Avant-propos
Texte intégral
1Chacun des textes réunis dans ce volume traite de questions particulièrement discutées de l’épistémologie contemporaine. L’un des objets centraux de cette dernière est l’élucidation philosophique de la nature de la connaissance, de sa valeur et de ses modalités – perceptuelle, testimoniale, a priori, intuitive, déductive, inductive, etc. L’épistémologie s’efforce aussi, corrélativement, de clarifier la nature de la justification, de la rationalité des croyances, des raisons de croire, des fins et des normes (éventuelles) de la croyance et de l’enquête, et de déterminer, entre autres choses, quel genre de réponse il est possible d’opposer à un sceptique qui dénierait toute prétention à connaître le monde ou à former des croyances rationnelles ou justifiées à son propos.
2Comme nous avons déjà pu l’écrire dans un ouvrage récent1 que le présent volume vient compléter, l’épistémologie ainsi entendue s’est trouvée jusqu’ici étrangement négligée en France. Or, avec la métaphysique, la philosophie du langage et de l’esprit ou la philosophie de l’action, elle fait partout ailleurs partie des domaines d’étude les plus actifs de la philosophie. Il n’est pas impossible que le fait que ce qu’on appelle presque universellement hors de France philosophie et histoire des sciences s’appelle en France épistémologie ait contribué à faire apparaître l’épistémologie au sens de philosophie de la connaissance en général, et non pas seulement de la connaissance scientifique, comme un objet intellectuel difficilement identifiable, visant peut-être à se substituer à ce qui trouve désigné sous ce nom dans l’espace philosophique national.
3Pourtant, l’épistémologie (au sens qu’on lui donne en France) et l’épistémologie (au sens qu’on lui donne ailleurs) ne sont nullement en concurrence pour un même espace philosophique (et académique), de sorte que l’une ne saurait se substituer à l’autre. Elles sont simplement, en France, en concurrence pour un même terme. Le genre de confusion qu’entraîne cette situation n’est évidemment pas particulièrement désirable, mais ce qui le serait encore moins est que, pour l’éviter, on choisisse de se priver de la matière philosophique particulièrement substantielle que recouvre ce qu’on se refuserait à appeler épistémologie.
4De cette matière, qui fut celle des réflexions de Platon, Aristote, Descartes, Locke, Hume ou Kant sur la nature de la connaissance, ses critères, sa possibilité, ses limites ou ses rapports avec la croyance, le présent volume voudrait contribuer à donner un aperçu.
5La première partie de ce volume est consacrée à la tâche de l’épistémologie. Pascal Engel s’y demande en quoi au juste consiste l’analyse de la connaissance. Suffit-il de réfléchir au concept de connaissance, ou n’y a-t-il pas place pour une véritable « métaphysique de la connaissance » qui en mettrait au jour la nature propre ? P. Engel soutient notamment la thèse que, même dans une conception de type « la connaissance d’abord » comme celle de Timothy Williamson, l’impossibilité de définir par des conditions nécessaires et suffisantes ce que c’est que connaître ne signifie pas que la connaissance ne puisse être décomposée en termes de croyance, de causalité, de compétence ou autres éléments plus simples.
6Le texte de Roger Pouivet inscrit lui aussi l’épistémologie dans une perspective métaphysique. Cet élargissement est un exemple de la portée de l’étude de la connaissance, qui peut notamment s’intéresser à notre relation de connaissance avec les propriétés esthétiques des œuvres d’art et du monde. Dans la perspective d’une épistémologie des vertus qui est la sienne, R. Pouivet déplace la préoccupation traditionnelle pour la nature de la connaissance vers l’être humain dans son activité cognitive, sa façon d’être un bon connaissant, et de réaliser ainsi ce qu’il est. L’épistémologie ouvre alors sur une anthropologie métaphysique.
7Le troisième texte de cette partie considère l’épistémologie dans son versant social. Pierre Willaime soulève une difficulté de l’épistémologie sociale. Si ses deux objectifs principaux consistent, d’une part, dans le développement d’une théorie de la connaissance prenant en compte la part des interactions sociales et, d’autre part, dans l’évaluation comparative de nos pratiques épistémiques ordinaires, l’analyse en termes de fiabilité des processus est-elle la plus appropriée ? P. Willaime défend une approche arétique, à condition de l’accompagner d’analyses prescriptives de cas concrets.
8Dans une deuxième partie, les auteurs reviennent sur la notion centrale de justification des croyances. Paul Égré développe la notion de raison adéquate pour définir la connaissance en termes de croyance adéquatement justifiée, l’adéquation garantissant la vérité de la croyance. L’idée que savoir est équivalent au fait de posséder des raisons adéquates peut susciter des réticences. Mais P. Égré précise qu’un argument correct, vu comme une relation abstraite entre des prémisses et une conclusion, n’est pas une raison adéquate en faveur de cette conclusion. Mal raisonner, c’est plutôt accepter un argument correct sur la base d’au moins une raison inadéquate.
9L’insistance de l’épistémologie sur les justifications s’inscrit notamment dans une stratégie de réponse au scepticisme. Pour Jean-Baptiste Guillon, une analyse précise de l’argumentation employée révèle que le passage de l’hypothèse du Malin Génie à la conclusion sceptique repose sur les deux principes épistémologiques de clôture et de méta-cohérence. Leur reformulation en termes de principes d’engagement épistémique leur confère une grande force dialectique, de sorte que nombre de réponses traditionnelles apparaissent comme de fausses résolutions. C’est un premier pas vers une réponse appropriée au sceptique.
10Le scepticisme au sujet de nos croyances perceptuelles fait l’objet de l’article de Santiago Echeverri. Celui-ci montre que le disjonctivisme épistémologique n’a pas de réponse satisfaisante à proposer au problème de la cécité modale, c’est-à-dire à la conséquence paradoxale suivante : un sujet dans un cas paradigmatique de connaissance perceptuelle, ayant une base rationnelle factive réflexivement accessible, n’aurait même pas accès aux scénarios sceptiques. Or il semble intuitivement qu’il devrait pouvoir imaginer de manière cohérente qu’il est dans un scénario sceptique. Pour cette raison, argumente S. Echeverri, le disjonctivisme épistémologique n’a pas les vertus qu’on lui prête.
11La dernière partie est dévolue aux normes épistémiques, avec une attention particulière aux normes de l’assertion et de l’action. Dans « Rationalité, réflexion, action », Jacques-Henri Vollet en propose une version dualiste : il y a deux normes de l’action, selon le type d’action effectuée. Dans cette conception, la connaissance est la norme de l’action non réfléchie (plutôt que de la rationalité pratique en général), et la certitude est la norme de l’action réfléchie. Ainsi, pour les actions réfléchies, une certitude est une raison d’agir appropriée.
12Enfin, la relation entre assertion et connaissance est examinée par Davide Fassio. Plutôt que de soutenir, comme on le fait généralement, qu’il existe une norme exigeant d’asserter seulement ce qu’on sait, D. Fassio propose une interprétation de cette relation en termes instrumentaux : asserter seulement ce qu’on sait est un moyen nécessaire à ce qu’une assertion satisfasse son but intrinsèque, qui est de communiquer des contenus. Une assertion peut certes être utilisée à des fins différentes, mais la connaissance de la proposition assertée est le moyen par lequel l’assertion atteint sa visée informative.
13Le présent ouvrage est le produit des premiers travaux du Groupe de Recherche en Épistémologie (GRÉ), porté par Claudine Tiercelin au sein de la Chaire de métaphysique et philosophie de la connaissance du Collège de France. L’ambition du GRÉ n’est pas seulement d’importer dans le débat français des discussions qui lui restent largement étrangères, en dépit du travail pionnier effectué depuis plusieurs décennies par certains de ses membres. Elle est aussi et surtout, en constituant un cadre inédit d’organisation, de discussion et de diffusion de la recherche épistémologique française et francophone (notamment par les événements que la Fondation du Collège de France lui permet d’organiser), de permettre à cette recherche de faire entendre sa voix propre. Ce qui, d’une façon qui n’est paradoxale qu’en apparence, n’a de chance d’advenir qu’à la condition de la mener en étant résolu à suivre le fil de l’argumentation philosophique où qu’il mène et à n’accorder de valeur à ce lieu qu’à proportion de la solidité des raisons qui y ont conduit, et non de son degré de continuité avec une tradition de pensée quelconque.
Notes de bas de page
1 Connaître. Questions d’épistémologie contemporaine, J.-M. Chevalier & B. Gaultier (dir.), Paris, Ithaque, 2014.
Auteurs
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