Avant-propos
Texte intégral
1Il est généralement admis qu’un certain nombre de termes du langage naturel ont une signification graduelle, alors que d’autres ont une signification binaire. La gradualité renvoie à la propriété d’être ordonné sur une échelle de plus et de moins. Ainsi, riche, grand, et courbe sont des adjectifs scalaires. Ils permettent d’ordonner les objets auxquels ils s’appliquent et, à ce titre, ils admettent par exemple des structures comparatives (« Jean est plus grand que Paul ») ainsi que des adverbes permettant de modifier les degrés (« Jean est très grand »). En revanche, enceinte, mort et impair sont des adjectifs binaires. Il n’y a pas grand sens à affirmer « Jean est très mort » ou « Jean est plus mort que Paul ».
2Si la distinction entre adjectifs graduables et non graduables a été l’objet de nombreuses études en linguistique, les discussions contemporaines sur la manière de concevoir et d’appliquer cette distinction en épistémologie et sur les conséquences à en tirer sur les théories n’en sont encore, en dépit de quelques avancées récentes, qu’à leurs débuts.
3Ainsi, par exemple, d’après la conception la plus couramment admise, les notions fondamentales de confiance, de renforcement par la preuve (evidential support) et de croyance sont graduables. Au contraire, les notions de connaissance, de vérité, d'incrédulité, de suspension du jugement, de croyance catégorique, ne le sont pas.
4Pourtant, la question de savoir si une notion épistémologique donnée est affaire de degré est bien moins claire qu'il n'y paraît. En l’occurrence, certains philosophes admettent qu'il y a des degrés de croyance catégorique (Williamson, 2000 ; Wedgwood, 2012), alors que d'autres soutiennent qu'il n'y en a pas (Moon, 2017 ; Kauss, 2020). Certains théoriciens admettent que des états qui sont affaire de degré (comme les « créances ») sont, tout comme les croyances, réductibles à des états binaires (Harman, 1986). D’autres soutiennent qu’ils sont irréductibles. Pour les uns, on peut avoir accès ou être sensible à une raison à un certain degré (Skorupski, 2011 ; Smithies, 2014) quand pour les autres, soit on a une raison, soit on ne l'a pas (Fantl & McGrath, 2009).
5En outre, même en admettant que telle ou telle notion soit affaire de degré, encore faut-il déterminer de quel type de gradation il s’agit. A-t-on affaire à une échelle continue ou bien à une échelle incluant différents segments ou paliers ? Est-ce une échelle fermée, avec un point minimal et un point maximal, ou bien une échelle ouverte ? Y a-t-il une seule échelle à considérer ou bien différentes dimensions à prendre en compte ? L'échelle a-t-elle une granularité fixe ou bien le contexte conversationnel joue-t-il un rôle à cet égard (Lewis, 1979) ?
6Bien souvent, les épistémologues représentent ce qu'ils considèrent comme gradué à l'aide d'une échelle relativement simple. Par exemple, les bayésiens utilisent une échelle de probabilité pour représenter les degrés possibles de croyance et de renforcement par la preuve. Néanmoins, la question de savoir quelle relation ce modèle bayésien de la croyance entretient exactement avec les notions ordinaires de croyance et de connaissance reste ouverte.
7Finalement, étant donné les nombreuses relations qu’entretiennent entre elles les différentes notions épistémologiques (par exemple, on admet souvent que la notion de connaissance implique la notion de croyance, ou que la notion de justification peut se comprendre en termes de raison), certaines étant graduables et d’autres non, il est bien souvent nécessaire de préciser la manière dont on peut les articuler. Par exemple, peut-on concilier l’idée que la croyance est graduable et que la connaissance ne l’est pas, avec l’idée que la connaissance implique la croyance, ou qu’elle est la norme de la croyance ? Si oui, comment ?
8Étant donné les répercussions fondamentales qu'ont les différentes réponses possibles à ces questions sur la plupart des théories de la connaissance, aussi bien traditionnelles que contemporaines, ainsi que sur la compréhension que nous pouvons avoir des théories et activités scientifiques en général, il semble clair que toutes ces interrogations n’ont pas encore reçu l’attention qu’elles méritent.
9Ce volume, tiré d’un atelier organisé en juin 2021 au Collège de France par la chaire de Métaphysique et Philosophie de la Connaissance du Professeur Claudine Tiercelin, vise à explorer certains aspects de ces questions. Il offre des contributions articulant de nouvelles manières de comprendre, appliquer et utiliser en épistémologie la distinction entre ce qui est graduable et ce qui ne l’est pas. Il permet, nous l'espérons, d'ouvrir de nouvelles pistes de réflexion en éclairant un certain nombre de notions épistémologiques fondamentales sous un jour nouveau.
10Dans le premier chapitre, « Une épistémologie gradualiste est-elle souhaitable ? (croyance, vérité, réalité) », Jean-Marie Chevalier commence par clarifier les sens principaux que l'on peut donner à la notion de degré. Sur cette base, il propose un tour d'horizon des différentes manières dont nous pouvons comprendre les affirmations selon lesquelles la croyance, la vérité ou la réalité pourraient admettre des degrés. En particulier, il note que la suggestion d'après laquelle les croyances se donnent avec des degrés est insuffisante dès lors qu'elle ne précise pas de quoi exactement il y a degré. Car elle peut signifier soit que les croyances sont des états qui sont formés à partir d'un certain degré de quelque chose, soit qu'elles s'accompagnent de quelque chose qui possède des degrés. En outre, il convient de déterminer précisément quelle est cette chose. Est-ce la confiance, la créance, l'assentiment, ou bien autre chose encore ? De même, il convient de préciser si la vérité et la réalité pourraient s'accompagner de degrés, et si oui en quel sens. Répondre à ces questions constitue un préalable nécessaire à la question de savoir si la connaissance admet des degrés. Sont ainsi délimités les différents enjeux épistémologiques associés à ces questions et les tensions possibles surgissant pour une épistémologie admettant des notions graduelles.
11Comme le montre Artūrs Logins dans le chapitre suivant, « Qu’est-ce que le "poids" des raisons si la justification n’admet pas de degrés ? », une première tension se présente entre deux thèses largement admises en épistémologie. La première thèse affirme que la justification, comme permission ou conformité à des normes, n'admet pas de degrés, et la seconde, que la justification consiste à avoir des raisons d'un poids suffisant, ce qui suggère qu’elle est donc affaire de degrés. Artūrs Logins propose de résoudre cette tension en abandonnant la seconde thèse. Les raisons n'ont, à strictement parler, pas de poids. Le fait qu'on puisse les comparer comme étant plus ou moins fortes s'explique par le fait qu'elles peuvent être plus ou moins facilement défaites. Plus précisément, d'après l'approche érotétique qu'Artūrs Logins défend, les raisons sont des réponses à des questions normatives de type « Pourquoi (doit-on) F-er ? ». À ce titre, ce sont des prémisses dans des bons schémas de raisonnement ou des éléments d'explication. Or, tout comme les raisonnements (non déductifs), les explications peuvent être défaites. Mais puisque ce qui est susceptible de défaire un raisonnement ou une explication est un fait qui peut être plus ou moins normal, on peut dire que les raisons sont plus ou moins résilientes aux défaiteurs. La métaphore du « poids » des raisons n'est qu'une manière de capturer ce degré de résilience.
12Une autre tension est explorée par Valentin Teillet dans le chapitre qui suit, intitulé « L’échelle normative de la connaissance ». On admet généralement qu’il n’y a pas de gradation pour la connaissance et qu’il y en a pour les croyances ou les justifications. Cependant, un nombre important de philosophes admettent également que la connaissance est la norme de correction des croyances et des justifications. Il est difficile de voir comment ces deux thèses peuvent être conciliées. L’absolutiste envisage les degrés de croyance et de justification comme des niveaux d’éloignement de la connaissance, c’est-à-dire comme des degrés d’ignorance et d’erreur. Mais cette approche ne permet pas de rendre compte de l’idée que nos justifications peuvent avoir des degrés qualitatifs. Le dualiste suppose qu’il y a quelque chose de graduel et quelque chose de binaire. C’est le cas de G. Ryle, qui distingue connaissance pratique (graduelle) et connaissance propositionnelle (binaire), et maintient que la première est irréductible à la seconde. S. Hetherington distingue dans la connaissance une partie absolue (la vérité) et une partie graduelle (la croyance et la justification). Néanmoins, il est difficile de voir comment ces approches pourraient maintenir l’idée que la connaissance propositionnelle (qui possède un élément absolu) pourrait être une norme constitutive de la croyance et de la justification (lesquelles sont supposées être des éléments graduels). Finalement, C. Lai suggère que la connaissance propositionnelle est graduelle, mais au sens d’un spectre sans seuil, avec des instances plus ou moins similaires au concept prototypique de connaissance. D’après Valentin Teillet, il y a bien un seuil pour la connaissance, mais cela n’empêche pas sa nature graduelle. Il y a des degrés horizontaux de connaissance. En admettant que la connaissance est la norme de correction des croyances et des justifications, ces degrés permettent en réalité d’expliquer les degrés verticaux de croyance et de justification.
13Admettre une épistémologie de type gradualiste peut engendrer certaines tensions, mais permet également d’offrir de nouvelles réponses ou perspectives à des théories déjà établies. Ainsi, dans « Degrés de croyance et scepticisme : une critique sceptique de la stratégie anti-sceptique de Wittgenstein dans On Certainty », Jacopo Benedetti montre qu'il est possible de résister à l'argumentation de Wittgenstein selon laquelle la position sceptique, consistant à douter de tout en même temps, n'est pas tenable. D’après Wittgenstein, tout doute supposerait une croyance sur laquelle il se fonde. D'une part, Jacopo Benedetti défend l'idée qu'il y a des degrés de croyance, et il montre que cela implique qu'il est possible de croire quelque chose tout en en doutant en même temps. Au fondement du doute, il peut donc y avoir une croyance qui n'exclut pas le doute, contrairement à la supposition faite par Wittgenstein. D'autre part, Jacopo Benedetti note que même si tout doute devait reposer sur une certitude, il n'est pas clair qu'il devrait reposer sur une certitude ayant la forme d'une croyance non douteuse plutôt que la forme d'une simple acceptation méthodologique. Or, accepter quelque chose n'implique pas de le croire, et encore moins de ne pas en douter. Jacopo Benedetti en conclut que position sceptique consistant à douter de tout est parfaitement viable.
14Porter notre attention sur l’aspect graduel de certaines notions épistémologiques nous permet également d’éclairer certaines notions traditionnelles sous un jour nouveau. Dans le chapitre « L'échelle de la certitude », Jacques-Henri Vollet examine ainsi la gradualité associée à la notion ordinaire de certitude. Contrairement à la manière dont cette gradation est conçue dans la plupart des théories épistémologiques, Jacques-Henri Vollet soutient que la notion de certitude est associée à une échelle bipolaire, c’est-à-dire constituée par des degrés de certitude et d'incertitude qui représentent deux dimensions distinctes. En effet, alors qu'un certain nombre d'intuitions linguistiques relatives à l'usage de certain et incertain ne s'accordent pas bien avec les approches alternatives, et en premier lieu avec l'approche qui conçoit l'échelle de la certitude sur le modèle d'une échelle de probabilité, l'hypothèse d'une bipolarité de l'échelle permet de les expliquer. Elle explique, par exemple, pourquoi dire que quelque chose est « très certain » n'implique pas de dire que cette chose n'est pas certaine, ou pourquoi il n'est pas incohérent d'affirmer « Je suis plus certain d'exister que d'avoir des mains, mais je suis bien certain que j'ai des mains ». Cette manière de caractériser la notion ordinaire de certitude permet finalement de répondre au sceptique qui prétend que la certitude est hors de notre portée.
15Dans le chapitre suivant, « La vérité admet-elle des degrés ? », Paul Égré montre que la notion de vérité est plus riche qu’il n’y paraît au premier abord. À l’encontre de ce que soutient Susan Haak, et dans la lignée de Peter Unger, Paul Égré maintient que vrai et faux sont bel et bien des adjectifs graduables absolus, mais il ajoute qu'ils peuvent être interprétés soit en un sens strict (ou total), auquel cas ils désignent le degré maximum ou minimum d'une échelle totalement fermée (parfaitement vrai / parfaitement faux), soit en un sens tolérant (ou partiel), auquel cas ils désignent la région complémentaire de leur antonyme sur une échelle à moitié fermée (un peu vrai / un peu faux). Finalement, Paul Égré défend l'idée que la notion de degré de vérité n'est pas une notion dérivée d'un sens non graduable contraint (comme c’est le cas pour hexagonal dans « très hexagonal »), mais qu’il y a bien une notion de vérité partielle qui est fondamentale.
16Dans « Comment s’opposer à l’idée que la croyance est affaire de degré, mais pas la foi ni la suspension de jugement », Benoit Gautier montre que, contrairement à une idée très répandue, on peut admettre que la notion de croyance est binaire alors que les notions de foi et de suspension du jugement sont graduées. En effet, à moins d’adopter une conception dans laquelle ce sont les créances (credences) qui sont premières, il est possible d’envisager l’idée que les croyances catégoriques soient des états qualitativement différents des degrés de confiance, même s’ils impliquent un degré de confiance minimal. Concernant la foi, il semble qu’elle puisse admettre des degrés dans la mesure où elle implique un élément conatif (un désir que ce en quoi on a foi se réalise) et un élément de confiance, lesquels sont clairement graduels. Quant à la suspension du jugement, puisqu’elle ne consiste pas simplement à ne croire ni que p ni que non-p, mais bien à adopter l’intention d’avoir une attitude de neutralité quant à p, elle admet également des degrés. Adopter l’intention d’avoir une attitude de neutralité consiste en effet, d’après Benoit Gautier, à s’efforcer de résister à certaines tendances spécifiques liées aux attitudes de croyances, comme la tendance à agir comme si la proposition était vraie.
17Finalement, ce sont les activités épistémiques (expliquer, prouver, prédire, etc.), qui méritent d’être étudiées dans leurs dimensions graduelles. Dans le chapitre intitulé « Gradualité des activités et pertinence explicative : concepts et applications », Cyrille Imbert établit l’importance de cette question générale, en se focalisant notamment sur la question des degrés d’explication, trop longtemps négligée dans les débats. Après avoir montré comment cette question surgissait dans le cadre du modèle déductif-nomologique, et toute la difficulté qu’il y avait à la prendre en charge dans le cadre des approches unificationnistes et causalistes de l’explication, Cyrille Imbert se focalise sur la question de la condition de pertinence explicative. Un élément non pertinent dans une explication invalide-t-il totalement cette explication, comme le soutiennent la plupart des théories en vigueur, ou bien peut-on admettre de plus ou moins bonnes explications à cet égard ? La première option risque fort de rendre les explications valables totalement inaccessibles. Après avoir élaboré un cadre conceptuel riche pour penser la gradualité des activités en général, et les activités épistémiques en particulier, Cyrille Imbert l’applique à la question de la gradualité des conditions de la pertinence explicative. Cela le conduit, in fine, à rejeter cette conception absolutiste et non gradualiste des explications.
18Ces études ne visent évidemment pas à couvrir l’intégralité du domaine de l’épistémologie, mais en abordent quelques aspects saillants sous l’angle décisif et novateur de la gradualité. Elles ambitionnent de poser seulement certaines questions dont il appartient désormais aux épistémologues de s’emparer.
Bibliographie
Fantl, J. & McGrath, M. (2009). Knowledge in an Uncertain World. Oxford University Press.
Harman, G. (1986). Change in View: Principles of Reasoning. MIT Press.
Kauss, D. (2020). Credence as Doxastic Tendency. Synthese, 197(10), 4495-4518.
Lewis, D. (1979). Scorekeeping in a Language Game. Journal of Philosophical Logic, 8(1), 339--359.
Moon, A. (2017). Beliefs do not come in Degrees. Canadian Journal of Philosophy, 47(6),760-778.
Skorupski, J. (2010). The Domain of Reasons. Oxford University Press.
Smithies, D. (2014). The Phenomenal Basis of Epistemic Justification. In Mark Sprevak & Jesper Kallestrup (eds.), New Waves in Philosophy of Mind. Palgrave-Macmillan. pp. 98-124.
Wedgwood, R. (2012). Outright Belief. Dialectica, 66(3), 309-329.
Williamson, T. (2000). Knowledge and its Limits. Oxford University Press.
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Dans le labyrinthe : nécessité, contingence et liberté chez Leibniz
Cours 2009 et 2010
Jacques Bouveresse Jean-Matthias Fleury (éd.)
2013