1De manière générale, nous agissons sur la base de ce que nous tenons pour vrai. Par exemple, si vous tournez à droite pour aller au restaurant, vraisemblablement, vous vous basez sur la croyance que le restaurant est à votre droite. Parfois, cependant, nous agissons sans considérer la vérité. Je peux tourner à droite pour aller au restaurant sans avoir la moindre raison de penser que le restaurant est à ma droite. Dans de tels cas, souvent, nous pouvons être critiqués. Ma femme pourrait me dire, par exemple : « Mais pourquoi prends-tu à droite si tu n’as aucune idée de là où il faut aller ? »

2Le fait que les actions peuvent être évaluées de cette manière indique qu’elles sont gouvernées par une norme épistémique. Quand nous évaluons les actions, nous ne regardons pas seulement leurs résultats, si elles se conforment aux normes de la moralité, de la prudence, etc. Nous considérons également la position épistémique des agents relativement à leurs motifs. La plupart des philosophes reconnaissent qu’il y a une évaluation épistémique de l’action en ce sens, mais ils ne conçoivent pas tous la norme sous-jacente de la même manière. Considérons trois points de désaccord possible1.

3Le premier concerne la condition d’application de la norme, c’est-à-dire, la condition sous laquelle il y a une opportunité de faire ce que la norme autorise (ou prescrit). Selon une conception influente et largement discutée aujourd’hui, cette condition d’application est la connaissance :

Norme de Connaissance : Il est approprié pour un sujet S de traiter p comme sa raison d’agir si et seulement si S sait que p2.

Selon une autre conception populaire, la norme est la croyance justifiée :

Norme de Croyance Justifiée : Il est approprié pour un sujet S de traiter p comme sa raison d’agir si et seulement si S est justifié à croire que p3.

4Le second point, généralement discuté en relation avec le premier, concerne la dimension de sensibilité au contexte de la condition d’application de la norme. Ainsi certains philosophes soutiennent une norme de connaissance, mais défendent l’idée que la connaissance varie avec la situation pratique du sujet4. La question de savoir si un sujet sait que p devrait donc dépendre non seulement des données qu’il a à sa disposition, mais également du coût de l’erreur. Ou bien, certains soutiennent que la connaissance n’est pas sensible aux facteurs pratiques du sujet, mais que la condition d’application de la norme épistémique de l’action l’est :

Norme de la Garantie : Il est approprié pour un sujet S de traiter p comme sa raison d’agir si et seulement si la garantie qu’il a pour croire que p satisfait les critères épistémiques requis par le contexte pratique5.

Selon une version évidentialiste de cette conception, par exemple, la quantité ou la qualité des données requises pour qu’il soit (épistémiquement) rationnel pour le sujet de traiter p comme une raison d’agir varie avec les facteurs pratiques de sa situation, mais la norme elle-même ne varie pas.

5Une troisième possibilité de désaccord concerne la question de savoir si on doit être moniste ou pluraliste. Indépendamment de la question de la sensibilité au contexte, on peut en effet penser que la norme dépend du type d’action considéré. Par exemple, on peut soutenir que parfois une norme de justification s’applique, parfois une norme de vérité, parfois une norme de connaissance, etc.6 Cette troisième possibilité est la plupart du temps négligée dans les débats, où le monisme est souvent présupposé7. Cette présupposition moniste conduit néanmoins à rejeter l’une des trois thèses suivantes :

[1] La connaissance n’est pas sensible à la situation pratique du sujet.

[2] Il y a une relation normative entre la connaissance et l’action.

[3] Le réquisit épistémique pour agir sur une proposition p varie avec la situation pratique du sujet.

Ainsi, un argument influent en faveur de l’empiétement pragmatique – la thèse selon laquelle la connaissance varie avec les enjeux ou le coût de l’erreur – utilise [2] et [3] pour nier [1]8. Une réponse standard de la part des intellectualistes, les partisans de [1], consiste à nier [2]. Les intellectualistes qui maintiennent également [2] doivent rejeter [3].

6Pourtant, chacune de ces thèses est indépendamment plausible. [1] est une conséquence de la conception orthodoxe de la connaissance, selon laquelle si un sujet sait que p dépend uniquement de s’il croit que p, de si p est vrai, et de facteurs vériconductifs (tels que les données qu’il a à sa disposition, la fiabilité du processus de formation de sa croyance, les relations contrefactuelles unissant sa croyance à la vérité, etc.). [2] est basé sur la manière ordinaire dont nous critiquons et défendons les actions. Par exemple, spontanément, nous critiquons un chirurgien opérant avec un scalpel infecté en disant qu’il aurait dû savoir que ce scalpel était infecté ; voir par exemple (Hawthorne et Stanley 2008). La réponse selon laquelle il ne pouvait pas le savoir peut constituer une excuse, mais cela ne semble pas constituer une raison justifiant son action. En outre, il est clair qu’un locuteur affirmant « Je sais qu’il pleut et que s’il pleut il faut que je prenne un parapluie, mais il n’est pas rationnel pour moi de prendre un parapluie » se contredit d’une certaine manière ; voir (Fantl et McGrath 2007). Enfin [3] repose sur l’idée commune que plus les enjeux sont élevés ou le coût de l’erreur important, plus les données doivent être fiables, abondantes, etc.

7En rejetant le présupposé moniste, et en adoptant une conception pluraliste, on peut admettre que ces trois thèses sont compatibles en principe. En effet, selon l’approche pluraliste, la norme en vigueur peut dépendre de la situation pratique du sujet. On peut donc admettre que la connaissance est normativement connectée à l’action, tout en soutenant que cette relation concerne un certain type d’actions uniquement. Le réquisit épistémique peut donc varier en fonction du type d’action, cela n’implique pas que la connaissance est sensible à la situation pratique du sujet. Il en va de même, par exemple, pour les règles régissant la conduite, lesquelles sont conditionnelles au pays dans lequel on se trouve : alors qu’en France il faut conduire à droite, en Angleterre il faut conduire à gauche. La manière dont il faut conduire peut varier en fonction des pays, cela n’implique pas qu’il y a un seul code de la route énonçant des règles sensibles au pays où l’on se trouve9.

8Le fait qu’une approche pluraliste permette de préserver ces trois thèses indépendamment plausibles constitue un argument puissant en sa faveur. Mon but est d’examiner et défendre une version de cette approche pluraliste, que j’appelle la conception dualiste. Elle a la forme suivante :

(i) Pour les actions non réfléchies, il est approprié pour un sujet S de traiter p comme sa raison d’agir si et seulement si S sait que p.

(ii) Pour les actions réfléchies, il est approprié pour un sujet S de traiter p comme sa raison d’agir si et si seulement S est certain que p.

Selon cette conception, il y a deux normes de l’action, en fonction du type d’action effectuée : réfléchie ou non réfléchie. La distinction entre action réfléchie et non réfléchie est intuitive. L’action est non réfléchie lorsqu’on répond directement ou spontanément aux raisons. Par exemple, un individu qui se lève le matin et se rend directement dans la cuisine effectue une action rationnelle, mais non réfléchie. Lorsque le chien aboie en présence du postier, il aboie pour une raison, mais il n’est pas réflexivement conscient de cette raison comme raison. Au contraire, il y a des situations où la réponse est médiatisée par une évaluation consciente et explicite des raisons. Un exemple paradigmatique consiste à peser le pour et le contre avant d’agir.

Cette conception dualiste admet également un élément de sensibilité au contexte, car je vais admettre que la certitude est sensible au contexte. Ainsi, la condition d’application de la norme de l’action non réfléchie et spontanée n’est pas sensible au contexte, mais celle de la norme de l’action réfléchie est sensible au contexte.

9Comme dit précédemment, le principal avantage d’une approche pluraliste est qu’elle rend compatibles les trois thèses énoncées ci-dessus. Mon objectif spécifique dans ce qui suit est de montrer que la version dualiste esquissée ici est bien motivée et que, globalement, elle rend bien compte d’un certain nombre de points qui ont été proposés dans la littérature pour ou contre telle ou telle conception alternative. Dans la section 1, je précise cette conception dualiste et fournis quelques motivations en sa faveur. Dans la section 2, je considère certaines données linguistiques et compare la conception dualiste aux autres conceptions dominantes sur ce point. Dans la section 3, j’effectue la même comparaison à propos de certains jugements intuitifs.

1. La conception dualiste

10Selon la conception dualiste, il y a deux normes épistémiques de l’action parce qu’il y a deux types d’action. Le premier est l’action non réfléchie, le second est l’action réfléchie. Dans cette section je motive cette conception dualiste et j’explique comment je la comprends.

1.1. Pourquoi une conception dualiste ?

11La motivation principale pour une conception dualiste est qu’elle tient compte de la différence intuitive entre deux types de réponse aux raisons, à savoir les réponses réfléchies et non réfléchies. Ceci permet de caractériser deux types d’action, réfléchie et non réfléchie10.

12Intuitivement, les être rationnels sont des êtres qui ont la capacité d’agir (de croire, de sentir) pour une raison et de répondre correctement aux raisons (d’agir, de croire, de sentir) qu’ils ont11. Il n’est pas clair si de tels êtres doivent également avoir la capacité de réfléchir sur leurs raisons afin de pouvoir être considérés comme y répondant, ou comme étant motivés par elles. Avoir la capacité de réfléchir sur ses raisons semble impliquer d’avoir les concepts pertinents pour faire des jugements normatifs sur ce que l’on doit faire, donc de posséder les concepts de soi, de raison, et des différentes attitudes ou actions sensibles à ces raisons (croyance, intentions, etc.) ; voir par exemple (Skorupski 2010, 21 ; 57-59). Les animaux sont, semble-t-il, capables d’agir pour une raison même s’ils ne disposent pas de ces capacités métacognitives. Quoi qu’il en soit, il est clair que répondre rationnellement et, en général, raisonner, ne requiert pas un acte de réflexion. La plupart de nos activités, jouer aux échecs, conduire, etc., impliquent d’être réceptif à beaucoup de choses, et de raisonner de manière très complexe sur la base de ces contenus. L’idée que nous sommes réflexivement réceptifs à toutes les raisons qui motivent et structurent nos intentions et actions n’est pas plausible. En général, nous répondons rationnellement sans réflexion. Lorsque nous agissons de manière non réfléchie, la réponse est automatique, basée sur nos dispositions normatives.

13Cependant, si nous avons des pouvoirs de réflexion, dans de nombreux cas, nous répondons aux raisons en les exerçant. Ce genre de réponse implique que le sujet exerce une capacité métacognitive par laquelle il se représente explicitement les considérations pertinentes, évalue ses dispositions normatives et contrôle activement les réponses en adhérant aux considérations qu’il s'attribue comme raisons. Le point important à noter est qu’une considération qui a une force motivante au stade non réflexif peut, à la réflexion, être ou ne pas être endossée comme une raison par le sujet rationnel, en sorte qu’elle peut ne pas avoir de force rationnellement motivante au stade réflexif.

La raison pour laquelle une conception dualiste de la norme épistémique de l’action est requise à cet égard est que la distinction entre réponse réfléchie et non réfléchie est de toute première importance lorsqu’il s’agit d’évaluer une action12. Dans certaines situations, il est requis de réfléchir avant d’agir. Dans d’autres situations, il est requis d’agir spontanément. Par exemple, en général, il n’est pas requis de réfléchir avant d’ouvrir la porte du réfrigérateur pour prendre du lait, alors qu’il est requis de réfléchir avant d’acheter une maison. Ainsi, il semble bien que la réflexion ait une signification normative. Un devoir de réflexion serait incompréhensible si la réflexion ne pouvait pas faire de différence, pour un sujet rationnel, quant à sa motivation pour agir. Par exemple, supposons que spontanément, vous êtes rationnellement motivé à acheter une maison. Supposons alors que la norme de la rationalité spontanée et réfléchie soit la même. Si vous êtes rationnel, lorsque vous réfléchissez à vos raisons, cela ne peut pas faire de différence sur ce que vous êtes motivé à faire. Si la norme est identique, les raisons présentes au stade non réflexif sont identiques aux raisons présentes au stade réflexif. Si vous êtes déjà rationnel au stade non réflexif, votre réflexion est inutile. Dès lors, il semble que les être rationnels ne devraient jamais réfléchir. Pourtant, il est clair que même un être rationnel peut avoir des devoirs de réflexion.

En somme, si réfléchir ne peut être rationnellement requis, par opposition à agir spontanément, que si cela peut en principe faire une différence quant aux raisons que l’on a, la question est de savoir comment la réflexion peut faire une différence. La réponse naturelle est que la réflexion peut faire une différence parce que les réponses réfléchies et non réfléchies ne sont pas gouvernées par les mêmes normes épistémiques13.

14Une seconde motivation en faveur de cette conception dualiste est qu’il est plausible que les réponses réfléchies et non réfléchies réfèrent à des mécanismes essentiellement différents. Il est donc plausible que ces réponses soient gouvernées par des normes différentes.

Pour voir cela, considérons l’idée de niveau d’activation. Il semble qu’un même contenu puisse jouer des rôles différents dans le raisonnement et l’action selon qu’il est activé au niveau conscient ou inconscient ; voir (Frankish 2004, 25-26). Disons qu’une croyance est active si elle influence le raisonnement et l’action, et qu’elle est occurrente si elle est active au niveau conscient. Une croyance occurrente fait une certaine différence dans les décisions et les actions. Par exemple, si je prends la voiture le matin, et que je réalise qu’il y a des travaux prévus sur la route principale, je peux décider immédiatement de prendre la route secondaire. Mais la croyance peut être active et non consciente. Il semble qu’une croyance inconsciente et active n’influence pas le raisonnement et l’action de la même manière qu’une croyance occurrente. Ainsi, si j’ai une croyance inconsciente mais active qu’il y a des travaux sur la route principale (j’ai peut-être noté ce fait automatiquement et sans y penser), alors peut-être cette croyance ne va-t-elle pas me conduire à décider de changer de route, mais peut-être va-t-elle influencer mon action d’une autre manière. Par exemple, peut-être vais-je décider de conduire plus prudemment. Si une croyance activée au niveau inconscient n’influence pas nécessairement le raisonnement et l’action de la même manière qu’une croyance activée au niveau conscient, il est légitime de distinguer le raisonnement conscient et inconscient. L’idée qu’il y a des normes épistémiques différentes gouvernant la rationalité pratique non réfléchie et réfléchie est en accord avec cette idée générale qu’il nous faut distinguer des niveaux psychologiques14.

15En outre, l’idée selon laquelle on doit distinguer entre deux types de processus de raisonnement n’est pas nouvelle. Selon la théorie du double-processus, par exemple, on doit distinguer, d’un côté, un processus de raisonnement rapide et automatisé basé sur des heuristiques, et, d’un autre côté, un raisonnement conscient opérant lentement et basé sur des règles. Même les philosophes rejetant la théorie du double-processus admettent la nécessité d’une distinction de ce genre ; voir (Carruthers 2014). Comme ces processus de raisonnement impliquent différentes normes et différents principes, il n’y a pas de raison de penser qu’ils n’impliquent pas également des normes épistémiques différentes concernant ce qu’il est approprié de traiter comme une raison.

16En somme, deux motivations peuvent être fournies en faveur d’une conception dualiste de la norme de l’action. Premièrement, cette conception explique la signification normative de la réflexion. Deuxièmement, elle s’accorde avec l’idée que la réflexion implique un niveau ou un mécanisme psychologique spécifique distinct des processus de raisonnement spontanés et automatiques.

1.2. Connaissance et certitude

17Selon la conception dualiste examinée ici, la connaissance est la norme de l’action non réfléchie, et la certitude est la norme de l’action réfléchie. Cette conception présuppose donc que la connaissance n’implique pas la certitude. Suivant (Stanley 2008), nous pouvons distinguer la certitude subjective et la certitude épistémique en les définissant de la manière suivante : S est subjectivement certain de p si S a le plus haut degré de croyance en p, et p est épistémiquement certain pour S si S sait que p avec le plus haut degré de justification.

18L’idée selon laquelle la connaissance n’implique pas la certitude dans l’un ou l’autre de ces sens est partagée par la plupart des philosophes non sceptiques, et je vais l’admettre ici sans discussion15. Mais pourquoi penser que la norme épistémique de l’action non réfléchie est la connaissance, et la norme de l’action réfléchie est la certitude (en son sens subjectif et épistémique) ?

19Commençons avec l’idée de rationalité réfléchie. Intuitivement, il y a une connexion forte entre la réflexion et l’assertion. Lorsque nous raisonnons de manière réfléchie, nous assertons à nous-mêmes les raisons que nous considérons avoir, et nous sommes ainsi également inclinés à les asserter aux autres pour défendre notre action. Par exemple, nous pouvons faire ce type de raisonnement en écrivant sur un papier ce que nous considérons comme étant nos raisons, pour ensuite les peser et en tirer la conclusion. Si dans un acte de raisonnement de ce type, j’asserte à moi-même, et potentiellement aux autres, les raisons que je considère avoir, et que l’assertion est gouvernée par une norme épistémique, alors la réflexion est gouvernée par cette même norme épistémique. Or, même si la question de la norme épistémique de l’assertion est également une question controversée, l’idée de (Stanley 2008) selon laquelle l’assertion est gouvernée par une norme de certitude (subjective et épistémique) est tout à fait plausible.

20Dans les limites de cet article, il n’est pas possible de défendre cette thèse en détail. Suivant (Stanley 2008), notons au moins qu’en supposant que la connaissance n’implique pas la certitude (subjective et épistémique), la norme de la certitude pour l’assertion peut rendre compte de toutes les données de type mooréen de la meilleure façon. Parce que la certitude (subjective et épistémique) implique la connaissance, on peut ainsi expliquer ce qu’il y a de paradoxal à asserter « p mais je ne sais pas que p » et « p mais je ne crois pas que p ». Mais on peut aussi expliquer ce qu’il y a de paradoxal à asserter « p mais je ne suis pas certain que p » et « p mais il n’est pas certain que p », ce que la norme de connaissance, par exemple, n’explique pas. En outre, cela rend facilement compte des schémas conversationnels où nous demandons la certitude, et pas seulement la connaissance, de la part de nos interlocuteurs16. Enfin, si la norme de l’assertion est la certitude, on peut expliquer l’intuition à la base de l’idée selon laquelle la connaissance implique la certitude, à savoir, l’étrangeté de l’assertion « Je sais que p mais je ne suis pas certain que p ». En effet, en assertant que l’on sait que p, selon cette norme, on se représente comme étant certain qu’on sait que p, et donc, par la factivité de la connaissance, comme certain que p. Mais cela contredit l’assertion que l’on n’est pas certain que p17.

21Le problème principal de cette norme de certitude (subjective et épistémique) est qu’elle semble conduire au scepticisme sur l’assertion, et donc, si l’on accepte la conception dualiste, au scepticisme sur l’action réfléchie. Cependant, en suivant toujours Stanley, on peut considérer que « certain », comme d’autres adjectifs gradables (« plat », « vide »), est sensible au contexte. Par exemple dans un contexte où vous voulez cuisiner et où il n’y a plus de nourriture dans le réfrigérateur, vous pouvez dire « Le réfrigérateur est vide », et cela peut être vrai même s’il y a des grains de poussière à l’intérieur.

22De la même façon, lorsqu’on dit qu’il est certain que le restaurant est ouvert (certitude épistémique), par exemple, on ne dit pas qu’on satisfait les standards d’une justification maximale à l’égard de la proposition que le restaurant est ouvert, qui serait telle qu’il n’existe pas de proposition dont on peut dire qu’elle est plus justifiée que celle-ci, peu importe le contexte. On peut bien être prêt à accepter, par exemple, que dans le contexte où l’on discute du scepticisme, on peut dire quelque chose de vrai en disant « J’existe est plus certain pour moi que le fait que le restaurant est ouvert ». Mais « Il est certain que p » est vrai quand vous le dites si et seulement si vous avez une justification suffisante pour éliminer toutes les possibilités d’erreur qui sont pertinentes dans votre contexte. À cet égard, dans un contexte ordinaire, on peut dire quelque chose de vrai lorsqu’on dit « Le fait que le restaurant est ouvert est aussi certain que le fait que j’existe ». Enfin, lorsqu’on dit qu’on est certain que le restaurant est ouvert (certitude subjective), on ne dit pas non plus que l’on serait prêt à prendre un pari sur cette proposition quels que soient les enjeux, mais que dans ce contexte, par exemple, on n’en doute pas plus que du fait qu’on existe.

23Si « certain » est un terme sensible au contexte, alors la norme de certitude pour l’assertion est sensible au contexte. Certains philosophes ont indiqué que le fait que la norme soit sensible au contexte posait problème si l’on maintient l’idée que la norme de l’assertion est la connaissance et que l’on soutient une conception invariantiste de la connaissance. Ainsi, l’idée même que cette norme est la connaissance a été utilisée dans un argument en faveur d’une conception contextualiste de « savoir » (DeRose 2009).  Mais si c’est la certitude qui est sensible au contexte, alors on peut admettre à la fois le fait que la norme de l’assertion est variable tout en maintenant le fait que « connaître » n’est pas sensible au contexte.

24Si la norme de l’assertion est sensible au contexte et que le raisonnement réflexif implique d’être en position d’asserter ses raisons, alors on doit admettre que la norme de la rationalité réflexive est sensible au contexte. Cela semble tout à fait correct. Par exemple, il en faut davantage pour que vous soyez certain que p si vous réfléchissez sur p, si le coût de l’erreur est important et que vous avez le temps de la réflexion. Considérons, par exemple, le fait d’acheter une maison. Si vous réfléchissez et que vous avez le temps, il semble que vous devez reconsidérer plus amplement vos raisons avant de prendre votre décision. Au contraire, si vous réfléchissez mais que vous devez acheter votre maison rapidement, vous pouvez plus facilement tenir pour acquis ce que vous croyez, et vous n’êtes pas irrationnel si vous considérez moins de possibilités d’erreur. Dans ce dernier cas, il en faut moins pour être certain.

25Considérons maintenant la rationalité non réfléchie. Pourquoi devrait-on admettre que la connaissance est la norme de la rationalité non réfléchie ? Un certain nombre d’arguments ont été avancés en faveur de l’idée que la connaissance est la norme de la rationalité pratique, et j’en considérerai certains plus bas. Cependant, ces arguments sont insuffisants. En particulier, dès lors qu’on admet que la connaissance n’implique pas la certitude (objective et subjective), ou qu’on peut savoir que p sans savoir qu’on sait que p, il n’est pas facile de dire pourquoi la connaissance serait toujours suffisante (Brown 2011).  Supposons que vous voulez acheter une maison et que vous savez que le marché est assez bon. Cependant, à la réflexion, vous considérez que vous ne pouvez pas savoir si vous le savez, ou vous n’en êtes pas certain. Devez-vous tenir le fait que le marché est assez bon pour acquis en le traitant comme une raison d’acheter votre maison ? Intuitivement, non. D’un autre côté, bien qu’insuffisants pour valider de manière décisive la norme de la connaissance, les arguments qui ont été proposés en sa faveur semblent montrer que la connaissance joue un rôle normatif significatif dans l’action. Ma stratégie est donc de considérer les arguments en faveur de l’idée que la connaissance est la norme de la rationalité pratique comme militant en faveur d’une thèse plus restreinte, à savoir que la connaissance est la norme de la rationalité pratique non réfléchie.

26Dans ce qui suit, je vais comparer la conception dualiste aux autres conceptions à la lumière des principaux arguments de type linguistique donnés en faveur de l’une ou l’autre conception dominante. J’espère montrer que la conception dualiste peut à la fois profiter des arguments soutenant la norme de la connaissance et des arguments soutenant la norme de la garantie, tout en conservant une conception purement intellectualiste de la connaissance.

2. L’usage des termes épistémiques

27Quand ils discutent de la norme épistémique de l’action, les philosophes considèrent souvent les données linguistiques. Il y a deux types principaux de considérations linguistiques utilisés dans le débat. Le premier genre de considérations concerne les intuitions linguistiques à propos des phrases qu’il serait correct ou non d’utiliser dans des cas particuliers donnés, et les intuitions normatives sous-jacentes qui sont supposées les expliquer. Je considérerai ces intuitions linguistiques dans la section 3. Dans cette section je vais me concentrer sur un deuxième genre de considérations, concernant des faits statistiques à propos des termes épistémiques que nous utilisons lorsque nous évaluons les actions.

28En général, les philosophes discutant ces questions s’accordent sur les deux faits suivants : nous utilisons de manière proéminente le terme « savoir » (et les termes apparentés) dans l’évaluation épistémique de l’action ; parfois seulement, nous utilisons des termes plus forts (en particulier le terme « certain ») ou plus faibles (par exemple, « croyance »)18. Nous utilisons ces termes soit pour critiquer l’action, soit pour la défendre.

29En guise d’illustration, considérons des cas de défense et critique utilisant « savoir » et suggérant que savoir que p est suffisant pour traiter p comme sa raison19 :

Défense : L’entraîneur savait que l’autre équipe allait attaquer. C’est pourquoi il était tout à fait sensé pour lui de faire rentrer un défenseur.

Critique : L’entraîneur n’aurait pas dû faire rentrer un défenseur. Il savait que l’autre équipe n’allait pas attaquer.

Considérons des cas de défense et critique utilisant « savoir » et suggérant que savoir que p est nécessaire pour traiter p comme sa raison :

Défense : Je n’ai pas pris mon parapluie parce que je ne savais pas qu’il allait pleuvoir.

Critique : Pourquoi as-tu pris cette aiguille ? Tu ne savais pas qu’elle était désinfectée.

30Ces cas suggèrent une relation normative entre la connaissance et l’action, en ce sens que savoir que p serait dans certains cas nécessaire et suffisant pour rationaliser le fait de traiter p comme une raison. Si l’on admet également que l’usage du terme « savoir » est proéminent, alors cela semble parler en faveur de l’idée que la connaissance est la norme de l’action, car cet usage massif pourrait sembler difficilement explicable autrement.

31En effet, selon la norme de justification, le savoir n’est jamais nécessaire. Le terme « justification » n’est d’ailleurs pas un terme de l’évaluation ordinaire, comme le remarquent Hawthorne et Stanley20.

32On pourrait penser que la norme de garantie explique facilement ces données. Si la norme requiert parfois une position épistémique équivalente à la connaissance, alors on peut expliquer l’usage de ce terme dans les cas précédents. En effet, ces cas ne montrent pas que l’action requiert toujours la connaissance ; voir (Brown 2008, 170). Cependant, il y a trois difficultés pour la norme de garantie. Tout d’abord, il s’agit d’expliquer pourquoi le terme « savoir » est proéminent, et non pourquoi nous l’utilisons parfois21. La seconde difficulté est que si la condition d’application de la norme est sensible au contexte, mais que les termes épistémiques en général ne le sont pas, on devrait s’attendre à avoir un vocabulaire plus riche décrivant les différentes positions épistémiques intermédiaires. Or notre vocabulaire en ce domaine est plutôt limité. Le troisième problème est que la plupart des conceptions selon lesquelles la norme est sensible au contexte sont des conceptions selon lesquelles la condition épistémique requise par la norme n’est pas factive. Mais si une condition factive n’est jamais requise, il est nécessaire d’expliquer pourquoi nous utilisons non seulement parfois, mais même la plupart du temps, un terme factif22. Il semble donc que la conception de la norme en termes de connaissance ait un avantage ici.

33Cependant, le fait que le terme « savoir » est proéminent dans l’évaluation épistémique de l’action est également facilement explicable dans le cadre de la conception dualiste présentée ci-dessus. Selon la conception dualiste, en effet, la connaissance est nécessaire et suffisante dans tous les cas où l’on ne réfléchit pas à ses raisons d’agir. Or nous pouvons facilement accorder que, dans la plupart de nos actions, nous agissons directement sans réfléchir à ce que nous traitons comme nos raisons. Le fait que nous utilisons massivement le terme « savoir » ne favorise donc pas la norme de connaissance sur la conception dualiste.

34Le second fait sur lequel les philosophes s’accordent est que nous n’utilisons pas toujours le mot « savoir », mais parfois des termes plus fort comme « certitude », ou plus faibles, comme « croyance » ou « penser ». Par exemple :

Une mère pourrait critiquer son enfant en disant : « Tu n’aurais pas dû rentrer si tard. Tu ne savais pas avec certitude qu’il y avait un bus à cette heure » (Brown 2008, 17).

Si l’on accorde que la connaissance n’implique pas la certitude, ceci peut être problématique pour l’idée que la connaissance, ou la justification, est toujours suffisante. Ceci s’accorde facilement avec la norme de garantie et la conception dualiste. Selon ces conceptions, on ne nie pas que parfois une condition plus forte que la justification, ou la connaissance, soit requise.

35Considérons aussi des cas où l’on utilise des termes plus faibles :

Je suis en retard, mais j’avais toutes les raisons de penser que le train partait à 12h00.

La conception dualiste et la norme de connaissance doivent expliquer pourquoi nous utilisons parfois ces termes.

36En somme, la conception dualiste est facilement compatible avec le fait que nous utilisons « savoir » de manière proéminente et parfois « certain » pour justifier et critiquer les actions. Elle doit expliquer pourquoi nous utilisons parfois certains termes plus faibles. La conception de la norme en termes de connaissance doit expliquer pourquoi nous utilisons parfois des termes plus faibles et plus forts que « savoir ». La conception en termes de justification doit expliquer pourquoi nous utilisons (et de surcroît, de manière proéminente) un terme plus fort. La conception admettant la norme de garantie doit expliquer cette proéminence de « savoir », et dans sa version non factive, pourquoi nous utilisons un terme factif.

37Bien sûr, rien de tout cela ne signifie qu’il n’y a pas d’explication possible de ces données dans le cadre des différentes conceptions de ce qu’est la norme. Mais nous pouvons au moins conclure que la conception dualiste est en très bonne position relativement à ce genre de considérations.

3. Les jugements intuitifs

38Un autre type de considérations qui a été mis en avant renvoie à nos évaluations intuitives sur ce qu’il semble correct de dire dans des cas particuliers, révélant ainsi notre adhérence à une certaine norme. La méthodologie consiste simplement à présenter ces cas tests pour évaluer si nos intuitions sont compatibles avec la norme que nous supposons correcte. Il y a trois grands types de cas.

39Le premier cas concerne un raisonnement pratique ; voir (Hawthorne 2004, 29 ; 85 ; 174-75). Supposons qu’un sujet possède un ticket de la valeur d’un euro dans une loterie comprenant 1000 tickets, et qu’il y a seulement un ticket gagnant. Le prix est de 1000 euros. De fait, le ticket est perdant. Supposons que le sujet n’a aucune information sur le résultat de la loterie, et qu’il raisonne de la manière suivante :

1. Ce ticket est perdant.

2. Donc si je garde le ticket je n’aurai rien.

3. Mais si je le vends j’aurai un euro.

4. Donc je devrais le vendre.

40C’est un mauvais raisonnement. Intuitivement, le raisonnement est mauvais parce que le sujet ne sait pas la première prémisse, bien qu’il soit très probable que cette prémisse soit vraie23. Cela suggère que la connaissance est nécessaire pour le raisonnement. La conception dualiste et la norme de connaissance expliquent cette intuition car, selon ces conceptions, la connaissance est toujours nécessaire. Cette intuition n’est pas expliquée par la norme de la justification. Selon certaines conceptions de la justification, on peut même penser que le sujet est justifié à croire la prémisse en question, étant donné la forte probabilité de sa vérité. La norme de garantie n’explique pas non plus cette intuition. En effet, rien dans le contexte ne requiert une position épistémique particulièrement forte. On peut supposer qu’il est requis de prendre une décision rapide, que le coût de l’erreur est très faible, que l’information n’est pas facilement disponible, qu’il y a seulement deux options possibles, etc. Pourquoi une position aussi forte que la connaissance serait-elle requise ?

41Deuxièmement, considérons un cas dans lequel il est extrêmement important de ne pas se tromper :

Un étudiant passe une journée à suivre un chirurgien. Le matin, il l’observe dans sa clinique en train d’examiner un patient A qui a le rein gauche malade. La décision est prise d’opérer dans l’après-midi. Plus tard, l’étudiant observe le chirurgien en salle d’opération. Le patient A anesthésié est étendu sur la table d’opération. L’opération n’a pas commencé, et le chirurgien consulte la feuille de soin du patient. L’étudiant est étonné et demande à une infirmière ce qui se passe :

L’étudiant : Je ne comprends pas. Pourquoi regarde-t-il la feuille de soin du patient ? Il était à la clinique avec le patient ce matin. Ne sait-il pas quel rein est malade ?

L’infirmière : Bien sûr, il sait quel rein est malade. Mais imagine ce qui se passerait s’il enlevait le mauvais. Il ne devrait pas opérer sans vérifier la feuille de soin du patient (Brown 2008, 176).

42Ce type de cas est problématique pour la norme de connaissance, parce qu’il suggère que la connaissance n’est pas toujours suffisante ; et il est de ce fait également problématique pour la norme de justification. Il s’explique facilement par la norme de garantie. Étant donné l’importance d’avoir raison, la norme requiert davantage de données avant d’agir. Il est aussi explicable dans le cadre de la conception dualiste. Dans ce cas, le chirurgien réfléchit avant d’agir. Étant donné le contexte, même s’il sait quel rein il doit opérer, il n’en est pas certain. Il doit donc vérifier avant d’opérer.

43Un troisième cas concerne une situation dans laquelle, intuitivement, un sujet est évalué positivement même s’il se trompe :

Alors qu’Ernest se promène dans la savane, il voit un rocher qui ressemble à un gros lion couché dans la colline voisine. De ce fait, il forme la croyance qu’il y a un lion dans la colline et après une délibération pratique brève, il charge son arme et recule doucement en gardant un œil sur le rocher ressemblant à un lion24.

Ce type de cas peut être problématique pour toute conception factive de la norme, et donc pour la norme de connaissance et la conception dualiste.

44À nouveau, ces cas ne sont pas décisifs. Cependant, le point à noter est que la conception dualiste n’est pas mal placée à leur égard. De même que la norme de garantie, la conception dualiste peut facilement expliquer deux cas sur trois, alors que les normes de connaissance et de justification ne peuvent facilement expliquer qu’un cas sur trois.

Conclusion

45Dans un premier temps, j’ai défendu la nécessité d’une approche pluraliste concernant la normativité épistémique de l’action. J’ai fait valoir qu’une telle approche permettait de conserver trois thèses indépendamment plausibles qui seraient incompatibles dans un cadre moniste.

46Dans un second temps, j’ai présenté et défendu une version dualiste de cette approche pluraliste. J’ai motivé cette conception par le fait qu’elle rendait compte de la distinction intuitive entre rationalité réfléchie et non réfléchie, en expliquant notamment la signification normative de la réflexion. En outre, cette conception s’accorde avec l’idée répandue qu’il faut distinguer des niveaux psychologiques ou des types de processus de raisonnement. J’ai également motivé une version spécifique de cette conception dualiste, en insistant d’une part sur le lien entre réflexion, assertion et certitude, et d’autre part sur le rôle normatif de la connaissance pour l’action.

47Enfin, à la lumière des principaux arguments de type linguistique que l’on peut trouver dans la littérature, j’ai montré que cette conception dualiste combinait les avantages des conceptions en termes de connaissance et de garantie, sans en avoir les inconvénients respectifs. Ainsi, cette approche explique facilement la proéminence de « savoir » comme terme d’évaluation épistémique, mais elle permet aussi d’expliquer une certaine variation dans nos jugements intuitifs. Je conclus que c’est une alternative aux positions existantes dans le débat qui est prometteuse et qui mérite d’être plus amplement développée.

Remerciements

Cette recherche a été effectuée dans le cadre du projet FNS P1GEP1_158862. Je remercie Davide Fassio, Fabrice Teroni et Arturs Logins pour leurs commentaires sur une version précédente de ce texte.

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