toute expérience circonstanciée.

16Ainsi en est-il du mouvement que nous attribuons aux corps :

Je dis qu’il est le transport d’une partie de la matière, ou d’un corps, du voisinage de ceux qui le touchent immédiatement, et que nous considérons comme en repos, dans le voisinage de quelques autres. (…) Et je dis qu’il est le transport et non pas la force ou l’action qui transporte, afin de montrer que le mouvement est toujours dans le mobile et non pas en celui qui meut ; car il me semble qu’on n’a pas coutume de distinguer ces deux choses assez soigneusement5.

17Si l’on peut parler du mouvement comme d’une propriété du mobile, c’est à la condition de le penser comme un transport et non comme une action, c’est à dire comme un changement de rapport à ce qui l’environne et non comme la manifestation d’un dynamisme intérieur. La terminologie cartésienne témoigne ainsi d’un renversement complet des catégories aristotéliciennes : une propriété ne peut être essentielle que si elle désigne un rapport quantifiable avec un référent extérieur. Une propriété ne peut être considérée comme étant « dans » le mobile, qu’à la condition qu’elle exprime la relation de ce mobile avec ce qui l’environne. On comprend ainsi pourquoi toute propriété dynamique inhérente au mobile se trouve exclue d’office, dans la mesure où, l’idée même d’une propriété appartenant à un corps, indépendamment de la position qu’il occupe à l’égard des corps environnants est, aux yeux de Descartes, simplement dépourvue de sens.

18Ce que nous appelons ici le « paradigme cartésien » de la réalité physique, c’est donc une interprétation métaphysique des résultats fondateurs du Mécanisme moderne, qui affirme que la matière est une entité réductible à l’étendue tridimensionnelle, dont les diverses propriétés doivent être attribuées de manière catégorique et pensées d’abord comme des translations ou des traces de translations, leur caractère catégorique tenant précisément au fait qu’en les attribuant, nous décrivons la position relative d’un corps (ou de telle ou telle partie de ce corps), à l’égard de ce qui l’environne6. Une telle conception de la matière physique ne laisse aucune place à des propriétés de nature dispositionnelle ou à une quelconque forme de pouvoir inhérente aux corps. Il n’y a pas, en physique, de propriétés dont l’attribution serait conditionnée à certaines circonstances, pas plus qu’il ne saurait y avoir de propriété existant sous forme de puissance particulière ou générale. La matière physique est fondamentalement inerte et homogène et les changements qui s’y produisent peuvent être entièrement expliqués à partir de la distribution, entre les corps, d’une quantité de mouvement globalement constante dans l’univers. Les phénomènes physiques se ramènent donc, en définitive, aux manifestations d’une cinématique abstraite dans laquelle toute forme de disposition ou de pouvoir est frappée d’occultisme :

Je ne reçois point de principes en physique, qui ne soient aussi reçus en mathématique, afin de pouvoir prouver par démonstration tout ce que j’en déduirai ; et que ces principes suffisent, d’autant que tous les phénomènes de la nature peuvent être expliqués par leur moyen (…). J’avoue franchement ici que je ne connais point d’autre matière des choses corporelles, que celle qui peut être divisée, figurée et mue en toutes sortes de façons, c’est-à-dire celle que les géomètres nomment la quantité, et qu’ils prennent comme objet de leurs démonstrations7.

19Cet ultime article de la seconde partie des Principes, consacrée aux choses matérielles, explicite, clairement, les exigences sémantiques et épistémologiques induites par la conception cartésienne de la matière comme substance étendue. Le type de propriétés auxquelles nous avons affaire, relève de la catégorie de la quantité et renvoie, comme l’indiquaient déjà les Regulae, à l’unité, la dimension ou la figure8. Cela signifie qu’une propriété physique doit toujours dénoter un mode et une manière selon laquelle un objet est considéré comme mesurable. Ainsi en est-il, bien sûr, des trois dimensions de l’étendue qui permettent de définir les figures et de démontrer leurs propriétés, mais également de la pesanteur, de la vitesse, etc., qui désignent respectivement la dimension sous laquelle un objet est pesé, et celle sous laquelle il est en mouvement. Cette exigence de quantification disqualifie à l’avance toute propriété dispositionnelle, toutes les propriétés physiques renvoient à des caractéristiques relatives et quantifiables des corps décrits. Attribuer une propriété à un corps, cela revient à calculer la valeur d’une fonction à un moment ou à un endroit donné. Cette valeur indique une grandeur instantanée et actuelle qui ne tient pas compte d’une quelconque tendance ou disposition du corps à se comporter de telle ou telle manière dans d’autres circonstances. Une propriété attribuée de la sorte ne saurait être que catégorique.

20Logiquement, Descartes en conclut que les lois et les résultats attendus en physique, doivent obéir aux normes en vigueur dans la géométrie, et permettre d’établir des déductions nécessaires et évidentes. Dans les Regulae, Descartes écrivait déjà :

Nous affirmons que ce qu’on cherche est sous tel ou tel rapport semblable, identique ou égal à un objet donné, de telle sorte que, dans tout raisonnement, c’est par une comparaison seulement que nous connaissons la vérité d’une manière précise. […] La nature commune ne se trouve pas dans les deux objets d’une manière identique, mais selon certains autres rapports ou proportions qui l’enveloppent. Et dans sa plus grande partie, l’industrie humaine ne consiste pas à autre chose qu’à transformer ces proportions de manière à voir clairement l’égalité qui existe entre ce qu’on cherche et ce qu’il y a de connu9.

21De la même manière que l’extrait des Principes, cité plus haut, permettait de comprendre comment la sémantique des propriétés physiques est conditionnée par le statut ontologique attribué à la substance étendue, ce texte permet de clarifier l’articulation établie par Descartes entre ses options ontologiques et sa conception de l’épistémologie. Toute la physique procède, selon lui, par des opérations de comparaison et de réduction à l’identique entre des grandeurs mesurables. Il s’agit toujours, pour le physicien, de mettre en équation des rapports ou des proportions, sous lesquels se présente cette nature commune qu’est la substance étendue. Ainsi se trouve justifiée la réduction de la physique à la géométrie en même temps que son interprétation ontologique. Les lois physiques ne sont pas différentes de celles de la géométrie, en ce sens qu’elles portent sur un objet homogène, intégralement susceptible d’un balisage quantitatif. Cette nature physique, la substance étendue, est différenciée uniquement de manière extrinsèque par des figures et des rapports mathématiques, en quoi consistent les propriétés sous lesquelles nous pouvons la percevoir et la penser de manière intelligible. Les lois physiques qui décrivent les rapports réciproques de ces propriétés esquissent alors une sorte de géométrie du réel, dans laquelle aucune propriété ne saurait être définie de manière incomplète ou virtuelle. Le sens d’une propriété physique et les rapports qui permettent de la définir doivent ainsi être analysables intégralement à n’importe quel moment par les équations qui décrivent le système physique dans lequel ils se trouvent. L’être en puissance et les qualités occultes ont vécu.

22Dans une telle perspective, la notion de causalité physique n’admet alors aucun substrat réaliste dans les corps proprement dits. Décrire l’action causale d’un mobile sur un autre, c’est rendre compte de la quantité de mouvement qu’il lui transmet, ce transfert de mouvement obéissant à des lois dérivées de la conservation générale de la quantité de mouvement présente dans l’univers. Les interactions causales qui ont lieu dans la matière inerte ne trouvent donc leur efficience que dans la puissance divine qui voit dans ces interactions autant d’occasions de s’exercer, les corps étant eux-mêmes dépourvus de toute efficacité propre. Cette manière d’évacuer hors de la matière l’efficience que les natures aristotéliciennes lui conféraient ouvre la possibilité d’interpréter les lois physiques en termes de pures régularités descriptives, qui laissent de côté la question de savoir en quel sens les corps doivent être considérés comme des agents naturels. Chaque transfert de mouvement d’un mobile à un autre est susceptible d’une transcription géométrique, l’efficience causale étant toute entière confiée aux mains de Dieu qui orchestre, en permanence, les modalités d’interactions des substances qu’il a créé. Ainsi, c’est bien l’interprétation que Malebranche donne de la notion de « création continuée » qui vient parachever l’épistémologie induite par le paradigme cartésien de la matière comme substance étendue.

1.3. La « clé » du paradigme

23À l’évidence, les positions défendues par Descartes sont tributaires d’un contexte historique particulier et de l’état des découvertes scientifiques de son temps. Ajoutons à cela que le rationalisme militant dont il fait preuve a connu de sérieuses déconvenues par la suite, et que les lois du mouvement déduites des principes énoncés plus haut, sont aujourd’hui considérées comme un exemple typique d’erreur spéculative, ce qui semble inviter plutôt à la prudence lorsqu’on aborde les questions d’interprétation de la physique à la lumière des connaissances contemporaines.

24Il nous semble pourtant que, si la lettre des positions cartésiennes présente surtout un intérêt historique, l’esprit qui les inspire souffle peut-être encore, et de manière peut-être un peu inattendue, dans certains développements critiques à l’égard des dispositions aujourd’hui. La modernité un peu clandestine du cartésianisme physique nous semble tenir en particulier au crédit ontologique accordé généralement aujourd’hui à la notion de grandeur, en particulier lorsqu’il s’agit de définir les propriétés physiques. Ainsi, comme nous l’avons vu en introduction, les reproches adressés aux propriétés dispositionnelles tiennent le plus souvent à ce qu’on ne peut apparemment pas en donner de description complète n’importe quand, à ce qu’on aurait affaire à des propriétés comportant une part irréductible d’intentionnalité, dont l’identification serait tributaire de certaines circonstances conditionnelles, ce qui interdirait de les attribuer comme des propriétés réelles légitimes à un corps ou à un esprit donné. Le manque d’actualité reproché aux dispositions ou aux pouvoirs tiendrait alors à leur caractère inquantifiable, à l’impossibilité de mesurer leur présence de manière satisfaisante lorsqu’elles ne se manifestent pas. D’où la position consistant à les éliminer purement et simplement de notre physique et de notre ontologie, ou à les relier à une « base » catégorique susceptible, elle, de caractérisation quantitative (à une structure micro atomique, par exemple).

25Pour générales qu’elles paraissent, ces remarques nous semblent pourtant bien sous-jacentes aux arguments de ceux qui s’efforcent d’éliminer ou de réduire les dispositions en leur opposant des propriétés catégoriques dont le propre consiste à faire référence à des figures (les structures micro atomiques), ou à des dimensions des corps (leur masse, etc.). Même s’il est clair que les détracteurs des dispositions ne se réclament pas tous, loin s’en faut, du cartésianisme, il n’est donc pas déplacé de se demander dans quelle mesure, la dignité ontologique qu’ils attribuent aux propriétés dites catégoriques, trouve son origine dans le présupposé selon lequel les seules propriétés physiques légitimes doivent pouvoir être envisagées comme des modes de la grandeur, ainsi que l’affirme Descartes.

26Évidemment, il serait sans doute un peu hâtif d’enrôler de force toutes les critiques des dispositions sous cette bannière cartésienne, ne serait-ce que parce que la plupart des auteurs qui rejettent les dispositions aujourd’hui, se réclament plutôt de la tradition empiriste et des résultats de la physique post-newtonienne, ce qui induit une terminologie et des attentes sémantiques et épistémologiques qui ne sont pas celles de Descartes. Reste que le traitement qu’ils réservent au caractère « éthéré » des dispositions et des pouvoirs, présente bien des similitudes troublantes avec le procès en « occultisme » que leur intentait ce dernier.

27C’est la raison pour laquelle il nous a paru utile, dans une première partie, de chercher à comprendre comment Leibniz avait cherché à sortir de ce paradigme cartésien, pour faire droit à une définition de la matière physique redonnant une place à la notion qualitative de « force », sans pour autant renier les résultats du Mécanisme naissant. Les limites de la conception cartésienne et les impasses auxquelles, selon lui, elle conduit, reposent en effet en bonne part sur la mise à l’index des dispositions physiques et sur le refus de prendre en compte des propriétés dynamiques inhérentes aux corps physiques. Il est clair que la querelle du cartésianisme, comme on l’appelle parfois, ne saurait être plaquée telle qu’elle sur les débats contemporains et qu’il serait sans doute hasardeux de chercher des réponses définitives aux débats contemporains dans les positions que Leibniz y a défendu. Néanmoins, l’hypothèse que nous formulons ici consiste à dire que les difficultés sémantiques, épistémologiques et ontologiques soulevées par le paradigme cartésien, ainsi que les propositions formulées par Leibniz pour les contourner, permettent bien de clarifier un certain nombre d’enjeux conceptuels ayant trait aux dispositions et pouvoirs dans le domaine de la physique.

28Dans ce qui suit, la présentation historique et circonstanciée des étapes de la constitution de la Dynamique leibnizienne doit donc, à nos yeux, être lue comme une clarification préalable des motifs et des voies par lesquelles une physique des dispositions conséquente peut être envisagée. La constitution de la dynamique leibnizienne se présente, dans une telle perspective, comme un cas d’école, irréductible aux enjeux historiques particuliers qui l’ont motivé. Il nous appartiendra ensuite de voir en quel sens on peut, en s’appuyant sur ces données historiques, parler d’un véritable « paradigme leibnizien » à propos des dispositions et des pouvoirs en physique, en quoi ce paradigme recoupe certaines des positions défendues aujourd’hui par les partisans des dispositions, mais aussi en quoi il s’en distingue et ce qui fait son originalité. Cette singularité se mesure en particulier, comme on le verra, dans les conséquences épistémologiques qui peuvent en être tirées.

29Pour résumer, cette première partie portera donc d’abord sur un rappel historique des différentes phases d’élaboration de la Dynamique, puis sur la formulation plus générale de ce qu’on peut appeler un « paradigme leibnizien » des dispositions, avant de s’intéresser aux conséquences qu’un tel paradigme implique quant aux notions de lois et de causalité en physique.