L'échelle normative de la connaissance
Texte intégral
1. Introduction
1La gradualité est souvent envisagée pour la justification (Fantl & McGrath, 2009 ; Stanley, 2005 ; Dutant, 2007) ou la croyance (Christensen, 2004 ; Sturgeon, 2008 ; Pettigrew, 2015), mais très rarement pour la connaissance. Il semble effectivement étrange de dire que nous savons plus ou moins quelque chose, alors qu’il est tout à fait naturel de dire que nous croyons en partie ou que nous sommes plus ou moins justifiés. Il existerait alors une démarcation stricte entre un état absolu ou binaire (la connaissance) et des états relatifs ou graduels (croyances et justifications). Pourtant, une telle démarcation semble difficilement acceptable si on admet que la connaissance est la norme de correction de nos croyances et de nos justifications. En effet, si ma croyance que p est correcte lorsque je suis en position de savoir que p, alors soit ma croyance est absolue parce qu’elle forme un savoir soit elle est graduelle mais elle ne forme pas de savoir. Ainsi, seules les croyances incorrectes seraient graduelles puisque les croyances correctes correspondent à un savoir (Bird, 2007, p. 106). De la même manière, si je suis justifié à croire que p lorsque je suis en position de savoir que p, alors ma justification ne peut pas être graduelle puisqu’elle correspond à un savoir. La seule façon de comprendre la gradualité de nos justifications serait d’évoquer la justification au sens internaliste (Engel 2013b, p. 202). Autrement dit, dans les deux cas la gradualité est possible seulement pour des croyances incorrectes et des justifications doxastiques. Les degrés sont ici envisagés comme des niveaux d’éloignement de la connaissance. On peut être plus ou moins éloigné de la connaissance, mais lorsque nous sommes justifiés ou que notre croyance est correcte, nous atteignons un seuil limite qui est une affaire de binarité. Selon cette thèse, ce ne sont plus vraiment la justification et la croyance qui sont graduelles, mais l’erreur ou l’ignorance. Nous sommes donc face à un dilemme : soit la connaissance est la norme de correction de nos croyances et de nos justifications, mais dans ce cas seules l’ignorance et l’erreur admettent des degrés. Soit la croyance et la justification admettent des degrés, mais la connaissance ne peut pas être la norme de correction de nos croyances et de nos justifications.
2L’objectif de cet article est d’éviter ce dilemme en montrant que la connaissance est une norme de correction qui permet la gradualité de nos croyances et de nos justifications. Cette thèse contredit plusieurs approches. La première est absolutiste et défend que nos attributions de connaissance n’admettent pas de degrés. Plusieurs données linguistiques vont dans le sens d’une gradualité de nos justifications, mais pas de notre connaissance (Stanley, 2005 ; Dutant, 2007). L’absolutiste accepte la première partie du dilemme. La deuxième est dualiste et défend que la connaissance est graduelle parce qu’elle admet des conditions graduelles telles que la justification ou la croyance (Ryle, 1949 ; Hetherington, 2011). Le dualiste rejette les deux parties du dilemme. La troisième est gradualiste et défend que la connaissance est un concept prototypique sans seuil avec des instances qui se rapprochent graduellement de ce prototype (Lai, 2021 ; 2022). Le gradualiste accepte la deuxième partie du dilemme.
3Je défendrai que l’approche absolutiste est insatisfaisante car elle réduit la connaissance à sa factivité. Or la connaissance est un lien factuel avec les faits ou une proposition vraie et ce lien peut admettre des degrés. L’approche dualiste est elle aussi insuffisante car elle rejette le dilemme sans vraiment proposer d’alternative au problème qu’il soulève. En effet, le dualisme propose seulement de définir la connaissance en termes de croyance vraie justifiée et d’expliquer la gradualité de nos croyances et de nos justifications en les séparant de la condition de vérité. Or ces différentes conditions ne peuvent pas être séparées si elles sont censées définir la connaissance. L’approche gradualiste n’est pas non plus satisfaisante puisqu’elle repose sur une gradualité sans seuil, c’est-à-dire sans norme ou critère de correction. Or comment une croyance ou une justification peut-elle admettre des degrés, c’est-à-dire être plus ou moins correcte, sans aucun critère de correction ?
4Selon la thèse compatibiliste que je souhaite défendre, la connaissance est au contraire une norme constitutive de correction de nos croyances et de nos justifications. Cette norme n’admet pas de degrés, mais elle implique des normes dérivées (Smithies, 2012, p. 20), c’est-à-dire des conditions à partir desquelles la norme constitutive peut être réalisée. En effet, ma croyance ne peut pas être correcte ou justifiée si je n’ai aucun moyen de croire ce qui est vrai et si j’ignore ces moyens qui me permettent de croire ce qui est vrai. Ces moyens sont des sources de connaissance telles que le témoignage ou la perception. Ils admettent des degrés quantitatifs car ils peuvent fournir une quantité variable d’evidence en faveur d’une proposition. Ils admettent également des degrés qualitatifs entre eux puisqu’il est parfois préférable d’acquérir des savoirs par perception plutôt que par témoignage, et inversement. On pourrait penser que ces échelles dérivées ne sont pas épistémologiquement pertinentes dans l’analyse de la connaissance puisqu’elles concernent uniquement un phénomène secondaire et périphérique à notre compréhension primaire du savoir (Engel, 2021, p. 36 ; Hawthorne & Logins, 2020, p. 9-10). Je défendrai dans cet article que ces échelles dérivées sont au contraire essentielles à toute analyse métaphysique de la connaissance. Chaque niveau sur les échelles dérivées donne lieu à une forme de savoir particulière. La connaissance admet donc des degrés au même titre que les couleurs ont plusieurs teintes. Contrairement à la gradualité des échelles dérivées, cette gradualité n’est pas verticale, mais horizontale. Tout comme une teinte de bleue n’est pas meilleure ou plus bleue qu’une autre teinte de bleue, une connaissance ne peut pas être plus vraie ou mieux connue qu’une autre connaissance. En revanche, certaines connaissances ou teintes de bleu sont plus représentatives que d’autres. Les normes et les échelles dérivées de la connaissance sont donc rendues possible par la norme constitutive de la connaissance, mais les degrés qu’elles impliquent contraignent la norme constitutive du savoir à admettre une échelle horizontale non-dérivée.
5Je commencerai par présenter et critiquer l’argument absolutiste. J’évaluerai ensuite la thèse dualiste, puis je montrerai les limites de l’approche gradualiste. Dans une cinquième et dernière section, je présenterai mon argument en faveur d’une compatibilité entre la connaissance comme norme de correction de nos états épistémiques et la gradualité de nos croyances et de nos justifications.
2. L’échelle de la connaissance absolue
6L’absolutisme épistémologique soutient que la connaissance ne peut pas admettre de degré puisqu’elle est factive. Si je sais que p, alors p est nécessairement vrai. Or non seulement la vérité n’admet pas de degré, mais surtout la relation de nécessité entre la valeur de vérité d’une proposition et la connaissance est elle aussi binaire. Une première façon de défendre cette thèse consiste à reprendre une distinction linguistique entre les adjectifs graduels et non-graduels. Grand et long sont des adjectifs graduels puisqu’ils admettent à la fois des modificateurs de degré et des comparaisons. Un modificateur de degré peut être quantitatif (très, peu, beaucoup, trop) ou qualitatif (absolument, vraiment, très bien, parfaitement). Les constructions comparatives sont relationnelles et peuvent se former à partir de modificateurs de degré : moins que, plus que, autant que, etc. Par exemple, il est tout à fait naturel de dire « ce manteau est trop grand » ou « ce trajet A est plus long que ce trajet B ». Au contraire, « mort » et « enceinte » ne sont pas des adjectifs graduels puisqu’ils n’admettent ni modificateurs de degré ni comparaisons. Par exemple, il serait étrange de dire « Madeleine n’est pas vraiment enceinte » ou « La reine est plus morte que le roi ». Les adjectifs non-graduels sont binaires puisque soit S est morte/enceinte, soit elle ne l’est pas. La connaissance semble rejoindre ces adjectifs non-graduels puisqu’elle admet elle aussi une relation binaire. Cependant, la connaissance n’admet pas de modificateurs quantitatifs « *Jean sait peu/beaucoup/trop que Canberra est la capitale de l’Australie », même si elle semble admettre au moins certains modificateurs qualitatifs « Jean sait très bien/parfaitement que Canberra est la capitale de l’Australie ». Il est possible d’expliquer cette subtilité en faisant un parallèle entre le verbe « connaitre » et le verbe « écrire » (Dutant, 2007, p. 12). Tout comme « écrit », « connaitre » correspond à un seuil maximal : si mon article est écrit, alors il est complètement écrit. S’il est à moitié écrit, alors il n’est pas écrit. Etant donné que « écrit » correspond déjà à un seuil maximal, « très bien écrit » ne peut pas correspondre à un degré plus élevé sur l’échelle de l’écriture. De la même manière, la connaissance implique un seuil à partir duquel on peut parler de connaissance. En dessous de ce seuil on ne parle plus de connaissance et rien ne peut être au-dessus puisqu’il s’agit d’un seuil maximal. Si « bien écrit » n’est pas un niveau supplémentaire d’écriture, « Jean sait très bien que Canberra est la capitale de l’Australie » ne veut pas non plus dire qu’il existe un niveau supplémentaire de connaissance. Ces modificateurs qualitatifs correspondent seulement à des qualités qui s’appliquent à la connaissance, c’est-à-dire à quelque chose en plus de la connaissance. Autrement dit, les modificateurs qualitatifs décrivent plutôt la manière dont nous avons accès au savoir plutôt que la nature du savoir. Si Jean sait très bien que Canberra est la capitale de l’Australie, alors on s’attend à ce que son savoir s’accompagne de certaines qualités comme la compréhension, l’accès conscient ou encore l’explication. Néanmoins, toutes ces qualités présupposent d’abord que Jean dispose d’un savoir et il est tout à fait possible que Jean sache que Canberra est la capitale de l’Australie sans avoir aucune de ces qualités. Dans ce cas, on dira seulement que « Jean sait quelle est la capitale de l’Australie » sans utiliser de modificateur qualitatif. La connaissance n’est donc pas sujette aux modificateurs de degré, qu’ils soient quantitatifs ou qualitatifs, bien qu’elle puisse s’accompagner de degrés de compréhension ou de rationalité.
7La connaissance ne semble pas non plus admettre de construction comparative. Bien sûr il est possible de dire qu’un fait est plus connu qu’un autre. Par exemple, « Paris est la capitale de la France » est plus connu que « Canberra est la capitale de l’Australie ». Or dire que p est plus connue que q ne signifie pas qu’il y a une différence de connaissance au sens où la connaissance serait elle-même graduelle, mais cela signifie simplement qu’un plus grand nombre de personnes sait que p (Stanley, 2005, p. 40). Il est également possible de dire « Il sait mieux que moi pourquoi le Royaume-Uni a quitté l’Union européenne ». Encore une fois ici, la construction comparative ne concerne pas la connaissance en elle-même, mais plutôt la quantité de connaissance dont dispose le sujet pour répondre à la question. Si Jean sait mieux que moi pourquoi p, c’est parce que sa réponse à la question est meilleure que la mienne. Or si sa réponse est meilleure que la mienne c’est parce qu’il a plus de connaissance pour y répondre. La quantité de connaissance n’a rien à voir ici avec des modificateurs quantitatifs, elle correspond seulement à un nombre de propositions connues par Jean qui lui permettent de mieux répondre à la question. La connaissance ne passe donc pas non plus le test des constructions comparatives et semble par conséquent rejoindre la catégorie des concepts non-graduels.
8Comment la thèse absolutiste peut-elle expliquer la gradualité de nos croyances et de nos justifications ? Pour rappel, si la connaissance est la norme de correction de nos croyances et de nos justifications, alors elle doit au moins être capable de rendre possible leur gradualité. Or si on accepte l’idée que la connaissance n’admet pas de degrés, alors on risque de tomber dans une séparation nette entre ce qui est graduel et ce qui ne l’est pas, ou entre la croyance/justification et la connaissance. Pourtant, l’absolutiste ne peut même pas défendre cette séparation s’il accepte de concevoir la connaissance comme un seuil maximal. En effet, tout seuil implique l’existence d’une échelle dont il est la limite. Le seuil d’une vitesse implique l’existence d’une échelle avec plusieurs niveaux de vitesse et le seuil de pauvreté implique l’existence d’une échelle avec différents niveaux de revenu. La connaissance implique-t-elle une échelle avec différents degrés de croyance ? Comment concilier cette échelle avec l’idée que nous venons tout juste de défendre selon laquelle la connaissance est non-graduelle ? Une réponse possible de l’absolutiste serait de faire une autre distinction entre les adjectifs relatifs et les adjectifs absolus (Unger, 1975, §2 ; Logins, 2020, p. 12). Alors que les premiers ont un seuil qui dépend du contexte, les seconds disposent d’un seuil indépendant de tout contexte particulier. Par exemple, rien n’est grand dans l’absolu puisque grand est relatif à une relation contextuelle. En revanche, dire qu’une surface est plate revient au même que de dire qu’une surface est absolument ou complètement plate. Si une surface est plate, alors elle ne peut pas ne plus être plate même si on la compare à une autre surface. Au contraire, un objet peut être grand comparé à un objet x, mais petit comparé à un objet y. La connaissance est une notion absolue puisque son seuil ne change pas en fonction du contexte. Si Jean sait quelle est la capitale de l’Australie, alors il n’a pas plus ou moins ce savoir en fonction du contexte dans lequel il se trouve. Le fait que la connaissance soit absolue peut expliquer pourquoi elle ne passe pas les tests de graduabilité. Mais comment cela peut-il expliquer le fait qu’elle soit un seuil ? Comme nous l’avons vu, ce seuil implique l’existence d’une échelle sur laquelle la connaissance représenterait un niveau. Par exemple, sec est un terme absolu mais il représente un niveau sur l’échelle de l’humidité entre humide et parfaitement sec (A). De la même manière, la connaissance représente un niveau sur l’échelle épistémique entre l’ignorance et la connaissance parfaite (B).
(A) L’échelle d'humidité

(B) L’échelle du savoir

9On pourrait alors envisager que la connaissance soit une notion absolue et graduelle. Elle est absolue car la détermination de son seuil ne dépend pas d’un contexte, mais elle est graduelle car elle implique l’existence d’une échelle et correspond à un niveau de cette échelle. J’ai précédemment défendu que ce niveau était le niveau maximal, c’est-à-dire le niveau optimal que nos croyances peuvent atteindre. Or nous avons également vu que la connaissance pouvait admettre des modificateurs qualitatifs tels que très bien, parfaitement ou absolument. Même si ces modificateurs présupposent la connaissance, ils impliquent que nous pouvons avoir différentes sortes de savoir en fonction des croyances sur lesquelles elles reposent et de la qualité de nos justifications. Un savoir très bien justifié sera dit « parfaitement su » alors qu’un savoir peu justifié sera seulement dit « su ». Une surface peut être dite sèche alors qu’il reste une zone encore humide et parfaitement sèche lorsqu’il ne reste aucune zone humide. De la même manière, une proposition peut être sue même s’il reste des résidus de croyance et parfaitement sue lorsqu’il ne reste plus aucun résidu de croyance. Mais alors de deux choses l’une, ou bien la connaissance est le seuil maximal de notre échelle épistémique, mais dans ce cas elle ne peut accepter de modificateurs qualitatifs. Ou bien elle peut accepter des modificateurs qualitatifs, mais elle ne peut pas être le seuil maximal de l’échelle épistémique. Ces deux propositions ne sont pas incompatibles si on distingue d’un côté le seuil de la connaissance qui représente la limite à partir de laquelle on peut lui appliquer des modificateurs, et d’un autre côté les degrés de connaissance qui correspondent aux modificateurs qualitatifs qu’il est possible d’appliquer à la connaissance une fois que le seuil de la connaissance est atteint.
10Pour rappel, le problème de la gradualité épistémologique concerne l’explication des degrés de croyance et de justification en matière de connaissance. L’absolutiste n’admet pas que la connaissance soit graduelle, mais défend qu’il existe des degrés de justification qui modifient la qualité de notre connaissance. En ce sens dérivatif, la connaissance serait à la fois absolue et graduelle. Le problème de cette réponse est qu’elle n’explique pas vraiment comment la justification peut modifier la qualité de notre connaissance qui est supposée être absolue. Soit la justification est externe et correspond à ce que nous savons, soit elle est interne et elle n’est pas nécessairement liée à ce que nous savons. Dans le premier cas la justification n’est rien d’autre que le savoir, dans l’autre cas la justification n’a pas réellement d’effet sur ce que nous savons.
3. Les conditions graduelles de la connaissance
11Contrairement à la thèse absolutiste, le dualisme soutient que la connaissance admet une condition absolue (la vérité) et des conditions graduelles (la croyance et la justification). La vérité est binaire et n’admet donc pas de degré. En revanche, la connaissance ne se réduit pas à la vérité et doit impliquer une certaine relation entre le sujet et la vérité. Cette relation peut être décrite par une croyance justifiée. Selon les dualistes, c’est seulement ce lien qui est graduel. Cette position est dualiste car elle sépare la composante absolue des composantes graduelles de la connaissance. Une première approche du dualisme est l’approche anti-intellectualiste de Ryle selon laquelle il existe deux types de connaissances bien distincts : la connaissance propositionnelle et la connaissance pratique (Ryle, 1949, p. 58). Selon Ryle, on ne peut jamais dire que quelqu’un a une connaissance partielle d’un fait, soit on connait un fait soit on ne le connait pas. Il accepte donc que la connaissance propositionnelle ne soit pas graduelle, mais binaire. Autrement dit, il associe la condition absolue de la connaissance pas seulement à la vérité mais à la connaissance propositionnelle. En revanche, il faudrait distinguer selon lui cette connaissance propositionnelle binaire d’une connaissance pratique graduelle. Ce deuxième type de connaissance correspond à une capacité ou une compétence telle que jouer aux échecs. Or il est tout à fait naturel de dire qu’un champion d’échecs sait mieux jouer aux échecs qu’un simple joueur amateur. Donc nos capacités ou notre connaissance pratique peuvent admettre des degrés. Une épistémologie complète devrait pouvoir rendre compte de ces deux types de connaissance. Le problème de cette suggestion est qu’elle rend mystérieux la relation entre ces deux types de connaissance. Selon Ryle, la connaissance pratique ne peut pas être réduite à la connaissance propositionnelle. Autrement dit, on ne peut pas expliquer la connaissance pratique en matière de connaissance propositionnelle. Pourtant, la connaissance pratique semble reposer sur un savoir propositionnel pour au moins trois raisons. Je ne peux pas apprendre à jouer aux échecs sans (a) avoir un savoir minimal sur l’existence des pièces et du plateau de jeu avant de commencer à jouer, (b) acquérir des connaissances sur les règles en jouant et (c) utiliser la connaissance de ces règles pour jouer. Non seulement la connaissance pratique ne peut pas être complètement indépendante de la connaissance propositionnelle comme le prétend Ryle, mais elle semble également être explicable en termes de connaissance propositionnelle. La thèse anti-intellectualiste prétend expliquer les degrés de croyance et de justification en refusant que la connaissance propositionnelle (la condition absolue selon Ryle) soit la norme de correction de nos croyances et de nos justifications. Selon la thèse rylienne, si nos croyances et nos justifications sont graduelles c’est parce qu’elles correspondent à des compétences et des capacités. Or nous venons de voir que même si ces capacités existent, elles sont régulées par la norme de connaissance, c’est-à-dire par les critères de la connaissance propositionnelle. La séparation stricte de Ryle entre connaissance propositionnelle absolue et connaissance pratique graduelle n’est donc pas convaincante.
12Un autre type de dualisme épistémologique moins radical peut néanmoins être envisagé. Ce dualisme s’appuie sur la distinction de Ryle entre connaissance propositionnelle et connaissance pratique sans pour autant créer une stricte distinction entre les deux. Selon Hetherington, étant donné que la croyance et la justification sont des conditions nécessaires de la connaissance, il n’est même pas nécessaire de créer deux types de connaissance. Toute connaissance implique l’exercice de certaines compétences pour former des croyances justifiées. Le dualisme de Hetherington rejoint ainsi l’absolutisme en défendant qu’il peut exister une connaissance à la fois absolue et graduelle.
(i) Knowledge is to be absolutely distinguished from whatever is not knowledge (whatever is external to knowledge). This is because there is an absolute cut-off point between knowing and not knowing.
(ii) But within the category of knowing, non-absolutism is true. That is because it is possible that some cases of knowledge that p are better as knowledge that p, or more clearly knowledge that p, than other cases of knowledge that p” (Hetherington, 2001, p. 7)
13Cependant, alors que la thèse absolutiste n’expliquait pas réellement comment la connaissance pouvait être à la fois absolue et graduelle sans qu’il existe deux types de connaissance différents, le dualisme de Hetherington défend un absolutisme et un gradualisme local. D’un côté la vérité est le seuil absolu de la connaissance et d’un autre côté tout ce qui dépasse ce seuil de vérité peut donner lieu à des connaissances de différentes qualités. Cette thèse rejoint également la distinction mise en avant par l’absolutisme entre d’un côté le gradualisme quantitatif et d’un autre côté le gradualisme qualitatif. Hetherington rejette le gradualisme quantitatif au niveau de la vérité, c’est-à-dire que la connaissance ne peut pas admettre plus ou moins que la vérité. En revanche, Hetherington défend un gradualisme qualitatif selon lequel il existe différentes façons d’accéder à la vérité et ces différentes façons peuvent être de plus ou moins bonnes qualités. Ces degrés qualitatifs ne s’appliquent pas à la condition de vérité de la connaissance qui est absolue, mais aux conditions de croyance et de justification. Le problème de cette approche est qu’elle peut très vite retomber dans les difficultés posées par l’absolutisme et l’anti-intellectualisme. Premièrement, si la justification est une condition nécessaire de la connaissance, alors c’est seulement dans un sens externaliste. Or la justification au sens externaliste correspond à la connaissance puisque je suis justifié à croire que p si je suis en position de savoir que p. Ce type de justification est factif comme la connaissance et ne peut donc pas admettre de degrés. Deuxièmement, si la justification correspond à autre chose que cette condition externaliste, comme une compétence, une capacité ou une justification interne, alors elle n’est pas forcément une condition nécessaire au savoir. Dans ce cas nous devrions distinguer deux sortes de savoir : le savoir externe, propositionnel ou absolu et le savoir interne, pratique ou graduel.
14Même si Hetherington ne distingue pas deux types de connaissance, il distingue deux critères d’accès à la connaissance, le premier est externe et absolu alors que le second est interne et graduel. Or si nous souhaitons éviter les objections faites à Ryle, nous devons soit (i) faire en sorte d’éliminer tout dualisme entre deux conditions de la connaissance soit (ii) maintenir un dualisme, mais expliquer l’interdépendance de ces deux conditions. Tout d’abord, Hetherington a tenté d’accepter (ii) en défendant que la connaissance est une croyance vraie qui peut être de meilleure qualité selon la force de nos justifications (Hetherington, 2001, p. 86). Cependant, cette réponse est insatisfaisante puisqu’elle n’explique pas le lien entre la croyance vraie et la justification. Encore une fois, si selon Hetherington la croyance vraie suffit pour savoir, alors la justification n’est pas une condition nécessaire de la connaissance et donc parler de gradualité au niveau de la justification n’explique pas comment cette gradualité est permise par la connaissance. Au contraire, cela montre seulement que la justification peut être graduelle parce qu’elle est indépendante de la connaissance. Hetherington a ensuite proposé une autre version de son gradualisme. Cette nouvelle approche contredit l’intellectualisme et radicalise l’anti-intellectualisme de Ryle (i). Le raisonnement de Hetherington est le suivant : si la connaissance pratique peut-être graduelle et si nous voulons éviter les problèmes posés par le dualisme, alors nous devons défendre que la connaissance pratique est la seule forme de connaissance acceptable. C’est pourquoi Hetherington défend que la connaissance propositionnelle peut être réduite à la connaissance pratique (Hetherington, 2011, p. 177). Autrement dit, Hetherington reprend la thèse de Ryle selon laquelle la connaissance pratique est une compétence qui nous permet d’agir sur notre environnement, mais il étend cette thèse en affirmant que tout savoir propositionnel est un savoir qui peut être réduit à une capacité ou une compétence. Pour expliquer mon savoir propositionnel selon lequel je sais que Canberra est la capitale de l’Australie, je dois être capable d’exercer ce savoir à travers une compétence, en répondant par exemple à la question « Quelle est la capitale de l’Australie ? ». Si je sais que p c’est d’abord parce que j’ai été capable d’exercer mon savoir que p. Le savoir propositionnel est le produit de nos compétences et il peut donc être expliqué uniquement en termes de compétences.
15Ce second dualisme de Hetherington repose sur la même stratégie que l’absolutisme. Il cherche à expliquer la gradualité de nos justifications et de nos croyances en réduisant la connaissance à une condition graduelle, la croyance justifiée. L’absolutiste rendait difficile l’explication de cette gradualité en réduisant la connaissance à sa dimension factive et donc binaire. Certes la vérité est l’objet de la connaissance propositionnelle et la connaissance pratique est le moyen par lequel nous pouvons parvenir à cette connaissance, mais ni l’un ni l’autre pris séparément ne suffit à caractériser la connaissance. L’erreur de Hetherington est de penser que la connaissance pratique, c’est-à-dire nos moyens d’arriver à la connaissance, peuvent définir la connaissance propositionnelle. Or sans connaissance propositionnelle, nos compétences sont inutiles. Si nous les appelons compétences c’est justement parce qu’elles nous permettent d’acquérir des connaissances propositionnelles. C’est seulement l’acquisition d’une connaissance propositionnelle qui nous permet de déterminer la fiabilité et donc la valeur de nos compétences. Hetherington a essayé de réduire la connaissance propositionnelle à la connaissance pratique, mais on ne peut échapper aux deux : il nous faut des compétences pour acquérir des connaissances et il nous faut des connaissances pour exercer nos compétences. Le dualisme entre la connaissance propositionnelle absolue et la connaissance pratique graduelle semble inévitable, or c’est ce dualisme qui empêche d’expliquer la gradualité de nos justifications et de nos croyances en matière de connaissance.
4. Le spectre du savoir
16Nous sommes face à un dilemme. D’un côté nous envisageons que la connaissance soit elle-même graduelle pour pouvoir expliquer la gradualité de nos croyances et de nos justifications. Or comme nous l’avons déjà vu, la connaissance ne peut pas être graduelle au même titre que nos croyances et nos justifications. D’un autre côté, nous envisageons de maintenir le critère factif et absolu de la connaissance tout en le distinguant d’une dimension graduelle. Or cette distinction nous mène soit un dualisme incapable d’expliquer la relation entre les deux dimensions, soit à une entité toute aussi mystérieuse que serait la connaissance absolue et graduelle. Comment sortir de ce dilemme ? Une première idée serait de dire que le seuil ou la condition absolue n’est pas suffisant pour caractériser la connaissance car la connaissance n’est pas définissable. Nos croyances et nos justifications peuvent être graduelles parce qu’elles reposent sur une connaissance sans seuil. Mais comment devons-nous comprendre cette connaissance « sans seuil » ?
17Jusqu’à présent nous avons associé la connaissance propositionnelle avec le seuil de la vérité en soulignant sa dimension absolue. C’est pourquoi Ryle et Hetherington se sont concentrés sur un autre type de connaissance, la connaissance pratique, pour rendre compte de la gradualité. Or la connaissance pratique, comme nous l’avons vu, est simplement une application de notre connaissance propositionnelle et donc la réelle connaissance se situe au niveau propositionnel. Donc si la connaissance est graduelle, elle doit l’être au niveau propositionnel. L’idée de Lai (2021, 2022) pour défendre que la connaissance est graduelle est donc de refuser tout seuil de la connaissance propositionnelle. Selon Lai, la connaissance ne peut pas avoir de seuil, car nous sommes incapables de savoir quand ce seuil est atteint (Lai, 2022, p. 12). Autrement dit, nous sommes incapables d’être certain d’avoir atteint ce seuil, nous sommes incapables d’être certain de croire ce qui est vrai. La connaissance serait alors comme le concept « rouge », elle n’est pas une affaire de seuil à partir duquel on pourrait dire si quelque chose est vrai ou non, mais elle est plutôt un spectre qui fonctionne par ressemblance et degrés. De la même manière qu’il existe plusieurs types de rouges et que nous sommes incapables de déterminer le moment où nous passons du rouge au non-rouge, il existe plusieurs types de connaissance et nous sommes incapables de dire quand nous passons de la connaissance à la non-connaissance.
K-Spectrum : Knowledge is a spectrum concept in the sense that there is not a threshold Tk distinguishing knowledge from everything falls short of knowledge, but only better or worse instances of knowledge that can be graded in different degrees along the relevant scale S. (Lai, 2022, p. 14)
18L’épistémologie graduelle de Lai rejoint l’idée que la connaissance est un concept primitif et indéfinissable. Certaines notions sont dites primitives car elles ne peuvent pas être décomposées en termes plus simples. C’est le cas de « bon », mais aussi des couleurs comme « jaune » ou « rouge ». Au contraire, certains concepts comme celui de « cheval » sont décomposables en plusieurs parties (Moore, 1903). L’analyse d’un cheval consiste à comprendre l’assemblage de ses parties, mais l’analyse d’une couleur ne peut pas consister dans la compréhension de cet assemblage si les couleurs n’ont pas de parties. En quoi peut donc consister l’analyse des concepts simples ? Lai semble ici reprendre la notion wittgensteinienne de « ressemblance de famille ». Bien que la connaissance ne puisse pas être analysée en termes de conditions nécessaires et suffisantes, elle peut être analysée à la manière d’un spectre. Ce spectre correspond à une classe ou un ensemble auquel appartiennent différents exemplaires de connaissance, certains plus représentatifs que d’autres du concept de connaissance. Ainsi la connaissance n’a pas de seuil, mais correspond plutôt à un prototype (Decock & Douven, 2014) à partir duquel il est possible d’évaluer ce qui lui est similaire et ce qui lui est opposé. Cet intervalle admet des degrés puisqu’un exemplaire peut être plus ou moins ressemblant. Par exemple, dans le cas du concept d’ « oiseau », il est possible de dire que le « moineau » est plus typique que la « poule ». En ce qui concerne le concept de « fruit », la « pomme » est plus typique que celle d’ « avocat » (Engel, 1989, p. 295). Lai souhaite appliquer cette théorie des prototypes ou des airs de familles à la connaissance. Toute la question est désormais de savoir quels sont les exemplaires de la connaissance et comment déterminer leur rapprochement du prototype de connaissance.
19Je souhaiterais d’abord revenir sur une limite dans la comparaison que fait Lai entre la couleur et la connaissance. Dans le cas de la couleur, il est possible de voir des instances de rouge, bleu ou jaune, alors que dans le cas de la connaissance, il n’est pas aussi clair que nous puissions voir des instances de connaissance. Par ailleurs, comment identifier plusieurs types de connaissances si on ne peut pas voir ces différents types comme on peut voir du rouge, et s’il n’y a pas de critère distinct pour les repérer ? Lai ne répond pas vraiment à cette question, pourtant si importante. Sa seule défense consiste à affirmer qu’il existe des types plus représentatifs que d’autres et que c’est en fonction de ces types que nous devons pouvoir identifier les différentes instances de connaissance. Plus une connaissance se rapproche de ces types représentatifs plus elle ressemble à une connaissance, plus elle s’en éloigne, moins elle y ressemble. Selon lui, les instances les plus typiques de la connaissance sont la perception, la connaissance logique et la connaissance mathématique (Lai, 2022, p. 15). A l’inverse, les croyances fausses, la chance épistémique ou l’ignorance sont des cas représentatifs d’absence de connaissance. En effet, le moyen le plus simple d’acquérir des connaissances consiste à ouvrir les yeux. La perception est donc un cas paradigmatique d’acquisition de connaissance qui nous accompagne tout au long de notre vie. Les connaissances mathématiques et logiques sont au contraire des connaissances plus sophistiquées. Les premières requièrent l’apprentissage d’un langage et les deuxièmes contredisent régulièrement nos intuitions et nos raisonnements pratiques. Cependant, lorsqu’elles sont acquises, ces méthodes d’accès à la connaissance sont effectivement fiables et robustes. Elles correspondent à des compétences qui lorsqu’elles sont exercées illustrent un cas paradigmatique de connaissance. C’est pourquoi Lai semble ici rejoindre l’épistémologie des vertus de Sosa selon laquelle la connaissance est la croyance apte causée par la bonne compétence. Selon Sosa, la connaissance est une performance qui admet deux niveaux. La connaissance animale concerne toutes nos dispositions cognitives causales telles que la perception ou la mémoire. La connaissance réflexive concerne nos jugements à propos de nos dispositions cognitives (Sosa, 2015, p. 68). La connaissance peut être apte si elle est causée par la bonne compétence. C’est le cas d’une croyance vraie causée par la perception. Mais la connaissance peut aussi être full apt si elle est causée par la compétence elle-même causée par notre jugement réflexif. C’est par exemple le cas lorsque nous vérifions si nos raisonnements respectent les règles logiques. La connaissance animale est représentative du bas de l’échelle de la connaissance, alors que la connaissance réflexive est représentative du haut de l’échelle de la connaissance. Ces deux niveaux permettent de créer ce que Lai appelle un spectrum de la gradualité à l’intérieur duquel gravitent différents exemplaires de connaissance.
20Avant de passer aux critiques de cette approche, j’aimerais montrer les avantages de la thèse de Lai pour la défense d’une épistémologie graduelle. Tout d’abord, elle permet de clarifier le débat entre absolutistes et gradualistes. D’un côté les absolutistes défendent l’existence d’un seuil de la connaissance, d’un autre côté les gradualistes rejettent l’idée d’un seuil en faveur d’un spectrum. Ensuite, contrairement au dualisme de Hetherington, le gradualisme de Lai est plus substantiel puisqu’il ne défend pas que la connaissance pratique est graduelle, ce que la plupart des absolutistes sont prêts à accepter, mais que la connaissance propositionnelle est graduelle. Enfin, Lai n’a plus besoin d’identifier ou de réduire la connaissance propositionnelle à la connaissance pratique pour parler de connaissance graduelle, il évite donc l’identification fallacieuse de la connaissance aux moyens d’accéder à la connaissance ou de la connaissance à la justification.
21Je rejoins Lai sur deux points. Premièrement, l’erreur de la thèse absolutiste et dualiste était de réduire la connaissance à un seuil à partir duquel nous pouvions parler de connaissance et en dehors duquel nous n’étions plus autorisés à parler de connaissance. Deuxièmement, ces deux approches ne cherchaient pas à rapprocher la connaissance propositionnelle d’une performance ou d’une compétence alors qu’il nous est impossible d’acquérir des connaissances sans compétences.
22La thèse de Lai comporte cependant au moins une contradiction et un argument fallacieux. Tout d’abord, Lai confond l’analyse définitionnelle de la connaissance en termes de conditions nécessaires et suffisantes avec le seuil de la connaissance. Il peut très bien y avoir un seuil sans que ce seuil soit une condition nécessaire et suffisante de la connaissance. D’ailleurs, Sosa lui-même défend qu’il y a un seuil de la connaissance sans pour autant réduire la connaissance à ce seuil « Competences come in degrees of reliability, along with a threshold » (Sosa, 2015 ; 96). Même Williamson qui rejette l’analyse définitionnelle de la connaissance admet que la vérité est un seuil de la connaissance, c’est-à-dire une condition nécessaire de la connaissance (2000, p. 41). Lai semble d’ailleurs se contredire lui-même lorsqu’il défend à la fois que la connaissance n’a pas de seuil et que « K-Spectrum is compatible with the existence of necessary conditions of knowledge especially when those conditions constitue indicators of paradigmatic non-knowledge » (Lai, 2022, p. 16). Comment ne pas identifier cette condition à un seuil ? Ensuite, Lai confond l’existence métaphysique d’un seuil avec la reconnaissance épistémique d’un seuil : « It is not only practically difficult to draw this boundary but also seemingly impossible in principle to locate such a threshold » (Lai, 2021b, p. 12). Or notre capacité à discerner des faits dans le monde ne dit rien sur ces faits. Ce n’est pas parce que nous ne parvenons pas à identifier le seuil de la connaissance que ce seuil n’existe pas. Par ailleurs, il n’est pas clair que nous ne parvenons jamais à identifier ce seuil. Lai lui-même défend qu’il existe une condition nécessaire pour identifier les cas paradigmatiques de connaissance. Certes il existe des cas plus difficiles à identifier que d’autres, mais il existe également des cas explicitement identifiables, par exemple la croyance fausse ne sera jamais une connaissance. Plus encore, Lai défend que la connaissance est un concept spectrum comme la couleur bleu, mais il est également prêt à accepter que la couleur bleu n’est pas la couleur rouge, donc il accepte une transition entre le bleu et le rouge, sans quoi nous ne pourrions distinguer ces deux couleurs. Je suis d’accord avec Lai lorsqu’il dit que nous sommes parfois incapables de reconnaître le seuil à partir duquel on passe d’une couleur à une autre. Néanmoins, cela ne veut pas dire que ce seuil n’existe pas. Il doit exister pour que nous puissions passer d’une couleur à une autre.
23Lai a souhaité recadrer le débat de l’épistémologie graduelle autour de la notion de seuil et de spectrum. Selon lui, ces deux notions se contredisent au sens où le spectre est incompatible avec le seuil et le seuil incompatible avec le spectre. Lai a donc souhaité défendre la connaissance comme spectre pour justifier son épistémologie graduelle : nos justifications et nos croyances peuvent être graduelles parce que la connaissance est elle-même graduelle au sens d’un spectre. Or une épistémologie graduelle, comme nous l’avons montré, ne peut se passer d’un seuil. Donc l’approche de Lai est incorrecte. Néanmoins, j’aimerais défendre que l’erreur de Lai ne vient pas de son approche spectrale de la connaissance, mais plutôt de l’opposition qu’il crée entre le seuil de la connaissance et la gradualité de la connaissance. Selon lui, si la connaissance est graduelle, elle doit nécessairement ne pas admettre de seuil. J’aimerais montrer dans la partie suivante que cette thèse est fausse. Bien au contraire, c’est parce que la connaissance admet un seuil qu’elle peut être graduelle, il faut seulement préciser la nature de ce seuil.
5. L’échelle des normes dérivées du savoir
24Pour expliquer la gradualité de nos croyances et de nos justifications, il est important de distinguer au moins quatre sens de gradualité : la gradualité quantitative verticale (La croyance de S est plus justifiée que celle de S’), qualitative verticale (la croyance de S est très bien justifiée), quantitative horizontale (il existe plusieurs sortes de savoir/croyances/justifications), qualitative horizontale (il existe différentes sortes de savoir/croyances/justifications). En m’appuyant sur ces distinctions, je souhaite montrer comment la connaissance peut expliquer la gradualité de nos justifications et de nos croyances tout en admettant une gradualité horizontale, à la fois quantitative et qualitative. Autrement dit, nos croyances et nos justifications admettent des degrés verticaux (quantitatifs et qualitatifs) parce que leur norme de correction admet des degrés horizontaux (quantitatifs et qualitatifs).
25Les trois approches – absolutisme, dualisme, gradualisme – que j’ai présentées se rejoignent sur un point : le seuil de la connaissance empêche la gradualité épistémologique. L’absolutisme l’utilise pour contredire la gradualité de la connaissance, le dualisme l’évite pour défendre une justification graduelle et le gradualisme l’élimine de l’épistémologie. Or je voudrais ici défendre que le seuil de la connaissance, bien loin d’empêcher toute gradualité épistémologique, est ce qui permet cette gradualité.
26Pour rappel, la vérité n’est pas le seuil de la connaissance, mais une condition nécessaire de la connaissance. Cette précision permet d’éviter la réduction de la connaissance à sa factivité et l’argument réductionniste selon lequel : la vérité est binaire, la connaissance est factive, donc la connaissance est binaire. Néanmoins, la connaissance est un état factif nécessairement liée à la vérité. Contrairement à la croyance, la connaissance ne peut pas être fausse. C’est pourquoi l’idéal de la croyance est la connaissance (Williamson, 2000, p. 262 ; Smithies, 2012, p. 20 ; Engel, 2021, p. 34). Ma croyance que p est correcte si et seulement si je suis en position de savoir que p. La connaissance devient donc un seuil de la croyance correcte. On peut expliciter ce seuil en l’identifiant à une norme constitutive (NC) de nos croyances, tel que :
(NC) : Ma croyance que p est correcte/justifée si et seulement si je suis en position de savoir que p.
27Cette norme n’admet pas de degrés. Il est impossible de ne pas respecter NC puisque NC n’est pas prescriptive, mais constitutive. Autrement dit, à partir du moment où je forme une croyance, cette croyance est régulée par NC. Néanmoins, NC ne pourrait pas exister si nous n’avions pas la possibilité de former des croyances. Or nous pouvons former des croyances notamment parce que nous avons des capacités telles que la perception ou la mémoire. Ces capacités cognitives sont dites fiables si elles mènent à des croyances correctes, c’est-à-dire à des connaissances. Donc NC ne fait pas que réguler nos états mentaux, elle régule également nos capacités cognitives car nos états mentaux dépendent de ces capacités. Sans ces capacités nous ne pourrions pas avoir de croyances et encore moins de croyances correctes et donc de connaissance. C’est pourquoi NC admet une norme dérivée.
(ND1) : Ma croyance que p est correcte/justifiée si j’ai de bonnes dispositions ou compétences pour acquérir des croyances correctes/justifiées.
28Encore une fois, NDI n’admet pas de degrés puisque c’est une norme. Néanmoins, l’ensemble des bonnes dispositions auxquelles NDI fait référence peuvent admettre des degrés de fiabilité. La perception est par exemple globalement fiable, mais elle peut aussi être victime d’illusions perceptives. La mémoire est globalement fiable, mais elle peut aussi nous tromper ou être victime de l’oubli. Plus ces capacités nous permettent d’acquérir des croyances correctes, plus elles sont dites fiables. La gradualité impliquée par ND1 est donc verticale et quantitative. Pourtant cette norme dérivée n’est pas encore suffisante pour rendre ND possible. En effet, je peux avoir de bonnes dispositions sans pour autant vouloir les utiliser. Par exemple, ma perception peut être relativement fiable et me conduire à des croyances correctes, mais je peux très bien décider de fermer les yeux et donc ne pas l’utiliser. Ainsi pour avoir une croyance correcte il n’est pas suffisant d’avoir de bonnes dispositions, mais il faut encore vouloir les utiliser. C’est pourquoi ND donne lieu à une deuxième norme dérivée selon laquelle :
(ND2) : Ma croyance que p est correcte/justifiée si j’utilise correctement mes dispositions pour croire que p
29Contrairement à ND1, ND2 concerne le bon comportement à adopter pour acquérir des croyances correctes. Autrement dit, ND2 concerne toujours la gradualité verticale puisque certains comportements (ouvrir les yeux) sont meilleurs que d’autres (fermer les yeux) pour acquérir des croyances correctes. Néanmoins, cette gradualité n’est plus quantitative mais qualitative. Ma décision d’ouvrir les yeux n’est pas fiable au sens où ma capacité perceptive est fiable, elle est en revanche une bonne décision pour utiliser cette capacité et ainsi acquérir un grand nombre de croyances correctes.
30En quoi ces normes expliquent-elles la gradualité de nos justifications et de nos croyances en matière de connaissance ? Tout d’abord, NC est la norme constitutive de nos croyances justifiées selon laquelle une croyance est correcte si elle nous met en position de savoir. Cette première norme montre que la connaissance est la norme de correction de nos croyances justifiées. Ensuite, nous avons vu que NC impliquait ND1. Or ND1 montre que nos croyances correctes reposent sur des capacités cognitives qui admettent des degrés quantitatifs de fiabilité. Enfin, nous avons vu que NC impliquait également ND2. Or ND2 montre que nos croyances correctes sont qualitativement graduelles puisque nous avons un contrôle volontaire sur la manière d’utiliser les capacités qui nous permettent de former des croyances correctes. La connaissance peut donc être la norme de correction de nos croyances et de nos justifications sans pour autant empêcher les degrés de croyances et de justifications.
31L’absolutiste et le dualiste auraient donc raison, la connaissance n’a pas besoin d’être elle-même graduelle pour que nos croyances et nos justifications admettent des degrés. Je pense que cette conclusion est trompeuse car elle réduit la gradualité à une gradualité verticale. Or comme Lai l’a montré, il peut exister une gradualité horizontale sous forme de spectre. Selon cette gradualité, la connaissance peut prendre plusieurs formes en fonction du degré de fiabilité de nos compétences (ND1) et du degré de contrôle de ces compétences (ND2). Prenons deux cas possibles où la gradualité impliquée par les normes dérivées évolue. Dans le premier cas, Jean sait où est la tour Eiffel car un inconnu lui a dit, mais Jean n’a pas cherché à vérifier cette information. Autrement dit,
NC : Jean sait que la tour Eiffel est à Paris (La croyance de Jean est correcte).
ND1 : Jean sait que la tour Eiffel est à Paris parce qu’un inconnu lui a dit (Jean a une croyance correcte acquise par témoignage).
ND2 : Jean n’a pas cherché à vérifier cette information par lui-même (Jean n’a pas réellement de contrôle sur la manière dont il a acquis sa croyance correcte).
32Dans le second cas, Paul sait que la tour Eiffel est à Paris car il l’a vue, mais il a en plus décidé de s’en rapprocher pour vérifier si son information était fiable. Autrement dit,
NC : Paul sait que la tour Eiffel est à Paris (La croyance de Paul est correcte).
ND1 : Paul sait que la tour Eiffel est à Paris car il l’a vue au loin (Paul a une croyance correcte acquise par perception).
ND2 : Paul a vérifié cette information en décidant de se rapprocher de la tour Eiffel (Paul a un certain contrôle sur la manière dont il a acquis sa croyance correcte).
33Paul et Jean ont le même niveau vertical de connaissance puisqu’ils respectent tous les deux NC, mais ils n’ont pas le même niveau horizontal de connaissance puisque ND1 et ND2 ne sont pas respectées de la même façon. En effet, Jean a une connaissance par témoignage alors que Paul a une connaissance par perception, et Jean n’a pas cherché à vérifier son témoignage, alors que Paul a cherché à vérifier la fiabilité de sa perception. Jean et Paul ne respectent pas ND1 et ND2 au même niveau, ils n’ont donc pas le même type de connaissance.
34Ma thèse rejoint ainsi la thèse de Lai puisqu’elle défend que la connaissance est graduelle comme peut l’être un spectre, mais elle montre également que ce spectre est possible seulement si on accepte un seuil au niveau de la norme constitutive et une gradualité verticale au niveau des normes dérivées.
35Selon Pavese, les normes dérivées ne portent que sur notre connaissance pratique, c’est-à-dire nos capacités à respecter NC. Or selon elle, la gradualité de la connaissance pratique est une faute de langage car elle est explicable uniquement en terme de connaissance absolue (2017, p. 351, p. 378). Pavese soutient que la connaissance pratique correspond à une question dont les réponses sont un ensemble de connaissances propositionnelles. Par exemple, je sais comment cuisiner des tagliatelles al ragù parce que je suis capable de répondre à une liste de questions concernant la recette des tagliatelles al ragù. Plus le nombre de questions auxquelles je sais répondre augmente, plus je suis capable de savoir comment cuisiner des tagliatelles al ragù. A l’inverse, plus ce nombre est faible moins je suis capable de cuisiner les tagliatelles al ragù. Il est ainsi possible d’évaluer la connaissance pratique d’un individu à partir de l’ensemble des connaissances propositionnelles qu’il possède. Etant donné que ces connaissances propositionnelles ne sont pas graduelles, alors la connaissance pratique ne peut pas être dite graduelle à proprement parler. Le problème de cette thèse absolutiste est qu’elle réduit encore une fois la connaissance pratique à la connaissance propositionnelle. Or dans les cas que j’ai présentés plus haut, Jean et Paul ont la même connaissance propositionnelle mais ils n’ont pas réellement le même type de connaissance puisque l’une est acquise par un témoignage incontrôlé alors que l’autre est acquise par une perception contrôlée. Comment Pavese explique-t-elle cette différence si elle prétend expliquer la connaissance pratique seulement en termes propositionnels ? J’ai montré qu’il était possible de comprendre cette différence en identifiant la connaissance pratique à des normes dérivées. Autrement dit, la connaissance pratique n’est pas réductible à la connaissance proportionnelle, mais elle dérive de la connaissance propositionnelle. Si je suis capable de savoir que p ou d’avoir une croyance correcte que p (NC), c’est parce que j’ai des capacités qui me permettent d’acquérir des croyances correctes (ND1) et que je peux décider d’utiliser ces capacités pour acquérir des croyances correctes (ND2). La connaissance pratique à travers ces deux normes dérivées est donc une composante essentielle de toute métaphysique de la connaissance. Or ces deux normes permettent des degrés de croyance et de justification. Donc la possibilité de ces degrés de croyance et de justification est une composante métaphysique de la connaissance, contrairement à ce que défend Pavese. Par ailleurs, même si la connaissance propositionnelle ne peut pas admettre une gradualité verticale - je rejoins ici Pavese -, nous avons vu que la gradualité verticale des normes dérivées implique une gradualité horizontale de la connaissance que Pavese appelle propositionnelle. Donc même une explication uniquement en termes propositionnels doit admettre des degrés pour rendre compte de la gradualité de nos croyances et de nos justifications. Pavese ne peut donc pas conclure que les degrés de connaissance pratique sont une faute de langage, tout comme elle ne peut pas non plus soutenir que la connaissance propositionnelle n’admet pas de degrés et suffit à expliquer la connaissance pratique.
6. Conclusion
36La connaissance est la norme de correction de nos croyances et de nos justifications. Ma croyance que p est correcte si je suis en position de savoir que p et je suis justifié à croire que p si je suis en position de savoir que p. Or si on accepte que la connaissance est absolue, comment expliquer la gradualité de nos justifications et de nos croyances tout en acceptant qu’elles soient régulées par la connaissance ? J’ai présenté quatre réponses possibles à ce problème. La thèse absolutiste défend que la connaissance est absolue mais qu’elle peut admettre des degrés qualitatifs en fonction de la manière dont elle est acquise. Cette thèse se rapproche étroitement de ce que j’ai défendu ici. Cependant, le problème de l’absolutiste est qu’il n’explique pas comment une connaissance censée être absolue peut être affectée par des degrés de justification. Le dualisme défend qu’il suffît de comprendre la connaissance comme une croyance vraie et justifiée, puis de distinguer et de séparer ces différentes conditions. D’un côté la vérité est absolue et d’un autre côté la croyance et la justification sont graduelles. Or cette solution n’est pas satisfaisante puisqu’elle ne parvient pas à montrer comment la connaissance est la norme de correction de nos croyances et de nos justifications. Le gradualiste défend que la connaissance ne peut pas être absolue car elle n’a pas de seuil. La connaissance serait alors constitutivement graduelle puisqu’elle peut prendre différentes formes et ces formes se rapprocheraient plus ou moins d’un prototype du concept de connaissance. En ce sens, la connaissance est un spectre qui inclut toutes les formes de connaissance possible et admet uniquement une gradualité qualitative horizontales avec des instances plus représentatives que d’autres. Or comment une instance peut-elle être plus représentative qu’une autre s’il n’y a pas un seuil, c’est-à-dire un critère fixe à partir duquel on peut juger de la représentativité de ces instances ? L’approche gradualiste ne peut pas répondre à cette question si elle élimine la notion de seuil de son épistémologie. J’ai donc décidé de défendre une forme de compatibilisme selon lequel le seuil de la connaissance correspond à une norme constitutive, c’est-à-dire la norme de correction de nos croyances et de nos justifications. J’ai montré que cette norme donnait lieu à deux normes dérivées ND1 et ND2. Ces deux normes rendent possible une gradualité verticale de nos croyances et de nos justifications, mais il s’agit d’une gradualité quantitative pour la première et d’une gradualité qualitative pour la deuxième. La connaissance peut alors être la norme de correction de nos croyances et de nos justifications tout en rendant possible leur gradualité. J’ai également montré que chaque changement de degré dans la satisfaction de ND1 ou ND2 donne lieu à un type de connaissance différent. C’est pourquoi la connaissance peut prendre plusieurs formes en fonction du degré de satisfaction de ND1 et ND2. Ces différents degrés de connaissance ne sont pas verticaux, mais horizontaux. La connaissance est donc absolue parce qu’elle n’admet pas de degré vertical, mais elle est également graduelle puisqu’elle admet des degrés horizontaux. La dimension absolue rend possible l’existence d’un seuil et donc l’existence de ND1 et ND2. La dimension graduelle horizontale explique l’effet de ND1 et ND2 sur notre savoir. La connaissance peut donc être la norme de nos croyances et de nos justifications tout en expliquant leur gradualité.
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Dans le labyrinthe : nécessité, contingence et liberté chez Leibniz
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