Introduction
Texte intégral
0.1. De notre rapport ordinaire aux dispositions : une évidence empirique teintée de méfiance
1Quotidiennement, nous attribuons des dispositions à une foule d’objets autour de nous. Ce pot à crayon, sur ma table de travail est fragile, de même que la vitre qui se trouve en face de moi. En leur attribuant cette propriété, je signifie qu’ils se briseraient probablement s’ils se trouvaient jetés à terre ou si je projetais le premier en travers du second. La vitre comme le pot à crayons possèdent donc, à mes yeux, certaines propriétés qui conditionnent leurs comportements dans certaines circonstances.
2Mais ces objets physiques ne sont pas les seuls auxquels nous sommes enclins à attribuer de telles propriétés. Mumford remarque, par exemple que certaines de nos croyances peuvent également être décrites comme des dispositions1. Croire que huit fois huit font soixante-quatre, que la chaise sur laquelle je suis assis est suffisamment solide pour supporter mon poids, ou encore que les zèbres possèdent des rayures noires et blanches, cela signifie aussi, entre autres choses, que je serai enclin à proposer une certaine réponse verbale à la question « combien font huit fois huit ? » ou « de quelle couleur sont les zèbres ? », ou encore, que je serai amené à m’asseoir sans (trop d’) appréhension à ma table de travail.
3Dans les deux premiers cas, on peut donc dire que mes croyances quant au résultat du calcul ou à la couleur des zèbres relèvent bien d’une forme de disposition de ma part à me prononcer en ces matières. Dans le second, on pourra dire que ma croyance consiste à adopter un certain nombre de comportements, pas forcément linguistiques, à l’égard de ma chaise.
4Aux dispositions physiques et mentales, Mumford propose encore d’ajouter celles qui consistent en certains traits de caractère comme c’est le cas, par exemple, de la bravoure. Quelqu’un de brave, est capable de se comporter de manière courageuse dans des circonstances délicates ou dangereuses. Cela signifie qu’il n’est pas nécessaire de manifester un tel comportement en permanence pour être qualifié de « brave ». Il suffit que ce trait de caractère soit manifeste dans les circonstances adéquates pour que nous l’attribuions. De la même manière que la fragilité du verre ne se manifeste que si on le brise, la bravoure est bien une sorte de disposition morale qui semble induire un certain type de comportement sous certaines conditions.
5Mumford complète sa typologie des dispositions par deux derniers cas, celui des thermostats et celui de la parité.
6Le cas du thermostat renvoie aux nombreux artefacts que nous élaborons précisément en vue de leurs dispositions. Le dispositif permettant de désactiver une chaudière une fois atteinte une certaine température est bien caractérisé par sa disposition à le faire, quel que soit d’ailleurs le mécanisme physique particulier qui est utilisé. Autre exemple de ce type, le fusible, qui permet de placer hors tension un conducteur. Remarquons encore que dans ces deux cas, la disposition de ces deux artefacts vise en l’occurrence à neutraliser la disposition de la chaudière à augmenter la température de l’eau ou celle du conducteur à propager le courant.
7Le dernier exemple de Mumford, c’est la disposition que possèdent certaines abstractions, comme les nombres, à être divisés par deux. Pourquoi parler ici de disposition ? Parce qu’en un certain sens, il s’agit bien, ici encore, d’une propriété déterminant le fait que nous obtenions à propos de certains nombres, lorsque nous les divisons par deux, des entiers. Pourtant, il semble que nous ayons alors affaire à des dispositions plus abstraites que celles que nous avons relevées précédemment dans la mesure où elles ne produisent pas de changements physiques directs sur leurs porteurs comme c’est le cas des dispositions physiques ou mentales, qu’elles soient naturelles ou artificielles.
8Peut-être est-ce là une raison suffisante pour ne pas les ranger dans la même catégorie que les précédentes. Toujours est-il qu’elles permettent de mesurer à quel point nous sommes tributaires de la notion de disposition dans des domaines extrêmement variés. Peut-être encore, est-il un peu abusif d’utiliser indifféremment le terme de disposition à propos de tous les cas cités dans la mesure où nous disposons également de termes comme ceux de tendances, de capacités, de propensions, de potentialités ou encore de force. Contentons-nous pour l’instant de remarquer que tous ces exemples ont en commun de désigner des situations ou des objets très courants et qu’ils ont bien en commun le fait de renvoyer à des comportements spécifiques qui ne sont pas toujours explicitement manifestes. Dans un premier temps, nous désignerons donc, par le terme de disposition l’ensemble des propriétés que nous attribuons en fonction des comportements possibles ou modaux de certains objets ou de certaines personnes.
9La facilité avec laquelle nous avons recours aux termes dispositionnels n’a d’égal que le flou relatif qui entoure la manière dont nous pouvons les définir. Qu’est-ce qu’une disposition ? Si je cherche à préciser, par exemple, en quoi consiste la fragilité, je me retrouve rapidement en difficulté dès qu’il s’agit de fournir autre chose qu’un ensemble d’usages linguistiques de ce terme. Je peux certes préciser qu’il s’agit d’une propriété que partagent mon pot à crayon, le verre, les vases chinois ou les manuscrits anciens. Seulement, je ne serai, de prime abord, pas capable d’énoncer une liste précise et finis des critères me permettant de rapprocher tous ces objets. De même, il est probable que je considère spontanément tous ces objets comme étant réellement fragiles, c’est-à-dire que je suppose qu’ils possèdent tous bien une certaine propriété qui les rend fragiles. Mais en même temps, cette propriété a quelque chose d’évanescent, d’ « éthéré » pour reprendre le terme de Goodman qui souligne que les dispositions ont une part de mystère que n’ont pas par exemple, d’autres propriétés comme les tailles ou les formes respectives des objets.
10En ce qui concerne mon pot à crayon, il semble que sa fragilité renvoie seulement à une possibilité pour lui de se briser dans certaines circonstances que je cherche plutôt à éviter. De manière plus générale, on a le sentiment que les dispositions ne renvoient à aucun comportement actuel de l’objet (ou de la personne) à qui on l’attribue. Lorsque je dis que mon pot à crayon est fragile, je signifie qu’il pourrait être brisé, ce qui n’est pas tout à fait la même chose que de constater qu’il est actuellement de forme ronde, de telle couleur, de telle taille, etc. Ces dernières propriétés sont celles qu’il possède hic et nunc, sans que j’aie à les rapporter à une situation particulière.
11Pour autant, il est clair que de nombreux objets diffèrent entre eux du fait de leurs dispositions : n’importe qui (ou presque) distinguera un fusible d’un thermostat simplement en fonction de leurs comportements possibles. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit pour les objets ou pour les personnes, d’une manière un peu mystérieuse de différer.
12Ce caractère « éthéré » ou « occulte » (pour reprendre un vocabulaire plus cartésien) explique, selon Claudine Tiercelin, pourquoi les dispositions ont longtemps eu, en philosophie, un statut aussi peu respectable que celui des « filles-mères » :
Associées à l’obscurantisme des qualités occultes, des pouvoirs, des capacités, mais aussi des difficultés inhérentes à la possibilité, les dispositions ont fini par disparaître de notre « ameublement ontologique », et par faire partie, comme le concept de « cause » ou de monarchie absolue, de ce que Russell appelait ces « reliques d’un âge révolu ». Tolérables comme des façons de parler, mais à coup sûr inadmissibles, à titre d’entités ontologiques autonomes2.
13Mais force est de constater que depuis un certain temps, il semble que les dispositions aient, pour reprendre les termes de Mellor, acquis aux yeux de nombreux auteurs le respectable statut de « mères célibataires »3. Ce qui a conduit à ce regain d’intérêt, c’est d’abord un certain nombre de difficultés rencontrées dans le domaine de la philosophie des sciences et de la prise de conscience qu’il est impossible d’exclure de la science certaines entités non observables. À l’intérieur même du programme positiviste logique, les tentatives de réduction et de reformulation indépendante de tout vocabulaire modal dont les dispositions ont fait l’objet, sont le signe qu’elles étaient bien, en un sens, inéliminables.
14Tiercelin remarque que la seconde tentative de réhabilitation des dispositions est venue, dans les années 1950, de la philosophie de l’esprit et de la psychologie à la suite de l’échec conjoint des tentatives d’interprétation « internalistes » et « behavioristes » des phénomènes mentaux. L’attention que portent des auteurs comme Ryle ou Wittgenstein aux dispositions (même si c’est pour les critiquer), est directement liée à leurs critiques des tentatives d’inspiration cartésiennes ou postcartésiennes (celles que Ryle désigne par le terme de théories du « fantôme dans la machine ») d’expliquer la nature du « mental ». De même, le recours aux dispositions s’est présenté à tous ceux qui ont constaté l’impossibilité de rendre compte de tous les phénomènes mentaux comme les désirs ou les croyances à l’aide de descriptions purement comportementalistes.
15Le troisième domaine dans lequel les dispositions sont progressivement apparues comme une hypothèse séduisante est celui de l’interprétation des probabilités : à la suite d’auteurs comme Peirce ou Ramsey, certains, comme Popper, ont cherché à résoudre les difficultés soulevées par les interprétations subjectivistes ou fréquentistes par une théorie propensionniste.
16Enfin, une dernière voie de réhabilitation a été ouverte par les problèmes d’interprétation soulevés par la mécanique quantique et on trouve, par exemple chez Popper, l’idée que non seulement les dispositions sont des propriétés réelles, mais que l’univers tout entier est fait de propensions4. I.J Thompson écrit, par exemple en 1988 :
La position et la vitesse doivent être à présent être rattachées non à des propriétés spatiales ou à des formes actuelles mais à des propensions. […] La mécanique quantique emploie des dispositions de type « propension », car c’est cela qui manifeste de façon probabiliste ses effets. […] Si donc nous nous demandons à quoi doit ressembler le monde pour que la mécanique quantique le décrive correctement, la notion de disposition a des chances d’être fondamentale pour une analyse réaliste et non paradoxale de la physique quantique ; aussi importe-t-il de résister à certaines interprétations de la physique et du monde quantique qui rendent impossibles les dispositions. […] Dans la théorie quantique des champs (une forme plus complète de la physique quantique), c’est jusqu’à l’existence des objets qui est une propriété dispositionnelle, laquelle peut ou non se manifester, comme, par exemple, des paires de particules et d’antiparticules peuvent ou non se former5.
17Mais même si tous ces exemples montrent que les dispositions ont bien suscité depuis plusieurs années un regain d’intérêt philosophique, ils illustrent d’abord le fait que les dispositions suscitent certaines attentes conceptuelles qui, reconnaissons-le, ne sont pas toujours satisfaites. Ainsi, dans chacun des cas, la réhabilitation n’a pas toujours signifié le même type d’engagement ontologique et souvent, elle n’en a même suscité aucun. Nombreux sont en effet ceux qui, à l’instar de Quine, de Ryle ou d’Armstrong, tout en reconnaissant une certaine fonction sémantique ou même explicative aux dispositions, maintiennent leur défiance à l’égard de ces propriétés irrémédiablement modales et, au mieux, provisoires dans nos descriptions du monde.
18Quoi qu’il en soit des conclusions tirées par les uns ou les autres quant à la définition et quand à la réalité des dispositions, force est de constater que la plupart des travaux récents sur la question des dispositions ont d’abord porté sur la manière dont nous attribuons certaines dispositions à des objets ou à des personnes. Il s’agira donc pour nous dans un premier temps de comprendre quelles sont les analyses sémantiques dont elles ont fait l’objet. Mais même lorsque nous disposons d’analyses sémantiques satisfaisantes, les questions de nature métaphysique persistent.
19De manière générale, on peut distinguer d’abord un ensemble de questions portant sur les fondements ou « bases » des dispositions. Ainsi, lorsque j’affirme que mon pot à crayon est fragile, il semble que ce soit en vertu de sa structure atomique irrégulière qui peut, en ce sens, être considérée comme la base fondant sa fragilité. Mais dans ce cas, quelle est la relation exacte entre les dispositions, comme la fragilité, et leurs bases que seraient leurs structures atomiques ? Ou encore, une telle base est-elle nécessairement requise par toute disposition ou bien faut-il envisager la possibilité de dispositions ultimes ou « nues » qui ne seraient pas fondées sur quoi que ce soit ?
20Un autre ensemble de questions porte sur le fait de savoir si elles consistent en propriétés « intrinsèques » des porteurs auxquels nous les attribuons ou bien si elles peuvent être acquises ou perdues sans que les objets ou personnes à qui nous les attribuons soient modifiés en quoi que ce soit. L’exemple canonique est ici celui d’une clé possédant la disposition d’ouvrir la serrure de ma porte et qui, lorsque je change ma serrure, perd cette disposition sans qu’elle ait été modifiée. Cet exemple nous porterait alors à nous interroger sur le statut de cette disposition « apéritive » antérieure, qui pourrait être liée à des propriétés extérieures à ma clé proprement dite.
21Enfin, un dernier ensemble de questions, qui a donné lieu à des travaux considérables, porte sur le rôle causal des dispositions et oppose les partisans de leur efficience causale à ceux qui les considèrent uniquement comme des épiphénomènes impotents.
22Ce que nous nous proposons de faire dans cette introduction générale, c’est de dresser une sorte de panorama analytique de ces questions6, tout en montrant en quel sens les problèmes qu’elles soulèvent peuvent être, pour certains, identifiés, moyennant certaines reformulations, dans la philosophie de Leibniz. Toutes ces interrogations permettent en effet de tracer une sorte de géographie préalable des problèmes et des domaines de la philosophie dans lesquels interviennent les dispositions, et ce sont eux qui nous serviront de boussole dans la suite de notre étude. Pour chacun de ces problèmes, nous nous sommes efforcés, autant que possible, de rendre compte fidèlement des enjeux et des différentes options assumées aujourd’hui par les différents auteurs qui traitent de ces questions, en montrant, comment, lorsque cela est possible sans anachronisme, il était possible d’identifier des enjeux comparables et des stratégies de réponse pertinentes dans la philosophie leibnizienne. C’est à partir de cette mise en perspective analytique que nous verrons, dans la deuxième partie de cette présentation générale, quelles sont les méthodes et les outils d’analyse auxquels nous aurons recours dans la suite de cette étude, pour mener à bien l’approche à la fois comparative et critique de la manière dont se posent ces problèmes dans la métaphysique contemporaine et dans celle de Leibniz, approche sur laquelle repose la spécificité de ce travail7.
0.2. Les dispositions en questions
0.2.1. La distinction dispositionnel – catégorique
23À prendre la notion dans son sens le plus général, il semble que nous soyons d’emblée confrontés à une question délicate qui consiste d’abord à se demander ce qu’est une disposition. Le plus souvent, nous sommes spontanément enclins à distinguer les dispositions de certaines propriétés qu’on peut qualifier de « catégoriques ». De prime abord, nous rangeons des propriétés comme la fragilité, la solubilité ou l’irascibilité du côté des dispositions alors que la masse ou la triangularité semblent être non dispositionnelles ou catégoriques, en ce sens qu’elles peuvent être attribuées à des objets indépendamment des circonstances. Mais la raison pour laquelle nous établissons ce genre de distinctions n’est pas si claire.
24La réponse traditionnelle à cette question est celle qu’a proposée Carnap dans un article de 1936 devenu célèbre et intitulé Testability and meaning8. Carnap propose dans cette analyse de caractériser les dispositions par la manière dont nous les attribuons en soulignant le fait que les attributions de dispositions, contrairement aux attributions de propriétés catégoriques, entraînent des conditionnels subjonctifs. La fragilité de mon pot à crayon, par exemple, requiert pour lui être attribuée, que ce pot se briserait s’il était jeté ou cogné. De manière plus générale, on peut formuler sa définition de la manière suivante :
Définition par entraînement : F exprime une disposition si et seulement s’il existe une manifestation qui lui est associée, et des conditions de cette manifestation telles que, nécessairement, un objet est F seulement si cet objet produirait cette manifestation s’il se trouvait placé dans les conditions de cette manifestation.
Par exemple, on peut définir une disposition comme la fragilité et l’attribuer à mon pot à crayon en disant qu’elle se manifesterait sans équivoque si et seulement si ce dernier se brisait s’il se trouvait projeté à terre.
25Cette conception des dispositions a été, par la suite, reprise avec certaines variantes, par de nombreux auteurs comme Ryle9, Goodman10, Quine11, Mackie12, Prior13 ou encore Armstrong, Martin et Place14.
26Il faut remarquer que leur adhésion à l’analyse des dispositions en termes d’entraînements conditionnels explique largement pourquoi ces auteurs ont généralement considéré les dispositions avec suspicion. En effet, selon cette analyse, elles renvoient à des propriétés essentiellement hypothétiques ou conditionnelles, qui feraient référence de manière implicite mais inéliminable à des états de choses entièrement contrefactuels. Ce rapport constitutif qu’elles entretiendraient à la modalité conduit la prudence à les tenir à l’écart de notre ontologie. Les dispositions seraient alors des propriétés purement verbales, destinées, au mieux à décrire de manière provisoire les seules propriétés réelles vouées à être découvertes par la science, à savoir leurs caractéristiques catégoriques.
27On peut, à partir de ce point de départ distinguer d’ores et déjà deux attitudes possibles à propos des dispositions, celle qu’on qualifiera d’éliminativiste et celle qu’on appellera plutôt réductionniste.
(a) L’élimination des dispositions
28Cette attitude consiste à purger les dispositions de notre ontologie et, autant que possible, de notre vocabulaire scientifique. Tiercelin rappelle qu’on trouverait ici une forme d’héritage des positions développées par Boyle dès la naissance de la physique moderne et de la rupture qu’elle affirme avec la physique des « qualités occultes » :
Les corpuscularistes montreront que les qualités mêmes de tel ou tel ingrédient viennent de sa texture particulière et des affections mécaniques des corpuscules dont ils sont faits15.
29Parmi les « qualités » visées ici par Boyle, il faut évidemment voir les puissances et potentialités de l’ancienne physique d’Aristote, celles-là même qui sont critiquées, à peu près au même moment, par les cartésiens. Le programme corpusculariste de Boyle consiste à remplacer partout nos descriptions et nos explications en termes de dispositions par des descriptions en termes de propriétés catégoriques, de formes, de structures atomiques, seules qualités premières légitimes assignables aux corps physiques. Comme le remarque Tiercelin, ce programme d’épuration linguistique et ontologique ressemble de manière singulière à celui esquissé trois siècles plus tard sous la plume de Quine :
Chaque disposition est, à mon sens, un état ou un mécanisme physique. Le nom d’une disposition spécifique, comme par exemple la solubilité dans l’eau, mérite sa place dans le vocabulaire de la théorie scientifique comme nom d’un état ou mécanisme particulier. Dans certains cas, comme dans le cas aujourd’hui de la solubilité de l’eau, nous comprenons les détails physiques et sommes capables de les présenter explicitement en termes de l’arrangement et de l’interaction de petits corps. Une telle formulation, une fois achevée, peut même dès lors prendre la place du vieux terme dispositionnel, ou s’entendre comme sa nouvelle définition16.
30À suivre Quine, les dispositions ne sont donc pas des propriétés scientifiques pleinement légitimes. Elles ne peuvent servir que de termes provisoires dans notre entreprise d’explication du monde et doivent à termes être remplacés par un idiome catégorique. Réciproquement, si aucun mécanisme ou aucune propriété catégorique ne peut être substitués à une disposition, celle-ci doit être simplement éliminée.
(b) la réduction des dispositions
31Sans adopter une conclusion aussi expéditive, les positivistes logiques ou Ryle ont proposé pour leur part un programme de réduction des dispositions. Selon eux, l’attitude correcte ne consiste pas à dire que les dispositions sont des propriétés qui n’existent pas mais à déplacer le problème du plan ontologique au plan épistémologique et sémantique, en raison du fait que les dispositions font intervenir la possibilité, modalité mystérieuse s’il en est. Goodman, par une formule fameuse, accepte l’idée selon laquelle les dispositions renvoient le plus souvent aux « menaces et aux promesses » que les choses ou les êtres recèlent autour de nous, tout en insistant sur leur caractère insatisfaisant :
En plus des propriétés observables et des processus effectifs qu’elle subit, une chose est remplie de menaces et de promesses. Les dispositions ou capacités d’une chose – sa flexibilité, son inflammabilité, sa solubilité ne sont pas moins importantes pour nous que son comportement manifeste, mais elles nous semblent par comparaison, plutôt éthérées. Nous sommes alors portés à nous demander si nous pouvons les définir de façon plus terre à terre, auquel cas, nous pourrions expliquer les termes de disposition sans aucune référence à des pouvoirs occultes17.
Sa méfiance à l’égard des dispositions se trouve confirmée dans la suite de son texte lorsque, dans un chapitre intitulé de manière explicite « le trépas du possible », il précise :
Quelques-unes des choses qui me paraissent inacceptables sans explications ont pour nom pouvoirs, dispositions, assertions contrefactuelles, entités ou expériences possibles mais non réalisées, neutrinos, anges, démons ou classes18.
Goodman est alors amené à reformuler les difficultés soulevées par la notion de disposition en s’intéressant à d’autres notions permettant, selon lui de prendre en charge la signification et l’intérêt conceptuel des dispositions sans présenter les mêmes ambiguïtés. C’est, d’après lui en clarifiant les notions de lois, de conditionnels contrefactuels et en élaborant une théorie correcte de la généralisation inductive, que nous pouvons espérer lever le voile modal qui entoure et opacifie les dispositions.
32Ryle insiste de son côté sur le fait que les dispositions ne sont ni des substances, ni des événements, ni des états, ni des activités. Mettant en avant le fait que les dispositions, comme certaines de nos capacités (par exemple ma capacité à jouer aux échecs, pour reprendre un exemple de Wittgenstein), ne sont pas localisables de manière précise dans l’espace ou dans le temps (je ne sais pas jouer aux échecs à un moment ou à un endroit précis), il insiste sur le fait qu’elles n’ont pas de spatialité ni de temporalité authentiques. En un sens, on peut dire que les dispositions ne se trouvent nulle part ni en aucun moment précis. Ce qui se trouve remis alors mis en question, c’est ce qu’on pourrait appeler leur éventualité, c’est-à-dire leur capacité à être saisies comme des événements individualisables.
33Toutefois, cela n’implique pas qu’elles n’auraient aucune forme de durée, ce qui apparaît clairement lorsqu’on prend en compte le fait que des dispositions peuvent muter, s’acquérir ou se perdre. Comme le dit Ryle :
Il n’y a rien d’incompatible à dire que les énoncés dispositionnels ne racontent aucun incident et à admettre que les énoncés dispositionnels peuvent avoir une temporalité. « Il a été fumeur pendant quinze ans » ou « le caoutchouc a commencé à perdre son élasticité l’été dernier » sont des énoncés dispositionnels parfaitement légitimes ; et s’il n’était jamais vrai qu’un individu pût commencer à savoir quelque chose, le métier de professeur n’existerait pas19.
34C’est donc le fait que certaines dispositions, et en particulier celles qui désignent les capacités ou les habitudes puissent être acquises ou se perdre, qui permet de comprendre que, sans pouvoir prétendre au statut d’événement, les dispositions possèdent bien une certaine durée spécifique. Pour autant, cela ne signifie pas, aux yeux de Ryle, que les dispositions désignent des propriétés réelles des objets. « Soluble », par exemple, n’énonce aucun fait. Il nous permet simplement d’inférer de « x est mis dans l’eau », « x se dissout ». En ce sens, deux verres d’apparence identique, mais dont l’un seulement est fragile, sont bien dans les faits identiques, tant qu’on ne les a pas fait tomber.
35Tiercelin souligne ici que :
Ryle s’inscrit dans une perspective classiquement qualifiée de humienne, où l’on fait une distinction tranchée entre ce qu’est une chose et la manière dont elle est disposée à se comporter, entre ses propriétés non dispositionnelles (ou « catégoriques », telles ses propriétés spatio-temporelles), et les propriétés dispositionnelles relevant de ce que la chose est susceptible de faire. En d’autres termes, ce qu’est la chose dépend de ses propriétés. Quant à ses dispositions, elles dépendent des lois de la nature (qui sont contingentes), ces deux déterminations étant censées être indépendantes : des choses qui auraient exactement les mêmes propriétés, mais qui se trouveraient dans des mondes possibles différents, se comporteraient différemment, si, dans ces différents mondes possibles, les lois de la nature étaient différentes. Comme les propriétés dispositionnelles sont indépendantes de la chose, elles ne peuvent caractériser son essence, et ne peuvent donc pas être des propriétés essentielles : elles sont simplement contingentes. Les dispositions qu’a l’objet, sont dites êtres seulement relatives à notre connaissance des lois particulières20.
36Il n’y a donc rien d’autre, derrière les dispositions, que leurs manifestations possibles, et elles signifient simplement que nous avons le droit, à partir de leur attribution, de faire une certaine inférence. Les dispositions, pour reprendre une formule de Mumford à propos de Ryle, ne sont que des sortes de « tickets inférentiels ». Il est vain de chercher à en faire des propriétés réelles qui se trouveraient dans les choses ou dans les personnes. Ce faisant, et quelle que soit la perspective dans laquelle nous les recherchions (événement, état, etc.), nous faisons simplement une erreur de catégorie en leur attribuant des caractéristiques de spatialité et de temporalité qu’elles ne possèdent simplement pas. En toute rigueur, un énoncé comme « ce pot à crayon est fragile » n’est donc pas un énoncé vrai ou faux, il est plutôt de la nature d’une règle, au même titre qu’une règle de logique qui est plus justement dite « valide » que « vraie ». La disposition est donc définie de manière purement opérationnelle dans les termes d’énoncés contrefactuels qui établissent ses conditions de manifestation.
(c) Défendre les dispositions ?
37Comme nous l’avons souligné plus haut, ces deux positions éliminativiste et réductionniste, si elles aboutissent à des conclusions différentes, partagent en réalité les mêmes présupposés quant à la manière de définir les dispositions à partir de leurs manifestations possibles et conditionnées. Toutes deux s’accordent sur leur caractère intrinsèquement modal et il n’est, dès lors, pas surprenant qu’elles aboutissent à un verdict critique quant à leur statut ontologique. Or, c’est précisément le fait que les dispositions, à l’inverse des propriétés catégoriques, requièrent une caractérisation à partir de leurs comportements modaux qui est contesté par D.H Mellor.
38Ce premier standard de définition pose en effet, en dépit de sa simplicité apparente, un certain nombre de difficultés. Une première réaction consiste d’abord à contester le fait que les attributions de dispositions entraînent des subjonctifs conditionnels. En ce cas, il est clair que la définition proposée par Carnap et ses héritiers ne fonctionne tout simplement pas. Et nous verrons que pour certains auteurs, il y a de bonnes raisons de penser que tel est effectivement le cas.
39Mais à supposer, pour le moment, que l’analyse proposée par Carnap soit correcte, il reste alors à montrer qu’il s’agit d’une caractéristique propre aux dispositions, bref à montrer qu’elles sont bien les seules propriétés que nous attribuons de cette manière. Si, au contraire, les propriétés catégoriques que nous attribuons aux objets ou aux personnes (leur forme, leur masse, etc.) entraînent également des conditionnels subjonctifs, alors nous serions conduits, soit à considérer la définition proposée comme fausse, soit à soutenir l’idée selon laquelle toutes les propriétés sont, en un certain sens, dispositionnelles.
40Or, il se pourrait bien que cette éventualité soit plausible. C’est en tout cas la position développée par D.H Mellor dans un article devenu célèbre et intitulé significativement « In Defense of Dispositions »21.
41L’argument développé par Mellor dans cet article est le suivant. Il s’intéresse à une propriété qui semble être l’exemple même de la propriété non dispositionnelle : la triangularité. Or, cette propriété satisfait bien, selon lui, l’analyse de l’entraînement conditionnel réservée, à première vue, aux seules dispositions. En effet, il est en un sens nécessaire, pour un objet triangulaire, que le décompte correct de ses côtés ait pour résultat trois.
42Se trouvent ainsi associées à cette propriété, comme c’est le cas à propos des dispositions, une manifestation spécifique (l’obtention du résultat « trois »), et des conditions appropriées de cette manifestation (le fait que les côtés de l’objet soient décomptés correctement) telles que, nécessairement, un objet est triangulaire si et seulement si il est en mesure de produire une certaine manifestation lorsque ses conditions sont réunies. Cette paraphrase de la triangularité en termes de conditionnels subjonctifs suggère alors, conformément à l’analyse de l’entraînement conditionnel, que la triangularité est une disposition. Par extension, Mellor remarque que cela devient aussi le cas pour toutes les propriétés que nous identifions spontanément comme « catégoriques ».
43Remarquons que l’argument de Mellor est ici de nature sémantique et qu’il ne permet pas de s’engager en un sens quelconque en faveur de leur réalité ontologique. Cet argument porte toutefois sur les présupposés sémantiques avancés par ceux qui préconisent leur élimination ou leur réduction. En ce sens, il s’inscrit bien dans une perspective de défense des dispositions, ou du moins, des exigences conceptuelles requises pour les comprendre de manière correcte. Encore une fois, si l’analyse sémantique de Mellor est juste, cela signifie soit que toutes les propriétés sont susceptibles d’une caractérisation dispositionnelle, soit que l’idée selon laquelle elles sont définies par les conditionnels qu’elles sont susceptibles d’entraîner sous certaines circonstances, est fausse.
44C’est pour défendre le bien-fondé de ce type d’analyse des propriétés dispositionnelles qu’Elizabeth Prior s’efforce de montrer que les critiques que lui adresse Mellor sont erronées. Elle souhaite, pour sa part, maintenir une position qu’on peut qualifier de dualiste en distinguant dans notre ontologie deux types de propriétés et estime de ce fait que la distinction entre propriétés catégoriques et propriétés dispositionnelles doit être maintenue compte tenu du rapport particulier que ces dernières entretiennent aux conditionnels22.
45Selon Prior, les raisons invoquées par Mellor pour écarter l’analyse des dispositions en termes d’entraînement conditionnel ne sont pas fondées. Toute l’argumentation de Mellor repose, d’après elle, sur le sens qu’il faut donner à l’idée d’un décompte « correct » des côtés d’un objet triangulaire. En effet, s’il faut comprendre que Mellor fait alors référence à une méthode de décompte correcte (ce qu’il suggère dans une note de son article), alors cette clause est tout simplement fausse. Car il existe, à l’évidence d’autres mondes possibles que le nôtre, dotés de lois différentes en vertu desquelles notre décompte donnerait d’autres résultats que « trois », dans lesquels, en appliquant la même méthode de décompte nous obtiendrions, par exemple, le nombre « cinq ». Une autre lecture de cette clause suggère que le décompte correct serait lié au résultat lui-même, que le critère permettant de déterminer que nous avons correctement compté les côtés de l’objet est précisément le fait que nous obtenions le résultat « trois ». Dans ce cas, l’analyse proposée par Mellor de la triangularité est bien correcte, mais cette analyse comporte alors en ce sens de « correct », une sorte de circularité23, que les subjonctifs conditionnels associés aux dispositions n’ont pas.
46En effet, lorsque je dis que mon pot à crayon fragile signifie que « s’il était projeté au sol, il se briserait », cela ne veut pas dire que le résultat (il se brise) est conceptuellement inscrit dans la signification que je donne aux circonstances requises par ce résultat (« projeter » un objet au sol n’implique pas nécessairement qu’il va se briser). Prior peut alors soutenir que les deux propositions suivantes :
« x est triangulaire » entraîne que « Si les côtés de x étaient (correctement) décomptés, le résultat serait trois »,
et
« x est fragile » entraîne que « Si x était (correctement) projeté au sol, x se briserait. »
n’ont donc pas la même signification en dépit de leur apparente similitude. Comme le souligne Mumford, le danger que Prior cherche à conjurer, c’est le fait que, si dans le cas des dispositions, le « correctement » porte sur le résultat de la projection au sol, cela signifierait alors que « correctement » veut dire « projeté de telle sorte que x se brise ». On aurait alors une reformulation triviale de la fragilité du genre :
« Si x est projeté de manière à ce qu’il se brise, alors il se brise. »
Ce qui aurait pour conséquence de rendre à peu près n’importe quel objet fragile24. C’est la raison pour laquelle la distinction entre le caractère conditionnel non trivial des propriétés dispositionnelles et la paraphrase conditionnelle des propriétés catégoriques (nécessairement triviale), doit être maintenue.
47Le débat cherchant à déterminer si la critique proposée par Mellor de la définition des dispositions en termes d’entraînement conditionnel est fondée est encore largement ouvert aujourd’hui. Mellor lui-même a répondu à Prior en disant que le décompte « correct » des côtés d’un triangle devait, selon lui, être compris comme une caractéristique de la méthode adoptée et non du résultat obtenu et soutient que sa reformulation de la définition des propriétés catégoriques en termes conditionnels est vraie, en vertu de ce fait.
48Selon Mumford, la critique de Prior, quoique fondée sur le fond, n’est pas convaincante et porte un peu à faux dans la mesure où nos attributions de dispositions comportent nécessairement une forme de référence conceptuelle à la manifestation que nous en attendons. Il propose pour sa part de maintenir la distinction entre les propriétés dispositionnelles et les propriétés catégoriques en défendant l’idée que le type d’entraînement conditionnel que possèdent les dispositions, relève d’une nécessité conceptuelle fonctionnelle a priori, alors que la manière dont les propriétés catégoriques impliquent les résultats par lesquels nous vérifions que les objets les possèdent relève, elle, d’une vérification empirique et a posteriori25. Attribuer, par exemple, une disposition comme la fragilité à mon pot à crayon, revient à lui attribuer logiquement un certain type de comportement conditionnel. En revanche, si je cherche à expliquer pourquoi il se brise en étant projeté à terre en m’intéressant, par exemple à sa structure moléculaire, le lien que j’établirai entre cette structure et son comportement, dérivera d’une découverte a posteriori. Il y a donc une différence de modalité dans ce qu’impliquent respectivement, l’attribution d’une disposition et l’attribution d’une propriété catégorique.
49Cette position fonctionnaliste repose sur deux convictions. Elle affirme, d’une part, que la simple relation d’entraînement entre une disposition et un comportement conditionnel ne constitue pas entre eux une connexion assez forte, dans la mesure où elle ne s’accorde pas avec l’intuition selon laquelle les dispositions, contrairement à ce qui se passe dans le cas des propriétés catégoriques, sont par nature « conditionnelles » ou « hypothétiques ». Nous avons ainsi besoin de penser que nos attributions de dispositions entraînent les conditionnels correspondants en vertu d’une nécessité conceptuelle. D’une certaine manière, Mumford ne fait ici que reprendre le constat en vertu duquel, en général, l’analyse d’une certaine classe d’énoncés, prétend toujours établir une relation conceptuelle entre l’analysans et l’analysandum et pas simplement une relation modale. Ainsi, une analyse correcte des attributions de dispositions se donne bien implicitement pour objectif d’établir une telle nécessité conceptuelle.
50La seconde dimension de la thèse de Mumford consiste à maintenir, contrairement à ce que soutient Mellor, que l’idée selon laquelle les dispositions impliquent des conditionnels, permet bel et bien de les distinguer d’autres affirmations quant aux objets ou aux personnes qui nous entourent. Il s’agit donc, de sa part, d’un engagement précis sur la dimension conditionnelle des énoncés par lesquels nous attribuons des dispositions à certains objets ou à certaines personnes. La réponse à la question de savoir s’il est légitime de distinguer deux types de propriétés distincts requiert donc, comme nous allons le voir, une analyse plus détaillée de la manière dont nous attribuons des dispositions.
51Ceux qui considèrent, à l’inverse, que l’analyse proposée par Mellor est correcte sont, pour leur part, conduits à défendre l’idée selon laquelle toutes les propriétés sont en réalité dispositionnelles. Ainsi, C.B Martin soutient qu’en un sens, toute propriété, ou plus exactement toute propriété intrinsèque26 est dispositionnelle. Pour autant, comme nous aurons à y revenir, cela ne signifie pas forcément qu’il n’existe pas, à ses yeux, de propriété catégorique. Il nous faut plutôt envisager la distinction comme deux « perspectives limites » caractérisant n’importe quelle propriété intrinsèque27.
52Cette distinction entre les manières dont nous devons définir le caractère dispositionnel et/ou catégorique des propriétés physiques ou psychiques constitue, à l’évidence, un point crucial quant au type d’interprétation ontologique que nous pouvons formuler à leur égard. Même s’il s’agit d’une distinction qui est d’abord pensée en termes sémantiques par la plupart des auteurs contemporains, il nous semble qu’elle est d’emblée tributaire de la manière dont nous analysons les pouvoirs à l’œuvre dans les phénomènes auxquels nous sommes quotidiennement confrontés. En ce qui concerne plus particulièrement les phénomènes physiques, il convient ainsi sans doute de s’interroger sur la signification épistémologique mais surtout, ontologique, que nous attribuons à ces pouvoirs, et à la manière dont elle détermine celle que nous attribuons aux propriétés physiques en général, qu’il s’agisse des qualités sensibles élémentaires sous lesquelles les corps nous apparaissent à l’occasion de leurs manifestations phénoménales, comme des qualités plus abstraites auxquelles la science a recours pour définir la matière proprement dite.
53Schématiquement, on peut en effet se demander si la distinction entre le dispositionnel et le catégorique n’est pas, pour une large part, motivée par le fait que la science a apparemment recours à des propriétés susceptibles d’être définies indépendamment de toute considération relative aux conditions dans lesquelles ces propriétés peuvent être identifiées et donc indépendamment de toute forme de pouvoir ou de puissance causale. Ainsi, des propriétés comme la masse d’un corps, sa structure micro-atomique ou la configuration géométrique de ses composants, peuvent apparemment lui être attribuées quelles que soient les circonstances dans lesquelles on les considère, ce qui suggère qu’elles seules renvoient, dans les corps, à des propriétés pleinement actualisées. A l’inverse, certaines propriétés semblent ne pouvoir leur être attribuées qu’à partir de manifestations intermittentes, tributaires en tout cas de circonstances propices à l’exercice de leur puissance. D’où les questions relatives à leur caractère conditionnel, qui semblent faire dériver les pouvoirs qu’elles manifestent de propriétés attribuées aux corps de manière, elle, inconditionnelle.
54C’est sur ce constat implicite et présupposé, selon nous, par la distinction dispositionnel/catégorique, qu’il convient peut-être de s’interroger et de ce point de vue, un détour par la philosophie leibnizienne est susceptible de rappeler un certain nombre de précisions et de distinctions particulièrement éclairantes. On sait en effet que Leibniz s’est efforcé sans relâche de pointer les limites inhérentes à l’analyse strictement géométrique des propriétés physiques revendiquée par Descartes à l’égard de la matière, définie elle-même par celui-ci comme « substance étendue ». Comme nous le verrons dans la première partie, cette interprétation géométrique de la matière et de ses propriétés n’est pas sans ressemblance avec les positions consistant aujourd’hui à analyser la réalité physique à partir de propriétés strictement catégoriques. On peut même se demander si le sens que la plupart des auteurs contemporains attribuent à ce terme de « catégorique », n’est pas lui-même tributaire d’une telle interprétation géométrique de la réalité physique. Après tout, il n’est pas certain, que des propriétés comme la masse, la structure microphysique ou la configuration géométrique d’un corps, puissent véritablement être considérées comme des déterminations ultimes et primitives des corps, indépendamment de toute considération relative aux pouvoirs que ces corps sont susceptibles de manifester sur notre appareil perceptif, ou sur les corps qu’ils rencontrent à l’occasion des interactions physiques. Peut-être convient-il alors de reconsidérer la distinction dispositionnel/catégorique elle-même, en élucidant de manière plus rigoureuse la nature dynamique des corps physique et c’est en ce sens que la critique leibnizienne de la substance étendue des cartésiens comme celle de la distinction lockienne entre des qualités supposées « premières » et des qualités « secondes » dérivées, nous semble tout à fait pertinente. Nous verrons ainsi dans les deux premières parties, respectivement consacrées aux critiques que Leibniz adresse à Descartes et à Locke, comment la philosophie leibnizienne permet peut-être de repenser cette distinction entre le dispositionnel et le catégorique en la subordonnant à l’interprétation ontologique qu’il propose du concept de « force », ce dernier lui permettant de rendre compte de la réalité matérielle.
55Mais avant d’en venir à ces analyses, il nous faut préciser encore quelles sont les difficultés soulevées aujourd’hui par la notion de disposition, notamment celles qui ont trait aux problèmes d’interprétation sémantiques que soulèvent nos attributions des propriétés dispositionnelles.
0.2.2. Les analyses des attributions de dispositions
56La première difficulté qui apparaît lorsque nous cherchons à clarifier les énoncés par lesquels nous attribuons certaines dispositions aux objets ou aux personnes consiste en ce que, contrairement à ce que nous pourrions penser, les manifestations spécifiques d’une disposition ne sont pas toujours clairement identifiées. Il convient en effet de distinguer, en premier lieu, les dispositions pour lesquelles ces manifestations ne sont pas problématiques de celles pour lesquelles nous ne disposons pas de critères précis ou complets. Dans le premier cas, nous avons affaire à un vocabulaire explicitement dispositionnel, comme par exemple lorsque j’affirme qu’une voiture « brinquebalante » est disposée à tomber en panne. L’éventualité d’une panne apparaît alors sans équivoque comme une partie de la signification que nous attribuons à cette disposition. Seulement, dans de nombreux cas, des termes qui sont clairement dispositionnels n’offrent pas une telle précision quant à leurs manifestations éventuelles. C’est, par exemple le cas de ces dispositions typiques que sont la fragilité, la solubilité, la malléabilité, etc. Plus exactement, il arrive fréquemment que nous ne sachions pas exactement en quoi peuvent consister toutes les manifestations de ces dispositions. Si je parle de la fragilité d’un vase ou de mon pot à crayon, il semble bien que je lui attribue la capacité à se briser, à se casser. Mais, faut-il parler de fragilité si j’observe qu’un objet, par exemple, se disloque ? Ou s’il se fend précisément en deux ? Ou encore, si un château de carte (ou, aussi bien un château tout court) s’écroule ? Cette relative indétermination des manifestations impliquées conditionnellement par une disposition n’est d’ailleurs pas le propre des dispositions physiques. Wittgenstein observe, par exemple que lorsque nous disons que « x aime y », nous avons en réalité affaire non à un sentiment (ou en tout cas pas seulement) mais à quelque chose qui a été, en un certain sens, vérifié ou est du moins vérifiable dans certaines circonstances28. L’amour est donc bien, au moins en partie, quelque chose comme une disposition, et non un état mental ou une occurrence (dans la mesure où, nous pouvons, par exemple, dire que quelqu’un est amoureux même s’il est en train de dormir). Quelqu’un d’amoureux est quelqu’un disposé à offrir des fleurs à celui ou à celle qu’il aime en passant devant un fleuriste, à écrire des poèmes enflammés, etc. Mais la liste des comportements par lesquels peut se manifester cette disposition est évidemment ouverte et peut-être même infinie. Les attributions de dispositions mentales présentent donc, en ce sens, le même genre de difficulté que les dispositions physiques et semblent requérir des formulations explicitant leur caractère dispositionnel et, partant, le type de comportements que nous sommes en droit d’attendre de la part des objets auxquels nous les attribuons.
57Lewis suggère ainsi que l’analyse des attributions de dispositions suppose toujours que nous puissions au moins en droit, les présenter de manière explicitement dispositionnelle29, ce qui requiert de distinguer le travail d’analyse proprement dit du travail de reformulation, en termes explicitement dispositionnels, des prédicats qui mettent en jeu des dispositions dont le résultat n’est pas complétement déterminé.
58Cette remarque suggère que l’examen des différentes analyses qui peuvent être proposées de nos attributions de dispositions doit être distingué des questions qui portent sur la manière dont nous pouvons identifier leurs manifestations et les conditions de ces manifestations. Si nous nous en tenons par commodité, à la première approche cela signifie aussi que, quelles que soient nos conclusions, elles laissent pour une part dans l’ombre les raisons que nous aurions de distinguer clairement les propriétés dispositionnelles de celles qui ne le sont pas. Reste que pour la compréhension des débats portant sur l’analyse des attributions dispositionnelles, nous nous cantonnerons, dans ce qui suit, à cette première question. Il nous suffira, après tout, d’admettre simplement que les dispositions sont ces propriétés que nous pouvons attribuer en utilisant seulement une forme linguistique explicitement dispositionnelle30.
(a) L’analyse conditionnelle simple (ACS)
59La manière la plus simple d’analyser les énoncés attribuant des dispositions, conformément à la conception selon laquelle elles impliquent des comportements conditionnels, c’est ce qu’on peut appeler l’Analyse Conditionnelle Simple :
ACS : Un objet est disposé à M dans les circonstances C ssi il se trouve M quand C sont réunies.
60Cette analyse est celle qui est assumée par Ryle, Goodman ou Quine ainsi que de manière plus ou moins explicite par de nombreux autres auteurs. Or il est à peu près acquis aujourd’hui qu’elle s’expose à de nombreux contre exemples rédhibitoires.
(b) Les dispositions « traîtresses », « simulées », « masquées » et les antidotes
61Les premiers contre-exemples opposés à ACS ont été développés par C.B Martin dans un article de 1994, intitulé Dispositions and Conditionnals31. Dans cet article, ce que Martin met en avant, c’est le fait que pour certaines dispositions, les conditions qui font qu’un objet les acquiert ou les perd sont les mêmes que celles qui sont requises pour qu’elles se manifestent. L’exemple qu’il utilise est celui d’un fil électrique qui possède la disposition d’être mis sous tension lorsqu’il est disposé à être mis en contact avec un conducteur. Si l’on s’en tient à l’ACS, on dira que ce fil est sous tension ssi il conduit l’électricité lorsqu’il est mis en contact avec un conducteur. Mais supposons maintenant que ce fil, bien qu’hors tension, soit connecté à un mécanisme conçu de telle manière qu’il détecte à quel moment ce fil est sur le point d’être mis en contact avec un conducteur, et qui le mette sous tension à ce moment précis. Si dans un deuxième temps, le fil était mis en contact avec un conducteur, il serait alors sous tension grâce au mécanisme décrit précédemment (et non parce qu’il possède la disposition de l’être lorsqu’il est mis en contact avec un conducteur). On peut également imaginer la situation inverse en supposant un fil naturellement conducteur mais qui serait mis hors tension par un certain mécanisme dès qu’il est touché par un conducteur. Molnar remarque d’ailleurs à ce propos que ce deuxième exemple décrit très précisément la fonction de ce mécanisme très familier qu’est un fusible32. Dans ce dernier cas, il est clair que, bien que le fil possède la disposition de conduire l’électricité lorsqu’il est mis en contact avec un conducteur, le fusible fait en sorte que le conditionnel associé à cette disposition soit faux.
62Il est encore d’autre cas de dispositions qui offrent des contre exemples préoccupants pour ACS. Ainsi, Johnston imagine le cas d’un calice en or massif qu’un ange détesterait tout particulièrement pour des raisons qui lui sont propres, et que ce dernier mobiliserait ses pouvoirs angéliques pour faire en sorte que ce calice se brise si on le faisait tomber. Même si l’énoncé conditionnel décrivant la situation est vrai (par des voies, il est vrai, angéliques…), nous ne serions sans doute pas prêts à dire que ce calice est effectivement fragile ou qu’il possède la disposition à se briser dès qu’il tombe sur le sol. Car la raison pour laquelle le conditionnel est vrai dans ce cas précis n’a, en l’occurrence, rien à voir avec les propriétés dispositionnelles du calice mais uniquement avec les préférences de l’ange.
63Dans le même article, Johnston imagine encore un autre cas de contre-exemple dans lequel une attribution de disposition, bien que vraie, verrait son conditionnel faux. Cet exemple se distingue de celui de Martin en ce que, chez ce dernier, le conditionnel est faux parce que la satisfaction des conditions antécédentes supprime la disposition en question, alors que dans celui de Johnston, le conditionnel est faux non parce que la disposition serait supprimée, mais parce qu’elle se trouverait masquée ou suspendue. Il s’agit des cas dans lesquels la manifestation d’une disposition se trouve neutralisée même lorsque les conditions qu’elle requiert sont réunies. Pour illustrer cette situation, Johnston imagine le cas d’une coupe en verre éminemment fragile et particulièrement disposée à se briser si elle subissait un choc, mais qui se trouverait soigneusement protégée par un emballage, en raison même de sa fragilité. Dans ce cas, qui n’a rien d’exceptionnel, la disposition de cette coupe de verre à se briser au moindre choc ne serait en rien supprimée par l’emballage, mais il se trouve que si la coupe tombait, dans de telles circonstances, elle ne se briserait pas.
64Ce dernier exemple trouverait d’autres illustrations dans une multitude de systèmes de sécurité très divers, mais également dans le cas de n’importe quel antidote. Ces derniers sont mis en avant par Bird pour montrer, là encore, les limites de ACS33. Or Fara souligne qu’on aurait alors tort d’y voir des contre exemples spécieux qui viendraient, en quelque sorte, neutraliser les dispositions au dernier moment, sans affecter sur le fond leur analyse conditionnelle. Le cyanure possède bien une disposition létale lorsqu’on l’avale. Mais même une fois avalé, il est possible en administrant un antidote, de neutraliser ses effets et d’éviter la mort. Dans ce cas, l’antidote ne supprime en rien la disposition du poison, il ne fait que bloquer sa manifestation. Il a donc bien pour effet de falsifier le conditionnel correspondant à la disposition.
65Tous ces exemples doivent donc bien, selon lui, être pris au sérieux. Ils ne peuvent être écartés simplement au motif qu’ils ne portent que sur une interprétation restrictive des conditionnels contenus dans la deuxième partie de ACS. On pourrait, en effet, penser que nous devons comprendre le conditionnel « se briserait s’il était projeté à terre » que nous posons dans la deuxième partie de notre proposition définissant la fragilité d’un vase comme signifiant quelque chose comme « s’il était projeté à terre, alors, ceteris paribus, il se briserait. » ou encore, « s’il était projeté à terre, dans des conditions normales, il se briserait. ». Si on suppose que de telles clauses sont contenues implicitement dans les conditionnels associés aux dispositions, alors les dispositions, qu’elles soient traîtresses, simulées ou neutralisées, ne représentent plus des contre exemples pour ACS.
66Mais il se pourrait bien que cette objection échoue dans la mesure où il n’y a par exemple rien de véritablement anormal dans les situations décrites par les dispositions traîtresses de Martin ou par les dispositions neutralisées. Dans un autre article, Fara souligne que les objets fragiles sont, la plupart du temps, protégés par toutes sortes d’emballages34. De même, les fusibles font bien partie de notre quotidien. De plus, il est clair qu’en soutenant que la deuxième partie de nos énoncés conditionnels portant sur les dispositions doit toujours être comprise comme intégrant implicitement une clause ceteris paribus, on court le risque de rendre nos analyses vides et triviales. Dire qu’un vase se briserait, ceteris paribus, s’il se trouvait projeté au sol, cela revient au fond à dire que s’il était projeté au sol, à moins de ne pas se briser, il se briserait.
67Il semble donc bien que les situations examinées précédemment constituent bien des réfutations convaincantes de ACS. Pour autant, certains auteurs ne les acceptent pas comme telles, soit qu’ils n’y voient pas de véritables contre exemples, soit qu’ils considèrent que nous devons interpréter la deuxième partie de l’analyse en un sens un peu différent de celui que nous donnons habituellement aux conditionnels subjonctifs standard, notamment en ce qu’ils ne possèdent pas, dans le cas des dispositions, de pouvoir inférentiel. Mais la majorité des auteurs choisit plutôt d’éviter ces contre exemples en essayant de donner une version amendée de ACS qui permette de la préserver, conformément à l’intuition que nous avons selon laquelle les attributions de dispositions ont une dimension intimement conditionnelle. Il s’agit donc pour nous de voir maintenant quelles sont les propositions faites dans le sens d’une telle sophistication de ACS.
(c) Les analyses conditionnelles sophistiquées
68De nombreux auteurs comme Prior, Lewis ou Mellor se sont efforcés de fournir des versions plus sophistiquées de l’analyse conditionnelle standard, afin d’éviter les contre exemples que nous venons de discuter. Dans son ouvrage de référence Dispositions, Mumford a, pour sa part, essayé de montrer que, même si cette analyse standard était en butte à des difficultés, elle permettait toutefois bien de clarifier le sens que nous donnons aux attributions de dispositions à condition de préciser que ces dernières impliquent bien des conditionnels de manière a priori par une forme de nécessité conceptuelle, bien qu’elles ne soient pas elles-mêmes entraînées par des conditionnels. Toutefois, c’est probablement les tentatives de Lewis qui ont suscité les réactions les plus nombreuses dans la littérature récente et c’est à l’analyse de ces tentatives que nous nous attacherons dans un premier temps35.
69Le point de départ des analyses de Lewis consiste à dire que si les exemples de dispositions « traîtresses » dont parle Martin doivent bien être considérés comme des contre-exemples pour ACS, cela nous conduit à supposer, que les dispositions d’un objet ou d’une personne appartiennent à ses propriétés intrinsèques. Dans le vocabulaire de Lewis, une propriété intrinsèque est une propriété que l’objet possède par lui-même et qu’il conserve même si tout ce qui l’entoure se trouve altéré. Par opposition, une propriété extrinsèque est une propriété qu’un objet possède en vertu de raisons extérieures à lui. Par exemple, le fait que ma clé puisse ouvrir la serrure de ma porte lui confère cette propriété « apéritive » de manière extrinsèque dans la mesure où ma clé perdrait cette capacité si je changeais ma serrure alors qu’elle ne serait elle-même modifiée en rien. Ses propriétés intrinsèques, portent, par exemple, sur la forme de ma clé, sa structure atomique, bref, sur tout ce qu’elle possède en propre et qui ne dépend pas de propriétés extérieures à elle36.
70Fara remarque que Lewis lui-même n’est pas toujours clair sur le sens qu’il donne à cette affirmation dans la mesure où il lui arrive de dire tantôt que ce sont les dispositions elles-mêmes qui sont des propriétés intrinsèques, tantôt que ce sont leurs bases causales qui le sont37. Cette réserve faite, l’argument de Lewis se présente de la manière suivante. Supposons, comme le fait Martin, un fil électrique hors tension rattaché à un mécanisme conçu de telle sorte qu’il place ce fil sous tension lorsqu’il est mis en contact avec un conducteur. Dans ce cas, si on considère que les dispositions sont possédées de manière purement extrinsèque par les objets, on dira que le fil en question n’est pas hors tension mais bien sous tension, en vertu du fait qu’il est relié au mécanisme, même si les répliques intrinsèques parfaites de ce fil (les « doubles » de Lewis38) sont, elles, hors tension. Or il est clair qu’il s’agirait là d’une position difficile à tenir. Même si il existe bien des cas de doubles intrinsèques qui ne possèdent pas exactement les mêmes dispositions (lorsqu’ils se trouvent par exemple, dans des mondes possibles différents soumis à des lois générales différentes), il est clair, selon Lewis, que les dispositions d’un objet ou d’une personne ont un rapport évident avec la nature intrinsèque de cet objet. Par exemple, il semble bien qu’on ne puisse en aucun cas imaginer une bande de caoutchouc sous tension, quels que soient, par ailleurs, son environnement immédiat, ou les mécanismes qu’on peut lui associer. En ce sens, on peut, selon lui, admettre avec Martin, que le cas des dispositions traîtresses est bien un contre-exemple à ACS, et qu’il est impossible de réduire les dispositions au fait d’entraîner un comportement conditionnel. Même s’il s’agit là pour elles d’une caractéristique apparemment incontournable, nous devons cependant bien faire droit à leur dimension intrinsèque. Mais comment concilier ces deux dimensions des dispositions ?
71Pour ne pas perdre leur dimension intrinsèque, Lewis essaie d’amender ACS de manière à ce que les dispositions traîtresses n’aient plus prise sur elle. Pour reprendre l’exemple de la fragilité, il montre que le simple fait qu’un objet se brise lorsqu’il est projeté au sol n’est ni nécessaire, ni suffisant pour dire que l’objet en question est vraiment disposé à se briser lorsqu’il est projeté au sol, comme le montrent les exemples de Martin. Il faut encore y ajouter le fait que l’objet possède une certaine propriété intrinsèque, qui, associée au fait que l’objet se briserait effectivement s’il était projeté au sol, serait la cause de sa destruction. Pour rendre compte des dimensions indissociablement conditionnelle et intrinsèque de nos attributions de dispositions, Lewis suggère alors un amendement de ACS qui prend grosso modo, la forme suivante :
Version sophistiquée : Un objet possède la disposition à M dans les conditions C, ssi il possède la propriété intrinsèque P telle que, s’il se trouvait dans les circonstances C, et si l’objet possède toujours P dans ces circonstances, alors l’objet manifesterait M parce que C et parce qu’il possède P.
72Le cas du fil électrique hors tension de Martin, connecté à un mécanisme conçu pour le placer sous tension dès qu’il est mis en contact avec un conducteur est ici correctement décrit par l’analyse que propose Lewis. En effet, même si le fil se trouve sous tension s’il est mis en contact avec un conducteur, cela sera dû au mécanisme, c’est-à-dire à quelque chose d’extrinsèque au fil proprement dit et non à une de ses propriétés intrinsèques. De la même manière, le cas inverse proposé par Martin (celui du fusible), tombe également sous l’analyse proposée par Lewis. On peut parfaitement attribuer dans ce cas au fil la disposition de conduire l’électricité s’il est mis en contact avec un conducteur, même s’il se trouve que cette disposition ne puisse se manifester en raison de l’action d’un mécanisme extérieur. Car le fil possède bien certaines propriétés intrinsèques (par exemple, la propriété d’avoir des électrons libres), telles que, s’il était mis en contact avec un conducteur, et s’il conservait cette propriété, le fil se placerait bien sous tension, parce qu’il serait en contact avec un conducteur et parce qu’il possède cette propriété. En effet, dans l’exemple de Martin, l’effet du mécanisme consiste précisément à suspendre la possession de cette propriété intrinsèque. La prise en compte explicite de cette dimension intrinsèque des dispositions permet donc bien, selon Lewis, de réduire considérablement les dégâts provoqués par les exemples de Martin sur ACS.
73Elle permet également de répondre de manière apparemment satisfaisante aux cas de dispositions « simulées » : même s’il est vrai que le calice en or massif se brise en tombant sur le sol sous le regard de l’ange, il ne possède aucune propriété intrinsèque entrant en jeu dans sa destruction, les pouvoirs de l’ange y suffisent. Ainsi, l’analyse de Lewis permet bien de refuser au calice l’attribution d’une quelconque fragilité. Cette disposition est alors uniquement simulée par le conditionnel qui lui correspond habituellement.
74Fara remarque toutefois que l’amendement proposé par Lewis n’écarte pas complètement les réfutations portées par les exemples de dispositions « masquées » ou des antidotes avancés par Johnston. Si nous reprenons le cas de la coupe de verre soigneusement emballée par un emballage de protection, nous continuerons certes à dire que la coupe possède la propriété intrinsèque de se briser si elle se trouve projetée au sol et si l’emballage de protection est absent. Mais tant que cet emballage est présent, la seconde partie du conditionnel reste bel et bien fausse. Il ne s’agit donc pas de dire simplement qu’il s’agit là des effets d’un mécanisme extérieur ou d’une propriété extrinsèque à la coupe comme c’est le cas dans les exemples de Martin. En effet, la question se pose véritablement de savoir si la coupe emballée peut véritablement être considérée comme fragile au sens que donne à ce terme l’analyse conditionnelle amendée par Lewis.
75La même difficulté se retrouve dans le cas des antidotes. Même si un poison possède une disposition létale lorsqu’on l’avale, il ne tuera pas si un antidote a été administré à temps, en dépit de ses propriétés intrinsèques. Il semble donc qu’il y ait dans ces deux cas une dimension propre aux dispositions qui reste irréductible à l’analyse conditionnelle, fût-elle amendée par la considération de leur caractère intrinsèque aux objets ou aux personnes auxquels on les attribue. Si tel est bien le cas, leur analyse conditionnelle ne fonctionne pas et il faudrait alors déconnecter nos attributions de dispositions des manifestations conditionnelles par lesquelles elles nous apparaissent. Ce constat est bien suggéré, d’une certaine manière, par Mumford (même s’il souscrit bien, pour sa part à une certaine version de l’analyse conditionnelle) quand il pointe le fait que la possession d’une disposition comporte toujours pour un objet une part catégorique qui interdit toute interprétation réductrice des analyses conditionnelles que nous en proposons. Nous persistons bien à penser que ce morceau de sucre est soluble, même si nous ne l’avons pas vu effectivement fondre dans un liquide et même, à la limite, si nous ne verrons jamais manifester ce comportement typique associé à la solubilité. Cette disposition peut donc bien lui être attribuée de manière en partie indépendante des comportements conditionnels par lesquels elle se manifeste. Et le fait qu’elle soit attribuée aux morceaux de sucre de manière intrinsèque ne suffit alors encore pas à rendre compte de cette dimension car ce caractère intrinsèque demeure connecté à un comportement conditionnel.
76En réponse à ces difficultés, Lewis se demande si nous sommes en définitive fondés à penser qu’il existe quelque cas de disposition « masquée » ou d’antidote que ce soit. En ce qui concerne, par exemple, le cas du poison, nous sommes selon lui en face d’un choix. Soit nous dirons qu’une substance est un poison ssi elle possède la disposition à faire mourir lorsqu’on l’avale sans avoir pris d’antidote. Soit nous dirons qu’une substance est un poison si elle possède la disposition à faire mourir et dans ce cas, cette disposition peut effectivement être masquée ou neutralisée par un antidote. Mais il souligne que même si nous optons pour la deuxième formulation (ce qui revient à écarter l’analyse conditionnelle des dispositions), il est probable que nous persisterions tout de même à dire que les poisons possèdent bien une disposition létale au sens où la définit la première formulation. Et ce, même s’il s’agit sans doute d’une conception plus complexe et plus délicate des dispositions, puisqu’elles semblent devoir faire droit au sein même de leurs critères d’identification à l’action éventuelle d’antidotes.
77Mais il admet lui-même que cette remarque n’est peut-être pas suffisante pour lever toutes les difficultés soulevées par les dispositions masquées ou par les antidotes. Comme il y insiste avec prudence, le sens même du mot « poison » dépend lui-même de la manière dont nous envisageons les attributions de dispositions. Si on laisse cette difficulté de côté en considérant uniquement la disposition à tuer pour elle-même et indépendamment de l’identification des substances auxquelles l’attribuer, il reste que si j’avale une substance possédant cette disposition après avoir pris un antidote approprié, elle ne me tuera pas, bien qu’elle n’ait subi aucune modification intrinsèque et puisse toujours posséder cette disposition à tuer une fois ingérée. De la même manière, une coupe de cristal soigneusement emballée possède toujours les propriétés intrinsèques qui expliquent le fait qu’elle se briserait en étant projetée au sol. Ces propriétés ne sont en rien modifiées par l’emballage et pourtant, la coupe ne se brisera pas en tombant. Il semble donc y avoir des arguments forts en faveur de l’idée selon laquelle il existe bien certains cas de dispositions masquées ou neutralisées ainsi que d’antidotes qui invalident l’analyse conditionnelle des dispositions dans sa version simple, comme dans la version sophistiquée qu’en propose Lewis.
78Dès lors, il semble que nous soyons amenés soit à proposer de nouveaux amendements à l’analyse conditionnelle des dispositions, soit à abandonner purement et simplement ce type d’analyse. Après avoir donné un aperçu des voies explorées dans cette seconde direction, qui nous semble être une fausse piste, nous préciserons ensuite rapidement en quoi notre travail de recherche s’inscrit plutôt dans la première, à condition, toutefois, de comprendre en quel sens nos attributions de pouvoirs ou de dispositions en physique possèdent bien une dimension catégorique irréductible à l’analyse strictement conditionnelle comme le supposent la plupart des auteurs dont nous venons de discuter les analyses. Nous verrons ensuite comment les clauses stipulant leur caractère intrinsèque dans les analyses conditionnelles sophistiquées suggèrent peut-être de les considérer plutôt comme des pouvoirs particuliers que comme des facultés générales.
(d) Les analyses non conditionnelles et leurs limites
79Une autre stratégie possible, si l’on admet que les dispositions « masquées » ou les antidotes mettent bien en échec les différentes formes d’analyse conditionnelle des dispositions consiste en effet à abandonner le projet même de fournir une analyse des attributions de dispositions, pour se contenter, de manière plus modeste, d’en proposer simplement des explications qui ne soient pas réductrices. On se résigne alors au fait qu’il n’y a pas de formulation générale sous-jacente à ces attributions, et que nous devons nous contenter d’explications particulières du sens que nous attribuons aux dispositions. C’est à ce type de conclusions qu’aboutissent, par exemple, des auteurs comme Bird39 ou Molnar40.
80Fara propose pour sa part une forme d’analyse non conditionnelle des dispositions à partir de la notion d’ « habituel », qu’il emprunte aux linguistes et qui désigne certains types de phrases générales par lesquelles nous décrivons les comportements usuels, typiques ou habituels d’objets ou de personnes.
81Le point de départ de son analyse41, consiste à prendre acte du fait que les cas de dispositions masquées ou d’antidotes montrent, qu’en dépit de notre intuition selon laquelle les dispositions sont intimement reliées aux conditionnels, elles n’en partagent pourtant pas un trait essentiel car, contrairement aux conditionnels, elles n’obéissent pas aux règles d’implication du modus ponens. Il se pourrait donc bien que les conditionnels, qui obéissent à cette règle, ne soient pas les formulations les plus appropriées pour rendre compte de nos attributions dispositionnelles.
82C’est à partir de ce constat qu’il propose d’explorer la piste des « habituels », que nous utilisons quotidiennement dans des expressions du type « Martin va à l’école à pied », « Marie fume lorsqu’elle rentre chez elle après le travail », ou « Pierre chante quand il est sous la douche ». Ce faisant, nous exprimons par une forme de généralisation les comportements habituels d’un sujet. Ainsi, « Martin va à l’école à pied » ne sera pas vrai, si la plupart du temps, il s’y rend en voiture. Mais en même temps, la généralisation que nous proposons dans ce cas n’est pas pour autant universelle. Le propre de ces expressions consiste en effet à tolérer, occasionnellement, des exceptions. Par exemple, « Martin va à l’école à pied » reste vrai même si, occasionnellement, il utilise d’autres moyens pour s’y rendre, par exemple lorsqu’il pleut à verse. L’intérêt des « habituels », c’est donc qu’ils expriment des généralisations universelles « souples » au sens où elles admettent la possibilité d’exceptions.
83Et c’est précisément la raison pour laquelle ils représentent, aux yeux de Fara, des candidats intéressants pour l’analyse de nos attributions de dispositions. Les cas de dispositions « masquées » ou d’antidotes présentent en effet des situations dans lesquelles nos attributions de dispositions tolèrent elles-mêmes de telles exceptions au sens où, une disposition ne requiert pas toujours de se manifester lorsque les conditions dans lesquelles elle est supposée le faire sont pourtant réunies. Il reste ainsi vrai, par exemple, que le cyanure est mortel lorsqu’on l’avale, à l’exclusion des cas où un antidote approprié a été administré.
84Cette analyse doit encore, de l’aveu même de Fara être complétée, dans la mesure où il est possible que des « habituels » soient vrais par accident, comme il peut être vrai, par exemple si je vis au nord de l’Ecosse, qu’il pleuve lorsque je sors de chez moi. La vérité de cet « habituel » n’a en l’occurrence rien à voir avec une disposition quelconque du temps qu’il fait ou de moi-même. Les attributions de dispositions semblent bien ne pas pouvoir être vraies de cette manière accidentelle. Aussi Fara reprend-il à son compte la suggestion de Lewis selon laquelle les dispositions doivent être considérées comme des propriétés intrinsèques. Une substance qui est un poison, ne se laisse pas seulement définir par le fait qu’elle a le pouvoir de tuer lorsqu’on l’avale. Il faut encore montrer que cette disposition relève d’une propriété intrinsèque de cette substance, et que cette propriété est, au moins en partie, la cause du fait que cette substance puisse tuer.
85Dans sa présentation générale de la Stanford Encyclopedia of Philosophy, il propose ainsi de formuler sa propre analyse des attributions de dispositions de la manière suivante :
Un objet possède la disposition à M dans les circonstances C ssi il possède une propriété intrinsèque en vertu de laquelle il manifeste M lorsque C.
86En formulant les choses de cette manière, il s’agit, à ses yeux, de montrer simplement que la possession pour un objet d’une certaine propriété intrinsèque doit, dans le cas des dispositions contribuer à expliquer, au moins partiellement, pourquoi un objet se comporte de telle ou telle manière. Cela ne nous dit rien sur la raison pour laquelle le fait de posséder cette propriété, explique causalement la manifestation d’une disposition lorsqu’elle se produit. De même cela laisse ouverte la question de savoir si cette propriété intrinsèque doit elle-même être une propriété catégorique ou bien une disposition. Fara souligne ainsi que son analyse présente l’avantage de rester neutre quant aux engagements ontologiques qui peuvent commander les réponses à ces questions. Elle ne se prononce pas sur la nature et sur le rôle des « bases » ou de ce qui fonde les dispositions proprement dites. Elle est donc susceptible d’emporter l’adhésion indépendamment des options ontologiques des uns et des autres.
87Cette proposition de Fara est assez représentative d’une approche qui cherche à trouver du côté des formes de langage ordinaires les ressources permettant de donner une définition satisfaisante des dispositions. Les raisons qui poussent à chercher dans cette direction tiennent, on l’a vu, aux difficultés rencontrées dès que l’on cherche à donner une analyse logique trop formelle de nos attributions de dispositions qui ne semble pas correspondre à leur mode de manifestation et de présence dans les objets ou les personnes. Les procédures du langage ordinaire présentent alors les attraits d’une souplesse plus grande et d’une pertinence enracinée dans l’usage. Pour autant, cet abandon de la rigueur logique formelle a un coût. D’abord, il n’est pas certain que les situations décrites par les dispositions « masquées » ou les antidotes puissent être envisagées comme des situations « d’exceptions » au sens propre du terme. Il n’est pas certain, par exemple, que la neutralisation des effets de l’opium par un antidote soit du même ordre que le fait de rompre ses habitudes pour une raison x ou y. Les effets neutralisants d’un antidote semblent, par exemple, bien plus déterminés que les raisons qui peuvent me conduire à utiliser ma voiture contrairement à ce que je fais habituellement. De manière générale, il y a ici un risque qui tient au fait d’utiliser des catégories utilisées d’abord pour décrire les comportements d’êtres (au moins en partie) conscients de leurs actes et de leurs choix, pour les appliquer à des objets ou à des corps physiques. Peut-on réellement parler des habitudes de l’opium ou du sucre ? À cette difficulté s’ajoute le fait que les manifestations des dispositions que nous attribuons aux objets physiques obéissent le plus souvent à des lois et pas seulement à des comportements seulement « habituels » ou « routiniers ». La manière dont nous attribuons à des objets certaines dispositions (mais cela est également vrai à propos de certaines dispositions psychologiques) a ainsi probablement davantage à voir avec le lexique des explications causales plutôt qu’à celui des explications par les raisons dont les « habituels » nous semblent bien relever. Renoncer aux types d’explications et de prédictions que nous permet le caractère nomiquement réglé des dispositions physiques, nous semble être d’un coût exorbitant, comme le verrons au chapitre 8, surtout si ce coût n’est pas justifié par les éclaircissements qu’il apporte sur le statut épistémologique et ontologique des dispositions.
88Car on peut en effet se demander si le recours de Fara aux « habituels » n’est pas plutôt motivé par un souci d’analyse des manifestations des dispositions, plutôt que par un souci d’analyse des attributions de dispositions proprement dites et du type de faits auxquels renvoient, en définitive, ces attributions. La possibilité d’établir des généralisations tolérant des exceptions, vise en effet d’abord à rendre compte du caractère parfois aléatoire des manifestations que nous attendons de la part des dispositions. Mais, s’il est vrai que les attributions de dispositions doivent comporter une référence implicite à leurs manifestations au moins possibles, il n’est pas certain que le fait, pour un objet ou pour une personne, de posséder telle ou telle disposition (ce qui, en dernière analyse nous autorise à les faire, leur vérifacteur, pour reprendre le terme d’Armstrong), trouve un éclaircissement quelconque dans la notion d’ « habitude » ou dans les formes linguistiques qui s’y rapporte. Dire que le sucre est soluble ou que le cristal est fragile c’est toujours d’abord dire quelque chose sur ce que sont le sucre et le cristal, avant d’indiquer quelque chose sur leurs comportements possibles. Toute la difficulté tient évidemment à ce que, dans le cas des dispositions, cette caractérisation catégorique des substances dépend au moins en partie de leurs manifestations possibles. C’est bien cette difficulté qui pousse aussi bien Lewis que Fara, en dépit de stratégies opposées, à compléter leurs analyses respectives en précisant que les dispositions doivent être envisagées comme des propriétés intrinsèques. Mais cette notion ne suffit peut-être pas, à elle seule, à clarifier ce que nos attributions de dispositions peuvent avoir finalement elle-même de « catégorique », en donnant à ce terme une signification non plus seulement sémantique mais également ontologique.
89Or sur ce point, il nous semble encore qu’une lecture attentive de la manière dont Leibniz caractérise les forces à l’œuvre dans la réalité physiques comme des tendances spontanées des corps à réaliser leur pouvoir si rien ne les en empêche, peut apporter un éclairage tout à fait intéressant sur le caractère indissociablement intrinsèque et relationnel des dispositions physiques réellement inscrites dans la nature des substances corporelles et sur le caractère catégorique des assertions par lesquelles nous les leur attribuons42.
90Pour comprendre la pertinence de la stratégie leibnizienne, il convient, dans un premier temps, de distinguer, comme le rappelle Bruno Gnassounou, la manière dont nous attribuons à un objet ou une personne une capacité ou un pouvoir, de la manière dont nous leur attribuons l’opportunité de les exercer43. C’est l’oubli de cette distinction, qui relève pourtant, selon Gnassounou, du sens commun (même s’il revient à Hobbes de la rappeler opportunément, c’est le cas de le dire, dans le Léviathan44), qui est selon lui à l’origine des difficultés insurmontables rencontrées par les partisans de l’analyse conditionnelle des dispositions, dans la mesure où « il ne serait pas injuste de dire que le problème ne semble même pas effleurer la plupart des défenseurs classiques de l’analyse conditionnelle des dispositions, comme Ryle et Carnap45 ».
91Mais la remarque vaut aussi peut-être pour tous ceux qui, à l’instar de Lewis ou de Mumford, cherchent à produire une analyse non réductionniste des attributions de dispositions à partir du caractère conditionnel de leurs manifestations, tout en insistant sur leur caractère intrinsèque, manquent ainsi peut-être cette distinction élémentaire entre ce qui confère à un agent quelconque la capacité de faire quelque chose, autrement dit entre le vérifacteur de nos attributions de dispositions, et le caractère conditionnel des circonstances dans lesquelles cette capacité est susceptible de s’exercer de manière manifeste.
92Dans l’extrait du Léviathan, Hobbes rappelle que la distinction entre l’attribution d’un pouvoir et l’attribution d’une opportunité constitue bien à ses yeux un point de départ pour toute analyse correcte des opérations d’un agent quelconque. Ainsi, il souligne que lorsque nous disons d’un particulier qu’il ne peut pas accomplir telle opération, nous pouvons avoir à l’esprit deux types d’impuissance, et donc deux types de concepts modaux. Soit nous voulons dire qu’il existe un obstacle interne à l’accomplissement de l’opération, et dans ce cas, nous dirons que le particulier est dépourvu de la capacité générale à l’accomplir. Soit nous voulons dire qu’il existe un obstacle externe à l’accomplissement de ces opérations et dans ce cas, nous dirons que le particulier n’est pas libre d’agir, qu’il n’a pas l’occasion ou l’opportunité d’agir. L’homme prisonnier qui est enchaîné sur son lit possède bien la capacité générale de se lever et de s’évader mais il ne peut en saisir l’opportunité. En revanche, l’homme cloué au lit par la maladie aura bien l’opportunité de se lever, mais il n’en possède pas à ce moment, la capacité générale.
93Or, il semble bien que l’analyse conditionnelle ne soit pertinente que dans le premier cas, celui où nous attribuons à quelqu’un ou à quelque chose, l’opportunité d’agir. Dans le cas du prisonnier, il est pertinent de dire que son impuissance à s’évader serait levée si on lui ôtait ses chaînes. Dans ce cas, c’est bien la considération des circonstances dans lesquelles sa capacité à se mouvoir est susceptible de s’exercer qui s’avère décisive pour lui attribuer ou pas une disposition à la mobilité. Mais lorsqu’il s’agit de la capacité générale à se mouvoir, celle qui fait défaut à l’homme malade, le recours aux circonstances perd toute pertinence. Que la porte de sa chambre soit ouverte ou pas, qu’il le décide ou pas, qu’il ait de bonnes raisons de le faire ou pas, l’homme malade ne peut tout simplement pas se lever. Dans ce cas, l’absence de disposition à la mobilité nous semble bien inconditionnelle, comme le sera a contrario la disposition à se mouvoir lui-même de l’homme sain.
94S’ouvrirait alors peut-être, selon Gnassounou, la possibilité de deux analyses distinctes, l’une consacrée aux opportunités ou aux occasions que tel ou tel particulier a d’exercer ses capacités générales, pour laquelle nos attributions seraient bien tributaires d’analyses conditionnelles, et l’autre, consacrée aux pouvoirs ou dispositions généraux possédés par ces particuliers, dans laquelle l’analyse conditionnelle ne nous serait d’aucune utilité.
95Selon nous, il y a dans une telle stratégie, un acquis indéniable dans la mesure où il nous semble tout à fait juste de distinguer, pour un particulier donné, la dimension catégorique des assertions par lesquelles nous lui attribuons certains pouvoirs, de la dimension conditionnelle des opportunités dans lesquelles ces pouvoirs sont susceptibles de s’exercer. Pour autant, il nous semble qu’en dissociant explicitement ces deux dimensions comme le suggère Gnassounou, nous risquons de perdre, comme c’est le cas chez Fara, le bénéfice explicatif et prédictif qui est lié au fait que nos attributions de pouvoirs peuvent elles-mêmes être subsumées sous des lois qui déterminent rigoureusement les conditions de leurs manifestations spécifiques. Or, ce que suggère la définition leibnizienne de la force, c’est qu’il est peut-être possible de concilier dans l’analyse, la dimension inconditionnelle des attributions de pouvoirs et la dimension conditionnelle de leurs manifestations. Leur dimension inconditionnelle, ou, si l’on veut catégorique, tiendrait alors au fait que nous avons affaire non à des facultés générales, comme celles dont parle Hobbes, et avec lui, la plupart des auteurs contemporains, mais à des dispositions particulières inscrites dans les natures spécifiques des corps. Cette dimension particulière des forces, comme nous le verrons dans le chapitre 7, s’explique, chez Leibniz, par le fait qu’elles expriment, dans l’ordre des phénomènes, l’activité spécifique des substances individuelles proprement dites, ce qui leur confère du même coup une certaine actualité. C’est en ce sens qu’elles possèdent, chez lui, une dimension catégorique irréductible à l’analyse des conditions dans lesquelles elles peuvent opportunément exercer les puissances dont elles sont porteuses. La stratégie leibnizienne consisterait donc alors à subordonner l’analyse logique et épistémologique des forces à leur analyse ontologique, pour justifier le fait qu’elles existent en tant qu’ingrédients de la nature réelle des corps. C’est ce qui explique, chez lui, le fait que nous puissions les attribuer à la fois de manière catégorique à titre de vérité factuelle, tout en montrant que les manifestations qui permettent de les identifier sont, elles, conditionnées à la levée des obstacles qui peuvent entraver leur exercice. Ainsi, nous verrons que cette dimension catégorique ne lui interdit pas d’expliquer leurs manifestations en termes de régularités nomiquement réglées, dans la mesure où ces régularités décrivent précisément les rapports de connexion qui existent chez lui entre les substances (chapitres 8 et 9).
96En définitive, il n’est donc pas certain que les diverses tentatives pour contourner l’analyse conditionnelle des dispositions soient pleinement satisfaisantes. Ce qu’elles nous rappellent, c’est que nous ne pouvons pas réduire nos attributions de pouvoirs aux circonstances dans lesquelles ils se manifestent effectivement. S’il est vrai, comme le soutient Leibniz, que les pouvoirs que nous attribuons possèdent par eux-mêmes une certaine tendance à la réalisation si rien ne les en empêche, et que nous devons ainsi faire droit aux éventuels obstacles qu’ils peuvent rencontrer, nous devons également préciser en quel sens nos attributions renvoient également à des caractéristiques factuelles de ces particuliers, de manière indépendante de ces obstacles, bref, préciser comment ils s’articulent à la nature de ces particuliers. Mais il s’agit en même temps chez lui, à partir de l’analyse qu’il donne des propriétés dynamiques des corps, de conserver leur dimension conditionnelle, dans la mesure où elle permet de penser leur connexion réglée à l’ensemble des corps environnants et de proche en proche, à l’ensemble de ce qui existe dans l’univers.
97Comme le rappelle aujourd’hui Lewis, Leibniz admet donc que la définition d’une disposition comporte toujours une référence au moins implicite à ce qui pourrait masquer ou neutraliser ses manifestations. Mais il s’agit en même temps pour lui de montrer que les forces sont inséparables des objets physiques singuliers et réels auxquels on les attribue. D’un point de vue logique, c’est, chez lui, la règle d’inhérence du prédicat qui dénote la disposition dans le sujet auquel on l’attribue, qui assure la validité de notre attribution. Elle indique ainsi que ces dispositions particulières que sont les forces, appartiennent bien aux objets d’une manière qui n’est pas uniquement conditionnelle mais bien aussi, en un certain sens, catégorique. Ces hypothèses de lecture suggèrent que c’est donc plutôt le caractère monadique des prédicats utilisés par Leibniz, qui lui permet de parler, à propos des forces, de propriétés possédant à la fois une dimension catégorique et conditionnelle. Et c’est bien parce que la règle du Praedicatum inest subjecto est, chez lui, susceptible d’une interprétation ontologique relative à l’ordre des natures réelles et pas seulement de leurs essences possibles, que les clauses contemporaines stipulant le caractère intrinsèque des dispositions, lui auraient sans doute paru insuffisantes. Rappelons ici que le principe d’identité des indiscernables suppose chez lui que l’essence réelle d’un corps, ce qu’il appelle aussi sa « notion complète », est unique et qu’en ce sens, on ne saurait trouver chez lui, de double intrinsèque d’un corps réel. Comme on l’a vu, conformément à la définition qu’en donne Lewis, le caractère intrinsèque d’une propriété ne porte jamais que sur les possibilités inhérentes à un corps, indépendamment des relations que ce corps entretient avec le reste du monde possible auquel il appartient. Toutes les réserves que ce caractère intrinsèque est susceptible d’introduire quant à la dimension conditionnelle de l’attribution d’une disposition, n’auraient donc probablement pas suffi, aux yeux de Leibniz, à rendre compte de la dimension ontologique des tendances inhérentes aux forces, dimension qui justifie précisément de les attribuer de manière catégorique.
98Sans rentrer plus en détail dans les analyses leibniziennes pour le moment, nous nous contenterons simplement de souligner le fait que, si toutes ces questions portent d’abord sur la signification et sur les analyses possibles des dispositions, il serait sans doute naïf de croire que les problèmes de sémantique sont parfaitement indépendants de ceux soulevés par les dispositions dans le domaine ontologique. Dans le débat contemporain, comme dans ceux qui animaient la scène philosophique au temps de Leibniz, les enjeux métaphysiques ne sont jamais très loin des considérations sémantiques. Or la compréhension des dispositions soulève rapidement la question de savoir si nous affaire, dans leur cas, à des propriétés possédant une certaine autonomie ontologique ou bien si elles ne sont que des épiphénomènes émergents ou survenant à partir de propriétés plus fondamentales des objets ou des personnes, comme le seraient, par exemple, les propriétés catégoriques. Il s’agit donc maintenant pour nous d’examiner de plus près les différentes manières dont peut se poser le problème du rapport entre les dispositions et leurs éventuelles « bases ».
0.2.3. Les dispositions et leurs bases catégoriques
(a) La notion de base causale
99Lorsque je projette mon pot à crayon sur le sol et qu’il se brise, il y a plusieurs manières de répondre à la question « pourquoi s’est-il brisé ? ». Je peux d’abord répondre qu’il s’est brisé parce qu’il est fragile. Je peux aussi répondre qu’il s’est brisé parce qu’il est fragile ET que je l’ai projeté au sol. Mais certains répondront plutôt qu’il s’est brisé parce qu’il possède une structure micro atomique irrégulière et que cette structure a subi un choc lorsque je l’ai projetée au sol. Dans ce dernier cas, nous expliquons donc le fait que le pot se brise en faisant appel non pas à une quelconque propriété dispositionnelle du pot à crayon mais au fait qu’il possède une certaine structure atomique, entendue comme une propriété catégorique, et par le fait qu’il a été projeté au sol. Sa fragilité n’entre alors pas en ligne de compte. Il semble que la seule chose à laquelle nous devions faire appel, c’est la « base causale », la structure qui « fonde » cette fragilité, conjointement avec le fait que les conditions requises pour la manifestation se sont trouvées réunies.
100Or cette dernière explication semble mieux rendre justice à l’intuition mécaniste selon laquelle l’opération causale que nous attribuons spontanément aux dispositions se joue, en réalité, au niveau de la microstructure atomique des corps ou des objets concernés.
101Selon cette intuition, la base causale de la disposition d’un objet serait quelque chose comme la propriété microstructurelle de cet objet, qui est causalement responsable, dans certaines circonstances, de la manifestation de cette disposition. Mais dans un souci de clarification, il est sans doute préférable de donner une définition plus précise de cette « base causale », ce à quoi s’emploient Prior, Pargetter et Jackson46.
La définition de Prior. Par le terme de « base causale », il faut entendre la propriété ou le complexe de propriétés de l’objet qui, conjointement avec les conditions requises pour que la disposition se manifeste, est la condition suffisante de l’opération causale donnant lieu à cette manifestation, et, dans le cas des dispositions « probabilistes », des chances que cette disposition présente de se manifester.
102Si on s’en tient au cas des dispositions déterministes et qu’on laisse de côté la question épineuse de savoir en quel sens une probabilité peut être considérée comme une cause, cette définition appelle toutefois d’emblée quelques compléments. D’abord parce qu’on peut sans doute défendre l’idée que toutes les propriétés sont causalement actives (Mumford rappelle que c’est même là le premier critère que nous retenons habituellement pour affirmer l’existence d’une propriété quelle qu’elle soit). Cela signifie que la causalité ne relie, à proprement parler, que des événements ou des occurrences, et pas des propriétés. Cela signifie, également, que nous devons compléter la définition proposée, en explicitant le fait que c’est le rôle causal imputé à telle ou telle disposition qui se trouve en réalité expliqué par telle ou telle base causale.
103Ensuite, on peut remarquer que cette définition de la base causale d’une disposition n’écarte pas la possibilité que des dispositions soient masquées ou neutralisées. Rien ne s’oppose en effet à ce que la base causale de l’efficacité « dormitive » de l’opium se trouve momentanément « suspendue » exactement de la même manière que la disposition elle-même. Or nous avons vu que de telles situations compliquent considérablement la manière dont nous pouvons attribuer certaines dispositions à des objets ou à des personnes.
104Aussi, suivant les suggestions de Fara, nous pouvons peut-être proposer une reformulation amendée de la définition précédente :
La base causale d’une disposition à M dans les conditions C est la propriété P telle que, dès lors qu’un objet possède P dans les conditions C et manifeste M, le fait que cet objet possède P, pris conjointement avec le fait qu’il se trouve placé dans C, explique causalement pourquoi l’objet se comporte de telle manière que M.
105Cette définition amendée permet de distinguer précisément les propriétés qui peuvent être considérées comme bases causales d’une disposition sans rencontrer les difficultés que nous venons de signaler, car elle introduit la clause selon laquelle l’attribution d’une base causale à une certaine disposition est liée au fait que cette dernière se manifeste effectivement. Elle permet ainsi d’envisager le fait qu’une disposition renvoie, en définitive, à une base qui assumerait son efficacité causale.
106Fara remarque toutefois que cette définition de la « base causale » d’une disposition est largement tributaire du sens que nous donnons à la notion d’ « explication causale ». Or, et nous aurons à y revenir lors de l’examen des analyses leibniziennes de la causalité, il n’est pas certain que la méthode consistant à expliquer la causalité par l’attribution d’une propriété soit en réalité satisfaisante, même lorsqu’on précise les conditions dans lesquelles elle est susceptible de s’exercer. Le fait, pour un objet ou une personne, de posséder telle ou telle propriété ne rend peut-être pas suffisamment compte de l’efficience causale proprement dite. Pour comprendre ce qu’est une action causale, il est peut-être indispensable de supposer que nous avons affaire à des agents et pas simplement à des supports de propriétés dénués de toute dynamique. Cette remarque porte évidemment mieux lorsqu’on a affaire à des dispositions entrant en jeu dans l’analyse d’actions humaines mais il est également possible, sans anthropocentrisme, de chercher à voir en quel sens la causalité physique a affaire à des agents doués d’un dynamisme interne sur lequel se fondent les propriétés physiques (qu’elles soient structurelles ou dynamiques). Nous verrons ainsi dans le chapitre 8 comment, chez Leibniz, le fait de posséder telle propriété causalement efficace suppose d’être appréhendé comme un état de chose attribué à un agent connecté causalement à ce qui l’entoure.
107Quoiqu’il en soit, si on laisse pour l’instant de côté l’analyse de ce en quoi consiste le fait de « posséder une propriété causalement efficace dans certaines circonstances », et si on accepte provisoirement la définition de la notion de base causale proposée par Fara, il est à noter qu’elle laisse en suspens un certain nombre de questions. Elle ne nous dit rien sur le fait de savoir si cette base doit être envisagée comme une propriété catégorique ou comme une nouvelle disposition. À la limite, elle est même compatible avec l’idée selon laquelle une disposition peut être, à elle-même, sa propre base. Et elle laisse également ouverte la possibilité qu’il existe des dispositions qui ne possèdent pas de telles bases causales, ce que certains auteurs désignent par les termes de « dispositions nues ». C’est à l’examen de ce dernier cas que nous devons maintenant nous intéresser. La question de l’éventuelle existence de dispositions « nues » représente en effet un enjeu important dans le débat portant sur la réalité des dispositions et la possibilité de leur attribuer une véritable autonomie ontologique. Accepter l’existence de dispositions « nues », c’est admettre, dans notre ontologie, l’existence de propriétés distinctes des propriétés catégoriques qui la peuplent habituellement. Cette position engage donc sur la voie d’un dispositionalisme assumé ou, tout au moins, sur la voie d’un dualisme de propriétés. En revanche, la plupart des auteurs qui témoignent de leur scepticisme à l’égard des dispositions « nues » se rangent toujours, explicitement ou implicitement, du côté de ceux qui refusent l’existence réelle de propriétés dispositionnelles. Même si les réponses apportées par les uns et les autres sur cette question ne sont pas nécessairement décisives quant à la question de l’autonomie ontologique des dispositions, il importe pour nous d’avoir maintenant un aperçu général des arguments en présence, avant de voir en quel sens les problèmes qu’ils soulèvent, peuvent être éventuellement identifiés dans la philosophie leibnizienne.
(b) La possibilité des dispositions nues
108Les dispositions « nues » désignent des dispositions qui seraient les causes ultimes du comportement de certains objets ou de certaines personnes. Il s’agirait de propriétés primitives qui ne seraient reliées, ou en tout cas réductibles, à aucune base causale distincte, de « purs » pouvoirs dotés d’une efficacité causale intrinsèque. Même si des propriétés de ce type soulèvent, comme nous allons le voir, des difficultés conceptuelles importantes, elles n’en exercent pas moins une certaine séduction chez ceux qui sont partisans d’un dispositionalisme intégral et cherchent à penser la possibilité de dispositions déconnectées de toute base catégorique.
109La possibilité des dispositions « nues » est fermement écartée par Armstrong, qui pense que de telles propriétés sont incompatibles avec un discours scientifique et ontologique cohérents, et ajoute que les bases causales des dispositions doivent, de plus, être nécessairement des propriétés catégoriques. Son argument consiste à dire que, sans lien nécessaire entre une disposition et une base catégorique quelconque dans l’objet, il est impossible d’attribuer cette disposition à l’objet en question, lorsqu’il ne se trouve pas dans les conditions propices à sa manifestation. Par exemple, si la solubilité du sucre n’est pas reliée, dans le sucre, à une base catégorique quelconque, rien ne nous permet de l’attribuer en dehors des circonstances où elle devient explicitement manifeste. De plus, rien n’empêche, alors, de soutenir qu’un objet peut gagner ou perdre des dispositions en permanence sans les manifester, ce qui est absurde.
110Armstrong insiste en fait ici sur le fait que nos attributions de dispositions comportent toujours une part irréductible de catégoricité quant à la manière dont elles se rapportent à l’objet. Nous devons toujours pouvoir dire, pour que nos attributions de dispositions aient un sens, qu’elles dénotent une propriété possédée par l’objet auquel on les attribue, indépendamment de toutes circonstances. S’il n’existe aucune connexion nécessaire entre une disposition D et une propriété catégorique de l’objet auquel on l’attribue, connexion qui suppose que D possède une base catégorique, nous n’avons plus aucune raison de croire que l’objet possède bien D47.
111Contre cet argument, Mellor reproche à Armstrong de formuler, en réalité, une exigence beaucoup trop forte à propos des dispositions. Car la position qu’il défend doit, en principe, le conduire à soutenir l’idée que toute disposition n’a pas seulement une base catégorique quelconque mais la base catégorique spécifique qui la relie à l’objet auquel on l’attribue. Ce qui est, effectivement, la seule manière d’éviter qu’un objet puisse acquérir ou perdre des dispositions sans qu’elles se manifestent. En effet, même si on pouvait relier une disposition D à une base catégorique quelconque dans l’objet O, cela ne serait pas encore suffisant pour exclure la possibilité que les dispositions de l’objet O soient modifiées sans que ses propriétés catégoriques le soient. Sans pouvoir exhiber de connexion nécessaire entre D et telle propriété catégorique précise, la clause présentée par Armstrong serait donc insuffisante pour éviter les problèmes qu’il soulève quant aux dispositions « nues ».
112Fara montre que cette objection de la « mutabilité » des dispositions est peut-être excessive, dans la mesure où il n’y a pas plus de raison a priori de supposer qu’un objet gagne ou perde des dispositions constamment que de supposer, par un scepticisme extrême, qu’un objet se modifie lorsqu’on ne le perçoit plus. Aussi, il n’est pas certain que nous devions tenir compte de cette possibilité dans la manière dont nous justifions nos inférences concluant à la possession d’une disposition en vertu de la possession de telle ou telle base causale. Mellor remarque d’ailleurs que l’objection d’Armstrong ne fait, somme toute, que reprendre d’une manière particulière le problème de l’induction, sans lui donner ici de solution satisfaisante.
113Des auteurs comme Prior, Pargetter et Jackson affirment, pour leur part, que c’est la notion même de déterminisme physique qui requiert que toute disposition possède une base causale. Si on laisse de côté, pour le moment, le cas des dispositions probabilistes, qui soulèvent des questions spécifiques, ils proposent ainsi le raisonnement suivant :
Si nous prenons une disposition typique, comme la fragilité, et que nous l’attribuons, mettons, à l’objet A. En ce cas, dans les circonstances appropriées, soit A se brise, soit il ne se brise pas. S’il se brise, il doit y avoir une cause déterminant ce fait. Donc si A est fragile et si le déterminisme est vrai, nous devons supposer qu’il existe une base causale à la fragilité.
114Cet argument ne tient pourtant pas compte des cas dans lesquels des dispositions se trouvent masquées ou neutralisées par des antidotes, cas qui sont parfaitement compatibles avec le déterminisme. Cela signifie que si A ne se brise pas, cela ne constitue pas une raison suffisante pour affirmer que A n’est pas fragile (si, par exemple, il se trouve emballé dans un paquet protecteur comme dans le cas signalé plus haut). L’argument du déterminisme ne permet donc pas d’écarter ces situations dans lesquelles une disposition ne se manifeste pas tout en étant présente dans l’objet.
115De plus, à supposer que le vase se brise, rien ne dit que la cause de sa destruction doive être une propriété ou un complexe de propriétés du vase en question. D’un point de vue déterministe, il est clair, comme l’affirme Prior, que cela suppose l’existence d’ « une condition efficiente antécédente suffisante causant la destruction du vase ». Mais rien n’indique qu’il s’agisse alors d’une base causale qui lui serait inhérente. Il se pourrait très bien que cette base soit une propriété d’un autre objet (c’est, comme nous le verrons, la piste suggérée par Leibniz, qui rapporte la causalité à l’activité d’un agent permettant de rendre raison du résultat de l’action causale). Ou bien, il pourrait s’agir, non d’une propriété, mais d’une longue chaîne d’événements entrant dans l’histoire causale du vase. D’où les limites de l’argument avancé par Prior. Le déterminisme suppose bien que quelque chose soit la cause de la destruction du vase, mais, à s’en tenir là, rien ne permet d’affirmer qu’il s’agirait alors de la base causale de la fragilité du vase.
116D’autres auteurs, comme Smith ou Stoljar, écartent la possibilité des dispositions nues, en montrant qu’elle est incompatible avec l’analyse sémantique des attributions de dispositions. S’appuyant sur ACS et sur une interprétation assez sophistiquée de l’analyse que Lewis propose des conditionnels, ils montrent qu’en admettant des dispositions nues, nous sommes obligés de supposer des relations de « similarité nue » entre différents mondes possibles. Deux répliques intrinsèques du même objet dans deux mondes possibles différents, possédant les mêmes dispositions nues, présenteraient, en effet, de telles relations de similarité. Cela nous conduirait, alors, à soutenir que différents mondes sont plus ou moins similaires au monde actuel que d’autres en vertu de cette seule similarité, sans qu’on soit en mesure de préciser davantage la raison de cette ressemblance primitive. Sans entrer ici dans le détail de leur argumentaire, notons simplement qu’ils tiennent cette conséquence de la possibilité de dispositions nues comme inacceptable48.
117De manière un peu similaire, Blackburn insiste sur le fait que l’idée selon laquelle les bases causales des dispositions pourraient elles-mêmes être des dispositions est simplement incohérente, dans la mesure où nous ne pourrions alors jamais attribuer une disposition quelconque à un objet sans risquer une forme de régression à l’infini. Attribuer à un vase une certaine fragilité sans supposer que cette disposition se rapporte à une base causale indépendante reviendrait à lui attribuer un pur pouvoir « suspendu », en quelque sorte, à certaines circonstances, et il en est de même si la base de cette fragilité est considérée elle-même comme une disposition. Entrer dans un monde composé uniquement de propriétés modales de cette sorte ce serait entrer dans un monde dans lequel on ne pourrait en réalité attribuer aucune propriété à quoi que ce soit49. Mais Holton montre que même s’il s’agirait alors d’un monde possible étrange, il ne serait pas pour autant incohérent50.
118Le fait qu’il n’y ait pas véritablement d’arguments décisifs pour écarter la possibilité de « dispositions nues » ne représente pas une raison suffisante en faveur de leur existence. Il faut, de toute façon, souligner que le fait de dire que les dispositions requièrent toujours certaines propriétés à même d’être leurs bases causales (i.e. refuser la possibilité de dispositions « nues ») n’exclut en rien le fait que ces propriétés puissent être, elles-mêmes, des dispositions. Et il est alors clair que cette dernière possibilité pose sans doute aux partisans des bases causales une difficulté encore plus redoutable que celle soulevée par l’existence de dispositions « nues ». En définitive, le refus de l’existence de dispositions « nues » est toujours sous-tendu par la position qui consiste à refuser aux dispositions une véritable efficacité causale.
119Un auteur comme Mumford, qui accorde, lui, une certaine efficacité causale aux dispositions laisse, par exemple, ouverte la possibilité qu’il existe des « dispositions nues », tout en se gardant de défendre un dispositionalisme intégral dans lequel nous n’aurions affaire qu’à des propriétés dispositionnelles qui seraient à elles-mêmes leurs propres bases. Si on suit Mumford sur ce point, et admettons que les dispositions entretiennent bien certaines relations avec des bases causales (qu’elle que soit la manière dont on les définit par ailleurs) il reste alors encore à préciser quelles sont ces relations.
(c) La relation des dispositions à leurs bases.
120C’est dans le champ des discussions portant sur les relations existant entre les propriétés mentales et les propriétés physiques que sont apparues les terminologies et les différentes définitions permettant de caractériser la relation entre les dispositions et leurs bases causales.
121Si on souhaite se donner une représentation schématique des différentes positions en présence sur cette question, nous dirons qu’un auteur comme Armstrong défend une théorie d’identité de type à type, en vertu de laquelle chaque disposition serait identique à sa base causale. Mumford défend pour sa part une relation d’identité de token à token selon laquelle chaque instance de disposition est identique à une des instances de ses bases causales potentielles.51 Prior défend une théorie fonctionnaliste, selon laquelle une disposition est une propriété de second ordre qui consiste à posséder telle ou telle base causale. Enfin, il existe également une option dualiste, selon laquelle les dispositions sont irréductibles et distinctes de leurs bases. Cette position est assez rare, mais on la retrouve toutefois chez des auteurs comme Franklin52 ou Place.
122La position d’Armstrong est une position ontologique forte qui soutient l’idée que nous devons penser la relation des dispositions à leurs bases comme une relation d’identité. Schématiquement, cette position repose sur quatre arguments53 :
– le sens commun : il arrive fréquemment que nous affirmions que telle ou telle disposition est une certaine configuration matérielle (lorsque, par exemple, la science découvre que la résistance de tel ou tel matériau est une certaine forme de structure moléculaire. Le fait que nous acceptons communément ce type d’explications tient, selon Armstrong, à ce qu’elles sont le plus souvent vraies).
– la parcimonie : si les dispositions sont identiques à leurs bases, notre ontologie ne requiert qu’un seul type de propriété, les propriétés catégoriques.
– le refus du mystère : en admettant la possibilité de dispositions dépourvues de bases catégoriques, on est conduit à supposer une forme d’intentionnalité dans la structure ultime de l’univers. En effet, des propriétés de ce type renvoient à des entités qui ne seraient pas totalement actualisées mais tendraient vers une actualisation à venir, comme si la nature physique admettait en son sein du virtuel, du tendanciel, pas encore réalisé mais pourtant déjà inscrit dans la physique fondamentale, ce qui ne correspond pas à la manière dont se développe notre physique, selon Armstrong.
– l’identité par le rôle causal : il est vrai, par définition, que la fragilité joue un rôle causal dans le comportement de certains objets. Il est vrai, dans les faits que la microstructure de certains objets joue un rôle causal dans ces mêmes comportements. De cela, il découle qu’il s’agit de propriétés identiques.
123Ce dernier argument soulève, dans la thèse d’Armstrong, une difficulté importante dans la mesure où, tout en penchant en faveur d’une relation d’identité de type à type entre les dispositions et leurs bases (en vertu, notamment de l’argument du sens commun), ce dernier doit alors concéder qu’il s’agit, au mieux, d’une identité contingente, en ce qu’elle repose sur des lois causales qui sont elles-mêmes contingentes.
124La difficulté qu’il y a à soutenir une telle position a été notamment pointée par Prior, Pargetter et Jackson qui s’appuient, à la suite de Kripke, sur la notion de « désignateur rigide ». Selon Kripke, des noms de propriétés sont des « désignateurs rigides » lorsqu’ils font référence à la même propriété dans tous les mondes possibles dans lesquels existe cette propriété. Si « a » et « b » sont des désignateurs rigides, alors, l’énoncé d’identité « a = b », s’il est vrai, est nécessairement vrai.
125Or, si dans les faits la propriété qui joue, par exemple, le rôle causal de la fragilité, est telle ou telle, il aurait très bien se faire qu’il s’agisse d’une autre propriété, de sorte que la fragilité aurait pu être identique avec une propriété catégorique différente. En concédant que les dispositions doivent être identifiée de manière contingente à leurs bases causales, Armstrong doit selon Prior renoncer à identifier telle disposition comme la fragilité à telle ou telle structure atomique, y compris dans notre monde et ce, même si toutes les instances de cette disposition y coïncident avec les instances de cette structure atomique. Ainsi peut-elle écrire :
Si « la fragilité (le fait d’être fragile) = posséder (mettons) α » est vrai, cela est vrai de manière nécessaire, et si cela est faux, cela est faux également de manière nécessaire. Or il existe des mondes possibles dans lesquels les objets fragiles ne possèdent pas α, parce qu’il est contingent qu’une disposition comme la fragilité possède une telle base. Ainsi, il existe des mondes possibles dans lesquels « la fragilité = posséder α » est faux, pour cette raison décisive que les extensions respectives de la fragilité et de la possession d’α diffèrent dans ce monde possible. De sorte que, par rigidité, cela est faux dans tous les mondes possibles, y compris dans le monde actuel54.
126Mumford répond à cette objection en rappelant que, de l’aveu même de Kripke, l’argument de la désignation rigide ne vaut que si on dénote une propriété par une de ses caractéristiques essentielles, et non par un aspect qui lui est accidentel. Par exemple, on aurait tort de conclure que la chaleur n’est pas identique au mouvement moléculaire en s’appuyant sur le fait qu’un même mouvement moléculaire peut très bien ne pas susciter en nous la même sensation de chaleur dans un autre monde possible. La sensation de chaleur que nous éprouvons est en effet un phénomène qui est relatif à notre constitution sensorielle et qui doit être distingué de la chaleur proprement dite. Il est alors possible d’imaginer qu’il existe dans cet autre monde possible, ce que Kripke appelle une « contrepartie épistémique » de cette sensation, qui permet de maintenir l’identité, réellement nécessaire entre la chaleur et le mouvement moléculaire.
127Différent est le cas dans lequel nous affirmons, par exemple, que la douleur est identique à la brûlure de certaines fibres de la peau. Dans ce cas, il est clair que s’il se trouve au moins un monde possible dans lequel cette identité n’est pas vérifiée, notre affirmation ne pourrait être maintenue car la douleur n’est pas seulement un phénomène que nous pourrions distinguer de son expérience réelle : elle est cette expérience. Dans ce cas, il n’y a pas de contreparties épistémiques permettant de « compenser » la différence observée entre douleur et brûlure de telle fibre de la peau dans un autre monde possible. Par désignation rigide, elles ne peuvent être identifiées dans aucun monde, y compris le nôtre.
128Or, Mumford pense que de telles contreparties épistémiques peuvent facilement être trouvées dans le cas des dispositions, dans la mesure où nos attributions de dispositions sont toujours implicitement relatives à notre monde. Cela signifie que même si une disposition ne se trouvait pas connectée à sa manifestation typique dans un autre monde, le rôle causal que nous lui attribuons peut parfaitement être le même dans ce monde possible, et en ce sens, l’identité de ce rôle avec celui que nous attribuons à telle ou telle instance de propriété catégorique, être elle aussi maintenue dans cet autre monde possible55.
129Par exemple, lorsque nous disons que la fragilité d’un vase est identique à telle irrégularité de sa structure atomique parce que ces deux occurrences renvoient à un même rôle causal, cette identité n’est pas menacée par le fait que dans d’autres mondes possibles, la fragilité (ou la même irrégularité de structure) ne se manifeste pas par les mêmes comportements. Car lorsque nous attribuons à ce vase une certaine fragilité, nous parlons de ce vase qui existe dans notre monde, sans exclure la possibilité qu’il se comporte de manière différente dans un monde où les lois de la physique seraient différentes de celles du nôtre. L’argument de la désignation rigide ne porte donc pas contre l’identité entre les dispositions et leurs bases catégoriques, à condition de comprendre qu’il s’agit d’une identité entre leurs instances respectives (entre leurs tokens), qui assument chacune, mais en un sens différent, le même rôle causal.
130Pour autant, Prior a déjà souligné que l’usage que fait Mumford de cette notion d’instance de propriété n’est pas claire, et elle soutient qu’on ne voit pas bien en quel sens on pourrait dire que l’instance d’une propriété A dans un objet peut être identique à l’instance d’une propriété B dans cet objet quand A et B désignent des propriétés différentes. De plus, à supposer que cette notion soit éclaircie, elle montre que l’argument de la désignation rigide peut tout aussi bien être utilisé dans un sens contraire à celui que lui donnent Mumford ou Armstrong, c’est-à-dire pour montrer qu’une propriété dispositionnelle ne peut pas être identique à une propriété catégorique et inversement. Elle rappelle qu’à l’origine, il s’agit bel et bien d’un argument hostile aux théories de l’identité en philosophie de l’esprit, qu’elles soient du genre type-type ou token-token.
131Prior défend, pour sa part, l’idée que la relation entre les dispositions et leurs bases est une relation fonctionnelle analogue à celle que nous pouvons établir entre les propriétés mentales et les propriétés physiques. Une disposition serait alors une propriété de deuxième ordre, la propriété de posséder une propriété de premier ordre (sa base catégorique) qui joue le rôle causal de la disposition en question. Ainsi, elle soutient l’idée que les dispositions sont en elles-mêmes causalement impotentes et ne jouent pas de rôle causal réel. Si le fait, pour un objet, d’être fragile, consiste à posséder telle propriété catégorique qui joue le rôle causal dans la destruction de cet objet, il semble bien que c’est cette dernière propriété et non la fragilité, qui assume, seule, le rôle causal en jeu. Cette approche fonctionnaliste des dispositions prête pourtant le flanc à une objection fréquemment avancée contre les théories fonctionnaliste en philosophie de l’esprit qui affirment souvent que les dispositions sont « causalement superflues », ce qui est, comme le rappelle Mumford, contre intuitif.
132Dès lors, si les théories de l’identité ou les théories fonctionnalistes rencontrent des difficultés sérieuses pour rendre compte de la relation entre les dispositions et leurs bases, ne resterait plus que l’option dualiste selon laquelle notre ontologie doit faire droit à deux types de propriétés radicalement distinctes et irréductibles l’un à l’autre. Le problème que rencontre une telle approche, c’est qu’il est difficile de soutenir l’idée qu’il existe des propriétés purement dispositionnelles (v. supra). De plus, même s’il est clair que différents objets possèdent des dispositions similaires tout en ayant des propriétés catégoriques différentes (par exemple, il y a une foule d’objets qu’on qualifie de « fragiles » même s’ils ne possèdent pas la même structure atomique), il est difficile de ne pas faire l’hypothèse qu’il y a bien une connexion entre ces dispositions et leurs bases catégoriques. Ce qui repose le problème de la relation entre les dispositions et leurs bases.
133Peut-être faut-il alors dire que les dispositions sont identiques aux disjonctions de leurs bases causales possibles (position de Cohen56). Ou bien peut-être faut-il penser la relation des dispositions à leurs bases catégoriques comme une relation de réalisation, qui serait primitive et ne supposerait pas d’explications supplémentaires. C’est la piste suggérée par Shoemaker à propos de la relation mental-physique57.
134Celui qui cherche à identifier des formulations analogues aux discussions portant sur le rapport des dispositions à leurs bases causales dans la philosophie de Leibniz, doit faire face à plusieurs difficultés, dans la mesure où l’acception que le philosophe de Hanovre donne de la notion de force, tend à la distinguer précisément des « facultés » générales dérivées des essences possibles des substances corporelles. Or, comme nous le verrons au chapitre 8, c’est plutôt par cette notion de « faculté » qu’il désigne, dans sa philosophie, la plupart des propriétés désignées aujourd’hui par le terme de disposition. Le problème se déplace donc, chez lui, sur le rapport qu’il convient d’établir entre des facultés générales abstraites et sans réelle consistance ontologique et les forces proprement dites, ces dernières étant, comme on l’a vu, susceptibles d’être attribuées de manière catégorique aux corps, en raison de leur dimension ontologique. Schématiquement, on peut donc dire qu’il faut chez lui distinguer deux questions. D’une part, se pose la question de l’efficience causale inhérente aux « facultés », et de la manière dont elles interviennent dans les actions physiques, et, d’autre part, celle du pouvoir causal dévolu aux forces et de l’interprétation ontologique qu’il autorise à leur égard. C’est en distinguant ces deux questions qu’il est ensuite possible de se demander quel type de relation entretiennent ces deux types de propriétés. Mais aux yeux de Leibniz, les enjeux de cette question ne sont pas déterminants pour comprendre la nature dispositionnelle spécifique des forces, ou pour décider de leur interprétation ontologique. Chez lui, c’est bien l’analyse ontologique qui est première et cette analyse ne saurait être déduite de considérations épistémologiques ou sémantiques sur la causalité, ce qui le distingue singulièrement des auteurs qui, comme Lewis aujourd’hui, considèrent que les propriétés surviennent sur les lois et pas l’inverse.
135S’il fallait situer Leibniz sur l’échiquier contemporain, nous dirions donc que sa position sur les « facultés » générales est assez comparable à celle adoptée par Armstrong à propos des dispositions aujourd’hui. Comme ce dernier, nous verrons que Leibniz estime que des facultés générales renvoient seulement à de simples modalités logiques des propriétés attribuées catégoriquement aux corps. Mais contrairement à Armstrong, il affirme que ces dernières propriétés comportent elles-mêmes une dimension dispositionnelle en tant que forces. Le déplacement sémantique qu’il opère ainsi quant à la notion même de disposition, sous tendu par son ontologie dynamiste, le conduit donc, selon nous, à adopter une stratégie originale qui lui évite les difficultés soulevées par le dilemme monisme/dualisme.
136Selon Leibniz, la compréhension de la dimension dispositionnelle spécifique des forces interdit en effet aussi bien de les réduire à des propriétés « purement » catégoriques (ou « purement » actuelles), qu’à des propriétés dotées d’une complète autonomie causale ( ce qui sous-tend l’idée de propriété « purement » dispositionnelles, ou de dispositions « ultimes »). Si les forces possèdent, chez lui, une dimension dispositionnelle, c’est en tant que pouvoirs particuliers des substances individuelles, qui sont les seules entités réellement agissantes dans la réalité physique. Les forces ne possèdent ainsi qu’une efficacité dérivée, et la dimension ontologique qu’elle leur confère, ne peut pas être pensée indépendamment de celle des substances. Cette position le conduit aussi bien à reconnaître aux facultés générales une certaine responsabilité causale sans que celle-ci soit suffisante pour justifier à leur égard un réel engagement ontologique. Si on peut parler d’une responsabilité ou d’un rôle causal à leur propos, c’est parce qu’elles interviennent bien dans les relations de concomitance régulière que la science cherche à établir entre les propriétés générales abstraites des corps et entre ces propriétés et leurs qualités sensibles (sur ce point, voir plus loin les paragraphes consacrés à l’Analyse physique au chapitre 5). Mais, selon cette première acception abstraite de la causalité, ces relations de concomitance ne permettent alors pas de distinguer clairement des propriétés qui seraient plus actuelles ou plus dispositionnelles que d’autres, dans la mesure où elles ne portent que sur des propriétés générales, qu’il s’agisse de propriétés géométriques ou de « facultés ». Elles permettent seulement de tirer des déductions utiles, mais qui ne renvoient pas à la nature réelle des corps. Chez Leibniz, les véritables relations de causalité s’établissent directement entre les substances, en fonction de l’ordre réel des natures et c’est en ce sens que le pouvoir causal des forces, qui assument, chez lui, l’efficacité requise par cet ordre naturel, n’est pas seulement un pouvoir abstrait purement modal, mais un pouvoir réel (voir chapitre 8). Cette distinction entre deux acceptions de la notion de causalité, lui permet ainsi de déconnecter la question du rapport des dispositions générales à leur base, de celle relative à l’interprétation ontologique qu’il donne de la force. Selon nous, elle permet aussi de proposer une stratégie originale pour repenser l’efficacité causale spécifique des facultés générales, comme celle des forces, en physique.
137Quoi qu’il en soit, il est clair que la manière dont nous attribuons les dispositions aux objets et aux personnes et la manière dont nous les impliquons causalement (à tort ou à raison) dans les comportements de ces objets ou de ces personnes, exige de clarifier le lien qui les connecte, non seulement à leurs bases (si elles en ont), mais également à ces objets et à ces personnes. C’est-à-dire que nous devons clarifier le sens de leur caractère intrinsèque.
0.2.4. Le caractère intrinsèque des dispositions
138Le caractère intrinsèque des dispositions est communément admis par de nombreux auteurs. Molnar considère même qu’il s’agit là de l’aspect le plus important qu’une analyse des dispositions se doit de prendre en compte. Selon Lewis, l’idée selon laquelle les dispositions sont des dispositions intrinsèques signifie que si deux choses actuelles ou simplement possibles sont des doubles intrinsèques, et qu’elles sont soumises à des lois naturelles identiques, alors, elles possèdent nécessairement les mêmes dispositions. Cette position concernant le caractère intrinsèque des dispositions est également assumée par Harré, Mellor ou Armstrong58.
139Pour ne pas commettre de contresens sur une telle assertion, il faut avoir en tête la manière dont Lewis défend le caractère contingent des lois de la nature, sans quoi, ce caractère intrinsèque perd grandement de sa plausibilité. Dire que les lois de la nature sont contingentes, cela signifie pour Lewis que, par exemple, mon pot à crayon fragile a des doubles intrinsèques (c’est-à-dire qu’il est possible de concevoir des objets possédant toutes les propriétés intrinsèques de mon pot à crayon et uniquement ces propriétés), qui ne possèdent pas la disposition à se briser lorsqu’ils sont projetés au sol.
140Certains de ces doubles appartiendront à des mondes possibles dans lesquels les objets dotés d’une structure atomique irrégulière rebondissent en douceur sur le sol lorsqu’ils tombent, ou bien s’y enfoncent profondément. Ils posséderaient alors exactement les mêmes propriétés intrinsèques que mon pot à crayon, sans qu’on puisse leur attribuer une quelconque disposition à la fragilité. La thèse selon laquelle les dispositions sont intrinsèques doit donc être comprise comme celle qui affirme que les dispositions d’un objet surviennent nomiquement sur les propriétés intrinsèques d’un objet, dans la mesure où dans des mondes possibles dotés des mêmes lois de la nature, deux objets possédant les mêmes propriétés intrinsèques auront les mêmes dispositions.
141On sait que la notion de survenance a été réintroduite, à l’époque moderne par G.E. Moore, notamment par le biais de la traduction en anglais de certains passages de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote concernant le plaisir. Elle a été reprise en philosophie de l’esprit pour clarifier la relation de covariance entre les états mentaux ou psychiques et les états physiques, mettant en avant le fait que cette covariance n’implique aucune réduction des uns aux autres. Comme le note Lewis59, la survenance suppose que pour deux sortes d’entités distinctes A et A’, une propriété P relative à A covarie avec une propriété P’ relative à A’ : il ne saurait donc y avoir de différence affectant A sans qu’il y ait une différence concomitante affectant A’. Cette façon de voir a ceci de caractéristique et de philosophiquement judicieux qu’au lieu de concevoir qu’on puisse causalement rendre compte des événements ou des processus de la vie mentale, et donc de l’existence des produits de la vie intellectuelle, comme s’ils étaient essentiellement réductibles à des événements ou à des processus pouvant être entièrement décrits dans les termes des sciences naturelles ( physique, chimie, biologie), il devient possible de les concevoir à la fois comme proprement irréductibles (c’est-à-dire comme relevant d’un niveau d’analyse sui generis ), mais aussi comme ontologiquement indistincts des événements biochimiques et neurophysiologiques. Pour ce faire, il suffit de tenir pour acquis que tout ce qui arrive au plan de la vie mentale de quelqu’un, c’est-à-dire dans ce que nous appelons son esprit, est irrémédiablement accompagné d’événements qui l’affectent également dans son corps.
142Lorsque nous disons que les dispositions sont intrinsèques aux objets ou aux personnes auxquels on les attribue, il faut donc comprendre, que nous désignons des propriétés survenant sur leurs propriétés catégoriques conformément aux lois de la nature. La fragilité de mon pot à crayon est ainsi une propriété qui lui appartient en vertu de sa configuration catégorique et des lois de la physique. Tous les pots à crayon dotés de la même structure dans des mondes obéissant aux mêmes lois peuvent donc être considérés comme également fragiles.
143Shoemaker conteste le fait que cette analyse soit probante en faveur du caractère intrinsèque des dispositions. Reprenant un exemple de Boyle, il montre que la clé qui ouvre ma porte d’entrée (possédant, donc, une certaine disposition « apéritive »), pourrait perdre cette disposition sans subir aucun changement intrinsèque si jamais il se trouvait, par exemple, que ma serrure se trouve changée. L’idée selon laquelle les dispositions sont des propriétés intrinsèques serait alors fausse.
144On pourrait, ici, être tenté de répondre à Shoemaker qu’il n’existe pas de disposition telle que celle qui rend sa clé capable d’ouvrir sa porte d’entrée. La disposition que possède cette clé, c’est celle d’ouvrir des portes d’un certain type (celles qui sont dotées d’une serrure telle que celle de Shoemaker avant qu’il ne la change). Le fait de changer la serrure ne lui fait pas perdre cette disposition, ou, en tout cas, ne prouve en rien qu’il s’agirait d’une propriété extrinsèque. Ainsi, la capacité à ouvrir la porte d’entrée de Shoemaker ne désigne, en réalité, aucune propriété, et les seules dispositions authentiques seraient celles qui renvoient à des propriétés intrinsèques de leurs porteurs.
145Mc Kitrick voit là une réponse un peu paresseuse à l’objection de Shoemaker dans la mesure où nous attribuons bien de manière intuitive à sa clé la propriété d’être disposée à ouvrir sa porte. Et hormis son caractère extrinsèque, cette propriété semble bien posséder toutes les caractéristiques de ce que nous désignons par le terme de disposition60. À moins de dire que le fait, pour une disposition intrinsèque, d’être définie par des comportements typiques, est fondamental. Or, selon elle, ceci n’est pas défendable, car dans ce cas, la moindre disposition extrinsèque ne présentant pas cette caractéristique peut jouer un rôle de contre-exemple et prouver que toutes les dispositions ne sont pas intrinsèques. Elle ajoute à cela que la disposition qui rend la clé de Shoemaker capable d’ouvrir sa porte semble bien renvoyer à une propriété tout à fait importante de cette clé, sans doute même plus importante que le fait qu’elle puisse ouvrir des portes d’un certain type. Ce qui importe en effet à Shoemaker, c’est bien le fait que sa clé soit disposée à ouvrir sa porte. Il faut donc, selon elle, distinguer cette disposition de celle qui renvoie à la propriété intrinsèque d’ouvrir des portes d’un certain type et qui est, elle, purement instrumentale61, et donc moins pertinente pour préciser ce en quoi consiste les dispositions.
146Molnar répond à cela que le caractère intrinsèque fait partie de la liste des critères permettant de définir la dispositionalité et qu’ainsi, les dispositions extrinsèques quoique très ressemblantes, ne sont pas des dispositions authentiques dans la mesure où elles ne répondent pas à ce critère précis62. Toujours est-il que si la difficulté mise en avant par Shoemaker devait se retrouve dans d’autres situations, la thèse apparemment évidente selon laquelle les dispositions sont nécessairement toutes des propriétés intrinsèques deviendrait probablement plus difficile à défendre. C’est ce que suggère Mc Kittrick qui prend l’exemple du poids, de la disposition à dissoudre le contenu de ma poche, de la vulnérabilité, de la visibilité, etc. Dans tous ces cas, le caractère intrinsèque des dispositions est une dimension accidentelle de ces propriétés.
147À l’évidence, toutes les questions liées à la dimension intrinsèque ou extrinsèque des dispositions ne trouvent pas de reformulations vraiment satisfaisantes dans la philosophie leibnizienne. D’abord, parce que la distinction établie par Lewis est, sans surprise, introuvable chez Leibniz, ensuite parce qu’elle s’applique indifféremment à des corps physiques naturels et à des objets artificiels dotés de propriétés purement fonctionnelles, quand les analyses de Leibniz portent essentiellement sur les pouvoirs naturels. De ce point de vue, on ne peut que constater la différence de perspective qui existe entre le réalisme modal, d’inspiration logique, tel qu’il est développé aujourd’hui par Lewis, et ce qu’on pourrait appeler le factualisme substantialiste de Leibniz. La position de Lewis consiste, comme on sait, à affirmer que tous les mondes possibles sont, de leur propre point de vue, existants. Dans le monde possible où je suis, mettons, un champion de patinage artistique, tout le monde pense de bonne foi (et à raison selon Lewis) vivre dans le monde actuel. Cela tient à ce que Lewis présente comme le caractère indexical de l’actualité. De la même manière qu’il n’y aucune raison de penser que le pronom « je » ne renvoie qu’à moi-même (d’autres peuvent l’utiliser de manière parfaitement légitime), nous n’avons aucune raison de réserver l’existence actuelle au monde dans lequel nous vivons. Seulement, les mondes possibles dont parle Lewis sont avant tout des abstractions logiques, dans la mesure où ils sont construits de manière spéculative à partir de ce qui pourrait ou de ce qui aurait pu se passer. Bref, ils sont construits à partir d’une interprétation de la puissance de dicto. Or, lorsque Leibniz s’intéresse au statut ontologique de la force, c’est précisément pour montrer que la puissance qui lui est propre est irréductible à la simple possibilité logique, dans la mesure où les forces physiques tendent à réaliser leurs possibilités dans le monde actuel.
148En ce sens, il s’agit pour lui de puissances inhérentes aux natures physiques et non de simples possibilités logiques ou fonctionnelles qui seraient relatives à leur « essence », c’est-à-dire selon l’acception qu’il donne de cette notion, à la possibilité non contradictoire d’un être ou d’une chose. Rien de plus éloigné chez lui d’une force, qu’une capacité fonctionnelle attribuée plus ou arbitrairement à un objet qu’il soit d’ailleurs artificiel ou pas. Il est clair qu’à ses yeux, de tels pouvoirs ne sauraient recevoir d’interprétation ontologique, dans la mesure où il ne s’agit tout simplement pas de pouvoirs naturels. Ainsi, les possibilités logiques de relations, même si elles peuvent être considérées comme causalement efficaces en un sens abstrait (voir plus haut), renvoient seulement à ce qu’il désigne par le terme de « propriété essentielle », et non pas à des pouvoirs naturels réels. Elles sont inscrites dans l’essence d’un être ou d’un objet à titre de pures possibilités et dépendent, en définitive, des relations de connexion causale naturelles qui existent entre les substances qui composent le monde actuel. À l’interprétation réaliste modale des dispositions en termes de propriétés intrinsèques, Leibniz oppose donc une interprétation qu’on qualifierait plutôt aujourd’hui de factualiste de la force, cette dernière désignant des tendances réelles inscrites dans les natures des corps et non de simples possibilités survenant sur les lois générales d’un monde seulement possible.
149Cette distinction permet ainsi d’entrevoir toute la différence qu’il y a entre les propriétés intrinsèques, dont parle Lewis, et les propriétés monadiques, dont parle Leibniz. L’avantage que présente, selon nous, ces dernières, c’est qu’elles permettent de renvoyer à des faits relationnels constitutifs des substances, et de formuler ainsi, la dimension ontologique et relationnelle des forces, qui sont, chez lui, inhérentes aux substances agissantes tout en étant causalement engagées dans les faits qui manifestent leur connexion réglée et harmonieuse au monde actuel (voir plus loin le chapitre 7). C’est le caractère factualiste de cette position qui permet peut-être de clarifier les enjeux liés à l’interprétation ontologique des pouvoirs physiques dans la nature, tout en élucidant le sens de leur responsabilité causale. La troisième partie de notre étude sera donc largement consacrée à ces questions.
150Comme on le voit, une bonne partie des questions soulevées par les dispositions est liée à l’interprétation que nous pouvons donner de leur rôle causal dans les phénomènes physiques. C’est parce qu’il n’est pas facile de déterminer en quel sens elles interviennent dans la production de leurs effets supposés, que leur interprétation sémantique, épistémologique et ontologique s’avère délicate. Il nous faut donc, pour terminer cette présentation générale des débats contemporains, dire quelques mots des questions soulevées aujourd’hui par l’efficacité causale que nous attribuons spontanément aux dispositions.
0.2.5. L’efficacité causale des dispositions
151Le problème est posé de manière connue par le cas des vertus dormitives raillées par Molière dans Le malade imaginaire :
Le Bachelier : Il m’est demandé par un docte docteur, / La cause et la raison par lesquelles / L’opium fait dormir. / À quoi je réponds: / Parce qu’il a en lui une vertu dormitive / Dont la nature est d’assoupir les sens.
Le chœur : Bien, bien, bien, il a bien répondu. / Digne, digne, il est digne d’entrer / Dans notre savante corporation63.
152Le comique de la formule tient évidemment au fait qu’en disant que l’opium possède une vertu dormitive on n’explique en rien pourquoi il fait effectivement dormir. Posséder une vertu dormitive, signifie simplement que l’objet en question possède une propriété qui fait dormir les gens sans expliquer pourquoi cette substance les fait dormir. Toute tentative qui s’appuie sur le lien analytique qui existe entre une disposition et sa manifestation doit, de même, normalement échouer à clarifier le rôle causal éventuel joué par une disposition, si on accepte le fait qu’une relation causale ne peut reposer sur un tel lien de nécessité conceptuelle.
153Mackie (comme Armstrong), s’appuient sur cet argument pour défendre l’idée que les dispositions et leurs bases catégoriques sont identiques. Si tel n’était pas le cas, elles seraient alors causalement inertes. L’idée de Mackie, c’est qu’étant donné que les dispositions sont, par nature, des propriétés causales, il est nécessaire qu’elles soient identiques à leurs bases causales (ce qui signifie, comme le remarque Fara, qu’auprès des auteurs qui estiment que les dispositions doivent être distinctes de ces bases, l’argument de Mackie joue plutôt en faveur de l’impotence causale des dispositions).
154Mackie s’appuie sur une interprétation de l’analyse sémantique des attributions de dispositions. Selon lui, nos attributions de dispositions sont vraies dans les seuls cas où un objet peut produire les manifestations de cette disposition dans les circonstances appropriées. Mais cela ne signifie pas, selon lui, que nous attribuons alors une propriété dotée du pouvoir de produire cette manifestation dans de telles circonstances. Cela revient plutôt à attribuer à cet objet certaines propriétés catégoriques, peut-être inconnues (on reconnaîtra ici les accents « quiniens » de son analyse) qui seront les causes de cette manifestation dans certaines circonstances. C’est en ce sens qu’il s’accorde avec Armstrong sur l’identité des propriétés catégoriques et dispositionnelles. Si tel n’était pas le cas, alors, la possession par un objet d’une certaine disposition, combinée à certaines circonstances entraînerait logiquement sa manifestation. Mais conformément à ce que dit Hume, la nécessité conceptuelle ne peut pas être une connexion causale. Ainsi, dès lors que les dispositions ne sont pas identiques à leurs bases catégoriques, elles sont causalement inertes.
155Tout cet argumentaire repose sur une interprétation orthodoxe de la notion humienne de causalité, qui voit dans la connexion causale une relation de succession régulière entre deux événements qui doivent pouvoir être définis et identifiés indépendamment l’un de l’autre. Cette analyse a pour principal mérite de sauvegarder le caractère contingent des relations causales en ce qu’elle les distingue absolument de toute relation de nécessitation logique. Pour autant, il n’est pas certain qu’elle permette de rendre compte de manière entièrement satisfaisante de la notion d’efficience causale, dans la mesure où elle écarte délibérément toute analyse impliquant les notions d’action réelles ou d’activité exercée par une substance sur une autre64. De plus, elle ne permet d’établir que des connexions causales locales, sous la forme de descriptions de régularités particulières, sans qu’il soit possible de chercher à organiser une cohérence causale globale entre les phénomènes.
156C’est sur ces deux dimensions que les analyses de Leibniz, qui propose de comprendre les connexions causales particulières à partir d’une harmonie d’ensemble entre les différentes substances actives qui composent l’univers, permet peut-être une reformulation intéressante de la notion de causalité en général mais surtout de l’efficience causale propre aux dispositions comprises comme des forces. Peut-être est-ce seulement en combinant une conception dynamiste des propriétés physiques (comme des propriétés mentales d’ailleurs), avec l’idée d’une causalité indexée sur une régularité harmonieuse globale des phénomènes, qu’on peut se donner les moyens de concilier une analyse épistémologique et ontologique satisfaisantes de la causalité et du statut propres aux dispositions. C’est en tout cas l’hypothèse que nous examinerons dans les chapitres 8 et 9 de la présente étude.
157Pour nous en tenir aux débats contemporains, force est de constater que la plupart des auteurs s’inscrivent très largement dans le paradigme fixé par Hume. Ainsi, Mellor souligne, contre Mackie, que la seule chose que démontre son argument, c’est que la distinction entre les dispositions de leurs bases catégoriques permet simplement de dire que posséder une disposition ne peut pas être considéré comme la cause du fait conditionnel en quoi consiste la manifestation de cette disposition lorsqu’elle se produit dans les circonstances appropriées. Ce qui ne prouve pas que les dispositions sont causalement inertes. Que les dispositions soient identiques ou pas à leurs bases causales, on ne peut pas dire, par exemple, que la fragilité de mon pot à crayon est la cause du fait conditionnel qu’il se briserait s’il était projeté au sol. En effet, un tel fait n’est pas un événement et, en tant que tel, n’a pas besoin de cause du tout, même si on s’en tient au paradigme humien. Sa fragilité explique plutôt, au moins en partie, pourquoi sa destruction est causée par sa chute.
158Cette distinction de Mellor est assez subtile et éclairante sur le point de vue humien relatif au rôle que jouent les dispositions dans nos explications causales. Attribuer, à un objet, une disposition comme la fragilité, ce n’est pas lui attribuer le pouvoir d’établir une connexion causale avec un comportement particulier tributaire de certaines circonstances, car il n’existe pas de connexion causale mettant en jeu des événements de ce type (des faits conditionnels ou contrefactuels). Cela revient plutôt à introduire un élément d’explication sur la connexion causale proprement dite, celle qui s’établit à l’occasion des circonstances en question.
159Par ailleurs, et c’est l’objection soulevée par Mellor, cela ne signifie pas non plus que les dispositions n’ont, en elles-mêmes, aucun pouvoir causal, mais simplement qu’on ne peut pas trancher cette question en s’appuyant sur une mauvaise compréhension de la manière dont elles sont impliquées dans les relations causales.
160Or, l’usage commun que nous faisons des termes dispositionnels incite plutôt à leur attribuer un certain rôle causal. Ainsi, il est clair que nous sommes spontanément enclins à répondre que c’est parce que l’opium contient un soporifique (en l’occurrence, de la morphine), que ceux qui en prennent s’endorment, ou bien que c’est parce qu’il a bu ce poison qu’est la ciguë, que Socrate est mort.
161Pourtant, certains auteurs, contrairement à l’usage que nous faisons quotidiennement des termes dispositionnels, soutiennent que les dispositions n’ont aucun pouvoir causal réel. C’est, comme nous l’avons vu précédemment, le cas de Prior, Pargetter et Jackson qui s’appuient sur deux de leurs thèses concernant le rapport des dispositions à leurs bases : d’une part, ce qu’on peut appeler la thèse causale en vertu de laquelle chaque disposition doit avoir une base causale, d’autre part la thèse de distinction, en vertu de laquelle les dispositions sont distinctes de leurs bases causales. Cet argument, comme le souligne Fara, est formellement identique à celui qui est utilisé par les partisans de « l’argument d’exclusion » dans le domaine de la causation mentale.
162Par la première thèse, ils affirment que toute disposition doit avoir une base causale, qui présente une explication causale suffisante aux comportements des corps qui la possèdent, pour autant que les propriétés de ces corps sont concernées. Ce qui exclut tout rôle dans la causalité pour les autres propriétés. Or par la thèse de la distinction, les dispositions font justement partie de ces autres propriétés. Ils en concluent donc logiquement que les dispositions sont impotentes65.
163L’objection que soulève un tel argument consiste à remarquer qu’il risque plutôt de multiplier les causes pour un même événement. Ainsi, pour la destruction de mon pot à crayon, nous pourrions, par exemple, soutenir l’idée qu’elle est causée à la fois par la base causale de sa fragilité et par cette fragilité proprement dite. Nous aurions alors une situation de surdétermination d’un même événement, sans être en mesure de hiérarchiser ou de discriminer les différentes causes disponibles.
164Prior, Pargetter et Jackson répondent à cela en contestant le fait que les dispositions surdétermineraient alors les causes de leurs manifestations. Car, selon eux, il ne se trouve jamais d’événement admettant réellement deux conditions suffisantes de leur manifestation. Il convient, à leurs yeux, de distinguer ici l’événement de ses différentes occurrences. S’il est évidemment possible que l’occurrence d’un événement soit surdéterminée par deux conditions antécédentes suffisantes, ce ne saurait être le cas de l’événement lui-même. Par exemple, il est tout à fait possible de dire que j’ai brisé la fenêtre de mon bureau en la heurtant avec une étagère que j’ai déplacée alors qu’elle était sur le point d’être brisée par la balle de mon fils qui joue dans la cour. Dans ce cas, il semble bien que l’occurrence désignant « le bris de la fenêtre de mon bureau » peut apparaître comme le résultat de deux causes potentielles en même temps. Mais en réalité, en ce qui concerne l’événement lui-même et non ses diverses occurrences, c’est bien la rencontre fortuite de l’angle de mon étagère avec ma fenêtre fragile qui est la cause de ce qu’elle se brise et non le choc de la balle. Car, dans les faits, un événement simple ne peut jamais admettre deux conditions de réalisation suffisantes distinctes.
165Par hypothèse, la base causale d’une disposition est bien une condition de réalisation suffisante de ses manifestations, et la disposition elle-même même si sa possession, lorsque ses conditions sont réunies, est une condition de réalisation suffisante de sa manifestation, n’est pas une condition de réalisation suffisante de l’événement manifesté. Elle ne peut donc pas être considérée comme sa cause. En définitive, cette conclusion repose sur l’idée selon laquelle, les connexions causales s’établissent uniquement entre des propriétés susceptibles d’être attribuées de manière catégorique aux objets ou aux personnes, à l’occasion d’événements singuliers, qui n’admettent jamais qu’une seule détermination causale. Cette conception exclut que les dispositions jouent un rôle réel dans la détermination causale, bien qu’elles puissent avoir un sens dans nos explications causales, qui portent, elles, non seulement sur ces événements mais aussi sur leurs occurrences.
166Pour concilier ces deux dimensions des processus causaux, Prior, Pargetter et Jackson proposent une analyse fonctionnaliste des dispositions et les définissent comme des propriétés de second ordre qui viennent, en quelque sorte se « greffer » sur ces propriétés de premier ordre que sont les propriétés catégoriques. La fragilité de mon pot à crayon ou de la fenêtre de mon bureau ne dénotent pas directement des propriétés de mon pot à crayon ou de ma fenêtre, mais le fait qu’ils possèdent certaines propriétés catégoriques (mettons telle ou telle structure micro-atomique), qui entrent, seules, en jeu dans les déterminations causales de leurs comportements.
167Cette position n’est pourtant pas à l’abri de certaines difficultés dans la mesure où, comme le remarque Mumford, on ne voit pas très bien en quel sens Prior et c° peuvent continuer à parler des dispositions comme de « propriétés » des objets ou des personnes. Selon lui, le critère qui nous permet de définir et d’attribuer des propriétés c’est précisément le rôle causal qu’on peut leur attribuer, et des propriétés causalement impotentes seraient, à ses yeux, des propriétés assez étranges66.
168Mais les difficultés ne sont pas seulement d’ordre ontologique. Il n’est pas certain, en effet, que la conception de Prior, Pargetter et Jackson soit conforme à la manière dont nous établissons nos explications causales. En particulier, il n’est pas certain qu’ils aient raison d’exclure les cas de surdétermination causale comme ils le font (par exemple, Schaffer affirme que tels cas sont légion)67. Si des cas de surdétermination causale sont possibles, leur argument en faveur de l’impotence causale des dispositions tombe. De plus, Fara souligne que, de leur aveu même, les dispositions, à supposer qu’elles soient impotentes, restent toutefois des éléments d’explication pertinents lorsque nous expliquons causalement leur manifestation. Or, l’argument de Prior & c° laisse complètement de côté cette question, et ne nous dit rien sur les raisons qui peuvent rendre pertinente la mention des dispositions dans nos explications causales.
169Le problème, comme nous l’avons souligné précédemment, c’est qu’il n’est, en réalité, pas du tout facile de déterminer en quoi consiste la pertinence causale, dans la mesure où elle dépend largement de la manière dont on définit l’action elle-même.
170Aussi, on peut conclure qu’en définitive, si toute disposition requiert une base causale et si toute disposition est distincte de cette base, et si des causes distinctes ne peuvent surdéterminer leurs effets, alors, peut-être que, sur la base d’une définition satisfaisante de la pertinence causale des propriétés, nous pourrions conclure à l’inefficacité causale des dispositions quant à leurs manifestations. Ce qui fait beaucoup de conditions pour refuser un pouvoir causal aux dispositions.
171Si on souhaite apporter un éclairage d’inspiration leibnizienne sur les questions relatives au rôle causal des dispositions en physique, il faut sans doute commencer par se demander comment Leibniz s’est efforcé, grâce à la notion d’harmonie préétablie, de concilier une interprétation des lois de la nature qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de « régulariste », avec une ontologie de substances réellement agissantes. Les forces étudiées par la Dynamique sont en effet présentées chez lui comme les vecteurs de l’activité substantielle, ce qui leur confère une dimension ontologique spécifique. Mais cette activité, qui est, à l’échelle des substances individuelles essentiellement perceptive et réflexive, est bien pensée de manière causale dans l’ordre de la physique. Les forces peuvent ainsi être considérées comme les causes réelles des divers mouvements et configurations que nous attribuons – à tort selon Leibniz – aux corps de manière catégorique, et en tant que telles, elles sont soumises à des lois et à une quantification mathématique rigoureuses. En même temps, on sait par les fameuses formules décrivant les monades « sans portes ni fenêtres », et par ce que suggère la doctrine du Praedicatum inest subjecto, que les substances contiennent l’ensemble des propriétés que nous pouvons leur attribuer, toutes les relations, y compris causales, qu’elles peuvent entretenir avec les autres étant ainsi, apparemment, purement internes. Une telle lecture tendrait plutôt à faire de Leibniz une sorte de métaphysicien attardé, précurseur involontaire des interprétations humiennes de la causalité en termes de pures relations entre des événements logiquement distincts. Dans une telle perspective, les forces renverraient alors à de simples modalités internes des monades, sans que leur rôle spécifiquement causal puisse être pris véritablement au sérieux.
172Mais ce serait là passer à côté des avertissements répétés de Leibniz sur le caractère spontanément efficace des substances, qui implique de penser en elles un pouvoir réel de réaliser la série des états successifs dont elles sont porteuses et qui les définit. Parce qu’elles entrent dans la composition du monde actuel, ce sont bien les substances qui doivent, aux yeux de Leibniz, assumer l’efficacité requise pour que le monde se réalise. Ce sont bien les forces dont elles sont porteuses qui sont les causes des événements successifs, des faits qui déploient dans le temps l’ordre des compossibilités qui, aux yeux de Dieu, ont justifié leur passage à l’existence.
173En ce sens, les phénomènes physiques manifesteraient alors, pour reprendre un concept plus contemporain, certaines modifications d’états de choses, s’expliquant à chaque fois par la conjonction de l’action d’une substance et par la réceptivité à cette action que possède la substance altérée par le changement. Tout fait, tout événement physique, devient alors susceptible d’une analyse, exhibant la détermination causale d’une substance passive par l’action causale d’une substance active qui permet de rendre raison de la transformation observée. Les agents de ces transformations ne sont pas des propriétés catégoriques inertes, comme le sont les structures microatomiques des corps. Ce sont les diverses forces qui sous-tendent ces structures, et se distribuent en forces actives, pour celles qui produisent le changement en développant l’essence d’une substance et permettent d’expliquer le changement produit, et forces passives, pour celles qui assurent la réceptivité de toute substance aux interactions qui se nouent avec ce qui l’environne.
174Selon ce point de vue, les interactions causales reconfigureraient les propriétés physiques des corps conformément à une rationalité d’ensemble de l’univers, rationalité qui permet de penser les lois causales comme des régularités pas seulement locales, comme c’est le cas dans la conception humienne de la causalité, mais globales, en ce sens qu’elles s’inscrivent dans une rationalité d’ensemble qui permet de connecter entre eux tous les phénomènes physiques et de les expliquer conjointement par cette harmonie.
175Si cette approche des pouvoirs physiques est fondée, cela signifie que certaines dispositions, celles qui possèdent un « principe actif », pour reprendre un terme emprunté à la médecine, possèdent une efficacité causale, qui est bien, chez Leibniz, l’indice qu’elles renvoient à des propriétés réelles, inhérentes aux substances auxquelles on les attribue. Cela signifie aussi, comme nous le verrons, que cette efficacité doit être subsumée sous des lois générales qui expriment l’harmonie générale de l’univers. Cette harmonie préétablie, qui a souvent été moquée par les détracteurs de Leibniz comme une forme d’optimisme ad hoc, signifie en fait, pour Leibniz, la possibilité de combiner de manière rationnelle (c’est-à-dire de manière à la fois cohérente et optimum) les lois de la nature, ainsi que les énoncés particuliers qui en découlent. Elle vise, en somme, à garantir aussi bien le principe d’une détermination complète des phénomènes que la cohérence de nos énoncés, en assurant à la fois leur caractère catégorique du point de vue des substances qu’elles décrivent, que leur compatibilité. Elle offre donc, peut-être, une alternative séduisante aux difficultés soulevées aussi bien par le rôle causal des dispositions que par leur statut ontologique.
0.3. Une position leibnizienne aujourd’hui ?
176Toute la présentation qui précède illustre bien la diversité des interprétations qui peuvent être données de la notion de disposition. L’étude que nous proposons est plus particulièrement consacrée aux difficultés soulevées par l’usage de cette notion dans le champ de la réalité physique. Il sera ainsi essentiellement question, dans ce qui suit, de dispositions comme la fragilité, la solubilité, la résistance, etc… et de la manière dont elles sont susceptibles ou pas de trouver des reformulations satisfaisantes et éclairantes à partir des concepts de force ou d’action élaborés par Leibniz.
177Mais cela ne doit pas faire oublier que les dispositions, comme nous l’avons signalé au départ, peuvent également trouver des champs d’application aussi divers que la biologie, la psychologie ou même la sociologie (que l’on songe, par exemple, à l’usage qu’un auteur comme Bourdieu a pu faire de la notion très voisine d’habitus pour expliquer les comportements des agents sociaux). Il n’est pas certain qu’une même terminologie et que des concepts identiques soient pertinents pour l’ensemble des champs dans lesquels est susceptible d’intervenir la notion de disposition. Pour autant, il y a de bonne raisons de croire que les clarifications conceptuelles et logiques dont elle peut faire l’objet dans le domaine de la réalité physique, peuvent contribuer à éviter les confusions et les ambiguïtés qu’elle ne manque pas de soulever ailleurs.
178Le but de cette étude est ainsi de montrer que la plupart des difficultés rencontrées aujourd’hui par les auteurs qui s’intéressent aux dispositions, sont, pour une large part, liées à la manière dont ils définissent la distinction entre le dispositionnel et le catégorique, en considérant les dispositions comme des facultés générales et, au moins en partie, indéterminées. À cette conception, Leibniz oppose, comme nous allons le voir, une analyse ontologique de la notion de « force » conçue comme pouvoir causal particulier inhérent aux substances, qui lui permet, selon nous, d’apporter des éclaircissements précieux sur la pertinence épistémologique et sur le traitement sémantique que nous devons réserver aux pouvoirs en physique.
179Ce qui justifie la confrontation entre le traitement contemporain des dispositions et les analyses leibniziennes de la notion de force, c’est bien sûr d’abord une certaine similitude d’objet entre les propriétés dispositionnelles et les propriétés dynamiques des corps qui préoccupent Leibniz. Mais c’est aussi la conviction que la philosophie ne doit pas renoncer à l’ambition de dire la réalité du monde, quels que soient les outils conceptuels ou l’état des connaissances dont elle dispose à un moment donné. Ce projet de faire dialoguer, à trois siècles de distance, des auteurs qui ne sont pas dotés du même outillage conceptuel et discutent à partir d’enjeux apparemment différents suppose que nous puissions établir certaines passerelles entre leurs analyses, en élaborant des paradigmes communs, qui respectent leur démarches spécifiques tout en rendant possible une discussion fructueuse. Cela suppose donc une méthodologie qui ne se confond ni avec l’exégèse érudite, ni avec la pure analyse conceptuelle. Il s’agit, en définitive, de chercher à construire des terrains de confrontation pertinents qui permettent de mettre en commun des problèmes et des pistes de solution. Il nous faut donc maintenant préciser de quelle manière nous avons essayé de remplir cet objectif dans ce qui suit.
0.3.1. Méthodologie et hypothèses de recherche
180Leibniz est, sans doute, un des auteurs de la tradition qui a été le plus sensible aux exigences du dialogue philosophique, tant dans la correspondance qu’il a entretenue avec la plupart des scientifiques et des philosophes de son temps, que dans ces ouvrages majeurs que sont les Nouveaux Essais sur l’entendement humain et les Essais de Théodicée, respectivement adressés à Locke et à Bayle. Tout au long de sa vie, il a œuvré, sans relâche, à confronter ses positions avec celles de ses adversaires et, plus largement, a jeté les bases d’une véritable communauté scientifique européenne, notamment par ses projets académiques. Cette spécificité nous autorise peut-être aujourd’hui à aborder ses textes avec le même esprit et la même exigence que ceux qui ont conduit à leur rédaction, c’est-à-dire en les confrontant aux problèmes conceptuels qui se posent aujourd’hui, plutôt qu’en cherchant à déterminer ce qui serait la clé d’un système philosophique hypothétique en faisant assaut d’érudition. Bien sûr, il s’agit également de restituer le plus fidèlement possible les concepts et les analyses qu’il nous a laissés, sous peine de détourner une pensée pour s’abriter sous une autorité reconnue. Mais il nous a paru possible et souhaitable de subordonner la recherche de l’exactitude historique (nécessairement fuyante), à la reformulation des problèmes conceptuels généraux qui sous-tendent l’élaboration des concepts de la Dynamique, ainsi que son interprétation métaphysique.
181À l’évidence, ces concepts et les problèmes qui les motivent ont bien une histoire, et il serait absurde de chercher à occulter les enjeux circonstanciés, ceux qui sont liés à l’état des connaissances alors disponibles, comme ceux qui relèvent des polémiques particulières entretenues avec un tel ou un tel. Il est indiscutable que la compréhension des analyses proposées par le philosophe de Hanovre suppose de rappeler ces circonstances, ainsi que les différentes étapes de l’élaboration progressive de ses positions, par une mise en perspective conforme à leur genèse. Notre travail devra donc dans un premier temps s’efforcer de rendre compte des interprétations historiques, aujourd’hui assez établies, qui concernent cette partie de la philosophie leibnizienne. Mais cette présentation ne peut elle-même se passer d’une mise en perspective thématique, organisée à partir des questions qui alimentent aujourd’hui les discussions sur le statut sémantique, épistémologique et ontologique des dispositions. L’objectif qui guide notre recherche est double. Il consiste d’abord à essayer d’identifier chez Leibniz, en se gardant au mieux de toute illusion rétrospective, certains enjeux des débats contemporains. Réciproquement, il consiste à confronter, quitte à les reformuler de la manière la plus fidèle possible, les arguments proposés par Leibniz, aux objections qui pourraient lui être adressées aujourd’hui. Le plan que nous proposons dans ce qui suit, s’efforce de concilier ces deux exigences de manière à alimenter à la fois les discussions contemporaines et les usages qui peuvent être faits aujourd’hui, des textes leibniziens.
182La construction de notre travail suppose donc au préalable d’avoir identifié les questions conceptuelles soulevées par la notion de disposition. Comme nous venons d’en donner une présentation détaillée, celles-ci peuvent, schématiquement, être regroupées sous trois grands axes : les problèmes sémantiques, qui portent sur la manière dont nous attribuons les dispositions et sur le sens que nous devons leur donner, les problèmes épistémologiques qui portent sur la manière dont les dispositions interviennent dans les explications que nous donnons de leurs manifestations éventuelles, et les problèmes ontologiques, qui portent sur la réalité que nous devons leur donner dans notre ameublement du monde. Il nous a semblé que ce dernier axe commande bien souvent les réponses qui peuvent être apportées dans les deux premiers groupes de questions, aussi est-ce un axe que nous avons eu tendance à privilégier dans la plupart de nos analyses, en nous efforçant de montrer comment le type d’engagement ontologique souscrit en faveur ou en défaveur de l’existence des dispositions, pouvait être connecté à leur traitement sémantique et épistémologique.
183(a) Les questions de sémantique se concentrent sur deux enjeux principaux : la question de savoir dans quelle mesure les dispositions sont susceptibles d’une analyse conditionnelle et la question de leur caractère intrinsèque ou extrinsèque.
184Dans les deux cas, les lignes de partage entre les auteurs peuvent se révéler ténues et subtiles. On s’efforcera donc, dans la suite, de préciser dans la mesure du possible, dans quels termes ces questions peuvent trouver des reformulations dans les textes leibniziens, tout en acceptant l’idée que ces reformulations doivent, dans ce domaine peut-être plus qu’ailleurs, être abordées avec prudence pour éviter tout anachronisme. On sait, en effet, que les outils logiques utilisés par Leibniz ne sont pas ceux qui sont utilisés par la logique contemporaine. Dans ses recherches logiques, Leibniz est toujours resté fidèle à une logique prédicative traditionnelle dont il a cherché une systématisation universelle dans le principe du Praedicatum inest subjecto. De même, le traitement qu’il donne des modalités et le sens qu’il donne à la notion de monde possible, ne se comprennent que si on les relie à ses préoccupations métaphysiques et théologiques, ce qui incite de les confronter avec la plus grande prudence aux usages qui en sont fait aujourd’hui.
185Ces précautions étant prises, il s’agit alors de chercher dans les textes leibniziens comment se pose la question de la distinction entre propriétés catégoriques et propriétés dispositionnelles d’un point de vue sémantique, et peut-être d’abord de voir s’il existe chez lui une distinction équivalente. À supposer que cette distinction porte sur des propriétés susceptibles d’être attribuées de manière respectivement inconditionnelle et conditionnelle, il s’agira pour nous de voir en quel sens s’effectuent, chez lui, les attributions de force et d’action, qu’il s’agisse des forces à l’œuvre dans les phénomènes physiques comme des forces de nature métaphysique qui les sous-tendent.
186Cet examen nous conduira également à préciser la manière dont les dispositions peuvent être rapportées à la définition des particuliers auxquels on les attribue, en cherchant à savoir si nous avons ou pas affaire à des propriétés que certains appellent, aujourd’hui, des propriétés intrinsèques. Ici encore, il nous faudra prendre garde au sens des termes utilisés, dans la mesure où la définition canonique de la notion d’intrinsèque telle qu’elle est proposée par Lewis, n’a sans doute pas d’équivalent dans la philosophie de Leibniz, lequel réfute, comme nous le verrons au chapitre 6, toute forme de réalisme modal, et conteste l’idée même que puissent exister deux entités doubles dans des mondes possibles différents. Là où Lewis parle de « double » ou de « contrepartie » à propos des individus transmondains, et définit leurs propriétés intrinsèques comme celles qu’ils conservent dans les différents mondes possibles auxquels ils appartiennent, Leibniz ne voit que des individus « vagues », c’est à dire des individus dont les notions sont irréductiblement incomplètes et ne sauraient déterminer la totalité des prédicats qu’on peut leur attribuer68. Seuls les individus réellement existants dans le monde actuel sont, à ces yeux, susceptibles d’être logiquement spécifiés de manière complète. Les individus vagues ne renvoient qu’à des abstractions approximatives élaborées par l’entendement, et à propos desquelles il est impossible de vérifier complètement nos attributions de prédicats. Dans une telle perspective, les facultés que nous attribuons aux notions incomplètes d’individus seulement possibles, sont elles-mêmes des propriétés essentiellement logiques et non des propriétés réelles, au sens où elles ne renvoient qu’à des possibilités nominales purement conceptuelles, contrairement à la force qui renvoie, elle, aux particuliers réellement existants dans le monde actuel et qui, en tant que telle, est susceptible de leur être attribuée de manière catégorique. Il s’agira donc, sur cette question, d’établir les distinctions nécessaires à la compréhension du traitement logique réservé par Leibniz aux propriétés dynamiques des corps, en mesurant ce qui sépare, chez lui, ce type de prédicat du traitement qui en est fait dans la logique modale contemporaine. Ceci fait, se posera la question de savoir si les analyses qu’il propose sont bien à même de clarifier les difficultés sémantiques rencontrées aujourd’hui.
187(b) Les questions touchant à l’épistémologie des dispositions portent essentiellement sur l’interprétation que nous devons donner de leur éventuel rôle causal dans leurs manifestations. Il y a, sur ce point, deux niveaux d’interrogation. Il s’agit d’abord de savoir si nous devons leur attribuer un tel rôle causal ou non. Comme on l’a vu, la critique la plus ravageuse du pouvoir causal des dispositions est celle que Molière adresse aux vertus dormitives et se retrouve, sous des formes diverses, dans tous les procès en occultisme adressés aux dispositions et aux pouvoirs en général. À l’évidence, Leibniz, qui connaissait parfaitement ces objections, ne leur donne pas la même signification que ceux qui les utilisent pour refuser toute forme d’efficience causale aux propriétés dynamiques. Il défend, sur ce point, une position assez originale, retournant l’objection contre ses auteurs en montrant comment le refus d’attribuer une efficacité causale à certains pouvoirs physiques, conduit à une forme d’occultisme bien plus préoccupante que celle qu’ils dénoncent. Cette critique permet de tracer, de son point de vue, des passerelles, à première vue surprenantes mais qui s’avèrent très éclairantes, entre les défenseurs d’une épistémologie rationaliste héritée, consciemment ou pas, de Descartes (chapitres 1, 2 et 3) et les champions d’une épistémologie empiriste, d’accord entre eux pour écarter toute forme d’efficacité causale réelle aux pouvoirs, même si c’est pour des raisons apparemment très différentes (chapitres 4, 5 et 6).
188Cet engagement en faveur de l’efficacité causale des forces exige, dans un second temps, de préciser la manière dont elle peut être articulée aux lois générales de la physique. Là encore, une lecture attentive des textes leibniziens peut surprendre celui qui est habitué à la représentation d’un philosophe soit disant motivé par une défense désespérée des catégories de la physique aristotélicienne face au triomphe annoncé du Mécanisme moderne. On verra que les positions leibniziennes sont en réalité aux antipodes de cette lecture préconçue, et que sa réhabilitation des formes substantielles et des grands principes de la scolastique s’inscrit au contraire dans le mouvement même du mécanisme naissant, et obéissent à une entreprise de clarification des difficultés qui lui sont inhérentes. Il ne s’agit jamais, à ses yeux, de revenir à une physique largement dépassée contre les résultats de la physique des Modernes. Son but est de mesurer précisément ce qui, dans la physique et dans la métaphysique de l’École doit être réévalué, en évitant la surenchère polémique dont ses principes ont fait l’objet.
189Ainsi, c’est peut-être sur la manière dont il cherche à concilier l’efficacité causale de la nature des corps, d’inspiration aristotélicienne, avec la notion moderne de loi physique, qu’il a le plus à nous apprendre. En soutenant (et en systématisant), à la fois la pertinence du recours aux forces dans l’explication des phénomènes physiques, et l’idée que ces phénomènes obéissent à une régularité universelle harmonieuse, il nous permet en effet peut-être de comprendre comment nous devons chercher à concilier l’efficacité causale d’entités particulières, avec l’exigence de formuler des lois physiques générales, qui permettent à la fois de les décrire et d’établir des prédictions à leur sujet. Du même coup, c’est le sens même que nous devons donner aux lois établies par la physique qui se voit modifié, dans la mesure où ses analyses permettent de comprendre en quoi elles se présentent en même temps comme des régularités générales et comme des principes de régulation possédant une certaine dimension prescriptive. Comme nous le verrons, il n’est pas impossible que ce soit là un des bénéfices les plus significatifs auxquels nous conduit l’analyse épistémologique précise des pouvoirs en physique (chapitre 9).
190(c) Restent que toutes ces questions sont, comme on l’a suggéré plus haut, assez largement déterminées par le type d’engagement ontologique que nous sommes, en définitive, prêts à souscrire en faveur des dispositions, et plus généralement des pouvoirs, en physique et ailleurs. Les dispositions peuvent-elles être considérées comme des propriétés ou, pour formuler les choses de manière plus prudente, comme des entités possédant une réalité ? Ce qui s’oppose le plus souvent à une réponse affirmative tient à leur caractère apparemment irréductiblement modal, au fait que leur nature semble tributaire de circonstances qui leur sont extérieures et qu’elles n’ont, de ce fait, pas d’existence réellement indépendante de ces circonstances. Comme on l’a vu dans la présentation précédente, il est clair que les dispositions et les pouvoirs semblent bien dépendants des obstacles qu’ils peuvent rencontrer et qui viennent neutraliser leur exercice. Peut-on, dans ces conditions, leur attribuer une quelconque indépendance ontologique ? Doivent-elles, au contraire, pouvoir être rapportée à une base réelle dans l’objet ou la personne auxquels on les attribue ? Et si tel est le cas, comment définir de telles bases ? Comment éviter le double écueil des dispositions « nues » et des dispositions qui seraient à elles-mêmes leur propre base ?
191Parce qu’elle est, selon nous, cruciale pour clarifier les questions soulevées par les dispositions, et parce qu’elle est au cœur des préoccupations de Leibniz, l’interprétation ontologique de la force et de l’action causale constitue le noyau central de notre étude. Nous nous sommes efforcés, dans ce qui suit, de dresser ce qui serait une sorte de paradigme leibnizien permettant de dessiner une ontologie de forces élémentaires, qui éclairent la nature des substances qui composent l’univers. Loin des clichés baroques attribués à une cosmologie échevelée, la philosophie de Leibniz présente, au contraire, une cohérence remarquable et particulièrement féconde. Elle articule, comme nous le verrons, l’existence d’états de choses, dont les changements sont soumis logiquement et nomiquement à une régularité d’ensemble harmonieuse, avec celles de substances actives, qui portent en elles-mêmes la source des actions produisant ces changements. Cette position, indissociablement substantialiste et factualiste (comme on dirait aujourd’hui), exige de reconsidérer les catégories que nous utilisons, à commencer, sans doute, par celle de disposition elle-même. Si, comme nous allons le voir, c’est la notion de puissance réelle qui sert de « boussole ontologique » à Leibniz, cela requiert de distinguer, parmi les entités que nous regroupons sous la dénomination générale de « disposition », celles qui sont porteuse d’une activité propre de celles qui ne le sont pas et se bornent à « subir » l’action de substances voisines.
192De plus, si les pouvoirs et les forces acquièrent bien une certaine réalité chez Leibniz, c’est uniquement parce qu’ils traduisent l’activité de substances singulières, les fameuses monades, et il faut alors distinguer le statut ontologique des pouvoirs à l’œuvre dans le domaine des phénomènes physiques, ceux que Leibniz désigne par le terme de « forces dérivatives », de celui attribué aux pouvoirs qui s’exercent dans le domaine métaphysique (les « forces primitives »), qui complètent les premiers et leur donnent leur cohérence et leur identité. C’est ici en précisant le sens que Leibniz donne à la notion d’expression, que nous pourrons comprendre comment il propose de penser ces deux formes de réalité spécifiques, sans pour autant avoir à leur accorder d’indépendance ontologique réelle. En effet, contrairement à ce que pourrait suggérer une lecture rationaliste trop rapide, les phénomènes donnent lieu, chez lui, à un traitement nettement réaliste, à condition de les relier aux entités métaphysiques qui les sous-tendent. Or c’est bien la notion d’expression qui lui permet un tel traitement des forces à l’œuvre en physique.
193Enfin, il nous faudra distinguer, au sein même des différentes formes de pouvoirs et de facultés que nous pouvons attribuer aux corps ou aux objets, celles qui renvoient à des propriétés à ses yeux essentielles, de celles qui renvoient à des propriétés accidentelles, pour déterminer le statut ontologique qui est propre à chacune d’entre elles. Cette distinction est particulièrement importante pour comprendre le sens que nous devons donner à nos attributions de telle ou telle quantité de force à un corps et pour déterminer le fait que cette attribution désigne ou pas en lui une propriété indissociable de son essence particulière.
194Cette question soulève, chez Leibniz, une difficulté particulière dans la mesure où elle révèle une certaine tension au cœur même de son ontologie. A de nombreuses reprises, Leibniz insiste en effet sur le fait que les seules entités réellement actives et existantes, ce sont les substances proprement dites, et que leurs facultés, les forces actives qui expriment cette activité, notamment dans l’ordre des phénomènes, n’ont pas de réalité par elles-mêmes, mais sont seulement des modifications de l’activité permanente des substances. Selon cette ligne d’argumentation, largement dominante, nous devrions donc conclure, en fin de compte, au caractère irréductiblement modal des pouvoirs auxquels nous avons affaire dans les phénomènes physiques, y compris lorsqu’ils possèdent une certaine efficacité intrinsèque. Mais en même temps, il se trouve que ces facultés sont également, pour certaines d’entre elles, susceptibles de provoquer certaines connexions causales entre la substance qui les possède et celles avec lesquelles elle interagit. En ce sens, elles constituent des sortes de propriétés dont l’exercice suppose bien le « concours » d’autres substances, et dont les effets ne sont pas uniquement déterminés par l’activité de la substance à laquelle on les attribue. Cette « insaturation » relative des forces dérivatives actives, connectées causalement entre elles, les rend, sous un certain aspect, irréductibles à une simple modification affectant l’essence du corps qui les possède. Contrairement aux propriétés qui sont simplement l’effet des limites rencontrées par l’activité interne d’un corps (comme le sont, chez Leibniz, ces forces dérivatives passives que sont l’impénétrabilité et l’inertie), limites qui dérivent de son essence même, les forces dérivatives actives ont bien chez lui une dimension accidentelle (on ne peut pas les déduire uniquement de cette essence car elles supposent la considération du concours, causalement réglé, de l’ensemble des corps de l’univers), ce qui leur confère, de manière apparemment paradoxale, une certaine réalité (chapitre 8).
195Il nous faut ici préciser que cette piste, qui voit dans certains pouvoirs physiques des accidents possédant une certaine réalité s’ajoutant à celle que possèdent les substances, constitue dans la philosophie leibnizienne, une voie assez largement inaboutie. Elle correspond à une certaine étape dans la constitution de la Dynamique, contemporaine, chez lui, de la réhabilitation des formes substantielles. Par la suite, Leibniz s’est plutôt efforcé de clarifier le sens qu’il fallait donner à l’activité des substances en limitant au maximum les considérations tirées d’une analyse a posteriori des phénomènes. Aussi les textes de la maturité ne reprennent-ils plus cette hypothèse, en lui préférant l’idée d’une activité a priori des substances, réglée par la doctrine de l’harmonie préétablie, qui renforce singulièrement le caractère substantialiste de son ontologie. Pour autant, il nous semble, comme nous le verrons plus en détail, que cette position momentanée est celle qui est la plus à même de lever les difficultés soulevées aujourd’hui par la notion de disposition, sans doute parce qu’elle s’inscrit davantage dans les problèmes soulevés par la physique expérimentale telle que nous la connaissons aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi, sur ce point précis, mais qui a son importance, de privilégier, dans notre lecture, des textes qui ne sont pas relevés avec la même insistance par une démarche historienne orthodoxe.
196Toutes ces hypothèses de reformulation, en termes leibniziens, des problèmes sémantiques, épistémologiques et ontologiques soulevés par les dispositions, exigent d’être ordonnées à une confrontation plus générale entre ce que nous avons appelé plus haut le paradigme leibnizien, dont il nous faudra préciser les conséquences sémantiques et épistémologiques, et les autres traitements possibles de la notion de disposition.
197Si, comme nous le pensons, c’est d’abord le statut ontologique attribué aux dispositions qui commande le plus souvent les réponses avancées dans les domaines sémantiques et épistémologiques, il nous faut distinguer au moins deux autres positions ontologiques possibles. Il y a d’abord la position qui consiste à refuser toute réalité aux pouvoirs et aux dispositions, et qui considère que la réalité physique consiste uniquement en assemblage de propriétés catégoriques. Sous ce paradigme, nous regrouperons tous ceux qui envisage la réalité physique comme fondamentalement inerte, et définissent les propriétés ontologiques des corps comme celles qui sont susceptibles d’être définies de manière inconditionnelle, à partir de concepts exprimables en langage géométrique. Il désigne ainsi les ontologies d’inspiration rationaliste, qui voient dans les qualités premières de la matière des propriétés dénuées de tout caractère modal. C’est ce que nous appellerons le paradigme cartésien. De fait, c’est d’abord contre une telle interprétation du mécanisme moderne que Leibniz s’est d’abord élevé, et c’est elle qui a motivé la constitution de sa Dynamique. Nous nous attacherons donc, dans un premier temps, aux objections fondatrices, que Leibniz lui adresse.
198On peut distinguer ensuite, ce qu’on peut appeler un paradigme empiriste, qui analyse les pouvoirs et les dispositions à partir de leurs manifestations effectives et s’efforcent de formuler de manière cohérente leur caractère modal. La plupart des auteurs dont nous avons parlé jusqu’à présent s’inscrivent, quoique avec des variantes sensibles, dans une telle perspective. Les diverses positions possibles à l’intérieur de ce paradigme reformulent, avec plus ou moins de fidélité, les options esquissées tantôt par Berkeley, tantôt par Boyle, tantôt par Locke. Carnap peut, de manière schématique (et, sans doute, un peu trop expéditive), être rangé parmi les héritiers du premier. Ceux qui, comme Quine, sont les plus proches du second, veulent avoir uniquement recours à des structures micro-atomiques quand il s’agit d’expliquer les phénomènes physiques. D’autres, comme Harré ou Martin, s’inspirent directement de Locke et admettent, aux côtés des propriétés catégoriques, des propriétés dispositionnelles, à condition de les envisager comme des qualités secondes dotées, en définitive, d’une consistance ontologique douteuse. Entre ces deux pôles, on trouve tout un gradient de positions qui, de Mumford à Prior, en passant par Armstrong, défendent, comme on l’a vu, une existence des pouvoirs ou des dispositions toujours conditionnée à celle de propriétés ontologiquement « neutres », pour ce qui est de Mumford, de propriétés catégoriques de premier ordre causalement efficace, pour ce qui est de la seconde, de bases catégoriques microstructurales, pour ce qui est d’Armstrong. Dans les faits, ces différentes positions donnent lieu à des conclusions souvent très différentes. Mais elles partagent pourtant dans les faits un même présupposé, celui selon lequel la notion de pouvoir ne saurait, en tant que telle, admettre une quelconque réalité, du fait qu’elle dépend nécessairement de manifestations circonstanciées. De la même manière, un auteur comme Ryle, qui se rapproche plutôt des positions esquissées par Hume, pose également le problème des dispositions en ces termes.
199C’est parce qu’ils partagent l’idée que, c’est la manière dont les dispositions apparaissent dans les phénomènes physiques qui détermine leur consistance ontologique, que tous ces auteurs s’inscrivent bien, selon nous, quoiqu’en des sens différents, dans une perspective empiriste, critique à l’égard de leur réalité ontologique. Il s’agira donc pour nous de voir en quoi le paradigme leibnizien se démarque d’une telle perspective et dans quelle mesure, il nous paraît mieux rendre compte de la réalité des dispositions.
200Enfin, il conviendrait sans doute de distinguer une troisième position possible, qui, pour relever d’une interprétation des résultats de la physique expérimentale contemporaine constitue, à ce titre, une variante originale de l’approche empiriste. C’est celle qui s’engage clairement en faveur d’une réalité ontologique des dispositions, au nom d’une certaine interprétation des probabilités et des résultats les plus récents de la mécanique quantique. Cette position, défendue par Popper, constitue ce que nous appellerons le paradigme propensionniste et porte sur les dispositions probabilistes, ou encore, stochastiques. À l’évidence, c’est avec ce dernier paradigme que la confrontation risque de s’avérer la plus risquée, dans la mesure où elle s’appuie sur des outils (le calcul des probabilités) et des objets scientifiques (les entités auxquelles est confrontée la mécanique quantique), que Leibniz ne pouvait pas avoir à l’esprit. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi d’adopter à son propos une démarche plus prospective, en renvoyant en annexe, deux chapitres consacrés à la confrontation de deux de ses versions contemporaines aux objections, nécessairement plus hypothétiques que pourrait leur adresser Leibniz. Toutefois, il nous a paru possible, à partir des pistes de recherche que Leibniz a lui-même esquissé dans le domaine de la probabilité, et à partir des présupposés ontologiques affichés par les défenseurs de la thèse propensionniste, qu’une telle confrontation n’était pas complètement dénuée de sens. C’est, en particulier, sur la question des conséquences épistémologiques d’une telle conception, que l’on peut mesurer tout ce qui sépare une telle option ontologique en faveur de l’existence des dispositions, de celle défendue par Leibniz. S’il est clair que des arguments, élaborés dans le cadre du Mécanisme naissant, ne sauraient receler de solution miracle aux problèmes d’interprétation de la physique contemporaine, il n’est pas interdit de reconstituer, de manière rétrospective, les objections conceptuelles que Leibniz auraient pu adresser aux partisans des propensions, et, en ce sens, sur ces questions comme sur celles qui précèdent, les intuitions du philosophe de Hanovre ont peut-être encore quelque chose à nous apprendre aujourd’hui.
0.3.2. Le « cas » des dispositions probabilistes ou stochastiques
201Ce type de dispositions, dont nous avons peu parlé dans cette présentation, soulève des difficultés spécifiques. Il s’agit des dispositions probabilistes appelées aussi dispositions « stochastiques ». Les débats qui ont conduit à s’interroger sur l’existence de telles dispositions sont apparus à la fois à l’occasion des querelles d’interprétation du calcul des probabilités et des difficultés soulevées par l’interprétation des résultats de la mécanique quantique.
202La construction progressive d’un calcul des probabilités a donné lieu, comme on sait, à un certain nombre de discussions portant sur le sens que nous devons attribuer à la notion de probabilité. Certains auteurs, à la suite de Bayes, penchent en faveur d’une interprétation « subjective » des probabilités, et l’interprètent comme un certain degré d’espérance que nous attribuons à un phénomène ou à un résultat, cantonnant ainsi la probabilité dans le rôle d’un outil servant à hiérarchiser nos croyances dans une situation d’incertitude. D’autres soutiennent au contraire que les probabilités doivent être envisagées comme des propriétés réelles, que nous attribuons à certaines situations ou à certains dispositifs expérimentaux, propriétés qui renverraient à des caractéristiques « objectives » de la réalité physique. Sans rentrer dans le détail de ces deux positions, présentées ici de manière un peu schématique, on remarquera que la seconde option conduit assez naturellement à faire l’hypothèse qu’il existe dans l’univers physiques des propriétés essentiellement dispositionnelles, comme des « tendances » ou des « propensions », que nous ne pouvons décrire qu’à partir de leurs comportements probables. Popper soutient ainsi l’idée que l’univers physique est, en définitive, constitué par de telles propriétés, ce qu’il appelle des « propensions » qui sous-tendraient le caractère profondément indéterminé des phénomènes.
203De telles propriétés se distinguent des dispositions que nous avons examinées jusqu’à présent dans la mesure où ces dernières s’inscrivent à l’intérieur d’un paradigme déterministe. Les dispositions que nous avons étudiées sont des propriétés que nous attribuons aux objets ou aux personnes en fonction des comportements qu’ils manifestent dans certaines circonstances déterminées conformément à des lois causales déterminées. Les difficultés qu’elles soulèvent tiennent à la manière dont nous pouvons les attribuer compte tenu du fait qu’elles renvoient à des comportements qui ne sont pas toujours manifestes. Mais les dispositions probabilistes ne se présentent pas de la même manière. Elles sont utilisées pour rendre compte de phénomènes qui ne sont pas simplement possibles (en fonction de certaines circonstances déclenchantes), mais apparemment aléatoires, c’est-à-dire qui ne peuvent pas faire l’objet de prédictions déterminées.
204De tels phénomènes caractérisent notamment les systèmes étudiés par la mécanique quantique, qui a quotidiennement affaire à des manifestations aléatoires auxquelles on ne peut attribuer que des valeurs plus ou moins probables, relatives aux positions ou aux vitesses des autres particules du système. Dans de telles situations, l’interprétation qui est donnée aux valeurs qui entrent dans les calculs, prend alors une importance considérable dans la mesure où la position réaliste, qui veut y voir des résultats portant sur la réalité du système physique étudié, est amenée à défendre l’existence d’entités purement dispositionnelles dont la définition et l’attribution ne saurait aller au-delà des probabilités par lesquelles on les quantifie dans les équations quantiques. Cet engagement en faveur d’une interprétation objective des probabilités et d’une interprétations réaliste des propensions, motive la position d’un auteur comme Popper, qui ne souhaite pas se résoudre à voir, dans le calcul des probabilités, un simple artifice destiné à organiser nos croyances, et dans les résultats de la mécanique quantique, une pure description opératoire destinée uniquement à produire certaines prédictions sans nous apprendre quoi que ce soit de la réalité physique proprement dite.
205Popper voit dans sa propre position une certaine forme de réhabilitation des projets de Dynamique, élaborés à la naissance de la physique moderne, et qui ont été plus ou moins écartés par le triomphe du mécanisme newtonien. Nous verrons dans les deux chapitres que nous avons présentés en Appendice en raison de leur problématique spécifique, quels sont les éléments qui permettent un tel rapprochement entre son interprétation de la mécanique quantique et le projet développé par Leibniz. Si nous avons choisi de traiter ces questions de manière plus prospective, c’est parce que, indépendamment des décalages conceptuels inévitables liés aux évolutions historiques de la physique, il n’est pas certain que l’univers de propensions auquel songe Popper, obéisse à la même ambition que celle qui préside aux développements de la Dynamique leibnizienne. Nous verrons notamment comment, Leibniz, loin de renoncer à une explication déterministe des phénomènes dynamiques, fait d’une telle interprétation la clé de voûte de ses recherches de physicien, ce qui distingue sensiblement l’interprétation qu’il donne de la notion de force de celle que revendique Popper. De même, contrairement à ce que suggère un auteur comme Rom Harré, il n’est pas du tout certain qu’il faille chercher chez lui les concepts permettant d’éviter les procès en idéalisme intentés contre l’interprétation de l’école de Copenhague. Celle-ci, dans le sillage de Niels Bohr, voit, dans les résultats de la mécanique quantique, des descriptions de propriétés portant sur ces entités hybrides que seraient les systèmes « appareillage-monde », entités qui rendent indissociables le système physique observé du dispositif expérimental utilisé par l’expérimentateur. Harré voit dans la relation expressive entre l’esprit humain et les phénomènes physiques défendue par Leibniz, un modèle convaincant pour interpréter le type d’entités auxquels, selon Bohr, aurait affaire la mécanique quantique. Nous verrons qu’il y a, sur cette question, loin de la coupe aux lèvres, dans la mesure où la fonction dévolue, dans la philosophie leibnizienne, à la notion d’expression, obéit à de toutes autres motivations que celles qui conduisent Bohr à formuler son concept d’ « appareillage-monde ».
Notes de bas de page
1 Mumford, 1998, p. 5-11.
2 Tiercelin, 2002, p. 1.
3 Mellor, 1974.
4 Popper, 1992, p. 40-41 : « Le monde n’est plus une machine causale : on peut maintenant le considérer comme un univers de propensions, un processus de déploiement de possibilités en voie d’actualisation, et de nouvelles possibilités. »
5 Thompson, 1988, p. 76-77, cité dans Tiercelin, 2002, p. 2.
6 Dans tout ce qui suit, nous nous sommes largement inspirés de la présentation générale que propose Mickael Fara dans l’article « Dispositions » de la Stanford Encyclopedia of Philosophy. Le mérite de cet article consiste d’abord à recenser la plupart des problèmes et des arguments standards qui ont donné lieu à discussion ces dernières années. De fait, l’abondance de la littérature consacrée aux dispositions, notamment dans la philosophie analytique de langue anglaise, ne brille pas toujours pas par la clarté et ni par le souci d’explicitation des enjeux généraux qui se trouvent discutés. Le lecteur francophone peut donc souvent avoir le sentiment d’être confronté à des discussions et à des analyses déjà surdéterminées, et dont le traitement requiert d’emblée un haut niveau de technicité. L’article de Fara présente, de ce point de vue, un louable souci didactique qui permet de se faire une représentation synthétique des positions en présence et des enjeux conceptuels. Nous nous sommes donc avant tout efforcés, dans cette première partie, de restituer pour le lecteur francophone les clés de lecture qu’il propose, en les complétant, au besoin, par des éclairages indispensables à la suite de notre réflexion consacrée aux possibles reformulation leibnizienne de ces questions.
7 Signalons également que des analyses dispositionnelles ont été proposées non seulement à propos des états mentaux, mais aussi des couleurs, des valeurs, des propriétés, des propositions conditionnelles, et même à propos des analyses logiques de la nature du beau. Aussi, et bien que notre propos soit consacré principalement à la question de leur statut physique à partir de la philosophie leibnizienne, la présentation liminaire qui suit des débats auxquels elles ont donné lieu est susceptible d’intéresser tous ceux qui, au-delà des familiers des questions ontologiques, ont pu être confrontés à ces questions.
8 Carnap, 1936-7.
9 Ryle, 1949.
10 Goodmann, 1954.
11 Quine, 1960 [1977, p. 308 sq].
12 Mackie, 1973.
13 Prior, 1985.
14 Armstrong, Martin & Place, 1996.
15 Cf. Boyle, 1979, p. 1-96.
16 Quine, 1966, p. 11 ; cité dans Tiercelin, 2002, p. 3.
17 Goodman, 1984, p. 60.
18 Ibid.
19 Ryle, 1949, p. 120.
20 Tiercelin, 2002, p. 6.
21 Mellor, 1974.
22 Prior, 1982 ; Prior, 1985.
23 Prior, 1985, p. 61.
24 Mumford, 1998, p. 70.
25 Pour plus de détails sur cette lecture fonctionnaliste des dispositions, on se reportera au chapitre 4.6 de Mumford, 1998, p. 78 sq.
26 C’est à dire, ici, toute propriété susceptible d’être considérée comme une qualité inhérente à un corps ou un objet particulier, indépendamment de ce qui dérive des relations qu’ils nouent avec ceux qui les entourent.
27 Voir, par exemple, Martin, 1997, 192-231. Voir également les chapitres qu’il consacre à la perspective-limite dans Armstrong, Martin & Place, 1996.
28 Wittgenstein, 1980, §§ 115 & 959.
29 Lewis, 1997.
30 C’est, par exemple, la suggestion deJohnston, 1992.
31 Martin, 1994. Nous traduisons par « traitresse » le terme « finkish », popularisé par C.B Martin à propos des exemples qu’il convoque pour réfuter ACS.
32 Molnar, 1999.
33 Bird, 1998.
34 Fara, 2005.
35 On trouve une présentation des positions de Lewis sur cette question dans Lewis, 1997.
36 Pour une présentation plus précise de cette distinction de Lewis, on se reportera à Lewis &Langton, 1999, ainsi qu’à la rapide mais claire présentation qu’en donne le traducteur français de cet article (Ferro, 2002).
37 Lewis, 1999.
38 Lewis parle de « double » ou de « contrepartie » des objets possédant toutes les mêmes propriétés intrinsèques de base, y compris dans différents mondes possibles. Il s’agit donc de la réplique la plus complète qu’on puisse concevoir entre deux objets.
39 Bird, 1998.
40 Molnar, 1999.
41 Fara, 2005a.
42 Leibniz écrit par exemple : « Au contraire, la force active comprend une sorte d’acte ou entéléchie ; elle est le milieu entre la faculté d’agir et l’action même, et implique l’effort ; ainsi, elle est portée par elle-même à l’action et n’a besoin, pour agir, d’aucune assistance, mais seulement de la suppression de l’obstacle. [Nous soulignons.] C’est ce qui peut être illustré par les exemples d’un corps pesant tendant la corde qui le soutient ou d’un arc bandé. » De la réforme de la philosophie première et de la notion de substance, GP IV, p. 469 [OP, p. 165].
43 Gnassounou, 2005, p. 71 sq.
44 Hobbes, 1971, p. 221 : « C’est ainsi que l’on a coutume de dire des créatures vivantes, lorsqu’elles sont emprisonnées ou retenues par des murs et des chaînes, ou de l’eau lorsqu’elle est contenue par des rives et par un récipient, faute de quoi elle se répandrait dans un espace plus grand, que ces choses n’ont pas la liberté de se mouvoir de la manière dont elles le feraient en l’absence d’obstacles extérieurs. Cependant, quand l’obstacle au mouvement réside dans la constitution (natura) de la chose elle-même, on a coutume de dire qu’il lui manque, non pas la liberté, mais le pouvoir de se mouvoir : c’est le cas lorsqu’une pierre gît immobile ou qu’un homme est cloué au lit par la maladie. » Le terme de « liberté », employé ici par Hobbes pour décrire les conditions dans lesquelles un pouvoir est susceptible de s’exercer de manière manifeste, nous semble bien, comme le suggère Gnassounou, renvoyer à la notion d’opportunité, notion qui doit être distinguée précisément du pouvoir dont elle conditionne l’exercice.
45 Gnassounou, 2005, p. 73
46 Prior, Pargetter & Jackson, 1982.
47 Armstrong, 1968. Notons d’emblée qu’il s’agit ici d’une position qui n’est pas si éloignée de celle défendue par Leibniz, pour qui les forces actives se rapportent bien, en un sens, catégoriquement aux corps auxquels on les attribue. Pour autant, Leibniz refuse l’idée que les propriétés catégoriques seraient d’ordre structurel ou atomique et assume le fait que les objets sont, eux-mêmes, des concentrations de forces, ce qui l’amène à soutenir que ces dernières renvoient toujours à des propriétés singulières, quoique susceptibles d’être subsumées sous des lois universelles.
48 Jennifer Mc Kitrick objecte que le lien entre la possibilité des dispositions nues et la notion de relation de similarité nue est discutable, et, qu’à supposer qu’il faille admettre cette conséquence, elle ne se révèle pas gênante pour ceux qui acceptent l’idée de dispositions nues, c’est-à-dire l’idée selon laquelle les objets ou les personnes peuvent avoir des propriétés modales indépendamment de tout autre type de propriété. Dans une telle perspective, l’idée selon laquelle il peut y avoir des mondes dont la similarité n’est pas fondée en autre chose qu’en des propriétés purement dispositionnelles ou modales n’a rien de vraiment effrayant.
49 Blackburn, 1990.
50 Holton, 1999, 9-14.
51 Mumford défend l’idée que la distinction entre les propriétés dispositionnelles et les propriétés catégoriques n’est pas une distinction de re mais une distinction de dicto. Il s’agit, selon lui, de deux manières de dénoter une même propriété, qui consistent seulement à lui attribuer un rôle causal a priori dans le cas de la dénotation dispositionnelle et à lui attribuer ce même rôle causal de manière a posteriori lorsqu’on utilise la dénotation catégorique. Aussi peut-il parler d’une relation d’identité entre instances ou occurrences dispositionnelles et catégoriques, et non d’une identité entre types, entre deux propriétés distinctes ontologiquement, comme le fait Armstrong.
52 Franklin, 1988.
53 Voir, en particulier, Armstrong, Martin & Place, 1996, p. 16 sq.
54 Prior, Pargetter & Jackson, 1982, p. 254.
55 Mumford, 1998, p. 154-157.
56 Cohen, 2002.
57 Shoemaker, 2001.
58 Harré, 1970 ; Mellor, 1974 ; Armstrong, 1973.
59 Lewis, 1986.
60 Mc Kittrick, 2003, p. 156.
61 Ibid, p. 168.
62 Molnar, 2003.
63 Molière, Le Malade imaginaire, Troisième Intermède.
64 Hume, Enquête, 1947/1993, p. 129 : « Il n’y a pas d’idée, de celles qui se présentent en métaphysique, qui soit plus obscure et plus incertaine que celles de pouvoir, de force, d’énergie et de connexion nécessaire, dont il nous faut, à tout moment, traiter dans toutes nos recherches. »
65 Prior, Pargetter et Jackson, 1982.
66 Mumford, 1998, p. 142.
67 Schaffer, 2003..
68 Leibniz, à Arnauld, 4-14/06/1686 (GP II, p. 48-58).
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Dans le labyrinthe : nécessité, contingence et liberté chez Leibniz
Cours 2009 et 2010
Jacques Bouveresse Jean-Matthias Fleury (éd.)
2013