La connaissance et ses raisons
| ,III. Y a-t-il des normes épistémiques de l’action et de l’assertion ?
Quelques problèmes de la conception duale de la norme de l’action et de l’assertion.
Réponse à Jacques-Henri Vollet
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Texte intégral
1. Les vertus de la conception duale
1La conception duale de la norme de l’action et de l’assertion défendue par Jaques-Henri Vollet présente plusieurs avantages par rapport à des conceptions concurrentes. D’abord, elle parvient à conserver les trois thèses suivantes :
[1] la connaissance n’est pas sensible au contexte ;
[2] il y a une relation normative entre la connaissance et la rationalité de l’action ;
[3] le réquisit épistémique que le sujet doit satisfaire pour agir varie selon la situation pratique du sujet.
2Ces trois thèses sont souvent considérées comme incompatibles, bien qu’elles soient toutes les trois plausibles. Le premier avantage de la conception duale est donc de rendre justice à ces trois thèses plausibles mais prima facie incompatibles, ce qui force souvent les partisans des unes ou des autres à rejeter au moins l’une d’entre elles. La conception duale autorise cela en repoussant ce que J.-H. Vollet appelle « le présupposé moniste » selon lequel la norme de l’action est unique. En devenant dualiste à propos de la norme épistémique de l’action – en adoptant la connaissance comme norme épistémique de l’action non réfléchie, et la certitude comme norme épistémique de l’action réfléchie –, J.-H. Vollet peut rendre compte de ces trois thèses de départ et cela confère un avantage certain à sa position.
3Le deuxième avantage de cette conception est qu’elle rend particulièrement bien compte de l’intuition selon laquelle ce qui se passe dans les cas paradigmatiques d’empiétement pragmatique (pragmatic encroachment) – tels que les « Bank Cases » présentés par DeRose (1992) – n’est pas que la connaissance s’évanouit lorsque les enjeux sont élevés mais plutôt qu’il est alors requis du sujet qu’il n’agisse pas simplement sur sa connaissance que p mais qu’il acquière la certitude que p avant d’agir. Introduire une double norme épistémique de l’action rend bien compte de ce qui se passe au niveau subjectif dans les cas à enjeux élevés. Dans les cas à enjeux élevés, ce qui semble se passer n’est pas que le sujet ne sait pas que p, mais plutôt qu’il aimerait acquérir la certitude que p. Si les cas à enjeux élevés sont bien des cas dans lesquels il est exigé du sujet que son action soit réfléchie, et si la norme de l’action réfléchie est bien la certitude, alors on peut élégamment rendre compte de cette intuition.
4Finalement, en adoptant la certitude comme norme épistémique de l’assertion, la conception duale fournit une explication convaincante de nos intuitions et de nos pratiques, non seulement en matière de position épistémique (comme expliqué ci-dessus à propos de la question de savoir si le sujet sait ou non que p), mais aussi en matière d’assertion (le sujet est-il ou non en position d’asserter que p ?). Si en effet la norme de l’assertion est la certitude, un sujet est en position d’asserter que p si et seulement s’il est certain que p. De plus, si la certitude est sensible au contexte, alors la certitude – mais pas la connaissance – d’un sujet varie avec la situation dans laquelle le sujet se trouve. Selon J.-H. Vollet, la certitude varie en fonction des possibilités d’erreur pertinentes pouvant être éliminées étant donné le contexte dans lequel se trouve le sujet. Si les possibilités d’erreur pertinentes dans un contexte sont élevées, alors le sujet n’est pas en position d’être certain que p alors même qu’il aurait été certain que p si le contexte avait réduit ces possibilités.
5La thèse selon laquelle les normes de l’assertion et de l’action sont la certitude, et que la certitude est sensible au contexte a l’avantage de rendre compte d’une intuition précise en matière de connaissance et d’assertion dans des cas classiques d’empiétement pragmatique. Les thèses d’empiétement pragmatique reposent souvent sur notre intuition que, lorsque les enjeux sont élevés pour un sujet dans un contexte donné, le sujet n’est pas en position d’asserter que p (ou d’asserter qu’il sait que p). Les défenseurs de l’empiétement pragmatique expliquent cette intuition en disant que c’est parce que le sujet ne sait pas que p qu’il n’est pas en position d’asserter que p. Selon eux, lorsque les enjeux pratiques sont élevés, le standard épistémique requis pour atteindre la connaissance est également plus élevé. Ainsi, dire que dans ces cas le sujet ne sait pas que p revient à rejeter la prémisse [1] selon laquelle la connaissance n’est pas sensible au contexte. En proposant la certitude, plutôt que la connaissance, comme norme épistémique de l’assertion, J.-H. Vollet préserve la prémisse [1]. De cette façon, il peut aisément rendre compte du fait que la raison pour laquelle, dans certains contextes, le sujet n’est pas en position d’asserter que p (ou qu’il sait que p) n’est pas qu’il ne sait pas que p, mais qu’il n’est pas certain que p.
2. Trois Problèmes
6Malgré les avantages déjà cités, la position de J.-H. Vollet fait face à des difficultés. Nous en mentionnons trois ci-dessous. La première concerne les conditions qui distinguent une action réfléchie d’une action non réfléchie. La seconde insiste sur l’importance de cette distinction. Le troisième groupe de questions vise à rappeler l’importance du rôle des coûts dans la détermination de la norme de la connaissance.
2.1. Premier problème
7Quelles sont les conditions qui, selon J.-H. Vollet, déterminent si une action compte comme action réfléchie ou comme non réfléchie ? Les exemples proposés dans le texte suggèrent que ce sont les enjeux liés aux actions qui déterminent si une action est réfléchie ou non.
8D’un côté, J.-H. Vollet présente des cas comme celui du chirurgien sur le point de procéder à une opération risquée : celui-ci agit dans un contexte à enjeux pratiques élevés. De l’autre, il présente le cas d’une personne qui va chercher du lait dans le frigo pour son goûter, cas dans lequel les enjeux pratiques sont peu élevés. Qu’il y ait du lait dans le frigo ou pas, cela n’aura pas de conséquences dramatiques, contrairement à l’action du chirurgien. Dans ces deux cas, il semble que la réflexion requise pour agir soit directement liée au poids des enjeux. Mais si les enjeux ont une telle importance dans la détermination de la norme de la connaissance et de la certitude, quel est l’avantage d’introduire des types d’action distincts ? Il semble que, selon les enjeux de l’action concernée, on puisse se contenter d’appliquer les deux normes épistémiques de l’action proposées par J.-H. Vollet. On conserverait alors une double norme épistémique de l’action ; ce qui déterminerait la norme à appliquer ne serait pas le type d’action mais les enjeux pratiques.
9Si parler des enjeux suffit à déterminer quelle norme épistémique de l’action s’applique, alors il est important de mettre en évidence la raison pour laquelle il est préférable d’introduire cette notion d’action réfléchie ou non réfléchie, sans quoi elle paraît superflue.
2.2. Deuxième problème
10Cela nous mène à notre seconde question. Comment distingue-t-on précisément l’action réfléchie de l’action non réfléchie ? Quels sont les critères et les conditions qui nous permettent de distinguer entre ces deux types d’action ? Les critères de distinction sont vagues et peu explicites ; cela pose problème, surtout lorsqu’on pense à des cas à enjeux élevés dans lesquels le temps de réflexion imparti est limité. On note alors une sorte de tension entre le type d’action requis, les enjeux pratiques et la norme épistémique de l’action. Reprenons l’exemple du chirurgien, mais supposons qu’il doive agir dans l’urgence et qu’il ne dispose donc que d’un temps de réflexion bref. Si une action compte comme réfléchie si et seulement si le sujet s’asserte ses raisons d’agir à lui-même, cela implique qu’une action ne peut pas compter comme une action réfléchie si le temps imparti est minimal. La norme de l’action devient-elle alors celle de la connaissance bien que les enjeux soient élevés ?
11On peut se poser une question similaire à propos des cas dans lesquels l’action est présentée comme « non réfléchie ». Par exemple, ne pourrait-on pas dire que la personne qui va chercher du lait dans le frigo s’asserte au moins une raison d’agir, telle que « il y a du lait dans le frigo » ? Se pourrait-il en fait que l’assertion d’(au moins) une raison suffise à qualifier une action de « réfléchie » ? Si tel est le cas, pourquoi cette action ne pourrait-elle pas compter comme action réfléchie ? Cela poserait problème car il serait alors difficile de distinguer clairement entre les différents types d’action.
12Le temps imparti pour la réflexion ainsi que le nombre de raisons assertées semblent jouer un rôle important pour la distinction entre action réfléchie et action non réfléchie ; ce qui porte aussi à croire que les actions réfléchies et les actions non réfléchies se trouvent sur un continuum et qu’aucune action n’est véritablement non réfléchie.
2.3 Troisième problème
13La troisième question insiste sur l’importance des coûts pratiques dans l’évaluation épistémique de l’action. Considérons une nouvelle fois l’exemple que J.-H. Vollet qualifie lui-même de problématique pour la conception duale. Ernest se balade dans la nature et croit apercevoir un lion. Il sort donc son fusil. Mais ce qu’Ernest ne sait pas, c’est que ce qu’il prend pour un lion n’est en fait qu’un rocher. Ernest agit de manière non réfléchie et ne sait pas qu’il y a un lion (puisque sa croyance est fausse). Bien qu’il ne s’agisse pas d’une connaissance, son action nous semble, en un certain sens, justifiée. Pourtant, la norme épistémique gouvernant son action devrait être celle de la connaissance. Selon J.-H. Vollet lui-même, la conception duale ne semble pas capable d’expliquer ce cas.
14Nous aimerions suggérer une solution à cette difficulté. Dans le cas en question, Ernest est décrit comme agissant sur la base d’une croyance qui se trouve être fausse et non pas sur la base d’une connaissance. Mais ne pourrait-on pas dire qu’Ernest agit tout de même sur la base d’une connaissance – à savoir, la connaissance qu’il est possible qu’il y ait un lion dans les environs ? Si tel est le cas, cela pourrait expliquer l’intuition selon laquelle l’action d’Ernest n’est pas critiquable.
15En revanche, ce cas met le doigt sur une dimension dont la conception duale ne rend pas compte : lorsque les enjeux sont élevés mais qu’il existe un moyen peu coûteux en matière de temps et d’efforts « d’assurer ses arrières », alors il semble être toujours requis de la part du sujet qu’il fasse usage de ce moyen. Prenons l’exemple d’une cycliste qui met son casque tous les jours lorsqu’elle se déplace à vélo. Cette cycliste agit sur la base, non pas de sa connaissance qu’elle aura un accident, mais de sa connaissance qu’il est possible qu’elle ait un accident. Son action de mettre un casque à chaque déplacement semble appropriée à cause de cette connaissance modale. Dans les cas où le sujet sait qu’il est possible que p et que les enjeux pratiques liés à p sont élevés, il semble donc devoir suivre une sorte de « principe de précaution ».
Bibliographie
16DeRose, K., 1992, « Contextualism and Knowledge Attributions », Philosophy and Phenomenological Research 52, p. 913-29.
© Collège de France, 2016