1La notion de travail est un très riche sujet de réflexion, à la croisée de la sociologie, de l’anthropologie, de l’histoire, de l’économie, de la philosophie et du droit. De nombreuses études se penchent actuellement sur les mutations des conditions dans lesquelles le travail s’exerce et est rémunéré, à une époque de grandes transformations et d’insécurité. Dans une économie incertaine, soumise à des crises imprévisibles, les qualités individuelles de mobilité, d’adaptabilité à un environnement changeant très vite sous l’effet des nouvelles technologies sont de plus en plus valorisées par rapport aux compétences professionnelles traditionnelles. Et les écarts de rémunération et de gratification du travail ne cessent d’augmenter, mesurant la capacité du travailleur à réagir toujours plus vite aux insécurités des trajectoires professionnelles, mais reflétant aussi la part de hasard inhérente aux risques que le travailleur est amené à prendre pour réussir.

2Dans ce contexte, l’analyse du travail créateur, celui de l’artiste ou du chercheur scientifique, est particulièrement éclairante dans la mesure où les qualités de ce travail et les conditions dans lesquelles il s’exerce présentent, sous une forme exacerbée, toutes les caractéristiques d’insécurité et d’aléatoire des formes hautement individualisées du travail moderne que j’évoquais plus haut. Le chercheur et l’artiste doivent avoir acquis une grande compétence technique dans leurs champs respectifs, mais cela ne suffit pas à expliquer leur réussite ou leur échec. À compétence égale, les résultats et les gratifications peuvent varier dans des proportions énormes. Le hasard y joue une part, mais la qualité du chercheur ou de l’artiste exceptionnel n’est-elle pas précisément d’avoir l’intuition de reconnaître dans le phénomène imprévu, ou dans le rapprochement entre des formes apparemment disparates, l’inspiration qui le conduira à la pensée ou à l’œuvre originale ?

3Une autre tentative d’explication de la diversité du succès est fournie par l’effet Matthieu (Matthew effect1), popularisé par le sociologue Robert Merton. « On donne à celui qui a déjà, et à celui qui n’a pas grand chose, on ôtera même ce qu’il a2. » Ce précepte, appliqué aux métiers créateurs, veut expliquer, pour une part, que de petites différences initiales de compétence ou de créativité soient amplifiées de façon considérable en termes de reconnaissance ou de gratification finales. Il s’agit en quelque sorte d’une version de l’effet papillon, métaphore selon laquelle une toute petite différence de condition initiale, comme le battement d’une aile de papillon, peut conduire dans l’évolution chaotique du monde, à des résultats dramatiquement différents, une tempête ou un temps calme à l’autre bout de la planète par exemple. Pour le chercheur ou l’artiste, l’aléa de ce battement d’aile se traduira soit par la gloire planétaire, soit par l’obscurité complète.

4Mais l’effet Matthieu donne une explication trop courte, ou trop cynique, du succès de l’artiste ou du chercheur. Un autre élément, plus constructif à mon sens, tient à l’influence de l’environnement et introduit une notion collective dans l’analyse du succès ou de l’échec du travail créateur. À certaines périodes émergent des idées et des visions nouvelles du monde, changeant les perspectives et les approches. Le chercheur ou l’artiste créateur sera celui qui saura accompagner ce mouvement, y trouver l’inspiration qui le conduira à l’amplifier pour provoquer une véritable révolution artistique ou scientifique. La différence entre l’artisan pratiquant les techniques héritées du passé et l’artiste novateur se fera alors sur la capacité de ce dernier à inventer ou à explorer des approches nouvelles. La même chose est vraie dans la recherche scientifique, et ce n’est sans doute pas un hasard si les grandes révolutions scientifiques, à la Renaissance comme au début du siècle dernier, ont accompagné celles qui se produisaient au même moment dans le domaine des arts ou de la pensée.

5Pour un scientifique ou un artiste, les interrogations que je viens d’évoquer sont passionnantes, voire un peu dérangeantes. Nous avons tous, chercheurs et artistes, tendance à vivre nos activités comme une passion plus que comme un travail, au sens propre, et nous nous demandons comment on peut quantifier une passion ! Nous considérons souvent le talent, pour ne pas parler du génie, comme une notion largement inexplicable, pour ne pas dire ineffable. Mais nous ne pouvons nous retrancher complètement derrière cette ineffabilité. L’artiste doit faire reconnaître ses œuvres par ses pairs et pouvoir les vendre dans un marché de l’art obéissant à des règles souvent opaques, mais qu’il a intérêt à savoir déchiffrer. Le chercheur doit se soumettre à une évaluation permanente non seulement pour justifier son salaire, mais aussi pour obtenir les crédits dont il a besoin pour sa recherche. Et ces activités, scientifiques comme artistiques, se mènent dans un monde global, où les enjeux financiers du marché des publications et de la communication deviennent de plus en plus importants, dans un contexte de compétition internationale de plus en plus exacerbée.

6Pierre-Michel Menger, qui inaugure aujourd’hui sa chaire, intitulée « Sociologie du travail créateur », étudie en profondeur ces questions complexes et passionnantes. À travers des analyses très fines, qui a première vue s’intéressent à un domaine restreint et particulier du marché du travail, il étend ses réflexions à un champ bien plus vaste, qui concerne toutes les formes modernes du travail tendant de plus en plus à valoriser l’individualisme dans ce qui relève d’une économie des singularités. Le travail de l’artiste ou du scientifique constitue en quelque sorte un « modèle idéal » à partir duquel une réflexion plus générale sur les formes modernes du travail peut se développer.

7Le parcours de Pierre-Michel Menger explique, pour une part, l’intérêt précoce qu’il a manifesté pour son champ de recherche. Excellent élève, passionné depuis son plus jeune âge par la musique, il a, à la suite d’études brillantes en Lorraine et en Alsace, intégré l’École normale supérieure en 1973 et passé l’agrégation de philosophie en 1975. Poussé par sa passion, il s’est ensuite intéressé dans son travail doctoral à la création musicale savante et à la cascade des innovations esthétiques de l’après-guerre en France et en Europe. Cela l’a conduit à analyser la trajectoire biographique, la formation, la carrière professionnelle et les positions esthétiques des compositeurs français vivants dans un double contexte économique et institutionnel. Cette étude l’a amené à mesurer la distribution très asymétrique de la réussite matérielle et de la reconnaissance professionnelle et sociale de ces créateurs.

8Entré au Centre national de la recherche scientifique en 1981, il y a accompli ensuite toute sa carrière jusqu’à son élection au Collège de France, ajoutant depuis 1994 à ses activités la fonction de directeur d’études à l’EHESS. Pour résumer ses recherches, je citerai son présentateur au Collège de France, Pierre Rosanvallon : « [Pierre-Michel Menger] a orienté sa recherche vers une analyse systématique de la notion de travail créateur visant à englober sous ce vocable l’ensemble des activités menées dans un contexte d’incertitude sur les conditions de production d’un résultat autant que sur la valeur relative de ces résultats ou des biens produits ». J’ajouterai que Pierre-Michel Menger a exposé les conclusions de ses travaux dans des livres largement reconnus en France et à l’étranger, notamment Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme3 et Le Travail créateur. S’accomplir dans l’incertain4.

9Pierre-Michel Menger, je suis heureux de vous donner maintenant la parole pour que vous nous présentiez votre leçon inaugurale, intitulée La Différence, la Concurrence et la Disproportion.