Gradualité des activités et pertinence explicative : concepts et applications
Texte intégral
1. Introduction : présentation du problème, enjeux et écueils rencontrés
1Certaines activités peuvent être réalisées étape par étape, d’autres non. Par exemple, quand j’essaie de faire passer un fil dans le chas d’une aiguille, les tentatives avortées ne sont d’aucune utilité lors de la tentative suivante et, dans ce type d’activité, on est condamné à faire indéfiniment des tentatives indépendantes les unes des autres avec le risque de ne jamais réussir. Inversement, l’adoption de stratégies ou de solutions graduelles (quand elles existent) augmente la fiabilité des activités et les chances de réussite, notamment dans le cas de projets difficiles ou complexes, même si cela peut conduire à adopter une méthode besogneuse non optimale. Ainsi, une recherche par dichotomie permet de se rapprocher à coup sûr du but. De même, un golfeur qui a trois coups d’avance à Augusta peut se permettre de faire une approche progressive sur le green afin d’assurer sa victoire, quitte à perdre un ou deux coups. En revanche, ses concurrents souhaitant jouer la victoire doivent prendre des risques en attaquant directement le drapeau … au risque de rater leurs coups magistralement et de dégringoler au classement général. Pour finir, les méthodes graduelles permettent parfois de bénéficier progressivement de bénéfices même quand la tâche réalisée n’est pas achevée. La construction des cathédrales s’étale ainsi d’ordinaire sur plusieurs siècles et certaines ne sont jamais achevées. Heureusement, des versions intermédiaires incomplètes de ces cathédrales peuvent être utilisées et les fidèles peuvent ainsi profiter d’offices dans leur cathédrale sans avoir à attendre des siècles, ce qui contribue sans doute au succès des campagnes de financements pour de tels projets.
2Ces différents exemples illustrent que les stratégies permettant d’accomplir une tâche ont en général des caractéristiques différentes, par exemple en matière de chances de succès, de fiabilité des tentatives, de ressources mobilisées, ou de distribution temporelle des bénéfices escomptables. Dans ce contexte, les stratégies graduelles confèrent des garanties spécifiques en termes par exemple de fiabilité des méthodes ou de progressivité des gains. À ce titre, la connaissance de solutions graduelles modifie substantiellement le paysage des options disponibles et des perspectives d’action dans les domaines où les tâches sont longues, incertaines et complexes. De ce point de vue, la gradualité des tâches et des méthodes mérite d’être étudiée pour comprendre et développer les pouvoirs d’agents aux ressources limitées comme les êtres humains (Simon, 1975).
3Les activités épistémiques, qu’elles soient abstraites, comme les mathématiques, ou qu’elles comportent une dimension matérielle prononcée, comme les activités expérimentales et technologiques, ne font de ce point de vue pas exception. Elles utilisent des ressources variées, allant des neurones humains aux budgets et aux grands instruments scientifiques, comportent de multiples incertitudes, sont souvent compliquées à mener, et se déroulent parfois sur de longues périodes de temps. Dans ces conditions, la possibilité de mener ces activités de façon graduelle peut être source d’avantages substantiels. C’est en particulier le cas pour les activités, comme la réalisation d’une thèse en sciences humaines ou la conduite d’un grand projet de recherche, dont les objectifs et le déroulé sont en partie ouverts et incertains et pour lesquelles les garanties visant à éviter une absence de résultats sont souhaitables. Dans cette perspective, la gradualité des activités épistémiques comme prouver, prédire, expliquer, confirmer, simuler, voire expérimenter requiert une étude propre qui articule leurs spécificités et l’analyse générale de la gradualité des activités.
4L’objectif de ce texte est de contribuer à ce projet en étudiant certains aspects de la gradualité des explications scientifiques liés à la satisfaction du critère ou de la condition de pertinence explicative (CPE dans la suite), à laquelle les informations données dans une explication doivent obéir. Les ressources conceptuelles permettant de mener à bien une telle analyse étant à ma connaissance presque complètement absentes, une partie importante de cet article est consacrée à dégager des distinctions utiles permettant d’avancer dans une telle analyse, en espérant ne pas construire un marteau-pilon pour écraser une mouche.
5Le texte est organisé de la façon suivante. Dans un premier temps, je présente la question de la gradualité dans le contexte de l’activité explicative en la situant par rapport à la littérature existante. Dans un deuxième temps, je propose une série de concepts permettant d’analyser différentes dimensions de la gradualité des activités. Enfin, j’applique ce cadre conceptuel à la question de la pertinence explicative.
6Le texte résultant oscille sans doute de façon inconfortable en raison de l’extrême spécificité requise par l’étude des problèmes spécifiques de l’activité explicative, le besoin d’éviter les concepts ad hoc, et la grande généralité nécessaire pour conceptualiser des cas aussi divers que la résolution algorithmique de problèmes, la construction d’objets techniques ou les activités physiques. De plus, étant donné la nouveauté du sujet et la gamme des cas traités, il est très vraisemblable qu’une grande partie des analyses, des concepts présentés et des exemples analysés restent perfectibles et appellent des révisions ultérieures. J’espère néanmoins que, malgré ces imperfections, ce texte sera utile à ses lecteurs.
2. Explication et gradualité : dimensions, besoins, et insuffisances
2.1. Clarifications préalables
7L’activité explicative est-elle en partie graduelle ? Une partie du problème, relative au progrès explicatif inter-théorique (en général diachronique) ne sera pas traitée ici. Présentons brièvement cette partie à des fins de clarifications. Les explications scientifiques sont d’ordinaire élaborées à partir de descriptions théoriques des phénomènes. L’histoire des sciences tend à montrer que les théories qui se succèdent n’ont pas de continuité conceptuelle et sémantique et n’obéissent pas à des relations de réductions inter-théoriques : l’avancée de la science est de ce point de vue discontinuiste1. En conséquence, il y a souvent une solution (ou rupture) de continuité entre les cadres théoriques sur lesquels s’appuient différentes explications d’un même phénomène à travers l’histoire scientifique. Dans ce type de cadre, un progrès scientifique et explicatif global est pensable si, par exemple, les nouvelles théories sont globalement mieux confirmées, plus simples, plus précises, plus fécondes, etc. que les anciennes. Un tel progrès n’implique en revanche pas une amélioration graduelle au cas par cas des explications particulières ni des bénéfices explicatifs que celles-ci fournissent. Par défaut, si on endosse la thèse selon laquelle une explication, pour avoir de la valeur, doit absolument être vraie, on pourrait même considérer que le passage d’une explication, proposée dans le cadre d’une théorie fausse, à une nouvelle explication, proposée dans le cadre d’une nouvelle théorie sans doute fausse également, ne peut impliquer aucun progrès explicatif. Il est néanmoins possible que, parfois, le passage d’une théorie à une autre soit compatible avec une stabilité, voire une amélioration des caractéristiques des explications particulières, par exemple si celles-ci mettent en jeu des raisonnements et des formalismes identiques, reposent sur des structures mathématiques structurellement similaires, ou partagent d’une façon ou d’une autre une partie du contenu des explications précédentes. Il est par ailleurs possible que, parfois, les explications ne reposent pas sur des descriptions théoriques, mais sur des régularités phénoménologiques robustes peu touchées par les changements théoriques. Dans ces cas, une gradualité locale du processus explicatif est aussi envisageable malgré les discontinuités globales liées au changement théorique. Je n’explore pas davantage ici cette question du progrès explicatif inter-théorique.
8Plaçons-nous désormais dans des cas où le cadre théorique explicatif est stable et adéquat pour la construction d’explications. Sous cette hypothèse, une certaine gradualité est-elle envisageable dans la construction d’explications de certains phénomènes, au sens où des éléments explicatifs valables seraient proposés puis améliorés, complétés ou remplacés par d’autres éléments plus valables ? De prime abord, il semble plausible d’affirmer que différents types de gradualité sont présents dans la construction des explications scientifiques. A un niveau élémentaire, l’explication d’un événement passe en général par une accumulation progressive d’informations, qui peut se dérouler de façon graduelle. Ainsi, comprendre pourquoi l’eau gelée tient plus de place que l’eau liquide nécessite de rassembler des informations à propos de la nature géométrique et chimique de l’eau et de son comportement quand la température décroît. De même, dans le cadre de l’explication d’un phénomène qui résulte de multiples processus causaux, le travail explicatif nécessite de documenter graduellement l’apport de ces processus distincts. Par exemple, l’explication de l’élection d’Emmanuel Macron comme président de la République en 2017 requiert d’analyser comment différents processus et événements se sont ajoutés pour rendre possible cet événement.
9Outre cela, les nouvelles explications semblent parfois améliorer, généraliser, approfondir ou affiner les explications préexistantes sans invalider celles-ci. Par exemple, la prédiction de la position d’une planète faite sur la base de la 3ème loi phénoménologique de Kepler peut être améliorée en faisant la même prédiction sur la base du principe fondamental de la dynamique de Newton, la seconde explication, plus profonde, n’invalidant pas la première. Dans d’autres cas encore, les nouvelles explications permettent une compréhension plus profonde sans faire intervenir de nouvelles lois mais en proposant des schèmes explicatifs plus généraux et épurés. Considérons ainsi le fait que de multiples phénomènes obéissent à une loi de distribution gaussienne ou normale dans la nature. Cela peut s’expliquer en étudiant au cas par cas pourquoi les distributions de phénomènes particuliers tendent vers des lois normales et l’explication globale se fait alors par accumulation d’explications partielles. On peut aussi s’interroger sur les conditions générales dans lesquelles des mécanismes produisent différents types de distributions statistiques (comme la loi de Poisson) et expliquer en plus pourquoi ces types de distributions tendent souvent vers des distributions normales. L’étude peut enfin être affinée en montrant comment des conditions faibles, générales, et donc souvent instanciées, mènent à une loi normale. C’est ce qu’on fait quand on applique les outils fournis par les méthodes de renormalisation et qu’on montre que la distribution de probabilité gaussienne est un point fixe pour une classe large de cas, auxquels on peut appliquer des transformations similaires du groupe de renormalisation (Batterman, 2002 ; Batterman, 2013, § 5). Quelle que soit la façon dont on interprète ce type de cas du point de vue des théories de l’explication (c’est une question débattue), les explications ci-dessus correspondent à des approfondissements successifs de notre compréhension du phénomène cible, obtenus sans apports théoriques nouveaux à propos de la dynamique des systèmes en jeu.
10En résumé, l’activité explicative semble pouvoir être graduelle sous plusieurs aspects, liés par exemple à la construction progressive, à la complétion, à l’approfondissement ou à l’affinage d’explications existantes. Il serait de ce point de vue souhaitable que les théories de l’explication permettent d’éclaircir et d’analyser cette question, qui peut même être considérée comme un test pour ces théories : en effet, si la gradualité est une caractéristique avérée de l’activité explicative, alors une bonne théorie de l’explication doit être a minima compatible avec une telle gradualité et, si possible, permettre d’analyser de façon féconde celle-ci.
2.2. La gradualité explicative : une question peu abordée par la littérature
11Dans les faits, la question de la gradualité de l’activité explicative n’a guère été traitée dans la vaste littérature sur l’explication scientifique, ou du moins, pas frontalement. Cette sous-section propose un survol non exhaustif de cette question en lien avec les théories principales de l’explication. J’en profite également pour introduire des problèmes soulevés par la question de la gradualité explicative.
2.2.1. Gradualité et explication : les amorces hempéliennes
12Comme souvent, Hempel peut être vu ici comme un précurseur. En présentant son modèle de l’explication, Hempel indique en effet que celui-ci doit être considéré comme une description précise de « la structure logique et de la logique sous-jacente <rationale> des différentes façons par lesquelles la science empirique répond à des requêtes explicatives formulées en demandant ‘pourquoi’ » et non de la façon dont les scientifiques formulent effectivement leurs explications (Hempel, 1965a, p. 412). En conséquence, Hempel propose également des analyses visant à décrire les types d’écarts entre les explications décrites par son modèle et celles qu’on rencontre en pratique, pour lesquelles ses critères d’explicativité ne sont souvent pas ou ne sont que partiellement remplis et qui manifestent donc une incomplétude explicative (ibidem, 415). Il distingue par exemple les explications formulées elliptiquement, dans lesquelles certaines lois et certains faits ne sont pas explicitement mentionnés tout en étant présents tacitement (ibidem), les explications partielles, qui ne permettent de rendre compte du fait à expliquer que de façon partielle (ibidem), ou les esquisses explicatives, qui « présentent les grands traits de ce qui pourrait bien être développé et transformé, par une élaboration et une augmentation graduelles, en un argument explicatif davantage fondé en raisons, reposant sur des hypothèses énoncées plus explicitement et plus à même d’être l’objet d’une évaluation critique reposant sur des données empiriques » (ibidem, 424).
13Même si Hempel ne développe pas ce point, il semble clair que ces différentes formes d’incomplétude sont susceptibles de plus et de moins et qu’elles décrivent donc implicitement différents types de gradualités au sein des explications existantes. De plus, Hempel ne semble pas considérer que toutes ces explications incomplètes sont complètement dénuées de ce qui fait la valeur d’une explication et des bénéfices épistémiques que les explications en bonne et due forme apportent. Par exemple, les explications en histoire, qui peuvent être interprétées comme des esquisses explicatives (ibidem, 238) visent également à montrer que l’événement expliqué n’est pas « survenu par hasard » mais qu’on « devait s’attendre à son occurrence » (ibidem, 235).
14En résumé, qu’on soit d’accord ou non avec son modèle, Hempel fournit en filigrane l’esquisse d’une analyse de la gradualité explicative. Malheureusement, de telles analyses n’ont guère été reprises ni approfondies. La littérature sur l’explication s’est surtout consacrée à une discussion critique des conditions énoncées par Hempel et n’a guère discuté les façons dont ces conditions pouvaient n’être que partiellement remplies. De plus, le geste conceptuel amorcé par Hempel n’a pas non plus été prolongé : l’idée, pourtant générique, qu’il faille, après avoir proposé des critères d’explicativité, étudier en quoi les explications effectivement existantes peuvent ne remplir que partiellement ces critères et avoir pourtant une certaine valeur (et donc en quoi une certaine gradualité et une certaine hiérarchie explicatives sont de mise), n’a guère été développée ni mise en application systématiquement2.
2.2.2. Le problème de la gradualité pour les théories unificationnistes de l’explication
15L’absence de prise en considération de la question de la satisfaction incomplète et potentiellement graduelle des critères d’explicativité se retrouve dans la théorie unificationniste de l’explication de Kitcher, pourtant censée prolonger celle de Hempel. L’idée sous-jacente de cette théorie est que l’explication des phénomènes du monde se fait de façon globale en rendant compte de ceux-ci de la façon la plus unifiée possible. L’explication d’un phénomène particulier correspond à la partie de cette description unificatrice qui couvre ce phénomène. Toute la difficulté consiste à décrire ce qui constitue la meilleure unification, cette notion ayant une dimension holiste. Kitcher précise cette notion en décrivant comment la science nous permet de bien expliquer les phénomènes en dérivant les descriptions des phénomènes à partir des mêmes schémas explicatifs : en minimisant le nombre de schémas explicatifs, la science exhibe cette meilleure unification et nous montre comment réduire le nombre de types de fait élémentaires (Kitcher, 1989, p. 432).
16Sans entrer dans le détail de la proposition unificationniste, on peut remarquer qu’elle ne se prête pas aisément à une analyse de la gradualité explicative3. On peut naturellement envisager que la notion d’unification soit décrite par des quantités graduelles (chez Kitcher, diminuer le nombre de schémas explicatifs et de types de faits bruts que nous acceptons) et se prête donc à une analyse gradualiste. Cependant, on ne souhaite pas non plus que le degré d’explicativité soit calqué sur le degré d’unification d’un schème unifiant les phénomènes, autrement, une unification théorique inadéquate et rejetée par la science aurait toujours de la valeur explicative. A minima, il faudrait donc alors conditionner la possession d’un degré réel d’explicativité au fait que le schème explicatif considéré ne soit pas rejeté. On pourrait alors dire que seuls expliquent les schémas explicatifs appartenant à la meilleure unification et que leur degré d’explication est directement lié au degré d’unification de cette meilleure unification. On obtient alors une position menant toujours à un classement binaire : soit une dérivation potentiellement explicative appartient à l’ensemble qui unifie le mieux les phénomènes, et elle est explicative, soit non, et dans ce cas, elle n’a pas de valeur explicative. La notion de degré d’unification sert alors seulement à décrire les progrès explicatifs globaux obtenus à travers l’histoire par le développement d’unifications plus abouties4.
17Néanmoins, on a alors du mal à comprendre la possibilité de la gradualité de la qualité explicative au sein d’un même schème, c’est-à-dire que plusieurs explications, simultanément acceptables, puissent expliquer un phénomène authentiquement, mais plus ou moins bien. En effet, si plusieurs explications d’un même phénomène appartiennent à la meilleure unification U, alors elles sont également explicatives. Inversement, si les critères pour produire U excluent une telle possibilité, alors, a fortiori, on ne peut avoir plusieurs explications plus ou moins explicatives.
18Les idées de production progressive d’une explication particulière au sein d’un même cadre théorique et de progrès explicatif par diminution progressive de l’incomplétude des explications existantes ne sont pas non plus facilement analysables dans ce cadre. Une amélioration plus unificatrice du schème explicatif permet seulement d’envisager la production de nouvelles explications plus profondes. On peut par ailleurs imaginer comment des scientifiques travaillent à intégrer un phénomène dans la meilleure unification existante des phénomènes. Même si leur effort peut être progressif, les résultats intermédiaires de leurs efforts n’ont pas de valeur explicative intermédiaire tant que leur travail n’est pas achevé car on ne peut pas être plus ou moins intégré dans un ensemble de schémas d’arguments valides (la validité n’est pas une notion graduelle) et dès qu’un phénomène est intégré, on a une progression finie et maximale de l’unification). Notons pour finir que, vu la flexibilité du cadre unificationniste, des solutions conceptuelles sont sans doute envisageables, mais il resterait ensuite à voir si ces solutions conceptuelles décrivent de façon plausible la gradualité du travail explicatif observable dans la pratique, qui ne se décline guère en termes d’unification.
2.2.3. Gradualité et théories causales de l’explication
19Les théories causales de l’explication ne se sont guère non plus occupées d’affronter explicitement cette question de la gradualité, même si, de par leur esprit, elles se prêtent souvent plus facilement à de telles analyses. L’idée sous-jacente de ces théories est que, pour expliquer un événement, il convient de montrer comment il « s’intègre dans un réseau causal » (Salmon, 1984), la difficulté étant alors de caractériser correctement ces notions causales et de donner des critères permettant de décrire quelle information causale doit être intégrée à une explication. Salmon, suggère ainsi qu’une explication comporte une dimension étiologique (décrire les processus et les interactions causales qui mènent à l’événement) et une dimension constitutive (décrire les processus et les interactions causales qui constituent l’événement). D’autres auteurs comme Railton proposent d’inclure davantage d’information causale dans une explication (Railton, 1981). Du fait de leur caractérisation des explications comme quelque chose qui est composé d’information causale, de telles théories sont au moins en partie compatibles avec l’idée de gradualité, puisqu’une explication peut comporter plus ou moins de cette information causale. En revanche, la gradualité se résume alors à une question de quantité d’information – toute l’information causale pertinente a-t-elle bien été fournie ? En conséquence, sauf à décrire des dimensions supplémentaires selon lesquelles on pourrait décrire des relations causales comme étant plus ou moins profondes, subtiles, générales, etc. on voit mal comment de telles théories permettraient de décrire des explications qui seraient de plus ou moins grande qualité. Le problème de la description de la plus ou moins grande qualité des explications est a fortiori difficile à résoudre dans le cas d’explications qui ne reposent pas de façon évidente sur de l’information causale, voire pour lesquelles le détail de cette information causale semble peu pertinente, comme dans le cas des explications des propriétés des gaz par la physique statistique, lesquelles ne reposent que lointainement sur une description du détail des processus physiques moléculaires en jeu. A minima, de telles théories nécessitent donc d’être substantiellement développées si elles doivent permettre d’analyser la gradualité de l’activité explicative.
20Notons que Jim Woodward a offert une théorie permettant de faire un pas dans cette direction en proposant une notion d’explication reposant sur la notion de régularité causale invariante (Woodward, 2003 chap. 6). Son idée est que, pour expliquer un phénomène, il faut en rendre compte à partir de généralisations causales et que ces généralisations doivent avoir au maximum la propriété d’invariance. Intuitivement, une généralisation liant différentes variables est invariante quand elle reste valide pour une gamme large de cas et donc de changements possibles, qui constituent son domaine d’invariance. Par exemple, la loi des gaz parfaits PV = nRT ou la loi de Coulomb décrivent des relations qui restent valables pour une large gamme de cas et de circonstances (non explicitement écrites dans leur formulation). Ainsi, plus une relation est invariante, plus elle permet de répondre à des questions sur ce qui se passerait dans des circonstances contrefactuelles. Si Woodward a raison et que l’invariance est une propriété que doivent avoir les relations causales explicatives, alors un pas intéressant est fait dans l’analyse de la gradualité explicative (Woodward, 2003, 6.4). En effet, l’invariance est une quantité potentiellement graduelle et un même phénomène peut donc être couvert par différentes généralisations plus ou moins invariantes. La position de Woodward permet ainsi de poser un cadre permettant de comprendre comment certains progrès explicatifs sont envisageables quand les scientifiques proposent au fur et à mesure de leurs travaux des explications reposant sur des généralisations toujours plus invariantes.
2.2.4. Gradualité et inférence à la meilleure explication
21L’idée que la valeur des explications n’est pas binaire mais doit pouvoir être située sur une échelle graduelle multi-dimensionnelle est sous-jacente à un mode de raisonnement comme l’inférence à la meilleure explication (ou abduction) qui est utilisé pour sélectionner des hypothèses, que celles-ci soient des théories scientifiques ou des conjectures de la vie ordinaire.
22Ce schéma de raisonnement consiste à évaluer les propriétés de différentes hypothèses alternatives d’un même (ensemble de) phénomène(s), de déterminer sur cette base quelle hypothèse a la meilleure valeur explicative (ou aurait la meilleure valeur explicative, si elle était vraie) et d’inférer la vérité de cette hypothèse. L’abduction est de facto utilisée par les êtres humains avec leurs connaissances et leur bagage cognitif limités, ce qui signifie que ceux-ci, consciemment ou non, évaluent bel et bien sur une échelle, au moins de façon grossière, la valeur des explications. Une analyse plus précise de ce mode de raisonnement suggère que les explications peuvent en fait être évaluées explicitement par rapport à de multiples critères en partie indépendants comme le pouvoir unificateur, la profondeur, le caractère compréhensif, la généralité, l’invariance ou la simplicité. Dans ce contexte, on s’attendrait à ce que les discussions portant sur l’inférence à la meilleure explication aient proposé de conceptualiser de façon précise le caractère graduel de ces notions afin de pouvoir appliquer de façon rigoureuse et fiable ce type de raisonnement. Ce n’est globalement pas le cas et les efforts qui ont été faits dans cette direction ont été peu liés aux théories de l’explication scientifique. Si la simplicité a en partie été étudiée dans ce cadre5, la question de savoir comment évaluer la profondeur explicative ou le pouvoir unificateur n’a guère été étudiée systématiquement. À leur décharge, les théoriciens de l’abduction ne peuvent pas bénéficier de l’existence d’une théorie de l’explication scientifique consensuelle, et les discussions sur la valeur des explications semblent dépendre en partie des théories de l’explication qu’on accepte. Quoi qu’il en soit, l’existence même de ce mode de raisonnement et le fait qu’il soit d’ordinaire considéré comme partiellement valide souligne le besoin d’étudier plus en détail la gradualité explicative.
2.2.5. Gradualité de l’activité explicative versus explications de versions successives du comportement cible
23Deux perspectives complémentaires et non exclusives peuvent être distinguées pour explorer la gradualité de la connaissance explicative. On peut d’abord considérer l’activité consistant à expliquer un phénomène ou un événement et se demander jusqu’à quel point cette activité peut être menée à bien de façon graduelle. Cette perspective n’épuise pas la question de la gradualité explicative. Une seconde approche consiste en effet à considérer qu’on veut graduellement expliquer un phénomène ou un événement E et que, pour ceci, on ne cherche pas à expliquer directement E mais on se contente de chercher à en expliquer des versions plus simples et moins informatives E*, E**, etc., dont l’explication est moins exigeante et plus accessible. Par exemple, on peut d’abord proposer une explication des grandes tendances d’une évolution temporelle, ou les caractéristiques principales d’un phénomène ou, en physique la valeur d’une variable à différents ordres de grandeurs successifs. En un sens, il s’agit alors de produire une autre explication que l’explication de E et il n’est guère possible d’anticiper les relations générales que pourraient avoir entre elles les activités explicatives correspondantes. De plus, arriver à caractériser la gradualité d’une activité explicative en ce sens nécessiterait de caractériser précisément et de façon féconde ce qu’est une version plus simple et/ou moins informative d’un phénomène cible. Même si cette pratique consistant à expliquer des versions plus simples d’un phénomène cible joue potentiellement un rôle important dans la science, je n’en dis rien dans le texte qui suit.
2.3. Gradualité et dilemme de l’accessibilité pratique : comment secourir le renard de la fable ?
24Au final, à l’exception de quelques auteurs comme Hempel et Woodward, la question de la gradualité de l’activité explicative n’a guère été traitée, ni en général, ni de façon interne au sein des différents traditions. S’il ne s’agissait que d’une question qui touche à la pragmatique de l’explication et aux modalités selon lesquelles on accède ou non par fragments progressifs aux connaissances explicatives, on pourrait dire qu’il manque un chapitre à la littérature sur l’explication. Néanmoins, comme nous allons le voir, l’enjeu est potentiellement plus important.
2.3.1. Le dilemme de l’accessibilité pratique : présentation
25La question de l’accessibilité épistémique des explications (jusqu’à quel point est-il possible de trouver des explications qui satisfont les critères explicatifs ?) a des répercussions sur l’analyse de la définition de l’activité explicative. Elle est en effet un cas particulier de ce qu’on peut nommer le dilemme de l’accessibilité pratique. Supposons qu’on étudie la question de l’accomplissement d’une tâche cible T i) dont la nature n’est pas consensuelle, ii) dont on considère qu’elle doit obéir à certains critères désirables, peu aisés à satisfaire, et dont la liste n’est pas consensuelle (condition de désirabilité épistémique) et iii) dont on estime qu’elle peut souvent mais pas toujours être réalisée (condition pratique de faisabilité). Dans ces conditions, il convient, dans la caractérisation de T de veiller à ne pas, par excès de vertu et de normativisme épistémiques, sacrifier la condition iii) à la condition ii) en proposant une définition qui inclue les critères désirés mais rende peu plausible la réalisation effective de la tâche dans les cas où elle semble pourtant être réalisée (ou réalisable). En un mot, la définition proposée doit être compatible avec les cas de faisabilité avérée de la tâche. Il s’agit d’un dilemme si on considère qu’il est inacceptable de renoncer à des critères désirables essentiels mais que leur inclusion semble avoir des conséquences inacceptables sur la condition de faisabilité. Une contrainte pratique similaire est également centrale quand on fixe un objectif désirable à atteindre : l’objectif ne doit pas être trop élevé au point d’empêcher sa réalisation effective et de risquer d’échouer complètement.
26La définition de la connaissance est un exemple typique du dilemme de l’accessibilité pratique. La nature de la connaissance est globalement quelque chose de controversé. On a par ailleurs de bonnes raisons pour souhaiter que la connaissance obéisse à un ensemble de normes, de critères ou de valeurs, comme sa vérifiabilité, sa justifiabilité, sa transparence, sa fiabilité voire son infaillibilité. En même temps, l’ajout des conditions correspondantes à la définition de la connaissance tend à faire de sa possession un objectif plus difficile, voire inaccessible aux créatures humaines et finies que nous sommes, alors même qu’il semble que les humains ordinaires (outre ceux dont c’est la fonction de produire et de maîtriser les connaissances et qui s’y exercent) possèdent certaines connaissances. On se trouve ainsi confronté à un dilemme, ou à tout le moins à une tension forte. D’un côté, on peut souhaiter ne rien en rabattre sur les caractéristiques épistémico-normatives de la connaissance et sur ce qu’un agent doit faire pour produire ou posséder des connaissances – et en gardant ainsi un idéal épistémique élevé et difficile à atteindre, on risquer de verser dans le scepticisme (Sextus Empiricus, 2019). D’un autre côté, on peut refuser de mettre au second plan la condition pratique et exiger que la définition de la connaissance soit cohérente avec l’idée que cet état épistémique est en partie accessible aux créatures finies que nous sommes. C’est ce que font des naturalistes comme John Woods qui écrit ainsi : « On doit résister à toute théorie de la connaissance qui, en l’absence d’arguments solides en faveur de la thèse contraire, mène la vie dure à la connaissance, par exemple en n’interdisant pas qu’elle ne satisfasse pas la thèse de l’abondance cognitive6 » (Woods, 2013, p. 91) 7 8. Comme souvent avec les stratégies naturalistes, le risque reste de produire une définition de la connaissance trop humano-centrée, de réduire ce qui relève (comme la connaissance) d’une appréciation normative à des faits choisis de façon en partie arbitraire (ce qu’on décide de compter comme connaissance authentique dans ce que « savent » les individus contraint en effet la définition de cette notion) et, comme le renard de la fable9, de qualifier d’inadéquat, en raison de nos propres aptitudes, un idéal épistémique pourtant légitime.
2.3.2. Le dilemme de l’accessibilité pratique : application à l’activité explicative
27Mutatis mutandis, une discussion similaire peut être menée à propos de l’analyse de ce qu’est une explication scientifique et de la possibilité de connaître de telles explications10. Globalement, les êtres humains semblent en mesure d’accéder à des connaissances explicatives dans de multiples circonstances. En conséquent, toute théorie de ce qu’est une explication scientifique qui peine à rendre compte de cet état de fait peut légitimement paraître suspecte. Une telle problématique affleure dans la discussion d’un exemple initialement proposé par Michael Scriven dans sa critique du modèle déductif nomologique. Supposons qu’un tapis ait été taché parce qu’un encrier sur une table a été renversé. Autant les non-spécialistes d’aujourd’hui que ceux de l’ère pré-newtonienne semblent en mesure de fournir une explication décente de la tache. Une explication causale en bonne et due forme, à la fois précise et proposée avec certitude, nécessiterait néanmoins d’invoquer les lois de la physique et le déroulé complexe des processus physiques ayant mené à cette tache. Néanmoins, il est clair que les connaissances explicatives des non-experts ne reposent pas sur la connaissance de ces lois et du détail de ces processus. Comment alors expliquer qu’ils possèdent une connaissance explicative authentique, quoiqu’imparfaite ? Ce problème se pose autant pour les tenants d’un modèle déductif-nomologique de l’explication, d’un modèle unificationniste ou d’un modèle causal de l’explication scientifique, la différence étant l’identité du X spécifique en vertu duquel quelque chose est une explication et que ni l’enfant, ni l’homme préhistorique, ni le non-spécialiste ne connaissent.
28La réponse (presque déjà gradualiste) de Hempel consiste à accorder que les explications apportées par l’homme préhistorique, le non-spécialiste ou l’enfant ont une certaine valeur, mais qu’elles nécessitent d’être complétées, précisées et développées scientifiquement, notamment pour mettre à jour les lois scientifiques qui distinguent le récit explicatif du non-expert d’un simple récit n’ayant pas de fondement nomologique – et Hempel mobilise implicitement pour répondre les notions pragmatiques mentionnées plus haut d’explications partielles, d’explications elliptiques, ou d’esquisses explicatives en attente de développements scientifiques ultérieurs (Hempel, 1965a, pp. 360-364). Woodward décrit une telle réponse comme étant un argument de structure cachée11 (Woodward, 2003, chapitre 4) : l’explication sous-jacente du phénomène étudié a une structure conforme au modèle DN (elle contient des lois scientifiques) ; cette explication sous-jacente n’est pas connue mais les explications dont nous disposons sont informatives à son propos et permettent de progresser vers elle, et c’est pour cette raison que, malgré leur inachèvement et leur imperfection, elles ont de la valeur explicative.
2.3.3. Comment sortir du dilemme : insuffisance des arguments de structure cachée
29Les stratégies de structure cachée peuvent donner l’impression d’offrir une porte de sortie pour le dilemme décrit plus haut en conciliant le souhait de garder des conditions fortes sur ce qu’est une explication scientifique, tout en réglant la question de l’accessibilité : les « explications » auxquels nous accédons effectivement peuvent être imparfaites pourvu que i) il existe des explications sous-jacentes satisfaisant les conditions fortes ii) que les « explications » imparfaites soient dans une relation appropriée R avec ces explications idéales. La relation d’informativité semble de plus être une bonne candidate pour R car elle permet de conceptualiser de façon ouverte les progrès épistémiques dans la recherche d’une explication (il existe en effet de multiples façons d’être informatif) sans faire peser sur les « explications » imparfaites des contraintes fortes.
30La perspective qu’il convient ici d’adopter n’est néanmoins pas complètement claire et plusieurs voies semblent défendables. On peut tout d’abord espérer que l’identification de la bonne relation R permette de résoudre les difficultés identifiées. On peut néanmoins douter que cette stratégie règle complètement par elle-même la question de la possibilité et du statut des explications intermédiaires, et considérer que ce problème ne peut guère être réglé qu’avec des analyses pleinement gradualistes des conditions d’explicativité. On peut enfin rejeter l’idée que les étapes intermédiaires de la recherche explicative soient réellement des explications, soient des progrès épistémiques, voire soient des progrès réels tout court. Dans tous les cas, le problème étant multi-dimensionnel, il est possible que la « bonne » perspective varie selon l’aspect traité.
31Discutons brièvement ces différentes voies. Les stratégies de structure cachée semblent tout d’abord insuffisantes pour comprendre comment les étapes intermédiaires de l’activité explicative peuvent fournir des explications authentiques, quoiqu’imparfaites et inachevées, qui sont du même ordre que l’explication finale. L’informativité des étapes intermédiaires à propos du résultat final peut certes permettre d’envisager l’activité d’explication comme un processus progressif visant à produire un objet lui-même d’ordre informationnel, mais, par elle-même, elle ne rend pas compte du statut explicatif authentique des étapes intermédiaires : en effet, être informatif à propos d’un X qui doit satisfaire une condition Y ne garantit pas qu’on soit en partie un Y. Ainsi, dans la recherche de l’identité d’un coupable, on peut accumuler des indices ou des informations sur celui-ci. Si cette activité constitue un travail progressif nécessaire et authentique, tant qu’on n’a pas trouvé le coupable, on n’a en rien produit la solution de l’énigme et le meurtre peut rester éternellement non élucidé – un meurtre avec des indices et des hypothèses n’est pas à moitié résolu ! Il faut donc réussir à comprendre en plus comment une étape intermédiaire d’un processus explicatif peut être pleinement mais partiellement une explication sans satisfaire les conditions finales d’explicativité, la propriété d’informativité ne suffisant pas par elle-même. C’est là que le bas semble blesser dans la théorie déductive-nomologique de Hempel. Par exemple, pour celui-ci, une explication comporte nécessairement une loi. Or, il n’est pas clair qu’on puisse en partie contenir une loi ou contenir quelque chose qui soit en partie une loi12. Dans ces conditions, si les versions intermédiaires de l’explication finale ne contiennent pas de loi, elles ne seraient en rien des explications selon le modèle de Hempel, et seule l’adoption de critères d’explicativité graduels (ce que, de prime abord, la notion de nomicité n’est pas) pourrait permette de qualifier d’explications partielles les résultats intermédiaires de l’activité explicative. Par défaut, on pourrait néanmoins dire dans de tels cas que l’enquête explicative manifeste des progrès épistémiques qui nous font avancer sans que les résultats intermédiaires doivent être réellement qualifiés d’explication.
32Une option plus radicale consiste à affirmer que, dans certains cas, les étapes intermédiaires menant à une explication idéale sont un progrès authentique dans l’accomplissement de la tâche sans que ces progrès soient d’ordre épistémique au sens où rien de substantiel ne serait appris à leur niveau. Typiquement, accomplir ces étapes peut correspondre à un travail authentique et utile diminuant le travail de recherche restant à accomplir. Dans cette optique, la relation R pourrait être conçue comme une distance : des étapes peuvent ainsi nous rapprocher d’un but sans que les étapes ne partagent rien avec ce but ni, littéralement, ne nous informent à son propos. Conceptualiser le progrès comme un travail accompli par rapport à un point de départ est en revanche plus glissant si rien ne garantit qu’un progrès est réellement accompli à chaque étape : ainsi, pendant longtemps, Ulysse ne se rapproche qu’accidentellement de la fin de son voyage et il pourrait continuer à errer indéfiniment, balloté qu’il est par les hasards de la volonté des dieux. Dans le cas présent, une telle thèse n’est acceptable que si on considère que, sur certains aspects, la quête explicative peut parfois ne pas être un progrès du tout – par exemple si on considère qu’une théorie fausse n’explique en rien un phénomène et que, quand sa fausseté est apprise, nos croyances explicatives désormais périmées ne nous donnent aucun indice pour en construire des plus adéquates.
33Les analyses ci-dessus portent principalement sur l’avancement de la tâche explicative. Un deuxième problème est de rendre compte de la valeur éventuelle des étapes intermédiaires de l’activité explicative (en plus de celle consistant à faire avancer l’enquête). Là aussi, les arguments de structure cachée ne fournissent pas par eux-mêmes de clef satisfaisante. Si je cherche à déchiffrer l’écriture hiéroglyphe (ou un code secret), toutes les informations à propos du fonctionnement de l’égyptien (ou de ce code secret) sont les bienvenues. Néanmoins, posséder des informations sur un X ne garantit pas en général qu’on puisse bénéficier, même partiellement, des avantages conférés par ce X (ici la compréhension du sens des textes égyptiens ou du texte codé). Dans le cas présent, les connaissances, et les connaissances explicatives en particulier, en plus d’avoir une valeur intrinsèque en tant que connaissances, fournissent certains avantages épistémiques. Ainsi, dans le cas de la connaissance explicative, il semble que les explications intermédiaires imparfaites (comme l’explication de la tache par le coup de genou sur la table) apportent une partie de ces avantages épistémiques (p. ex. de pouvoir anticiper d’autres événements du même type). Il convient donc de comprendre comment cela peut-être le cas, c’est-à-dire comment des entités qui ne satisfont pas les critères d’explicativité peuvent néanmoins apporter par elles-mêmes une partie des avantages des entités qui les satisfont.
34Quand les étapes intermédiaires permettent des progrès réels, un dernier problème consiste enfin à comprendre comment des agents peuvent garantir au fur et à mesure la fiabilité et la valeur de ces étapes intermédiaires. Là aussi, une stratégie de structure cachée ne résout pas automatiquement le problème par elle-même. Une étape intermédiaire a par exemple de la valeur explicative parce qu’elle permet de délivrer des informations sur l’explication idéale sous-jacente (ou est dans une relation R avec elle). Or, cette explication sous-jacente n’est en général pas connue. A posteriori, quand elle a déjà été découverte, ou si on adopte un regard surplombant omniscient, on peut vérifier que les étapes intermédiaires fournissaient bien des informations sur l’explication sous-jacente (ou étaient bien dans la relation R avec elle). Néanmoins, cette stratégie n’est pas disponible aux agents qui ne connaissent pas encore cette explication sous-jacente et elle l’est encore moins aux communautés scientifiques qui sont à sa recherche. Étant donné la longueur historique du chemin vers les explications sous-jacentes idéales (en supposant que ce chemin puisse être achevé), il est par ailleurs préférable que ces explications intermédiaires puissent être validées par elles-mêmes. Dans les faits, des explications imparfaites sont souvent fournies en science en tant qu’explications imparfaites sans qu’on ait de doute sur la validité de ces explications, malgré leur caractère inachevé. Dans ces conditions, il convient de comprendre comment a lieu cette validation graduelle.
35Au final, dans les trois cas, l’argument n’est pas qu’il n’est pas possible de résoudre ce type de difficultés avec des stratégies de structure cachées mais que, par elles-mêmes, ces stratégies ne résolvent pas seules la difficulté – et il convient donc a minima, pour les tenants de telles stratégies, d’étudier de quelles façons elles doivent être complétées dans cette optique. D’autres types de stratégies, en partie évoquées ci-dessus, peuvent être utilisées pour étudier l’idée de progrès (scientifique)13 et servir à analyser la notion de gradualité sans avoir à supposer un accès épistémique au terminus ad quem d’une activité. On peut ainsi mesurer le chemin parcouru ab initio ou essayer de comparer directement différentes étapes d’un processus en les évaluant de façon comparative sur une échelle dont le terme est inconnu.
2.3.4. Bilan : besoin d’un traitement spécifique de la question de la gradualité explicative
36Quelle que soit la position qu’on adopte, l’activité explicative semble graduelle en un triple sens. i) Même les étapes explicatives qui ne sont pas parfaites ni achevées et qui ne satisfont pas parfaitement les critères d’explicativité semblent souvent pouvoir être qualifiées d’explications ou, a minima, d’avancées explicatives. ii) Ces explications ou étapes intermédiaires semblent pouvoir être validées de façon graduelle en considérant leurs caractéristiques et sans avoir besoin pour cela de connaître les explications finales et parfaites recherchées. iii) Ces explications ou étapes intermédiaires semblent pouvoir délivrer une partie des bénéfices authentiques que fournissent les explications finales. En conséquent, nos théories de l’explication, si elles sont satisfaisantes, doivent permettre de rendre compte de ces caractéristiques graduelles et du triple problème du statut des étapes, de leur profitabilité et de leur certifiabilité – sauf à montrer que cette gradualité apparente est en fait illusoire.
37Malheureusement, en l’état, il n’est pas clair que cela soit le cas, car les notions (argument, vérité, loi, causalité, etc.) sur lesquelles reposent ces théories et les critères explicatifs qui les utilisent ne sont pas de façon évidente graduels ; et, quand ils le sont potentiellement (p. ex. dans le cas de l’unification discuté supra), ce n’est pas forcément d’une façon qui semble rendre compte de la gradualité explicative observée.
38Notons que le présent problème est sur le fond indépendant de celui de l’unicité ou de la multiplicité explicative, lequel consiste à demander si, pour chaque fait à expliquer, il y a une et une seule explication parfaite qui satisfait pleinement les critères d’explicativité. Pour un tenant de l’unicité explicative, l’existence effective de plusieurs explications d’un même fait est évidemment problématique et une stratégie gradualiste peut contribuer à rendre compte de cette multiplicité apparente. Néanmoins, le problème de la gradualité se pose tout autant pour un tenant de la multiplicité explicative, car chaque explication parfaite peut avoir des versions intermédiaires qui ne satisfont pas pleinement les critères explicatifs et jouent un rôle dans la quête explicative. De même, il peut exister plusieurs preuves d’un même énoncé, plusieurs prédictions d’un même fait ou plusieurs résolutions d’un problème, et, dans chaque cas, les activités correspondantes peuvent être ou non graduelles.
39Au final, la question de la gradualité explicative reste à étudier spécifiquement. Dans les faits, les philosophes ne se sont guère souciés ni de développer des théories de l’explication délibérément graduelles ni d’explorer dans quelle mesure les critères d’explicativité proposés peuvent être remplis de façon graduelle à travers des explications partielles, incomplètes, elliptiques, ou de qualité moindre, qui soient vérifiables et en partie bénéfiques par elles-mêmes. Et les rares tentatives existantes, typiquement celle esquissée par Hempel, n’ont guère été développées pour progresser sur ce problème, les analyses de Woodward autour de la gradualité de la notion de régularité invariante étant à cet égard une exception.
2.4. La condition de pertinence explicative et sa satisfaction : non gradualisme de la conception reçue
40J’ai jusqu’ici présenté de façon générale la question de la gradualité explicative. Néanmoins, un traitement satisfaisant de cette question est nécessairement multidimensionnel. Les différentes théories de l’explication mobilisent des notions distinctes (causalité, loi, unification, invariance) et l’étude de la gradualité de ces notions et des critères explicatifs construits à partir d’elles correspond à autant de questions distinctes. Il serait ainsi naïf d’espérer un traitement général de la question de la gradualité explicative. C’est la raison pour laquelle les sections qui suivent sont consacrées spécifiquement à son analyse dans le cas précis de la condition de pertinence explicative (CPE), qui revient de façon récurrente à travers les théories de l’explication. En substance, cette condition indique qu’une explication ne doit comporter en son sein que des informations pertinentes relativement à l’occurrence de l’événement expliqué. Comme nous le verrons, malgré le caractère en apparence limité de cet objet d’étude, la tâche n’est pas mince. Accessoirement, cette condition de pertinence, contrairement à d’autres conditions générales portant par exemple sur la vérité, la nomicité ou la causalité est pour l’essentiel propre à l’activité explicative14.
41Les discussions sur cette condition de pertinence se développent initialement dans le cadre de la théorie hempélienne de l’explication et, plus particulièrement, de sa version déductive nomologique, aussi appelée modèle DN (Hempel & Oppenheim, 1948). Ce modèle indique qu’une explication est un argument déductif valide dont les prémisses (l’explanans) sont vraies et comportent de façon essentielle au moins un énoncé nomologique (c’est-à-dire qui a la forme d’une loi), et dont la conclusion est un énoncé décrivant le fait à expliquer (l’explanandum). En conséquence, une explication a la forme suivante :

42Parmi les objections suscitées par le modèle DN de l’explication, certaines ont trait au fait qu’il semble vulnérable à l’ajout de caractéristiques explicativement non pertinentes dans l’explanandum. Les deux exemples standards sont les suivants :
43(L) Aucun homme qui prend la pilule n’arrive à tomber enceint.
(K) John Jones est un homme qui prend la pilule régulièrement.
(E) John Jones n’arrive pas à tomber enceint.
44Alors que cet exemple satisfait les conditions du modèle DN, le fait que John Jones n’arrive pas à tomber enceint semble avoir peu à voir avec le fait qu’il prenne la pilule. De la même façon, dans l’exemple suivant, la dissolution du sel dans de l’eau a peu à voir avec le fait qu’il ait été ensorcelé :
45(L) Tous les échantillons de sel qui sont ensorcelés se dissolvent dans l’eau.
(K) Cet échantillon de sel a été ensorcelé.
(E) Cet échantillon de sel se dissout dans l’eau.
46Les philosophes des sciences tendent à considérer que ces deux dérivations ne constituent en aucun cas des explications (Woodward, 2014, §2.5) et donc que la présence des éléments non-pertinents dans ces explications ruine intégralement celles-ci. Ce constat était déjà fait avec lucidité par Wesley Salmon, en 1989 :
Pourquoi les éléments non-pertinents sont-ils inoffensifs pour les arguments mais fatals pour les explications ? En logique déductive, les prémisses non pertinentes sont inutiles, mais elles n’ont absolument aucun effet sur la validité de l’argument. Même dans la logique de la pertinence d’Anderson-Belnap, p & q ⊢ p est un schéma valide. <...> En revanche, comme nous l’avons vu, l’apparition d’un élément non-pertinent dans une explication DN peut être désastreuse. « Le coq qui explique le lever du soleil sur la base de son chant régulier est coupable de plus qu’une inélégance logique mineure. Il en va de même pour celui qui explique la dissolution d’un morceau de sucre par le fait que le liquide dans lequel il est dissous est de l’eau bénite <…> ». (W. C. Salmon, 2006, p. 102).
47En résumé, les positions philosophiques décrites par Salmon et Woodward à propos de la pertinence explicative peuvent être qualifiées de « non-gradualistes » : l’ajout d’éléments non pertinents dans des explications valides altère celle-ci complètement et une explication n’a aucune valeur en tant qu’explication tant qu’il reste des éléments non-pertinents en son sein.
48La thèse non-gradualiste, sous l’apparence d’évidence que lui donnent les exemples ci-dessus, ne va en fait nullement de soi. Si elle est exacte, alors toute proposition d’explication scientifique, aussi profonde soit-elle, se fait sous la menace d’un pistolet sur la tempe puisque le moindre élément non-pertinent suffit à ruiner celle-ci. Dans ces conditions, les scientifiques, quand ils avancent une explication, devraient être saisi d’un profond effroi épistémique à la pensée que le moindre élément non-pertinent passé inaperçu pourrait mettre à bas tous leurs efforts et annihiler la valeur explicative de leur travail – sauf, bien entendu, si l’élimination des éléments non-pertinents d’une explication est une activité triviale au sens où les éléments non-pertinents se voient comme le nez au milieu de la figure et qu’il n’existe aucun risque d’en laisser au sein d’une explication. Dans cette dernière perspective, la discussion du problème de la présence d’éléments non-pertinents dans une discussion serait un problème purement philosophique relatif à la difficulté à trouver une bonne définition de ce qu’est une explication, et en aucun cas un problème scientifique relatif à la difficulté effective de purger les explications de leurs composants non-pertinents.
49Les discussions des deux dernières décennies suggèrent que, contrairement à ce que les exemples-jouets (toy examples) de la discussion philosophique pourraient suggérer, les éléments non-pertinents d’une explication ne sont pas toujours aisés à repérer. Des explications et des preuves physiques ou mathématiques sont régulièrement améliorées dans la pratique scientifique et transformées en explications ou preuves plus générales, qui ne reposent pas sur des caractéristiques qui semblaient pourtant centrales dans la preuve ou l’explication initiales. L’application des méthodes de renormalisation à partir des années 1970 pour expliquer les phénomènes critiques (p. ex., la valeur d’un coefficient décrivant une transition de phase) a ainsi permis de proposer des explications plus générales et absolument non triviales de phénomènes dont l’explication reposait précédemment sur des caractéristiques particulières des systèmes en jeu. Un tel exemple atteste que l’élimination des éléments non pertinents d’une explication n’est en rien élémentaire et que des éléments non-pertinents peuvent longtemps subsister dans une explication sans que les scientifiques s’en rendent compte.
50On en revient donc à l’alternative décrite plus haut : soit la thèse gradualiste est correcte, soit les scientifiques devraient trembler à l’idée que leurs explications comportent des éléments non-pertinents (et s’ils ne le font pas, ce serait sans doute par excès de confiance scientifique ou par ignorance philosophique de la thèse non-gradualiste et des dangers qu’elle implique pour leur activité). Afin de disposer d’outils adéquats pour étudier cette question, je commence par faire un détour conceptuel en étudiant et conceptualisant de façon plus générale différents aspects de la gradualité des activités, et ce n’est que dans la section 4 que je reviens au problème de la pertinence explicative.
3. De la gradualité des activités : étude conceptuelle préalable
51À défaut de bénéficier d’analyses et de concepts déjà existants à propos de la gradualité explicative, on pourrait espérer pouvoir s’appuyer sur des ressources liées à l’étude de cette question en épistémologie ou dans des domaines proches. Cela ne semble malheureusement pas possible non plus. Outre que les discussions sur cet objet d’étude sont globalement en friche, les analyses correspondantes ne prennent guère pour objet les activités et ont surtout trait à l’étude de la gradualité de prédicats et d’aspects spécifiques à ces domaines. En linguistique, où la discussion est plus avancée, la discussion porte sur la construction de sémantiques pour les prédicats ou des adjectifs graduels comme « cher » afin de comprendre dans quelles conditions les énoncés comprenant de tels prédicats (p. ex., « le café à Rome est cher ») peuvent être considérés comme vrais (Kennedy, 2007 ; Kennedy & McNally, 2005). L’analyse peut aussi porter sur la gradualité de la sémantique de prédicats ayant un statut particulier dans la langue naturelle, dans la métaphysique du langage naturel, ou dans les discussions logico-philosophiques attenantes, comme le prédicat « vrai » (Égré, 2021 ; Henderson, 2021). En philosophie des sciences, l’analyse de la notion de progrès ou de progrès scientifique15 reste globalement trop générale pour fournir des outils conceptuels suffisamment précis sur la question présente. Est principalement étudiée sous cette rubrique la question du caractère cumulatif et convergeant de la science. Dans cette perspective, la science est décrite comme une succession d’activités achevées et de résultats (production de théories, de preuves, de prédictions, d’observations, de croyances, de publications, etc.) et on se pose des questions sur les propriétés de cette suite d’activités et sur les métriques correspondantes, comme la quantité de vérités connues, la distance à la vérité, le pouvoir explicatif ou l’adéquation empirique des théories, ou le degré d’unification et de confirmation de nos croyances. L’objectif de la présente étude est d’étudier la question de la gradualité à une échelle plus fine, en la faisant porter sur les étapes des activités individuelles bien définies (prouver, prédire, expliquer, observer, confirmer, etc.) que les scientifiques essaient quotidiennement de mener à bien. En épistémologie enfin, même si des débats existent déjà sur ces questions (voir l’introduction de ce volume), l’étude de la gradualité en est encore à ses débuts. Les analyses liées à la gradualité interviennent principalement en lien avec les états et les relations épistémiques. Ainsi, la connaissance est d’ordinaire décrite comme un état binaire (on sait ou on ne sait pas, savoir à moitié, c’est ne pas savoir) ; inversement, la croyance, la justification, la confirmation ou la force probatoire des indices (evidential support) semblent pouvoir faire l’objet de degrés, autant dans les représentations usuelles de ces notions que dans leurs représentations formelles, par exemple au sein du paradigme bayésien16 ou dans les modèles étudiant la dynamique épistémique de groupes ou de communautés d’agents échangeant et mettant à jour des croyances17.
52Dans ces conditions, je propose dans un premier temps une analyse générale de la gradualité des activités afin de dégager des concepts que j’applique dans la partie suivante à la question de la gradualité explicative. Il s’agit globalement d’une entreprise d’explication conceptuelle au sens de Carnap : on cherche à caractériser une notion peu précise, voire confuse et intriquée, (l’explicandum) au moyen d’une notion plus précise (Carnap, 1950, section I). Un enjeu important est de clarifier l’explicandum pour pouvoir le remplacer in fine par des concepts plus formels. Les critères principaux du succès de l’analyse sont l’adéquation entre les notions proposées et l’explicandum et la fécondité de l’analyse. En l’occurrence, les notions mathématiques utilisées ci-dessous sont élémentaires : l’enjeu est de bien les choisir et les utiliser pour caractériser les types de gradualité qu’il est utile de distinguer et de permettre ensuite une analyse féconde de la pertinence explicative.
3.1. Objectifs et écueils
53Si la (non)-gradualité des activités était une propriété simple dont l’instanciation était manifeste, il serait envisageable de l’étudier directement, quitte à analyser de façon indépendante les questions conceptuelles posées par cette notion. Cela ne semble malheureusement pas être le cas. Je propose donc ici une série de concepts généraux devant permettre de mieux distinguer et décrire les dimensions et les caractéristiques de la gradualité. J’illustre et discute ces concepts à partir d’exemples simples, indépendamment du cas plus compliqué, voire polémique, de l’activité explicative. Ces exemples sont au service du travail de conceptualisation, et il n’est pas impossible que leur analyse soit parfois contestable. Mon objectif premier reste in fine de discuter de façon féconde la gradualité des activités explicatives et de la pertinence explicative – et non de déployer une grille permettant d’étudier systématiquement la gradualité de toutes les activités possibles : si les concepts proposés offrent de tels bénéfices, ces derniers viennent en surcroît. Dans les faits, je suis néanmoins amené à proposer une batterie de concepts qui doivent avoir une systématicité minimale. Ces concepts sont rassemblés infra pour une vue d’ensemble dans une tentative de tableau synoptique.
54Pour fixer les idées, commençons par des exemples simples d’activités apparemment non-graduelles, dans lesquelles une tâche bien définie est accomplie par une méthode d’exécution qui aboutit mais où aucune progression ne se manifeste jusqu’au moment où l’activité est achevée. Des processus dans lesquels un agent tente sa chance et réussit ou échoue complètement dans une activité illustrent ce cas de figure, comme dans l’exemple du fil qu’on essaie de faire passer dans le chas d’une aiguille. Prenons maintenant un exemple mathématique. Supposons qu’on souhaite résoudre une instance du problème 3-SAT, c’est-à-dire qu’on cherche une assignation de valeurs de vérité permettant de satisfaire une proposition de taille finie en forme normale conjonctive du type (a ∨ b ∨ c) ∧ (¬ a ∨ d ∨ ¬ c) ∧ … ∧ (f ∨ ¬ a ∨ ¬ b). Si on sait que l’instance possède une solution, une stratégie est de tirer au sort de façon répétée des assignations possibles et de les vérifier. Les assignations satisfaisant la proposition ayant une probabilité finie d’être tirées au sort, la procédure réitérée permet de mener à bien l’activité avec une probabilité convergeant vers 1. En revanche, comme chaque nouveau tirage est indépendant du précédent, les échecs passés ne permettent pas d’augmenter les chances de tomber sur une solution et on repart à chaque tirage de zéro. Le processus de résolution est donc non graduel.
55Inversement, dans une activité dont la réalisation est graduelle, l’avancée dans le processus mène à des situations successives dans lesquelles on se trouve objectivement plus avancé du point de vue de l’accomplissement de la tâche à effectuer. L’activité effectuée a ainsi une utilité objective, acquise de façon irréversible et les états successifs du processus sont ordonnés par rapport au degré d’avancement de la tâche. Dans l’exemple ci-dessus, si on consigne les assignations déjà testées et qu’on tire au sort parmi celles qui restent, le nombre d’assignations à tester et le travail restant à effectuer dans le cas le pire diminuent jusqu’au stade où on a la réponse.
56Comment conceptualiser la gradualité de cas de ce type ? Avant d’aller plus loin, il convient de garder à l’esprit les écueils suivants.
57Écueil de la trivialité. Toute activité se déploie progressivement dans le temps et tout être, sauf à être créé instantanément, vient progressivement à l’existence. En ce sens, toute activité et toute venue à l’existence semblent participer d’une certaine forme de gradualité. Les notions proposées doivent permettre de conceptualiser des aspects de la gradualité qui ne se réduisent pas à une telle notion minimale et peu informative de gradualité.
58Neutralité de la conceptualisation. Une définition stable des activités étudiées n’est pas toujours disponible. Il n’existe en particulier pas de consensus sur la nature des explications : pour certains, une explication est un objet logico-épistémique, pour d’autres une activité, pour d’autre encore un ensemble de processus causaux. La question de la gradualité se pose quel que soit le cadre adopté, et il convient donc de ne pas proposer de conceptualisation ad hoc. En conséquence, j’essaie de construire dans cette section une conceptualisation neutre à partir d’exemples variés qui portent sur des dimensions générales des activités à savoir leur degré d’avancement, leur certification (c’est-à-dire l’activité consistant à attester de façon fiable de leurs qualités), et enfin leur profitabilité, c’est-à-dire la possibilité qu’elles offrent de jouir d’avantages.
59Écueil de la finesse des définitions. En conceptualisant la notion de la gradualité, il convient de ne pas prendre comme paradigmatiques des cas manifestes de gradualité instanciant des propriétés trop fortes ou trop spécifiques. A contrario, on doit essayer de dégager des conditions faibles permettant de proposer des distinctions fines. La gradualité se conçoit souvent en se représentant les marches d’un escalier, c’est-à-dire un objet ayant un début, une fin, et une progression attestable, mesurable et régulière. Ainsi, la lecture d’une liste de candidats est graduelle en ce sens. Néanmoins, des processus, comme sans doute le progrès technique, scientifique ou spirituel ou l’avancement d’un apprentissage, peuvent être graduels sans avoir de termes ou de débuts clairement identifiés, sans qu’on dispose d’une métrique permettant de décrire de façon absolue ou relative les degrés de leur avancement, voire même sans qu’on puisse connaître la réalité de cet avancement. Dans ces conditions, la difficulté consiste à trouver des notions plus faibles permettant de conceptualiser en quoi ces processus peuvent aussi être graduels.
60Il est par ailleurs aisé de proposer des métriques générales graduelles permettant de comparer des situations, mais la question est de savoir si ces métriques décrivent de façon adéquate le type de progrès visé. Par exemple, on peut compter le nombre de coups de crayons donnés dans la réalisation d’un croquis ou le nombre de pièces apparemment en place dans la réalisation d’un rubik’s cube. Néanmoins, ces métriques ne sont pas nécessairement informatives sur le degré d’achèvement desdites activités. Par exemple, des pièces apparemment en place mais ne respectant en fait pas l’ordonnancement des faces peuvent rendre l’achèvement du rubik’s cube impossible. De même, quand on prépare un pain, la masse de la pâte fournit une métrique commune, mais celle-ci ne permet pas clairement de comparer les degrés d’achèvement des préparatifs, et encore moins de comparer la qualité de ce qui est préparé.
61Les notions mathématiques d’ordre partiel et d’ordre total fournissent des outils utiles pour un tel travail de conceptualisation. Un ordre partiel sur les éléments d’un ensemble est une relation binaire, anti-symétrique et transitive permettant de comparer certains éléments de cet ensemble sous un certain aspect. L’ordre peut être strict ou non strict selon que la relation est ou non réflexive. Si tous les éléments peuvent être comparés, l’ordre est total. Par exemple la relation « être l’ancêtre de » permet de décrire un ordre partiel sur les humains et la relation « inférieur ou égal » décrit un ordre total sur les entiers naturels. Notons qu’un ordre total est également partiel : quand tous les éléments d’un ensemble peuvent être comparés, a fortiori, certains éléments peuvent l’être. Dans ce qui suit, j’utilise les deux définitions suivantes :
Définition : Une propriété18 est graduelle si ses valeurs obéissent à une relation d’ordre total.
Définition : Une propriété est semi-graduelle si ses valeurs obéissent à une relation d’ordre partiel.
62J’essaie dans ce qui suit d’utiliser ces concepts pour proposer des notions permettant de décrire différents aspects de la gradualité ou de la non gradualité des activités. Une conceptualisation en termes d’ordre ne requiert pas que les valeurs de ladite propriété aient une borne supérieure ou inférieure et elle est ainsi compatible avec l’idée d’une progression indéfinie et d’un point de départ indéfiniment peu avancé. Une métrique permettant de quantifier une distance entre les étapes de la réalisation d’une activité n’est pas non plus requise, ce qui est souhaitable vu la fréquente absence de telles métriques dans la description des activités. On peut en revanche se demander si la notion d’ordre n’est pas trop permissive pour caractériser la gradualité, car elle est compatible avec des cas de progression infinitésimale. Comme nous le verrons, la notion d’ordre total est sans doute trop forte pour conceptualiser de façon générale la gradualité des activités. En effet, différentes réalisations d’une même activité (p. ex., l’apprentissage de la lecture par différentes méthodes) peuvent manifester de la progressivité sans qu’on puisse nécessairement comparer deux étapes quelconques de ces deux réalisations. La notion d’ordre partiel permet alors potentiellement de caractériser de telles situations.
63Gradualité des activités, des types d’exécution et des exécutions particulières. La notion d’activité dans la langue naturelle ne distingue pas nettement entre les activités d’un certain type et leurs exécutions particulières. La phrase « J’effectue une multiplication » est l’indication d’une activité permettant d’accomplir une tâche mais ne permet pas le processus employé pour cela. « Je pose une multiplication » décrit en revanche un type d’exécutions. Or, une activité de production d’un X peut être graduelle en tant qu’activité (gradualité forte) ou au niveau de certaines de ses exécutions particulières ou de certains types d’exécutions (gradualité faible). Par exemple, l’exécution d’une symphonie est graduelle en tant qu’activité car toutes les exécutions correctes se font dans le même ordre. En conséquence, toutes les étapes de toutes ses exécutions peuvent être rangées et comparées de façon informative par rapport à leur degré d’avancement. On a donc une relation d’ordre total sur toutes les étapes de toutes les exécutions et on peut comparer différentes exécutions d’un même passage. En revanche, certaines activités peuvent être graduelles dans leurs exécutions sans qu’on puisse ordonner de façon globale et informative toutes les étapes de toutes les exécutions eu égard à la réalisation de ladite activité : on a alors une relation d’ordre partiel sur l’ensemble des étapes possibles par lesquelles on peut passer. C’est par exemple le cas lorsqu’existent différents chemins pour mener à bien une activité. Par exemple, la multiplication de tête de deux nombres à trois chiffres peut se faire en suivant différentes stratégies. La réalisation de chacune de ces stratégies est un processus graduel dont les étapes peuvent être ordonnées. En revanche, les étapes de toutes les stratégies ne peuvent être rangées dans un seul ordre qui permettrait de comparer leur degré d’avancement par rapport à l’accomplissement de la tâche considérée. Et il peut enfin se faire que certaines exécutions d’une activité soient graduelles et d’autres non. Il convient donc, pour discuter ces questions de préciser si elles portent sur une activité ou sur ses exécutions particulières.
64Notons pour finir que la gradualité apparente d’une activité ou ses exécutions peut dépendre du degré de description adopté. Ainsi, si toutes les façons de calculer les décimales de π obligent à passer par le calcul de ses décimales successives, alors l’activité sera graduelle comme type et on peut comparer l’avancement de ses exécutions. Néanmoins, les étapes de calcul peuvent être différentes selon les algorithmes utilisés et donc, à un degré plus fin, les exécutions peuvent ne pas être comparables du point de vue de leur avancement. La gradualité d’une activité est donc relative à certaines propriétés et certains concepts utilisés pour décrire objectivement cette activité. De ce fait, une activité peut sembler graduelle à certains agents et non-graduelle à d’autres qui ne la considèrent pas sous le même angle et au moyen des mêmes concepts.
65Caractère informel du travail conceptuel proposé. Idéalement, pour proposer des concepts généraux de gradualité des activités, il serait bon de disposer d’une théorie générale permettant de décrire adéquatement les tâches, les activités et leurs degrés d’avancement. L’informatique théorique fournit par exemple un univers conceptuel précis, général et fécond permettant de réfléchir avec rigueur à la conceptualisation des activités et à l’exécution des tâches au sein de systèmes symboliques à travers des notions générales comme celles de complexité, de ressource, ou de résolution exacte ou partielle d’un problème. Malgré mon désir d’essayer de produire des définitions rigoureuses, j’ai décidé d’en rester à un cadre informel. En effet, en l’absence d’un cadre formel général consensuel, la généralisation de l’analyse à partir d’un cadre formel particulier comme l’informatique n’aurait été en rien garantie. Dans ces conditions, la difficulté a consisté à essayer de tenir un discours à la fois général, informel, et pourtant rigoureux.
66Je suppose dans ce qui suit qu’on considère des tâches ou des objectifs suffisamment bien définis ; qu’il existe un état de fait consensuel sur leur achèvement ; que les processus qui permettent d’exécuter ces tâches sont bien caractérisés, ainsi que leurs étapes. Et pour définir des concepts de gradualité, j’utilise des notions (degré d’existence, bénéfices, vérification) dont je suppose qu’elles peuvent être suffisamment bien décrites pour analyser les activités considérées. Le travail qui suit ne vaut donc que dans les cas où les notions utilisées peuvent être appliquées de façon suffisamment consensuelle, à défaut d’être parfaitement théorisées. Il est au final vraisemblable que les définitions générales auxquelles je suis arrivé sont encore perfectibles. J’espère néanmoins qu’elles sont assez précises pour indiquer de façon suffisamment claire les idées défendues, leur plausibilité et le besoin de distinguer certaines notions pour progresser de façon féconde dans l’analyse de la gradualité des activités et en particulier d’une activité épistémique comme l’explication.
67Je passe maintenant à la description de concepts permettant de décrire la gradualité des activités. La figure 1 présent une tentative de récapitulatif sous la forme d’un tableau synoptique illustré accompagné de définitions informelles en légende.
3.2. Exécution des activités et gradualité
68Je propose d’abord ici des concepts visant à caractériser la gradualité de l’avancement des activités.
3.2.1. Exécutions intermédiaires
69Dans certains cas, l’exécution et la réussite d’une activité est une question de tout ou rien : soit on touche une cible, soit on la rate, soit on passe le fil dans le chas d’une aiguille, soit non. L’idée d’exécution graduelle suppose qu’il n’en va pas toujours ainsi et qu’on peut partiellement exécuter une activité. On peut dans ces conditions proposer la définition suivante :
Définition. L’exécution d’une tâche T atteint à l’étape ek un degré strictement intermédiaire s’il existe une propriété semi-graduelle P(x) qui caractérise correctement l’avancement de cette tâche, si ek instancie P(x), et s’il existe un degré strictement plus avancé de l’exécution de T et donc une étape a telle que P(ek) < P(a).
70La définition est construite sans référence à un état d’achèvement afin d’être applicable aux tâches qui semblent infinies. Le degré intermédiaire considéré peut être atteint par étape ou d’un seul coup. Par exemple, un coup porté dans un punchingball de foire produit une performance particulière intermédiaire, qui ne se produit pas graduellement et n’est améliorable qu’en donnant un nouveau coup. Dans certains cas, l’exécution de la tâche ne peut être poursuivie plus loin car on ne sait pas comment prolonger cette exécution, ou car on se trouve empêché, même s’il serait possible de le faire. Par exemple une équipe d’alpinistes qui explore des nouvelles voies pour gagner le sommet jamais gravi d’une montagne peut atteindre un point au-delà duquel elle n’arrive pas à poursuivre – même si une autre équipe y parviendra peut-être un jour. Dans d’autres cas, il peut être impossible de poursuivre l’exécution. Par exemple, la série d’un joueur de snooker s’arrête définitivement quand il rate un coup, et seule une autre tentative peut l’amener plus proche de la série idéale égale à 147 points. De même une tentative de satisfaction d’une formule 3-SAT peut satisfaire une partie d’une formule sans qu’aucune assignation supplémentaire de valeurs à des variables ne soit possible.
3.2.2. Exécutions graduellement avançables
71Dans certains cas, une exécution peut atteindre des degrés intermédiaires successifs plus avancés, et ainsi progresser par étapes. On peut pour capturer cette idée proposer la définition suivante :
Définition. L’exécution d’une tâche T est graduellement avançable (c’est-à-dire progresse par étapes dans l’accomplissement de la tâche) s’il existe une propriété semi-graduelle P(x) qui caractérise correctement l’avancement de cette tâche et une suite chronologique d’étapes distinctes e1 … ek … du processus, immédiatement successives ou non, qui instancient P(x), correspondent à des degrés strictement intermédiaires, et dont les valeurs P(e1) … P(ek) … sont strictement croissantes. Si la suite e1 … ek est infinie alors l’exécution est in(dé)finiment avançable.
72Les clarifications suivantes doivent être apportées. La définition ne demande pas que l’avancement soit continu ou se fasse via des étapes successives. En effet, les progrès d’une activité surviennent souvent à des intervalles irréguliers sans que les états au sein de ces blocs n’instancient de progression. Par exemple, dans la production d’une pâte à pain, on incorpore par étapes successives l’eau et la farine, et ce sont les pâtes pétries successives qui se rapprochent de plus en plus de la boule de pâte finale du point de vue de ses propriétés cibles.
73La définition n’impose par ailleurs aucune condition sur l’existence d’un début ou d’un terme à la tâche considérée. Par exemple, l’énumération successive des nombres premiers est une tâche graduellement avançable qu’il n’est pas possible d’achever. En conséquence, pour être générale, la caractérisation de l’avancement d’une exécution, ne doit pas faire référence aux éventuels termes initiaux ou finaux de la tâche, ni même à des propriétés globales du processus qui peut être infini, et il est préférable de faire reposer cette caractérisation sur un critère local mettant en jeu les états successifs d’un processus et leurs différences. Cette localité rend l’épistémologie de la gradualité moins exigeante, puisqu’il suffit de connaître des propriétés locales d’un processus pour savoir s’il est graduel – et on peut même ignorer si le processus engagé a une fin. Ainsi, le voyageur qui marche à la boussole vers le Nord peut ignorer sa distance au pôle mais savoir qu’il a progressé en caractérisant géométriquement son itinéraire comme étant globalement dans la direction Nord.
74Afin d’éviter les cas triviaux, la définition est choisie de façon à ce qu’il faille au moins deux étapes intermédiaires progressives pour que l’exécution soit dite graduellement avançable. La définition ne demande pas non plus l’existence potentielle d’une infinité d’étapes manifestant une avancée indéfinie dans le processus (cas de l’énumération des nombres premiers) car elle doit pouvoir s’appliquer à des tâches qui sont achevées en un nombre fini d’étapes.
75La partie cruciale de la définition est la demande d’une propriété semi-graduelle qui caractérise de façon authentique les avancements intermédiaires de la tâche cible. Comme dans la définition précédente, il est demandé que la propriété P(x) instanciée soit semi-graduelle (une propriété graduelle étant aussi semi-graduelle). Puisque les valeurs P(e1) … P(ek) … sont ordonnées, si on restreint le domaine de P(x) aux étapes e1 … ek, alors toutes ses valeurs sont ordonnées. Néanmoins, P(x) a en général un domaine plus large, et toutes ses valeurs sur ce domaine ne sont pas nécessairement comparables sans que cela n’affecte la gradualité de l’exécution cible. Par exemple, la résolution d’un rubik cube peut se faire selon un algorithme progressif, mais cela n’implique pas que le degré d’avancement de toutes les étapes de toutes les méthodes de résolution du cube soient comparables. En conséquence, la caractérisation de l’avancement se fait dans le cas général par une propriété semi-graduelle.
76Certains cas sont difficiles à trancher. Le début d’une tentative de preuve d’un énoncé mathématique qui finit par échouer ne doit pas être considéré comme une preuve qui aurait été avancée de façon intermédiaire. Dans le cas d’un début de preuve qui pourrait aboutir (ce qu’on ne sait initialement pas) la réponse à apporter n’est pas claire. Il semble plausible de considérer que tant qu’un énoncé n’a pas été pleinement prouvé, il n’a en rien été prouvé (on ne prouve pas quelque chose à moitié) et qu’inversement, quelque chose qui se donne avec certitude comme la moitié d’une preuve qui aboutit doit ipso facto établir que la moitié manquante complète bien la preuve…donc prouver intégralement l’énoncé. Certains cas sont dépendants de l’objectif visé. Par exemple, l’assignation progressive mais finalement infructueuse de valeurs à des variables d’une formule de 3-SAT dans le cadre d’un problème d’optimisation peut ou non être considérée comme graduelle. Si le but est de satisfaire l’instance en faisant de son mieux et en satisfaisant de plus en plus de clauses, avancer dans la tâche sur une voie qui ne mène pas à une solution optimale peut être considéré comme un progrès dans l’exécution. Si en revanche le but est de satisfaire la formule ou de trouver une solution optimale et que la voie explorée ne mène pas à de telles solutions, il peut être légitime de considérer que rien de substantiel n’est alors accompli dans de telles voies. Cet exemple montre que la gradualité d’une activité dépend de façon fine de la conceptualisation de la tâche et de ses objectifs précis, par-delà la pure description de l’activité considérée.
77On peut également noter que le caractère graduellement avançable d’une exécution ne requiert pas la propriété de cumulativité, qui supposerait la permanence et l’extension de caractéristiques du processus : une personne qui améliore son épanouissement en embrassant successivement des métiers complètement différents est ainsi dans un progressif graduel qui ne semble pas pour autant être cumulatif (sauf peut-être à un niveau très abstrait).
78On peut par ailleurs se demander si les définitions proposées ci-dessus ne sont pas trop essentialistes au sens où elles ancrent la gradualité dans des propriétés des étapes ou de leurs résultats. Cela ne rend-il pas difficile leur application aux cas de processus graduels dont les étapes sont choisies de façon en partie conventionnelle ? Par exemple, la lecture des noms de département dans l’ordre de leurs numéros minéralogiques est un processus graduel dont les étapes sont en partie conventionnelles et ce qui fait la gradualité du processus, c’est simplement que l’ordre des étapes, choisi conventionnellement, est respecté. On peut néanmoins répondre que, quand une telle convention est posée, celle-ci définit la nature de la tâche et des étapes du processus qui doivent l’exécuter. On peut donc tout à fait décrire des propriétés d’avancement et d’ordre en référence à cette nature conventionnellement forgée.
Figure 1-1 : Gradualité et intermédiarité des tâches et des exécutions : tentative de tableau synoptique

Figure 1-2 : Description et explicitation de la typologie, commentaires et légendes

79Notons que la définition, quoique peu exigeante, n’est pas non plus triviale au sens où tout processus temporel ne tombe pas sous elle. Par exemple, un moment ouvert de rêverie, ou le processus amenant à la découverte fortuite d’un trésor ne semblent pas pouvoir être décrits comme des activités graduellement avançables – la variable temps ne pouvant guère être utilisée pour décrire une avancée intrinsèque de la tâche en cours, qui ne se définit pas par rapport à elle. Il est en revanche vraisemblable que la définition nécessite des améliorations afin d’exclure des cas peut-être pathologiques. Il pourrait ainsi se faire qu’après avoir graduellement progressé, l’exécution régresse dans ses dernières étapes. Le hasard peut également produire des progressions apparentes. Par exemple, des singes qui agenceraient au hasard les mots d’un sonnet de Ronsard et produiraient sur le long terme des versions toujours plus complètes du sonnet jusqu’à tomber sur le sonnet lui-même. Étant donné la variété des cas pathologiques possibles, je n’essaie pas ici de procéder des améliorations générales pour éviter de compliquer inutilement les choses.
80Quoi qu’il en soit, on peut à partir de là distinguer différents types d’exécutions graduellement avançables de la façon suivante. Tout d’abord, le degré d’avancement possible de la tâche peut être soit borné par une valeur de P(x) (typiquement, quand la tâche peut être achevée), soit non (p. ex. dans le cas d’une énumération infinie). L’exécution peut par ailleurs être finie ou se poursuivre indéfiniment. Si elle est finie, elle peut s’achever en accomplissant complètement la tâche ou en s’arrêtant à un degré intermédiaire. Si elle est infinie, elle peut converger vers un degré d’achèvement intermédiaire (avec une avancée ralentissant de façon critique), converger vers le point d’achèvement de la tâche, ou ne pas converger dans le cas d’une tâche dont l’achèvement n’est pas borné. A défaut d’analyser systématiquement tous ces cas, je présente maintenant deux types de cas utiles pour les analyses à venir.
3.2.3. Exécutions graduellement achevables et quasi-achevables
81De multiples activités sont exécutées de façon graduelle jusqu’à leur terme. Cette situation peut se caractériser ainsi :
Définition. L’exécution d’une tâche T est graduellement achevable de façon finie, s’il existe une propriété semi-graduelle P(x) qui caractérise l’avancement de cette tâche et possède un maximum P(f)19 pour laquelle la tâche T est achevée, si cette exécution est finie, graduellement avançable pour P(x), et si pour son étape finale ef, P(ef) = P(f).
82Remarquons que la définition est compatible avec la possibilité d’achever la tâche de plusieurs façons – par exemple, il peut y avoir plusieurs façons distinctes d’achever la construction d’une maison à partir de la construction de fondations identiques. Cette définition permet de dire que les tâches dont le degré d’achèvement n’a pas de borne supérieure finie (p. ex., l’énumération des nombres premiers) ne sont pas graduellement achevables de façon finie. Je ne me prononce pas sur la possibilité d’achever graduellement une tâche infinie via une dernière étape qui permettrait d’accomplir un avancement infini.
83Dans certains cas, le terme de l’activité considérée ne peut néanmoins pas être atteint même si on peut s’en rapprocher autant qu’on le souhaite. Par exemple, si on utilise un algorithme calculant les décimales successives de Pi, alors le processus ne peut être achevé même si la distance au but diminue indéfiniment de façon graduelle et on peut dire que l’exécution est graduellement quasi-achevable. On peut essayer de caractériser de telles situations par la définition suivante :
Définition. L’exécution d’une tâche est quasi-achevable de façon graduelle, s’il existe une propriété semi-graduelle P(x) qui caractérise l’avancement de cette tâche et possède un maximum P(f)20 pour laquelle la tâche T est complètement achevée, et s’il existe une suite chronologique infinie d’étapes de cette exécution e1 … ek … strictement ordonnées par P(x) en vertu de laquelle cette exécution est indéfiniment avançable et telle que, pour toute valeur P(a) strictement inférieure P(f), il existe une étape et de cette suite telle que P(a) < P(et).
84La définition vise à capturer l’idée que l’exécution considérée peut se rapprocher de façon indéfinie de l’achèvement de la tâche. Néanmoins, afin d’être plus générale, cette définition ne requiert pas l’existence d’une métrique caractérisant la distance au but. Elle tente par ailleurs de caractériser objectivement l’avancement d’une exécution et ne pose pas de condition épistémique relative à la connaissance de son degré d’achèvement par le sujet qui considère cette exécution ou qui la mène à bien. Naturellement, la connaissance de la distance au but peut souvent être utile pour mener à bien une exécution, par exemple quand on utilise un GPS pour se rendre quelque part. Néanmoins, une telle connaissance n’est souvent pas disponible et n’est pas non plus requise. Ainsi, si on marche vers le pôle Nord avec une boussole, la progression est graduelle parce que la distance au but diminue effectivement mais on peut ne pas savoir à quelle distance du pôle on se trouve. Dans de tels cas, les agents ne peuvent donc pas utiliser la connaissance de leur distance au but pour progresser et s’orienter dans leur activité – et un enjeu est alors d’expliquer comment ils arrivent néanmoins à mener à bien celle-ci (voir le § 2.3.3. sur ce point).
3.2.4. Exécutions graduellement créatrices et graduellement créatrices par approximations successives
85L’exécution de certaines activités peut progresser et être achevable graduellement sans que le résultat final de ces activités n’advienne progressivement à l’existence. La résolution d’une instance positive de 3-SAT par tirage au sort et élimination progressive des assignations possibles illustre ce point. A chaque tentative avortée, on ne possède aucune information sur des parties de la solution ; en revanche, on progresse dans la vérification de l’ensemble des cas à tester, on s’approche à chaque étape de la découverte de la solution, et c’est d’un seul coup qu’on établit sa nature quand on la découvre. Inversement, dans les cas où l’activité consiste à produire quelque chose, comme un livre, une maison, un état épistémique, ou l’exécution d’une œuvre musicale, l’avancement dans la production s’accompagne souvent de la venue à l’existence progressive de cette chose. Cette venue à l’existence n’est pas anodine car elle peut souvent permettre de vérifier la conformité du processus mais aussi de commencer à profiter des bénéfices escomptés. Pour caractériser de tels cas, on peut demander que la propriété qui caractérise l’avancement graduel de l’exécution corresponde à la venue graduelle à l’existence de l’objet produit :
Définition. L’exécution d’une activité visant à produire un objet ou un état de fait de type T est graduellement créatrice si elle fait advenir graduellement à l’existence un objet ou un état de fait de type T, au sens où i) il existe une propriété semi-graduelle Ex(x), qui caractérise le degré d’existence d’un objet ou d’un état de fait de type T, et ii) une suite chronologique de plusieurs étapes distinctes e1 … ek … du processus, immédiatement successives ou non, qui instancient Ex(x), correspondent à des degrés d’existence intermédiaires d’un objet ou d’un état de fait de type T, dont les valeurs Ex(e1) … Ex(ek) … sont strictement ordonnées, et en vertu desquelles l’exécution est graduellement avançable.
86La présente définition repose sur un prédicat d’existence dont on suppose que l’instanciation peut être parfois graduelle. Il existe potentiellement plusieurs façons de venir progressivement à l’existence, outre le fait d’apparaître partie par partie. La définition ne dit rien sur ce point qui nécessiterait d’être analysé indépendamment. Elle vise par ailleurs à être compatible avec l’existence finale de plusieurs objets particuliers distincts, pourvu qu’ils soient du type souhaité. Par exemple, quand on construit une maison en lego, le résultat peut prendre in fine plusieurs formes. La définition est également compatible avec les cas de créations qui peuvent se poursuivre indéfiniment – un château en lego pouvant par exemple toujours recevoir des extensions – et on pourrait en s’inspirant des définitions précédentes, également distinguer entre des processus graduels de venue à l’existence achevables (ou quasi-achevables) ou non.
87Cette définition permet en pratique de distinguer utilement différent cas. Le téléchargement d’un fichier non-compressé est ainsi une activité graduellement créatrice car, au fur et à mesure du téléchargement, des parties grandissantes du fichier cible sont téléchargées. En revanche, le téléchargement d’un fichier compressé n’est pas une activité graduellement créatrice. En effet, l’activité de compression repose sur l’identification de régularités à travers les parties de la description d’un objet et dans un fichier comprimé, les différents morceaux du fichier compressé ne codent pas toujours des parties du fichier cible. De même, dans la réalisation d’un gâteau, les différentes étapes de la réalisation ne correspondent pas d’ordinaire à la production de parties du gâteau. D’autres contre-exemples sont fournis par les activités dont le résultat survient soudainement à la fin du processus. Par exemple, la production d’un orgasme, le fait de se marier au cours d’une cérémonie, ou le fait de produire un faisceau laser ne sont pas des activités graduellement créatrices car on n’obtient pas en général à mi-parcours un demi-orgasme, un(e) demi-marié(e), ou un demi-faisceau, même si on peut avancer de façon intermédiaire l’activité qui mène à ces résultats. Les activités sans degré d’avancement intermédiaire dans lesquelles quelque chose est créé (p. ex., le fait social de remporter une victoire par un dernier tir au but réussi) ne sont pas non plus graduellement créatrices.
88D’autres définitions proches pourraient être proposées pour traiter des cas proches. Ainsi, la venue à l’existence d’un objet fini passe souvent par la production de versions successives Xi* distinctes d’un objet final cible X, toujours plus proches de lui, mais dont il n’est pas clair qu’on puisse décrire leur relation à X au moyen d’un prédicat graduel d’existence, comme dans le cas de l’appareil qu’on transforme progressivement en gâteau ou de la sculpture que l’artiste affine progressivement. Par défaut, une notion d’activité graduellement créatrice par approximations progressives pourrait être proposée pour conceptualiser de tels cas – notion qui nécessiterait, pour être spécifiée, de proposer pour chaque type de cas une notion d’approximation adéquate (p. ex., une notion de vérité approchée, de solution approchée, etc.) permettant de caractériser en quoi les versions successives se rapprochent de la version finale.
3.2.5. Gradualité des exécutions, des activités et pluralité des voies de progrès
89Les propriétés de gradualité décrites ci-dessus portent sur les exécutions particulières des activités dont certains états sont ordonnés sur la base de leur degré d’avancement. Dans certains cas, l’avancement se déroule de façon comparable, voire identique, d’une exécution à l’autre. Si chaque état d’une exécution a des états correspondants dans toutes les autres exécutions et que ceux-ci sont rangés dans le même ordre, on peut alors ranger ces états par classes d’équivalence qui obéissent à la même relation d’ordre que leurs membres, comme dans le cas de l’exécution par différents musiciens d’un même morceau de musique. On est alors dans un cas de gradualité forte (toutes les exécutions sont graduelles) et la gradualité est donc une caractéristique globale de l’activité. De plus, tous les degrés d’avancement de chaque exécution peuvent être comparés et l’ordre sur les états des exécutions est donc total.
90Dans le cas général, toutes les exécutions d’une activité ne sont pas toujours graduelles. De plus, ces exécutions peuvent passer par des chemins aux caractéristiques profondément différentes dont les états ne peuvent en rien être regroupés en classes d’états homologues. Néanmoins, même dans de tels cas, les propriétés d’ordre utilisées pour définir la gradualité de l’avancement des exécutions fournissent parfois une échelle commune abstraite qui, par-delà leurs différences, permet la comparaison ordonnée de l’ensemble des états de ces exécutions (ou d’un sous-ensemble des états de chaque exécution, si les exécutions se font par avancements cycliques). Par exemple, tous les téléchargements d’un même fichier peuvent être comparés relativement à la quantité d’octets téléchargés ou restant à télécharger. Dans de tels cas, on a donc un ordre total sur les étapes pertinentes des différentes exécutions, même si celles-ci sont différentes.
91La possibilité de comparer les degrés d’avancement d’activités dont les exécutions particulières ne sont pas graduellement avançables peut faire que cette activité puisse elle-même être considérée globalement comme graduellement avançable. Par exemple, le lanceur de fléchettes, les coureurs de 100 mètres ou les alpinistes qui s’attaquent à une montagne jamais escaladée, effectuent des tentatives qui ne peuvent être améliorées quand elles sont interrompues ou achevées. Néanmoins, leurs performances sont comparables et peuvent être améliorées via de nouvelles exécutions. Dans un tel cas, on peut donc dire que l’activité est globalement avançable si on considère que son exécution générale recouvre toutes ses exécutions successives, et que l’agent collectif exécuteur est composé de l’ensemble des agents qui se succèdent – et on peut ainsi conceptualiser le progrès graduel d’une activité ou d’un champ.
Figure 2. Schématisation de l’ordre partiel entre les sous-ensembles d’un ensemble du point de vue de la relation d’inclusion

92Néanmoins, en général, les degrés d’achèvement des exécutions d’une activité ne sont souvent pas comparables – et l’ordre sur l’ensemble des étapes pertinentes de ces différentes exécutions n’est donc que partiel. Ce cas de figure peut être illustré par la tâche consistant à réunir des éléments incomparables au sein d’un même ensemble (p. ex., des amis lors d’une date commune). Dans un tel cas de figure, les différentes voies de recherche d’une date sont graduellement avançables, par exemple si on passe de 1/2/3/4 à 12/3/4 puis à 1234 en trouvant des dates qui conviennent à 1 et 2 puis à 1, 2, 3 et 4. Néanmoins, les résultats intermédiaires de ces différentes exécutions ne sont pas tous comparables car la relation d’inclusion n’ordonne que partiellement les sous-ensembles d’un ensemble, comme cela est schématisé dans le diagramme de Hasse représenté dans la figure 2. Les degrés d’avancement des étapes 1/23/4 et 124/3 ne sont ainsi pas comparables, sauf si on considère qu’il y a une mesure commune entre les éléments et, par exemple, qu’un ensemble avec 3 éléments est plus avancé que deux ensembles d’un et deux éléments. Notons que dans l’exemple représenté en 2, la tâche possède un seul degré d’achèvement possible. Dans le cas général, il peut y avoir plusieurs façons d’achever une tâche et certaines tâches peuvent ne pas avoir d’état d’achèvement (p. ex., la représentation finie d’une droite peut toujours être prolongée).
93Dans les cas où le succès d’une activité se décline en dimensions indépendantes, l’ordre sur l’ensemble des étapes possibles n’est ainsi que partiel. En conséquence, quand on souhaite comparer l’avancée de l’exécution de tâches complexes qui ne passent pas par des étapes homologues, une des difficultés est de trouver une métrique qui reflète réellement et complètement le degré d’avancement des exécutions – si cela est possible. Trouver des métriques ou des critères graduels abstraits qui permettent de comparer et d’ordonner différents items complexes n’est en effet pas difficile. Considérons ainsi la tâche consistant à rendre meilleure une université. Cette activité est multi-dimensionnelle car une université poursuit de multiples objectifs et doit remplir de nombreuses missions. Dans ce contexte, on peut aisément produire des métriques simplifiées, comme le classement de Shangaï, à partir d’indicateurs censés mesurer le succès de ces objectifs en fait incomparables et donner des poids à ces indicateurs afin de former une grandeur agrégée permettant le classement – mais il n’est alors pas clair de savoir en quoi une progression dans le classement de Shangaï dénote une amélioration réelle de la qualité d’une université et de ses missions particulières.
94Au final, ces exemples simples illustrent que la gradualité des exécutions des tâches n’implique en rien une représentation simpliste du progrès comme un processus linéaire, unidimensionnel, n’advenant que d’une seule façon ou par une seule voie, et dont toutes les étapes et les degrés d’avancement seraient comparables par un critère unique et général. Cette mise en garde est particulièrement importante quand on essaie de conceptualiser le progrès des activités scientifiques ou humaines. Par exemple, les pratiques individuelles de modélisation d’un type de phénomènes progressent souvent de façon graduelle sous un certain aspect au sens où, par exemple, des versions plus avancées d’une famille de modèles permettent de prédire plus de phénomènes qu’une version antérieure. En même temps, de nombreux facteurs contribuent à rendre incomparables les différentes familles de modèles représentant un même type de phénomènes. Typiquement, des choix pratiques et théoriques dans les activités de modélisation peuvent rendre des modèles plus appropriés à prédire certains phénomènes et non d’autres et donc à les rendre incomparables. En résumé, les analyses gradualistes, pourvu qu’elles portent sur les exécutions particulières des activités (gradualité des instances), et non sur les activités elles-mêmes (gradualité des types) ne sont donc pas incompatibles avec l’idée que le progrès survient de façon plurielle au sein des activités complexes21.
3.3. Profitabilité de l’exécution d’une activité et gradualité
95Je discute maintenant la gradualité de la profitabilité des exécutions d’activités.
3.3.1. Discussion préalable et définition
96Deux questions doivent être distinguées. On peut d’abord se demander jusqu’à quel point il est possible de profiter de façon partielle et par degré des profits procurés par un objet existant ou du résultat d’une tâche déjà exécutée. Une question distincte est de savoir jusqu’à quel point il est possible de jouir partiellement de ces mêmes bienfaits quand cet objet n’existe pas encore complètement ou que la tâche n’est qu’incomplètement exécutée. La différence peut être illustrée par l’exemple suivant. Si j’achète des meringues, je peux en tirer du plaisir de façon partielle et graduelle en les consommant bouchée par bouchée. En revanche, on ne peut profiter, même partiellement, de leur saveur en cours de préparation, car on n’a alors que des blancs au sucre ou une meringue à moitié cuite.
97C’est la seconde question qui retient ici mon attention. Pour la traiter correctement et conceptualiser la gradualité des bénéfices obtenus, il convient de se focaliser sur les profits spécifiques qu’un objet ou l’exécution d’une tâche apportent. N’importe quel objet peut en effet apporter des bénéfices extrinsèques, non liés à sa nature. Ainsi, un objet massique peut servir de lest ou d’arme, même si ce n’est pas sa destination propre. De même, l’apprentissage par un enfant d’un morceau de clarinette peut lui apporter des louanges pour sa persévérance, alors que, clairement, l’apprentissage n’est pas achevé. Ainsi, prendre en compte n’importe quel bénéfice pourrait faire passer de façon trompeuse une activité pour graduellement profitable alors que, pour l’utilisateur, la question est de savoir s’il peut obtenir de façon graduelle les bénéfices en vue desquels il exécute cette activité.
98Dans ce type de discussions, une difficulté est que la profitabilité spécifique d’une entité ou d’une activité ne fait parfois pas consensus. C’est typiquement le cas pour les explications, qui apportent des bénéfices multiples comme l’unification des connaissances, la possibilité de prédire des événements dont les mécanismes de formation sont connus, la possibilité de manipuler des systèmes physiques, etc. De plus, certains bénéfices épistémiques, alors qu’ils ne correspondent pas à la fonction première des explications, peuvent être authentiquement liés à leur nature, bien que de façon indirecte : par exemple, si une explication physique comporte nécessairement des informations nomologiques, alors cette dernière peut également permettre de prédire, manipuler, unifier, etc. des phénomènes. Dans ces conditions, pour lever toute ambiguïté, il est préférable de considérer que la gradualité de la profitabilité d’une activité est relative à un bénéfice énoncé explicitement. On peut également ainsi analyser les activités qui sont essentiellement associées à plusieurs bénéfices distincts qui ne croissent pas simultanément, voire sont impliqués dans des jeux de balance (trade-offs).
3.3.2. La gradualité de la profitabilité : intérêt, non-automaticité et définition
99L’exécution d’une tâche est d’ordinaire motivée par le fait que son accomplissement permet de jouir de bénéfices spécifiques, soit que le résultat soit en lui-même un bien, soit qu’il contribue à produire des biens. Dans de nombreux cas, pour profiter du résultat spécifique d’une activité, il est nécessaire d’attendre que celle-ci soit complètement achevée. Ainsi, un individu qui apprend à faire du vélo, effectue une prédiction météo en résolvant une équation, installe la fibre optique, se marie à Dieu, ou se masturbe pour atteindre l’orgasme doit achever son activité pour profiter du résultat (utiliser un mode de transport bon pour la santé, choisir des vêtements contre la pluie, profiter d’un haut débit numérique, atteindre la félicité en étant marié.e à Dieu, avoir le plaisir de l’orgasme). Il n’est évidemment pas exclu que le processus menant au but soit source d’autres bénéfices (p. ex., d’autres plaisirs érotiques), distincts de ceux que procurent l’état final visé.
100Dans l’absolu, il est néanmoins préférable que la jouissance commence le plus tôt possible sans attendre la fin de l’exécution d’une activité et donc que les bénéfices recherchés arrivent graduellement en cours d’exécution. La jouissance est de plus souvent signe de réussite : quand on peut profiter du résultat d’une activité, c’est d’ordinaire parce qu’elle a réussi – même si la jouissance authentique mais accidentelle est conceptuellement envisageable. La jouissance graduelle est donc également souhaitable pour aider à garantir la validité de l’exécution de l’activité et guider celle-ci, comme cela peut être le cas dans la confection d’une sauce, le réglage d’un instrument, ou une stimulation érotique.
101On peut dans ces conditions proposer les définitions suivantes :
Définition. L’exécution d’une tâche T atteint à l’étape ek un degré de profitabilité strictement intermédiaire relativement à des bénéfices de type T s’il existe une propriété semi-graduelle Prof(x) qui caractérise l’importance de ces bénéfices, si ek instancie Prof(x), et s’il existe une étape possible ea de l’exécution de T qui instancie Prof(x) et telle que Prof(ek) < Prof (a).
Définition. L’exécution d’une activité est graduellement profitable relativement à des bénéfices de type T si les bénéfices de type T qu’elle procure augmentent graduellement, au sens où il existe une propriété semi-graduelle Prof(x), qui caractérise l’importance de ces bénéfices et une suite chronologique d’étapes distinctes e1 … ek … de cette exécution, successives ou non, qui instancient Prof(x), correspondent à des degrés de profitabilité intermédiaires et dont les valeurs Prof(e1) … Prof(ek) … sont strictement ordonnées.
102Ces définitions appellent quelques commentaires. Afin de ne pas faire de supposition inutile, la définition ne requiert pas que, pour qu’une exécution d’activité soit profitable de façon intermédiaire (ou graduellement profitable), elle soit aussi exécutable de façon intermédiaire (ou graduellement exécutable) – même s’il est difficile de concevoir des cas de figure dans lesquels la hausse des profits intermédiaires serait décorrélée du degré d’achèvement de la tâche accomplie. La définition ne précise pas non plus en quel sens on peut profiter progressivement de ces bénéfices. Le cas le plus évident est celui dans lesquels on profite de parties croissantes d’un ensemble de bénéfices, mais d’autres types de gradualité sont envisageables, par exemple si on bénéficie d’un plaisir esthétique de plus en plus pur. Enfin, la définition ne réclame pas non plus la cumulativité des gains au sens où, à une étape ultérieure, on pourrait bénéficier de profits antérieurs et de profits supplémentaires : il est simplement demandé qu’il existe une mesure commune de ces profits qui permette d’ordonner les étapes du point de vue de l’augmentation des profits. Le cas de théories successives meilleures mais non cumulatives illustre potentiellement ce cas.
103Globalement, il ne semble pas y avoir de relation générale entre les types de gradualité de l’exécution d’une activité et la gradualité de sa profitabilité. En conséquence, le reste de cette section est consacrée à illustrer la variété des cas possibles en la matière.
3.3.3. Profitabilité des exécutions graduellement avançables et des exécutions intermédiaires
104Une exécution n’a pas besoin d’être achevée ou achevable pour être graduellement profitable. Par exemple, on peut calculer et utiliser avec profit les décimales successives de π sans jamais pouvoir toutes les calculer. Il est d’ailleurs clairement préférable qu’un processus graduellement avançable mais non achevable soit graduellement profitable, car autrement, les profits correspondants n’adviendraient jamais et seraient toujours indéfiniment repoussés. Ainsi, si on peut se rapprocher indéfiniment de la sagesse mais qu’on ne peut jamais l’atteindre (en raison de notre imperfection humaine), il faut espérer pour les apprentis philosophes que les bénéfices conférés par la sagesse sont obtenus progressivement et non quand on touche le but, autrement, pourquoi faire de la philosophie ? Inversement, quand un processus n’est pas graduellement profitable relativement à son objectif spécifique, il est préférable qu’il soit achevable, comme dans les cas de la production de la solution analytique d’une équation, de la confection d’un gâteau, du recueil de gamètes par masturbation, d’un mariage avec Dieu, ou à tout le moins qu’il procure en chemin d’autres bénéfices – comme les études de philosophie, si elles sont infinies et que l’état de perfection qu’est la sagesse n’est jamais vraiment atteint.
3.3.4. Profitabilité des exécutions graduellement créatrices
105La non-gradualité des profits de certaines activités s’explique souvent par le fait que ces profits sont intimement liés à l’existence d’un objet ou d’un état et que celle-ci n’advient qu’à la toute fin du processus – ces processus ne sont donc pas graduellement créateurs : quand on se marie à Dieu, on n’est pas à moitié marié(e) à la moitié de la cérémonie et tant que la fibre n’est pas branchée, le débit internet n’augmente pas. A contrario, les processus graduellement créateurs, c’est-à-dire dont le résultat vient graduellement à l’existence pendant le processus de production, sont souvent graduellement profitables. Ainsi, l’exécution d’une œuvre musicale procure au fur et à mesure du plaisir esthétique à son auditoire. De même, une cathédrale est un édifice qu’on construit graduellement (en général sur des dizaines, voire des centaines d’années) et qui, heureusement, peut être en partie utilisé avant d’être achevé pour célébrer des offices, même si les grandes cérémonies ne sont possibles que quand la cathédrale est achevée.
106Les processus graduellement créateurs ne sont néanmoins pas toujours graduellement profitables. Par exemple, une roue de charrette en bois cerclée de fer se fabrique morceau par morceau mais ne peut rouler tant qu’elle n’est pas achevée, une voiture ne peut être conduite tant que ses éléments ne sont pas assemblés, et un tonneau ne peut contenir un liquide qu’une fois achevé et sans trou. Il en va généralement ainsi dans le cas d’objets qui remplissent une fonction qui mobilise l’ensemble des parties de cet objet, et qui ne peut donc être remplie qu’une fois l’objet achevé.
107Notons enfin que la gradualité des bénéfices n’est pas toujours liée à la gradualité de la production de l’état final. Les situations dans lesquelles on vise un état final optimal et où on obtient en chemin des performances intermédiaires liées à des états souvent très différents fournissent néanmoins des exemples. Ainsi, quand on range une valise ou un coffre, on peut ne pas trouver le rangement optimal, mais un rangement acceptable différent peut permettre de fermer la valise et de transporter les objets souhaités. De même, un mathématicien qui recherche un algorithme optimal en temps pour accomplir une tâche cible élabore des algorithmes successifs différents qui permettent d’accomplir la tâche de différentes façons de plus en plus rapide. Le cas de production de théories scientifiques permettant de prédire de plus en plus de phénomènes malgré leur fausseté est sans doute un autre exemple. Dans les trois cas, le résultat intermédiaire obtenu (le rangement adopté, l’algorithme développé, la théorie proposée) peut être complètement différent du résultat final de l’activité (le rangement optimal, l’algorithme optimal, la théorie vraie). Il peut de plus se faire que, dans chacun des cas, le résultat intermédiaire puisse être amélioré de façon graduelle, voire cumulative, en trouvant un rangement, un algorithme ou une théorie proche plus performants. Comme nous le verrons plus bas, la satisfaction de la condition de pertinence explicative offre un autre exemple d’une activité graduellement avançable et profitable, peut-être achevable, et pas forcément créatrice à ses différentes étapes.
3.3.5. Profitabilité des exécutions fonctionnant par approximations successives
108Certains cas de création opèrent par production de versions approchées progressives, comme le processus de transformation d’ingrédients en un appareil puis en un gâteau ou la taille d’une statue dans un bloc de pierre. Ici aussi, différents types de cas doivent être distingués.
109Les bénéfices fournis par les versions approchées de l’objet sont parfois les mêmes que ceux apportés par l’objet final et ils surviennent graduellement avec les versions approchées. L’exemple du calcul approché des décimales de π est de ce type : les versions approchées de π permettent de mener certaines activités épistémiques nécessitant d’utiliser la valeur de π mais pour lesquelles des versions approchées suffisent (p. ex., si on doit calculer le volume d’un chauffe-eau). Plus les versions approchées de π qu’on calcule sont précises, plus large est la gamme des activités qu’on peut mener à bien.
110Dans d’autres cas, il peut se faire que les bénéfices liés aux versions approchés successives soient distincts mais tendent progressivement à ressembler aux bénéfices finaux. Par exemple, le polissage d’un miroir produit des versions successives de plus en plus affinées du miroir, lesquelles délivrent progressivement les bénéfices authentiques du miroir final – on voit de mieux en mieux dans le miroir. De même, quand on prépare un plat, on peut en cours d’élaboration bénéficier de plaisirs gustatifs de plus en plus proches des plaisirs finaux. Pour de tels cas, il faudrait développer une notion d’activité graduellement profitable par approximation progressive des bénéfices cibles.
111Dans d’autres cas enfin, les approximations préliminaires n’apportent pas de bénéfices ou apportent des bénéfices qualitativement différents. Ainsi, l’artisan qui taille progressivement une pièce manquante devant s’ajuster parfaitement dans un dispositif complexe ne peut utiliser celle-ci que quand elle a exactement la bonne forme. Le fait qu’il y ait une différence qualitative entre ce que permettent des versions approchées d’un X et ce que permet ce X se rencontre aussi dans des situations mathématiques. Ainsi, dans le cas des comportements physiques étudiés par des représentations approchées paramétrées, le comportement mathématique des représentations approchées successives peut être qualitativement différent de celui décrit via la représentation dans le cas limite, et on dit alors que la limite est « singulière ». Le modèle à la limite peut alors potentiellement apporter des bénéfices explicatifs ou prédictifs que les approximations successives ne peuvent fournir (Barenblatt, 1996 ; R. Batterman 2002).
3.3.6. Gradualité de la profitabilité des exécutions, des activités et pluralité des voies de progrès
112Comparer la profitabilité des étapes de différentes exécutions ne fait sens que si celles-ci sont profitables de façon intermédiaire. Globalement, les profits intermédiaires associés à des étapes d’exécutions distinctes peuvent être ou non comparables au même titre que les degrés d’avancement de ces exécutions. Par exemple, si différentes méthodes de calcul de π procèdent en déterminant dans le même ordre ses décimales, alors leurs degrés d’avancement sont comparables ainsi que les bénéfices cumulatifs apportés par ces approximations successives. De même, des algorithmes proposés pour accomplir une tâche peuvent être comparés sous l’angle de leur rapidité et, plus ils sont rapides, plus leur utilité augmente. Quand toutes les exécutions d’une activité ou d’une tâche sont comparables et ordonnables du point de vue des bénéfices successifs qu’elles apportent (p. ex. quand on construit une pile d’objets identiques qui nécessite leur emboîtement vertical), alors la gradualité de la profitabilité caractérise cette activité, et cette dernière (versus ses exécutions) peut être dite graduellement profitable ou graduellement profitable comme type (relativement à un type de bénéfices).
113Comme les profits surviennent22 sur les états des exécutions des activités, une activité peut être graduellement profitable comme type sans qu’elle soit graduellement exécutable comme type (sauf si, justement, les profits sont utilisés pour définir le degré d’avancement de l’exécution). Ainsi, la fourniture d’énergie à des habitants d’un pays peut se faire par de multiples voies dont les exécutions ne sont pas comparables (la construction de centrales nucléaires et de parcs éoliens sont ainsi des processus de développement énergétique distincts). Néanmoins, ces exécutions non comparables peuvent apporter des bénéfices comparables, par exemple si on compare les bénéfices sous l’angle d’une quantité comme l’énergie annuelle apportée à chaque habitant23.
114La notion d’activité graduellement profitable comme type est néanmoins trop forte et trop grossière pour décrire comment des activités peuvent se développer via des exécutions multiples, voire foisonnantes, dont les bénéfices sont complémentaires. L’exemple de l’ensemble des 7 convives qu’on essaie de réunir pour bénéficier de leurs interactions permet d’illustrer la chose. Différentes recherches de date peuvent mener à différentes configurations où des sous-ensembles de convives peuvent être réunis. Si on considère que les convives et les gains conversationnels qu’ils apportent ne sont pas interchangeables, la profitabilité des différentes dates n’est pas toujours comparable et l’ensemble des dates possibles ne peut donc être complètement ordonné par rapport aux profits obtenus. Par exemple, même si le nombre moyen de convives par repas est moins élevé dans la configuration 15/26/347 que celle 1456/237, dans cette dernière association, on perd les échanges entre les convives 4 et 7. De même, on peut décider de construire sur plusieurs années une maison dans un certain ordre, en bâtissant d’abord des chambres pour les enfants ou bien des pièces adaptées au travail des parents, si ceux-ci travaillent à domicile. Le processus particulier de construction est donc graduellement profitable mais selon l’ordre de construction choisi, les avantages dont on bénéficie en premier sont distincts et non comparables. De même encore, les nouvelles théories permettent en général de faire globalement plus de prédictions mais peuvent être moins performantes pour des sous-ensembles de cas que les théories précédentes traitaient correctement (voir par exemple Kitcher 1993).
115Notons pour finir que l’existence d’une telle profitabilité en arbre requiert seulement des exécutions ayant des degrés de profitabilité intermédiaires et non des exécutions graduellement profitables ; de même, rien n’est demandé à propos des caractéristiques de l’exécution de la tâche, de son caractère achevable ou non, ni à propos de l’unicité des états d’achèvement. Ici encore, une représentation en diagramme de Hasse permet de représenter cette structure arborescente du progrès mené via des voies complémentaires24, dans laquelle des avancements graduels sont possibles sur certaines branches sans que toutes les branches ne soient complètement comparables (voir de nouveau pour une illustration simple la figure 2, en notant qu’elle correspond à une situation avec des exécutions graduellement profitables ayant un degré de profitabilité maximal unique qui peut être atteint).
3.4. Certification et gradualité
116Les rares discussions sur l’épistémologie de l’explication (c’est-à-dire sur l’étude des voies par lesquelles on arrive à la connaissance des explications) ne distinguent guère entre la difficulté de la production des explications et celle de la validation des explications produites. Exécuter une tâche et certifier cette exécution sont pourtant des activités distinctes qui ont des caractéristiques différentes. Je présente ici de façon générale cette distinction puis discute la gradualité potentielle de la seconde.
3.4.1. Production d’un X versus certification d’un objet comme un X
117Mener à bien une activité est une chose. Garantir de façon fiable que cela est bien le cas en est une autre. Cette seconde activité possède des appellations différentes selon les contextes et le type de tâches exécutées. Par exemple, on vérifie un code informatique et une preuve, on vérifie une solution, on valide une simulation, un modèle ou une performance sportive, on contrôle des procédures, ou on certifie un produit industriel. J’utilise ci-dessous de façon générique le terme de certification pour décrire de telles activités.
118Production d’un X et certification d’un objet o comme X sont des activités de types différents. L’activité de production d’un X vise à mener à l’existence un objet de type X, et à ce titre n’est en général pas de nature linguistique et/ou épistémique. En revanche, l’activité consistant à attester qu’un objet o est bien un X est toujours épistémique car elle vise à établir une information fiable à propos d’un objet. Ce n’est que dans le cas où cet objet o est de nature linguistique et/ou épistémique que ces activités semblent proches, et que les concepts de l’informatique théorique25 peuvent parfois s’appliquer pour analyser les différences entre ces activités. Ainsi, c’est une question ouverte de savoir si la classe P des problèmes qu’on peut résoudre en temps polynomial est équivalente à la classe NP des problèmes dont on peut vérifier la solution (connue) en temps polynomial.
119Les activités de production d’un objet de type X et de certification de cet objet, en plus d’être conceptuellement distinctes, sont d’ordinaire de facto distinctes. Quand on a achevé une tentative de production d’un X, une activité supplémentaire et spécifique de certification doit être en général déployée pour établir que la production a bel et bien produit le X visé. En effet, l’activité de production ne fournit d’ordinaire pas par elle-même les éléments requis pour sa certification. De plus, même si on possède une méthode en théorie infaillible (p. ex., un solveur SAT) qui, quand elle est bien appliquée, produit à coup sûr des connaissances (p. ex., des instances résolues de SAT), la certification des résultats (ici, garantir la validité du procédé et sa bonne application) n’est pas fournie par le procédé lui-même – il faut certifier le solveur, son application et le bon fonctionnement des machines l’ayant implémenté.
120Dans ces conditions, quand un objet (p. ex., une solution, un code ou un produit) doit être certifié comme un X, cet objet existe en général déjà (même si on peut imaginer des cas où certification et production se feraient simultanément). Le sujet de la proposition p qui dénote l’objet cible ainsi que le prédicat qui dénote la propriété X qu’il est censé instancier n’ont ainsi pas à être cherchés – alors que, dans des cas d’activités comme la recherche de connaissances, à la fois cet objet et cette propriété sont souvent inconnus, ce qui complexifie la quête. Par exemple, pour produire l’explication de la maladie qui frappe un individu, il faut d’abord trouver l’agent responsable de cette maladie, ses propriétés, confirmer son rôle pathogène, ses vecteurs et trouver par quelles voies physiologiques il affecte les malades.
121Comme la production de l’objet cible et sa certification sont deux activités distinctes, elles peuvent par ailleurs être menées par des agents différents, ce qui est un avantage du point de vue de l’objectivité de la certification. Elles ont en général aussi une complexité différente : les activités de certification sont d’ordinaire plus simples à mener que les activités de production correspondantes (voir supra le problème de la relation entre les classes P et NP)26. Cela signifie ainsi qu’il y a en général beaucoup plus à faire pour produire une connaissance que pour la certifier.
122Même si, dans l’activité de certification, la description explicite de ce qui doit être certifié est déjà donnée, cette activité est en général loin d’être triviale. La difficulté de l’activité de certification est conditionnée par les facteurs qui conditionnent la bonne exécution des activités épistémiques. L’obtention d’informations pertinentes dépend par exemple des canaux informationnels dont nous disposons pour vérifier que l’objet cible est bien X. Ainsi, le cuisinier qui produit un plat doit le goûter pour l’évaluer. Ce n’est que dans des circonstances spécifiques que l’exécution d’une activité peut sembler auto-certifiante (c’est-à-dire être telle qu’elle fournirait par elle-même des garanties sur sa bonne réalisation ou son échec). Il est ainsi difficile de réaliser un laser en laboratoire. En revanche, dès que le laser est réalisé, on le sait quasi-immédiatement car il « lase », c’est-à-dire émet un faisceau de lumière d’une couleur spécifique. Néanmoins, même dans ce cas, il ne faut pas confondre l’immédiateté contextuelle d’un processus de certification et le caractère auto-certifiant de l’activité exécutée. En l’occurrence, en l’absence de surface éclairée par le laser (p. ex. de la fumée, des poussières) et de dispositif sensible au rayonnement lumineux (l’œil), le succès de la production du laser n’est pas manifeste – on ne peut détecter un laser traversant du vide. La production d’un laser n’est donc pas en fait une activité auto-certifiante mais bien un cas où, dans certains contextes, la certification est une activité aisée et immédiate.
123Je laisse délibérément de côté la question des liens précis entre les notions de justification et certification – même si ces deux notions sont proches, se recouvrent sans doute en partie et que, peut-être, l’activité de certification d’un objet o comme un X peut être in fine analysée comme une activité de justification d’un type particulier. Dans les faits, ces notions sont d’ordinaire utilisées à des fins distinctes dans des contextes différents et semblent avoir des caractéristiques distinctes. La nature de la justification est surtout discutée en épistémologie, où elle est l’objet de débats intenses et non consensuels, ce qui fournit une autre raison méthodologique de garder les deux notions distinctes27. Contrairement à l’activité de justification, l’activité de certification porte sur les propriétés d’objets qui ne sont pas forcément des propositions : on peut ainsi certifier un logiciel, un médicament, ou un bâtiment. Par ailleurs, la certification vise à produire un état épistémique conscient et souvent explicite alors que, au moins pour certains épistémologues de la tradition fiabiliste comme Goldman, on peut être justifié sans nécessairement le savoir28. La question des liens entre les deux notions n’est ainsi pas obvie et il est préférable de la laisser de côté ici.
3.4.2. De l’utilité de la gradualité en matière de certification
124Le besoin de certifier les activités découle de leur faillibilité. Autant la production de voitures, d’ordinateurs, et de pizzas que celle de théories, de codes informatiques ou de prédictions est sujette à l’erreur : leur mise en œuvre peut être mal effectuée et leur mise en œuvre correcte ne mène pas toujours au succès. En conséquent, il est d’ordinaire nécessaire de valider leurs résultats. Même si cette validation a souvent lieu post hoc, il est globalement préférable de pouvoir certifier graduellement les étapes de ces activités soit en vérifiant que le processus a été mis en œuvre correctement soit en s’assurant qu’une avancée effective dans l’avancement de la tâche a bien été effectuée.
125Les avantages liés à une certification graduelle sont en effet multiples. Elle peut d’abord augmenter les chances de mener à bien une activité correctement. Quand il n’y a pas de procédure établie pour exécuter une tâche, ou que les procédures connues sont faillibles, il est préférable de pouvoir valider au fur et à mesure chaque étape pour rectifier de suite le tir si nécessaire ou recommencer sans poursuivre inutilement. Plus un processus est long et complexe, plus cette certifiabilité graduelle est cruciale (si chaque étape d’un processus a une probabilité de succès inférieure à 1, alors la probabilité de succès tend vers 0 avec le nombre d’étapes). Le besoin de certification progressive est a fortiori crucial pour les activités, comme la production de la trajectoire d’un avion ou d’une voiture, dont chaque étape est inévitablement entachée d’une légère erreur et qui nécessitent un contrôle continu. Dans de tels cas, l’écart au but doit être évalué régulièrement afin de procéder à des réajustements et éviter de s’éloigner de l’objectif visé.
126De même, la certification graduelle permet de réduire les ressources nécessaires pour atteindre le succès en corrigeant au fur et à mesure ce qui peut l’être et en évitant de devoir recommencer intégralement des étapes voire des tentatives devenues sans issue. C’est notamment le cas pour les activités que nous ne savons accomplir que de façon séquentielle. Par exemple, pour un processus comme la production d’un réacteur nucléaire de type EPR, qui est faillible et en partie séquentiel (on ne peut corriger ultérieurement les étapes initiales sans détruire le résultat des étapes intermédiaires), il est préférable d’être en mesure de certifier à chaque étape la conformité du processus sous peine de devoir casser beaucoup de béton. Dans cette perspective, plus une activité mobilise de façon durable les ressources d’agents et de communautés, plus il est légitime que ceux-ci essaient de mettre en place des procédures graduelles de certification.
127La certification graduelle est enfin nécessaire dans les cas où on souhaite pouvoir jouir sans danger en cours d’activité des bénéfices graduels de cette activité. Par exemple, quand on pacifie progressivement une région, qu’on essaie de dépolluer un site, qu’on éteint un incendie très étendu, ou qu’on construit progressivement un bâtiment, il est important de savoir à partir de quand on peut profiter sans risque des résultats partiels déjà obtenus.
128En résumé, la possibilité de certifier de façon graduelle les activités est souvent un facteur crucial de succès et peut constituer une raison décisive de se lancer ou non dans des entreprises difficiles. Quand cela est possible, il est donc souhaitable de mettre en place des procédures permettant une telle certification graduelle. Typiquement, dans l’écriture d’un code informatique, une bonne pratique est d’ajouter dans le code des tests réguliers qui vérifient au fur et à mesure que l’exécution est correcte ou qui vérifient à tout le moins l’absence d’erreurs typiques à différents stades de l’exécution du code (Wilson et al., 2014). D’un point de vue épistémologique, étudier la gradualité de la certification permet ainsi de comprendre un des moyens par lesquels les êtres humains, malgré leur caractère fini et imparfait et l’absence de procédures infaillibles, sont capables de mener à bien des projets difficiles et il s’agit en cela d’un chapitre important de l’épistémologie naturaliste faillibiliste (Hetherington, 2023 ; Rysiew, 2020).
3.4.3. Définition de la gradualité-certificationnelle et illustrations
129L’activité de certification peut être graduelle de plusieurs façons. J’en présente ici certaines à des fins de clarté conceptuelle pour mieux les distinguer de celle qui nous intéresse, où la certification d’une activité se fait parfois au fur et à mesure de son exécution en validant progressivement la valeur des étapes déjà accomplies.
130L’opération de certification peut d’abord avoir lieu post-hoc (sans que ses étapes n’accompagnent celles de l’activité certifiée) et être exécutée de façon graduelle. Typiquement, un contrôle de la qualité d’un artefact en fin de production peut se faire en vérifiant successivement les points de contrôle d’une liste, et être ainsi graduellement achevable en tant qu’activité. Néanmoins, ces points de contrôle ne pourraient souvent pas être vérifiés en cours de production. Par exemple, pour vérifier le freinage d’une voiture sur un type de surface, il faut qu’elle ait été pleinement assemblée.
131Même quand l’activité de certification a lieu au fur et à mesure de l’activité qui est certifiée, différents cas sont possibles. En effet, le fait que la certification advienne progressivement n’implique pas que ce qui est certifié le soit progressivement, le prédicat « certifié » pouvant ne s’attribuer qu’à la fin en bloc. Ainsi, quand on vérifie la solution d’une équation en réinjectant cette solution dans l’équation, on procède à un calcul qui est graduel, mais ce n’est qu’à la fin de ce calcul qu’on obtient ou non une égalité qui garantit la solution. À mi-calcul, on n’a rien certifié, et on n’a pas une demi-solution valide. De même, le fait que la certification d’une activité se fasse en cours d’exécution ne garantit pas non plus que la validité de l’exécution de l’activité soit graduellement établie, en tant qu’exécution globalement valide. Cela peut être illustré avec le cas de la vérification des étapes d’une preuve potentielle d’un énoncé au fur et à mesure de la construction de la preuve (typiquement dans le cas d’une preuve formelle qui doit obéir à des règles syntaxiques). Dans une telle situation, on peut établir la validité des étapes ou des groupes d’étapes dès qu’ils sont accomplis et en ce sens, l’activité de certification est graduellement avançable. Elle s’achève de façon positive quand toutes les étapes sont vérifiées et négativement dès qu’une étape est problématique. Néanmoins, une telle activité de certification graduelle n’opère pas sur un processus lui-même graduel dont on pourrait certifier au fur et à mesure les avancées authentiques. En effet, chaque étape valide de la vérification ne donne aucune garantie sur la bonne fin de la preuve – la validité d’une preuve n’étant pas une propriété graduelle. Ainsi, tant qu’on n’a pas fini la certification, on n’a rien établi, car la moitié d’une activité probatoire ne constitue pas encore la moitié d’une preuve. En résumé, certifier la validité d’une étape d’une preuve potentielle n’est pas la certifier comme une étape valide d’une preuve globalement valide ni montrer qu’une partie de la tâche consistant à fournir la preuve cherchée a bel et bien été effectuée.
132En analysant la gradualité de l’activité de certification, il convient d’être très précis sur l’activité analysée, les objectifs recherchés et les types de gradualité considérés. La gradualité de l’activité de certification n’est en particulier pas celle de l’activité qu’on certifie progressivement et alors que le certificateur vise seulement à mener à bien son activité de certification (idéalement de façon graduelle), la personne qui demande la certification peut avoir besoin de s’assurer en cours d’exécution que son activité avance graduellement de façon valide. C’est cette dernière perspective qui nous intéresse ici. On cherche à caractérise des situations dans lesquelles les étapes d’un processus graduel sont certifiées graduellement en cours de processus comme des avancées authentiques, et c’est à ces conditions qu’on peut espérer bénéficier des avantages listés dans la section précédente. Dans cette perspective, on peut proposer la définition suivante :
Définition. L’exécution d’une activité (resp. les bénéfices liés à l’exécution d’une activité) est (sont) graduellement-certifiable(s) si cette exécution est graduellement* exécutable (resp. graduellement profitable) et qu’il existe une suite chronologique d’étapes e1 … ek … du processus, successives ou non, qui peuvent chacune être certifiées comme telles (c’est-à-dire comme les étapes d’une suite chronologique, successives ou non, d’un processus graduellement* exécutable), sans avoir besoin pour effectuer cette certification de poursuivre le processus au-delà de chacune de ces étapes (resp. dont les bénéfices peuvent être certifiés comme tels (c’est-à-dire comme les bénéfices augmentant graduellement, etc.)).
133L’activité de certification peut en général porter sur n’importe quelle propriété. Elle consiste ici à valider les étapes ou les bénéfices d’exécutions graduelles. Comme la gradualité des exécutions se décline en différents types, j’ai ajouté un astérisque pour indiquer que le terme graduel* doit être remplacé par la notion correspondant au type souhaité d’exécution graduelle. J’utilise de plus dans cette section un tiret dans la dénomination du concept (« graduellement-certifiable », « certification-graduelle ») afin de marquer la différence avec les autres types de gradualité certificationnelle décrits ci-dessus. Comme dans les définitions précédentes, il n’est pas demandé que toutes les étapes d’un processus graduel soient certifiables mais seulement que la certification puisse se faire à certaines des étapes de l’activité. Dans les faits, la certification est souvent discontinue, voire irrégulière. Par exemple, dans la préparation de la pâte à pain, chaque nouvelle version de la pâte redevient temporairement un mélange à chaque fois qu’on ajoute de la farine ou de l’eau et ce sont les différentes versions de la pâte, de nouveau pétrie, dont on juge la consistance.
134Il serait difficile et fastidieux d’illustrer la gamme complète des cas couverts par la définition. Je fournis donc seulement ici quelques illustrations rapides et des contre-exemples à des fins de clarification. On peut ainsi être en mesure de certifier pleinement les étapes d’un processus graduellement achevable (p. ex., les différentes étapes d’une addition) – ou ne pas être en mesure de le faire (le cuisinier goûte son met au fur et à mesure pour s’orienter dans son élaboration mais seule la dégustation finale certifie réellement la qualité du plat) ; d’un processus graduel pouvant indéfiniment se poursuivre (comme la production de la liste croissante des nombres premiers, ou l’amélioration des performances sportives sur le 100 m papillon) ; ou dont le caractère d’achevabilité n’est pas clair (comme les progrès dans une langue ou le compte des planètes où la vie peut émerger). De même, on peut être en mesure de certifier les étapes successives d’un processus graduellement créateur (comme la construction d’une cathédrale), graduellement créateur par approximations successives (comme le calcul des décimales successives de Pi) – ou ne pas être en mesure de le faire (dans la construction graduelle d’un objet technique, ce n’est souvent qu’à la fin qu’on peut certifier que tout fonctionne parfaitement, par exemple qu’un tonneau ne fuit pas, ou qu’une cloche nouvellement fondue sonne juste (Tarkovski, 2005). De même, un processus graduellement avançable peut être graduellement certifiable (p. ex., de nouveau, un calcul), mais on peut aussi ne pas pouvoir valider les étapes au fur et à mesure (ainsi, la personne qui caresse un partenaire dans le but de lui procurer un orgasme ne peut certifier à coup sûr le caractère conclusif du mode opératoire mis en œuvre).
3.4.4. Certifier-graduellement : une activité épistémique cruciale à la difficulté variable
135Savoir quand on avance graduellement dans une activité est potentiellement déterminant pour le succès de cette activité. Un enjeu important pour développer nos capacités d’action est donc de trouver des façons aisées de certifier-graduellement l’avancée de nos activités. Malheureusement, l’accès à ce savoir stratégique est souvent compliqué. Je discute brièvement ici la difficulté de l’activité de certification-graduelle afin d’illustrer ses spécificités et la variété des cas existants.
136Certifier-graduellement l’exécution d’une activité, c’est produire une connaissance à propos de certaines propriétés d’étapes successives de cette exécution, et cela implique d’obtenir puis de traiter des informations sur ces étapes. A ce titre, la certification-graduelle hérite de caractéristiques usuelles des activités épistémiques et en particulier de celles de l’activité de certification (voir supra). Par exemple, la possibilité de mener à bien cette activité dépend des agents impliqués et de leurs sources informationnelles. Typiquement, une personne qui reçoit des caresses érotiques l’amenant à un orgasme peut peut-être graduellement-certifier en première personne (par acquaintance directe) qu’elle se rapproche de l’orgasme. En revanche, l’activité n’est guère graduellement-certifiable de façon fiable par la personne extérieure qui procure les caresses.
137Dans le cas général, la certification-graduelle des étapes de l’exécution d’une activité est une tâche dont la possibilité est potentiellement mystérieuse, et elle n’est pas sans rappeler le double paradoxe décrit dans le Ménon, où l’on se demande comment on peut chercher une chose (comme la vertu) dont on ne sait pas ce qu’elle est, et comment, à supposer qu’on tombe par hasard dessus, on peut la reconnaître (Platon, 1993, 80 d-e) ? Quand on certifie un objet déjà existant ou une proposition dont le contenu est connu, le problème est simplement de déterminer si un objet accessible possède une propriété. Dans le cas de la certification-graduelle, on se demande si une étape intermédiaire fait bien avancer de façon authentique vers un résultat final qui n’est pas ou n’est pas complètement actuel et dont la nature et les caractéristiques précises ne sont parfois même pas connues explicitement. Quelle que soit la façon dont on sort au cas par cas de l’aporie, la difficulté de la tâche dépend clairement de notre situation épistémique : en particulier, quand le résultat final de l’activité est explicitement connu (comme dans le cas de la construction d’un édifice dont on possède le plan final ou de la correction d’un devoir de mathématiques par un enseignant qui connaît les réponses), l’évaluation graduelle des étapes est plus aisée par comparaison avec l’objectif.
138Dans tous les cas, la difficulté de la tâche de certification-graduelle varie clairement en fonction des activités, de leurs exécutions, et du type de gradualité qui est en jeu. Dans le cas d’une exécution graduellement avançable, même si la définition de la tâche fait référence à un but qui est extérieur aux étapes qui y mènent, la certification-graduelle peut être moins difficile quand la comparaison entre 2 étapes i et j suffit. Certifier-graduellement l’avancement ne demande en effet pas nécessairement de connaître l’avancement dans la tâche sur une échelle absolue ni la nature du terminus ad quem de l’exécution. Si l’avancement relatif peut être déterminé à partir de propriétés intrinsèques de ces étapes, pour lesquelles le but est par certains aspects immanent, la certification-graduelle est envisageable. Par exemple, des progrès dans l’activité consistant à produire des véhicules qui vont le plus vite possible peuvent être certifiés en comparant les vitesses de ces véhicules sans qu’on sache ce qu’est la vitesse la plus importante qu’il est possible d’atteindre. De même, on peut constater qu’une théorie d’un domaine fait plus de prédictions qu’une autre sans connaître la théorie ultime de ce domaine. En revanche, la comparaison des propriétés des lieux par lesquels on est passé ne nous permet pas de savoir si le chemin qu’on emprunte nous rapproche ou non du Saint Graal.
139Dans le cas d’une exécution graduellement créatrice, la tâche consistant à reconnaître des versions partielles du résultat final, antérieurement connu ou non, peut être plus simple puisqu’il s’agit d’un problème de reconnaissance d’objets en partie présents. Cette simplicité n’est néanmoins en rien automatique, notamment si les parties ne sont telles qu’en vertu d’un critère que seul le tout peut satisfaire. Par exemple, quand je construis progressivement la solution d’un problème globalement contraint, ce n’est qu’à la fin que je puis m’assurer que le résultat satisfait bien les contraintes globales et que les parties étaient bien des parties de ce tout.
140Dans le cas d’activités qui ont un début ou une fin, l’existence de métriques décrivant l’avancée par rapport à ce début (p. ex., le nombre d’octets téléchargés d’un fichier) ou la distance au but (comme le nombre d’octets restant à télécharger ou le pourcentage de fichiers téléchargés) peut permettre de guider l’action, voire d’éviter de renoncer à quelques mètres du but (il vaut toujours mieux savoir la taille de ce qu’on essaie de télécharger quand cela dure trop). Néanmoins, de nouveau, la connaissance de telles distances, même quand elles existent, peut être difficile – de nouveau, on peut ne pas posséder d’appareil fiable décrivant la distance au pôle Nord ou au Saint Graal.
141Remarquons également que la possibilité de certifier-graduellement un processus et de certifier son achèvement ne vont pas automatiquement de pair. Quand la certification-graduelle d’un processus repose sur l’évaluation d’une distance ou sur une comparaison avec le terme du processus, alors la capacité à graduellement-certifier un processus semble impliquer la capacité à certifier l’achèvement de ce processus. Néanmoins, ces deux capacités sont en général distinctes. Clairement, la possibilité de certifier une activité lorsque celle-ci est achevée n’implique pas celle de la certifier-graduellement. Inversement, la capacité à certifier-graduellement n’implique pas celle de certifier le succès final d’une activité, puisqu’elle ne suppose que la capacité à comparer différents stades d’achèvements sous un certain angle et non la connaissance du terminus ad quem sur l’échelle absolue de l’avancement de la tâche. On peut ainsi sauter d’histoire d’amour en histoire d’amour à chaque fois qu’on tombe sur un objet plus aimable et, le jour où on vit l’histoire d’amour parfaite, ne pas pouvoir s’en rendre compte et continuer à attendre la rencontre d’un objet plus aimable. Plus généralement, dans un problème d’optimisation, on peut être en mesure de dire qu’une solution partielle est meilleure qu’une autre mais être incapable de savoir quand une solution est optimale.
142Pour finir, notons que, comme souvent pour les notions impliquant une capacité29, la certifiabilité-graduelle peut être déclinée dans une version objective, une version épistémique, et une version pratique, puisqu’on peut pouvoir (ou ne pas pouvoir) faire quelque chose pour des raisons pratiques (p. ex., l’activité est trop coûteuse), pour des raisons épistémiques (si on ne sait pas comment faire) ou pour des raisons intrinsèques (si la chose n’est intrinsèquement pas possible). Dans une perspective naturaliste d’analyse et d’explication du fait de la connaissance (et des actions humaines en générale), l’analyse des conditions épistémiques et pratiques de cette capacité sont particulièrement pertinentes pour analyser ce que des agents limités réussissent en pratique à faire selon leurs différentes situations.
4. Gradualité et pertinence explicative
143Je passe maintenant à l’application de cette grille conceptuelle à la question de la satisfaction du critère de pertinence explicative. Après un tel travail conceptuel, on pourrait espérer que le traitement général de la question de la gradualité explicative puisse désormais avancer significativement et être quelque peu déçu du caractère limité de cette application très spécifique.
144Je ne discute en particulier pas de l’éventuelle gradualité qui pourrait être liée au progrès théorique et au pouvoir explicatif de théories successives incompatibles se rapprochant peut-être de la vérité. Cette question majeure est d’autant plus prégnante que, dans de nombreux contextes scientifiques, on a toujours de bonnes raisons de croire que nos représentations théoriques, malgré leurs succès, restent fausses. Malheureusement, cette question tend à occulter les questions qui continuent à se poser dans les cas où nos représentations sont vraies. En conséquence, d’un point de vue analytique, il est utile de supposer que nos représentations sont vraies afin de mieux écarter cette question et de pouvoir analyser les problèmes qui demeurent néanmoins même si, sur le fond, la question de la pertinence explicative est générale et indépendante de la vérité des théories utilisées, et se pose donc même quand on utilise des théories fausses.
145Comme déjà indiqué plus haut, la construction d’une explication requiert par ailleurs de satisfaire de multiples critères distincts : exigence de vérité, exigence de scientificité, authentification d’un matériau précis potentiellement explicatif (à partir d’énoncés nomologiques, d’énoncés unifiants, de généralités causales ou invariantes, etc.), sélection des éléments pertinents, etc. La question de la gradualité des notions impliquées dans ces critères correspond à autant de problèmes distincts. De plus, une étude exhaustive de la gradualité d’une de ces notions n’implique pas automatiquement de connaître la gradualité des critères explicatifs au sein desquels elle est utilisée. Ainsi, une analyse générale de la question du gradualisme éventuel du prédicat « vrai » ne semble pas suffire pour traiter la question, largement débattue par les philosophes des sciences, de savoir jusqu’à quel point il est envisageable, à partir de représentations approchées ou idéalisées (c’est-à-dire qui s’écartent en partie, et peut-être graduellement, de la vérité) de produire des explications de plus ou moins grande qualité. En un mot, la gradualité éventuelle de la vérité des énoncés composant une explication n’implique pas la gradualité de la valeur explicative des explications correspondantes. De même, il est possible que la notion de pertinence soit en général graduelle mais que, dans le cadre de l’analyse des explications scientifiques, la notion spécifique utilisée ou les critères explicatifs correspondants ne le soient pas.
146Dans ces conditions, cette section se focalise uniquement sur l’analyse de la gradualité de la condition de pertinence explicative. Outre son intérêt intrinsèque, une telle étude détaillée permet d’illustrer que l’analyse de la gradualité explicative se subdivise en des problèmes propres qui requièrent des traitements distincts.
4.1. Deux exemples préliminaires : la loi des Aires et le théorème de Legendre-Saccheri
147Il est compliqué de mener sur la gradualité de la pertinence explicative une réflexion qui soit authentiquement nourrie par des cas. Réfléchir correctement à un cas nécessiterait de connaître en profondeur l’ensemble des explications proches d’un phénomène en identifiant sans ambiguïté le contenu exact sur lequel chacune repose et les variations de contenu d’une explication à l’autre. Ce n’est donc pas une, mais un ensemble d’explications qu’il conviendrait de maîtriser. Or, comme nous le verrons, et contrairement à ce que suggère les exemples triviaux utilisés dans ces discussions, l’activité scientifique consistant à écarter un élément non-pertinent d’une explication potentielle est authentiquement difficile et résulte en général d’enquêtes complexes difficiles à maîtriser, même après coup. En conséquence, il n’est guère facile de développer des intuitions fiables à partir de cas authentiques. Dans les faits, la discussion philosophique manifeste un biais de sélection au sens où elle repose sur des exemples jouets (toy examples). De tels exemples ne sont pas forcément problématiques quand il s’agit de présenter des idées. En revanche, on peut être plus soupçonneux quand leur rôle est de guider la réflexion et que leur analyse aboutit à édicter des normes sur ce qu’est une bonne explication – ce qui est le cas ici – et donc sur les critères que les scientifiques peuvent et doivent satisfaire pour bien expliquer (voir la section 2.3.2.).
148À défaut de pouvoir résoudre ce problème méthodologique, j’adopte ici une stratégie triple : dans un but d’exposition, je présente d’un côté les idées à partir de cas simples, voire artificiels et je renvoie par ailleurs à des exemples scientifiques extérieurs, dont deux que je présente maintenant de façon un peu plus détaillée30.
149Le premier exemple est celui de l’instanciation de la loi des Aires. Le fait à expliquer (l’explanandum) est qu’une planète, par exemple la Terre, obéit à la loi des Aires, laquelle indique que l’aire balayée par le segment [Terre-Soleil] par intervalle de temps est constante, comme cela est représenté sur le schéma 1a. Afin de ne pas mélanger les problèmes liés aux autres critères que doit satisfaire une explication, on suppose que le monde n’est composé que de deux corps ponctuels, la Terre et le Soleil, qui sont soumis au principe fondamental de la dynamique31 et que seule la force gravitationnelle32, qui est centrale, s’exerce. Dans ces conditions, la description des positions x1 et x2, des vitesses v1 et v2 et des masses m1 et m2, des deux corps, de l’expression de la force gravitationnelle et du principe fondamental de la dynamique constitue un modèle causal qui permet de déterminer intégralement l’évolution de ce système, et en particulier les mouvements des deux corps. On peut alors calculer exactement l’aire balayée par la Terre par unité de temps en l’exprimant comme une fonction A(x1, v1, m1, x2, v2, m2) de tous les paramètres du système, montrer qu’elle est constante et obtenir ainsi une première explication. Sur cette base, on peut ensuite proposer une explication plus générale montrant que, quelle que soit la valeur de x1, v1, m1, x2, v2, m2 (qui sont donc explicativement non pertinents), A est constante (rappelons qu’on ne cherche pas à expliquer la valeur précise de l’aire balayée).
Figure 3. La loi des Aires et son explication.

3a : illustration de la loi.
3b : schéma issu des Principia de Newton.
3c : schéma mathématique explicatif.
150Un autre chemin explicatif consiste à considérer le résultat comme une application directe du théorème du moment cinétique (voire de sa version généralisée à un ensemble de points33). Ce théorème indique que la variation temporelle du moment cinétique Li d’un point T (ici la Terre) par rapport à un point fixe S (ici le Soleil), notée µi =dLi/dt, est égale au moment résultant µi par rapport à S des forces appliquées à T. Cette quantité est ici égale à 0 car l’unique force est centrale. En reliant le moment cinétique à l’aire balayée par la Terre par unité de temps, on établit ainsi la constance de cette quantité. La preuve du théorème utilisé repose sur l’utilisation du principe fondamental de la dynamique, qui semble donc jouer un rôle central dans l’explication de la loi des Aires, mais pas sur le détail des quantités impliquées (masses, vitesses, positions), qui sont donc non pertinentes dans cette explication.
151D’autres explications plus affinées peuvent encore être proposées. Newton propose une démonstration qui décompose l’évolution de la trajectoire en deux composantes liées pour l’une au principe d’inertie et pour l’autre à la force centrale (voir la figure 3b). En vertu du principe d’inertie, les aires des triangles SAB et SBc sont égales car AB =Bc. L’action de la force centrale en B tend par ailleurs à amener le corps en V. En reportant ce déplacement en c, on obtient l’égalité des aires des triangles SBC et SBc. La composition du mouvement indique que le point suivant de la trajectoire est C, et la combinaison des deux égalités ci-dessus donne l’égalité recherchée des aires de SAB et de SBC. Comme, dans ce raisonnement, la position du point V sur la droite (SB) n’importe pas, la démonstration montre implicitement que l’intensité de la force gravitationnelle n’est pas pertinente. Mieux, le contenu quantitatif du principe fondamental de la dynamique n’est pas non plus crucial. On arrive en effet au même résultat avec une loi dynamique différente, pourvu qu’elle autorise à composer de façon identique les deux déplacements obtenus et qu’elle indique que l’action des forces présentes entraîne une accélération colinéaire à la somme de ces forces. Au final, ces preuves successives montrent qu’une grande partie du modèle causal initial est en fait non pertinent dans l’explication de la loi des Aires.
152Le second exemple d’affinage est tiré de la géométrie. Mon but n’est pas de défendre une thèse à propos de l’activité explicative en mathématiques, et j’utilise seulement cet exemple pour illustrer combien il peut être difficile mais informatif d’écarter les éléments non-pertinents au sein d’arguments déductifs. En géométrie euclidienne, la somme des mesures des angles de tous les triangles est égale à 180° (énoncé T180). Dans les Éléments d’Euclide (Euclide et al., 1990) ceci est prouvé dans la proposition 32, après l’introduction du postulat du parallèle. Ce résultat permet de déduire des résultats plus faibles, par exemple que la somme des mesures des angles de tous les triangles est invariablement inférieure à 360°, ou encore inférieure ou égale à 180°, lesquels découlent de T180 et des axiomes et postulats sur lesquels T180 repose. Néanmoins, il se trouve que cette dernière affirmation (« la somme des angles d’un triangle est au plus 180° »), qui fut nommée théorème de Saccheri-Legendre, peut être prouvée de façon plus générale sans le postulat des parallèles. Saccheri la prouva involontairement au 17e siècle en essayant de montrer que la négation du postulat des parallèles donnait une contradiction. En d’autres termes, le théorème fait partie de ce que János Bolyai appela la « géométrie absolue », c’est-à-dire le système de résultats qu’on peut obtenir en géométrie en supprimant le postulat des parallèles et en n’utilisant aucune de ses alternatives (Bolyai, 1832). En résumé, le théorème de Legendre-Saccheri est un exemple d’énoncé qu’on fut longtemps capable de déduire en utilisant le postulat des parallèles et pour lequel on se rendit compte bien des siècles plus tard qu’il existait une preuve plus économe dans le contenu de ses prémisses. Cela illustre à quel point l’activité d’élimination de prémisses non-pertinentes d’une déduction peut être difficile et pourquoi la non pertinence déductive et explicative de certains éléments peut passer inaperçue.
4.2. Généralité du cadre et portée des analyses
4.2.1. Le problème multi-dimensionnel de la pertinence explicative
153Quelques précisions doivent être abordées afin de clarifier le cadre dans lequel j’étudie la gradualité de la condition de pertinence explicative. Dans les faits, j’analyse la gradualité de l’activité consistant à identifier au sein d’une description déjà donnée, supposée contenir suffisamment d’informations adéquates et cohérentes permettant de produire une bonne explication de E, les éléments qui font une différence quant à l’occurrence de E, et, corrélativement, à éliminer de cette description les éléments non pertinents relativement à E.
154Ce choix soulève plusieurs questions. Tout d’abord, la question de la pertinence explicative se réduit-elle à celle de l’identification des faiseurs d’occurrence ? Et le cadre de discussion adopté (l’élimination d’éléments d’une description) n’est-il pas trop restrictif du point de vue des théories de l’explication, ou par rapport aux pratiques effectivement mises en œuvre pour identifier les éléments non-pertinents ?
155Reprenons successivement ces questions. La question de la pertinence explicative est d’ordinaire présentée comme « un » problème. Néanmoins, cette question revêt des dimensions qui sont conceptuellement distinctes, même si elles peuvent se recouper34. Par exemple, l’information utilisée dans une explication scientifique doit être scientifiquement valable : une information venant de l’astrologie35 devrait ainsi être considérée comme non pertinente pour l’activité menée (condition de pertinence scientifique, étape PE1). Au sein des informations scientifiques, il convient ensuite d’identifier les objets et les processus pertinents pour expliquer un phénomène (condition de pertinence référentielle, étape PE2). Ainsi, l’identification de l’agent causant le choléra ou la peste n’avait en soit rien d’évident et nécessitait d’identifier des vecteurs potentiels puis les mécanismes à l’œuvre à travers ces vecteurs36. La satisfaction de ces deux conditions ne résout pas la question puisqu’il convient ensuite de décrire quels types généraux de relations ou de connexions doivent lier d’une part le fait à expliquer et d’autre part les objets et les processus qui l’expliquent (condition de connectivité, étape PE3). Différentes options sont là encore possibles, d’obédience par exemple causaliste, nomologique, unificationniste, pragmatiste ou manipulationniste37. Mais l’adoption d’une de ces positions ne règle pas forcément l’affaire : ces différentes positions souffrent du problème qu’une partie de l’information contenue dans la description des relations causales, des énoncés nomologiques, des schémas unifiants, ou des relations invariantes sur la base desquelles reposent les manipulations, peut ne pas être pertinente pour expliquer l’occurrence d’un fait particulier couvert par ces relations38, au sens où des modifications de cette information et des propriétés correspondantes des systèmes peuvent ne pas avoir d’impact sur l’occurrence du fait à expliquer. Cette information doit donc être identifiée et écartée (condition d’affinage explicatif, étape PE4). En résumé, « le » problème de la pertinence explicative recèle en fait plusieurs problèmes. In fine c’est le dernier problème de l’identification des faiseurs d’occurrences particuliers (occurrence-makers) au sein du bon ensemble d’informations qui semble être la version la plus spécifique du problème, laquelle se pose même quand les problèmes précédents sont supposés résolus.
156Les analyses proposées peuvent ensuite couvrir ces différentes dimensions de façon conjointe ou distincte. Par exemple, Woodward considère implicitement qu’une analyse générale en termes d’invariance (qui porte sur des liens entre des types de faits) rend l’étape PE4 inutile – ce qu’on peut contester à partir d’exemples précis (Imbert, 2013). De même, Lewis propose une théorie contrefactuelle de la façon dont des événements causent un événement particulier e, ce qui permet potentiellement d’accomplir à la fois les étapes PE3 et PE4 en identifiant à la fois les informations qui sont du bon type et les faiseurs d’occurrence particuliers (Lewis, 1973). Ou alors, une théorie de l’identification des faiseurs d’occurrence peut viser à n’accomplir que l’étape PE4 en isolant, au sein d’un corpus déjà donné, ce que sont les faiseurs d’occurrence d’une cible explanandum. J’adopte ici cette seconde option, plus neutre, que je défends depuis ma thèse (Imbert 2008) et que j’illustre ici brièvement à partir des positions causalistes défendues par Strevens (Strevens, 2008).
4.2.2. Discussion du cadre adopté
157Pour produire une explication scientifique, Strevens demande qu’on parte d’un modèle causal de l’événement à expliquer e, c’est-à-dire d’un ensemble d’énoncés qui implique l’occurrence de e et qui est tel que la dérivation de e reflète sa production causale (ibidem, p. 70). Sur cette base, il convient alors d’éliminer tous les énoncés qui peuvent être retirés du modèle causal sans détruire l’implication de l’occurrence de e, ce que Strevens nomme la procédure d’élimination (ibidem, p. 80). Dans un second temps, il convient de proposer des versions plus abstraites du modèle causal jusqu’à ce qu’aucune abstraction restante ne puisse être proposée, ce que Strevens nomme la procédure d’optimisation (ibidem, p. 101).
158La position qui sert de cadre à la présente étude est, dans l’esprit, proche de celle de Strevens. Néanmoins, d’un point de vue analytique, il n’y a pas besoin de s’engager, comme Strevens le fait, sur les caractéristiques de la base explicative à partir de laquelle on extrait les faiseurs d’occurrence et notamment sur le type d’énoncés connectifs ou relationnels39 qu’elle comporte. Dans cette perspective, on peut considérer indifféremment qu’une explication doit reposer sur une description de faits particuliers et de relations unifiantes, de relations causales générales, de mécanismes, ou de tout autre base explicative en accord avec les critères d’une théorie de l’explication et fournissant un ensemble explicativement suffisant, dont l’occurrence de l’événement à expliquer peut être déduite (Imbert, 2008, §4.3.5.2). Je laisse ici de côté le cas des événements qui adviennent de façon indéterministe, pour lesquels cette condition devrait être modifiée40. Un second filtre est ensuite appliqué pour identifier au sein de cette base les éléments qui font l’occurrence du phénomène à expliquer, et l’affinage explicatif est donc une activité intrinsèquement seconde (ibidem, §4.3.1), indépendante des choix théoriques et explicatifs utilisés pour déterminer le contenu de la base explicative. A ce titre, une étude de la gradualité de l’activité d’affinage est indépendante de ces choix. Elle n’est ainsi pas relative aux types de relations qui sont considérées comme explicatives par telle ou telle théorie particulière de l’explication, et le cadre d’étude adopté n’est de ce point de vue pas restrictif.
159Une remarque similaire peut être faite à propos de la satisfaction des autres critères explicatifs comme celui de vérité. L’analyse vise ainsi à illustrer que l’affinage est un problème propre, qui se pose même quand les autres critères explicatifs sont satisfaits. En conséquence, à titre méthodologique, je suppose qu’on part d’une description des systèmes en jeu qui est déjà en accord avec les standards d’une théorie explicative donnée. Ce sont de telles descriptions explicatives qu’on essaie d’affiner pour qu’elles satisfassent le critère de pertinence explicative.
160Il convient en revanche de noter que le problème de l’affinage explicatif ne suppose pas que tous ces autres critères soient satisfaits et il est important de l’affronter même quand ces critères ne sont pas satisfaits. En particulier, l’affinage explicatif ne suppose pas la satisfaction du critère de vérité, et peut être mené sur toutes les hypothèses rivales et incompatibles qui sont en compétition pour expliquer un phénomène cible. Dans le cadre du raisonnement abductif (ou inférence à la meilleure explication), l’affinage explicatif (c’est-à-dire la suppression de tout le contenu inutile d’une hypothèse explicative) est même crucial car ce contenu inutile peut avoir un impact sur l’évaluation des caractéristiques de ces explications comme leur plausibilité, leur simplicité, leur élégance, leur généralité ou leur portée, etc., donc sur leur évaluation épistémique, et in fine sur le choix de ce qu’est la meilleure explication41.
161Dans ce qui suit, l’analyse de l’identification des faiseurs d’occurrence au sein d’une base explicative est étudiée comme une activité logico-mathématique visant à épurer cette base explicative de ses éléments non-pertinents. Ce cadre nécessite plusieurs commentaires.
162Ce choix n’implique d’abord nullement l’adhésion à une théorie logico-mathématique ou linguistique de l’explication. La logique et les mathématiques sont ici simplement considérés comme des outils d’investigation permettant d’étudier le contenu et les implications d’informations à propos de systèmes physiques et, sous l’hypothèse de la fiabilité de ces informations, d’identifier par ce biais les facteurs qui font l’occurrence de certains faits au sein de certains processus physiques. Un tel usage instrumental de la logique et des mathématiques est usuel à travers la science et n’implique en aucun cas une adhésion à une théorie particulière de l’explication.
163Il n’est pas non plus affirmé que cette tâche est dans les faits toujours menée par des moyens purement logico-mathématiques. D’autres méthodes scientifiques, comme les expériences ou les expériences de pensée permettent également de procéder à une telle analyse et d’explorer ce qui est le cas dans des scenarios possibles (El Skaf & Imbert, 2013). Typiquement, l’analyse expérimentale permet également d’enquêter sur ce qui découle ou non de l’instanciation par un système de certaines propriétés physiques, notamment dans les cas fréquents où on ne possède pas de description du système étudié suffisamment fiable et informative pour étudier l’occurrence du phénomène cible via une représentation du système. L’analyse logico-mathématique permet en revanche d’abstraire complètement certains facteurs (ce qui n’est pas possible dans la réalité), voire d’envisager ce qui se passerait dans des situations non physiques. À ce titre, elle offre un cadre d’étude plus puissant et général pour l’analyse.
164Il n’est enfin pas affirmé que cette activité d’affinage est toujours menée de façon indépendante. Des tâches conceptuellement distinctes sont souvent menées conjointement au sein de la même activité. Par exemple, élever un enfant c’est ipso facto lui apprendre une langue, des savoir-faire, des normes etc. En l’occurrence, les étapes PE1-PE4 peuvent souvent être accomplies de concert au sein d’une pratique scientifique. En revanche, quand on propose une explication ancrée dans une représentation des systèmes en jeu et que le contenu de cette représentation est déjà assez précis et complet pour pouvoir étudier via cette représentation le lien entre l’occurrence du fait expliqué et celle des faits qui l’expliquent, alors l’affinage des énoncés expliquant un autre fait peut être mené spécifiquement par des moyens logico-mathématiques.
165Notons pour finir que, dans ce qui suit, des exemples logiques simples sont souvent proposés à titre illustratif. Ils pourraient être remplacés par des cas plus compliqués et ils le sont parfois. Ces exemples visent à donner de façon manifeste et dépouillée la structure logique des difficultés que rencontre l’activité d’affinage. La simplicité de ces exemples n’implique en aucune façon que les cas réels correspondants, dans lesquels les difficultés et leurs solutions ne sont pas manifestes, sont faciles à traiter pour les scientifiques.
4.2.3. Amélioration explicative et quantité d’information : affinage vs raffinement explicatif
166La présente analyse ne couvre nullement toutes les façons d’améliorer une description explicative.
167Mieux satisfaire la condition de pertinence, c’est écarter des informations non pertinentes et donc épurer ou « affiner » une description explicative en supprimant des éléments qui ne contribuent en rien à rendre compte de l’occurrence de l’événement cible. Par là-même, la description explicative obtenue est délibérément moins informative à propos du système cible : elle décrit l’instanciation de moins de propriétés, ce qui la rend plus abstraite et, potentiellement, plus générale. Elle met ainsi en jeu des spécificités moins nombreuses, moins marquées, et donc potentiellement plus ténues et plus difficiles à identifier ou appréhender – et en ce sens, les explications correspondantes sont plus fines.
168D’autres améliorations explicatives nécessitent en revanche de procéder à un mouvement informationnel inverse et d’ajouter des informations au sein de nos discours explicatifs. Supposons qu’on explique l’occurrence d’une maladie non systématique chez un individu d’une espèce. Un premier progrès par ajout d’information peut consister à identifier que la maladie est génétique et non liée à certaines interactions des individus avec leur environnement. Un second progrès peut consister à identifier les chromosomes puis les gènes qui sont impliqués. Ces deux progrès correspondent à un processus d’ajout d’informations pertinentes qui permet d’identifier de façon plus précise les facteurs qui contribuent à l’occurrence de la maladie42. De ce point de vue, la description explicative devient à juste titre plus raffinée, c’est-à-dire plus riche et plus précise à propos de la nature des faiseurs d’occurrence de l’événement cible, et elle permet ainsi de mieux expliquer cette occurrence.
169Dans certains cas, ces deux mouvements inverses peuvent se succéder, voire se mêler. Par exemple, les assyriens savaient que mâcher des feuilles de saule permet de soulager les céphalées. L’ingrédient actif du processus, l’acide salicylique (présent dans l’aspirine) fut ensuite isolé au 19e siècle. Dans ces conditions, il était alors déjà possible d’expliquer la disparition de la céphalée d’un individu ayant pris de l’aspirine. Néanmoins, ce n’est que lorque le mécanisme précis d’action (l’inhibition de la synthèse de prostaglandine) est découvert dans les années 1970, qu’il devient possible de comprendre les propriétés chimiques de l’acide salicylique qui lui permettent de jouer ce rôle. Dans de tels cas, on peut alors se rendre compte que l’explication repose moins sur l’identité et la composition particulière d’une molécule (dont certains détails sont donc en fait non pertinents) que sur ses propriétés fonctionnelles, et du coup comprendre que des molécules distinctes peuvent produire de la même façon les mêmes effets, pourvu qu’elles possèdent les mêmes propriétés fonctionnelles. Dans un tel exemple, les processus informationnels inverses de raffinement et d’affinage de l’explication se succèdent. Globalement, le raffinement est un processus explicatif logiquement antérieur, car il apporte des informations manquantes sur ce qui fait l’occurrence d’un événement.
4.3. Quelle gradualité pour la procédure d’affinage des descriptions explicatives ?
4.3.1. Un processus graduellement avançable
170Le cas de la loi des Aires permet d’illustrer le fait que la tâche consistant à éliminer les éléments non pertinents d’une description explicative suffisante peut être graduellement avançée. Soit Dexpl_suff une description composée d’un ensemble d’énoncés (A1, A2, … Ak) dont on suppose que, au regard des critères d’une théorie de l’explication donnée, elle est explicativement suffisante relativement à l’événement explanandum e, au sens elle satisfait ces critères et implique l’énoncé E décrivant son occurrence. De nouveau, je ne discute pas ici le cas plus compliqué des phénomènes indéterministes – d’un point de vue analytique, il est préférable de traiter ces cas distinctement.
171On suppose aussi que les différents éléments de cette description explicative ne sont pas informationnellement redondants43. La satisfaction de la condition de pertinence vise en effet à écarter les informations et les faits non pertinents relativement à l’occurrence d’un fait. Si les éléments de la base explicative dont on part sont redondants les uns par rapport aux autres, alors écarter un de ces éléments comme non-pertinent n’implique pas qu’on écarte son contenu, car celui-ci peut être encore présent dans les autres éléments de la base explicative.
172Quand un scientifique propose une nouvelle explication suffisante qui repose sur un sous-ensemble strict de Dexpl_suff en montrant qu’il reste possible de dériver l’énoncé explanandum si on se passe de certains éléments de la description initiale, il produit ainsi une explication plus épurée de E44. La quantité d’information utilisée dans ces différentes dérivations est ainsi strictement inférieure à celle contenue dans la description initiale. Typiquement, un énoncé A est remplacé par un énoncé plus faible A* au sens où A implique A* mais A* n’implique pas A. Comme nous le verrons, l’explication gagne ainsi en généralité car plus de contextes rendent vrai A* que A et, de ce point de vue, l’explication est informative à propos de plus de situations.
173Notons que, si la condition de non-redondance ci-dessus n’était pas remplie, l’inégalité risquerait de ne pas être stricte. Chacune de ces dérivations plus économes en information explicative est ainsi une avancée du point de vue de la satisfaction du critère de pertinence puisqu’elle montre comment certaines informations sont non-pertinentes dans un contexte explicatif donné45, et comment les caractéristiques correspondantes des systèmes impliqués ne sont pas des faiseurs d’occurrence (occurrence-makers) de l’explanandum e, c’est-à-dire ne contribuent pas de façon essentielle à son occurrence. La suite des descriptions obtenues par affinages successifs peut ainsi être ordonnée du point de vue des informations qu’elles contiennent et des éléments non essentiels encore potentiellement présents en leur sein.
4.3.2. Un processus graduellement créateur ?
174L’activité consistant à éradiquer les éléments non pertinents d’une description explicativement suffisante ne semble en revanche pas être graduellement créatrice (c’est-à-dire produire une explication qui vienne progressivement à l’existence). Quand on propose une nouvelle dérivation explicative qui repose sur une description informativement plus pauvre Dexpl_suff – Aj, deux choses sont apprises : i) Aj est un élément non pertinent par rapport à l’occurrence de e dans le contexte explicatif considéré ; ii) le contenu Dexpl_suff - Aj constitue une nouvelle description explicativement suffisante de meilleure qualité pour expliquer e. En revanche, stricto sensu, aucune information n’est obtenue sur le caractère essentiel d’aucun élément de la description : quel que soit cet élément, il se peut qu’une dérivation ultérieure montre que cet élément est non pertinent, quand bien même cet élément semblerait avoir un statut central. Dans l’explication de la loi des Aires, une grande partie du contenu du principe fondamental de la dynamique, pourtant apparemment crucial dans l’explication du mouvement des corps, s’avère ainsi finalement non pertinente dans l’explication de la loi des Aires. Pire, le fait qu’un élément Ak au sein d’une description Dexpl_suff soit essentiel pour dériver E (au sens où Dexpl_suff - Ak ne permet plus de dériver E) ne garantit pas que les parties du contenu de cet énoncé soient explicativement pertinentes. Considérons la dérivation a, b, (c & d)46, e ⊢ a & b & c, où on suppose que les énoncés a, b, c, d et e sont non-redondants. Dans cette inférence e n’est pas un élément essentiel, contrairement à (c & d). En revanche, le fait que (c & d) soit un élément essentiel n’indique rien sur le caractère essentiel des parties de son contenu logique. En l’occurrence, d pourrait être omis ou remplacé par n’importe quel autre énoncé sans dommage. En conséquence, la démonstration du caractère essentiel d’un énoncé n’est pas forcément informative sur le caractère essentiel des éléments de son contenu. Ainsi, dans l’exemple plus haut, le principe fondamental de la dynamique est un élément essentiel d’une dérivation visant à calculer la valeur constante de l’aire balayée … mais l’essentiel du contenu du principe fondamental de la dynamique n’est pas pertinent pour expliquer la loi des Aires. On peut même imaginer des cas, comme la dérivation (a & b), (c & d) ⊢ b & d, où tous les énoncés sont essentiels et où tous contiennent pourtant des éléments non-pertinents.
175En résumé, le processus d’affinage d’une explication peut avancer de façon authentique sans qu’aucune partie de l’explication ne soit obtenue définitivement – qu’on conceptualise ces parties comme des blocs de contenu ou des énoncés. L’avancement de l’affinage d’une explication n’est ainsi pas lié automatiquement à l’avancement de la venue à l’existence de parties définitives de l’explication et le caractère graduellement créateur de la production des explications reste incertain.
176Il est possible que cette dernière conclusion soit liée à une conceptualisation inadéquate du sens dans lequel le contenu explicatif cible est graduellement produit à travers la procédure d’affinage et de la façon dont la satisfaction plus avancée du critère de pertinence pourrait correspondre à une venue à l’existence plus aboutie de ce contenu. En particulier, on pourrait objecter que la conception implicite de l’explication qui est ici utilisée est linguistique au sens où ce qui est décrit comme une explication est un contenu avec sa forme, laquelle peut cacher des éléments non pertinents. Peut-être une partie des problèmes disparait-elle si on considère qu’une explication est un contenu et que sa forme n’est que le moyen qui nous est donné d’accéder à ce contenu. Dans une telle hypothèse, avec une explication du type (a & b), (c & d) ⊢ b & d, l’explication est intégralement là, car tout son contenu est là, même s’il reste des scories, cachées par la forme explicite des énoncés, qu’on doit nettoyer comme on nettoie un bâtiment. La thèse de l’explication comme pur contenu rencontre néanmoins plusieurs problèmes. D’abord, quand on possède (resp. connaît) une explication sous une forme, on ne la possède (resp. connaît) pas sous toutes les formes logiquement équivalentes qu’elle peut prendre. Notre savoir explicatif est ainsi en partie lié à la forme que revêtent pour nous les explications. Inversement la forme n’est pas épistémiquement neutre : comme nous le verrons, les scories explicatives, cachées par la forme, ne sont pas une simple inélégance sans inconvénient, mais nous privent d’une partie du savoir explicatif. En cela, il semble qu’une notion de contenu qui ne tienne pas compte de la façon dont sont donnés les éléments d’une explication soit trop grossière. Ce problème du statut de la forme des énoncés et de l’identification d’une notion de contenu assez fine pour analyser précisément les états épistémiques est général en philosophie des sciences et se retrouve par exemple quand on se demande ce qu’est une théorie (Vorms, 2010).
177Dans tous les cas, si on accorde que, dans certains cas au moins, le processus d’affinage explicatif peut être achevé, alors cela signifie que ses dernières étapes identifient les éléments qui satisfont pleinement le critère de pertinence explicative et donc que ces dernières étapes correspondent à un processus graduellement créateur – comme dans la sculpture d’une statue dans laquelle les derniers coups de burin font apparaître les parties définitives de la statue.
178On peut pour finir noter que le processus d’affinage peut être vu sous deux angles complémentaires, à savoir celui de l’identification des éléments pertinents et celui de l’identification des éléments non pertinents. Comme nous venons de le voir, il n’est pas clair qu’aux différentes étapes du processus d’affinage, l’ensemble des éléments pertinents connus croisse. En revanche, à chaque fois qu’une dérivation plus économique est proposée, l’ensemble des éléments non-pertinents connus augmente — et la tâche consistant à identifier l’ensemble des éléments explicativement non pertinents peut donc être vue comme graduellement créatrice. La connaissance de davantage d’éléments non pertinents peut sembler anecdotique, au même titre que la connaissance de la fausseté de certaines propositions. En effet, il est aisé de produire ad libitum des affirmations trivialement fausses, ainsi que des informations sans aucune valeur explicative (p. ex., « 2+2 ≠ 5 » ; « l’ensorcellement du sel n’explique pas sa dissolution », etc.). Néanmoins, les caractéristiques épistémiques de ce sous-ensemble d’affirmations triviales ne sont pas génériques. Comme le suggère les exemples scientifiques liminaires de l’explication de la loi des Aires, de l’apport des techniques de renormalisation ou de la preuve du théorème de Legendre-Saccheri, et comme nous le verrons ci-dessous, l’accroissement de nos connaissances à propos des faits explicativement non pertinents relativement à un événement e peut être un gain épistémique substantiel non-trivial.
4.3.3. Discussion de la convergence et de l’achevabilité du processus
179A ce stade, plusieurs points en partie liés demeurent en suspens : le progrès du processus d’élimination des éléments non-pertinents est-il linéaire ? converge-t-il ? est-il graduellement achevable ? et quelle est la structure d’ordre composée par les différentes explications ainsi produites ?
4.3.3.1. Exemples de facteurs pouvant empêcher la convergence
180Avant de répondre à ces questions et pour éviter des malentendus, il convient de rappeler le cadre dans lequel elles sont posées. Chercher si l’activité d’affinage d’une description explicative particulière converge vers une description explicative n’est pas incompatible avec l’existence d’une pluralité explicative et l’idée qu’un même phénomène puisse recevoir de multiples explications distinctes et complémentaires. Le pluralisme explicatif apparent peut d’abord provenir de l’utilisation de théories rivales. Cette multiplicité peut aussi être liée à des descriptions du monde à différents niveaux couverts par différentes théories, à l’existence de différents schèmes de raisonnements au sein d’un même ensemble théorique, ou simplement à la prise en compte de différents états ou aspects du monde comme base explicative (typiquement, on peut expliquer un état à t sur la base de faits à t – 3 ou à t – 99). Toutes ces explications mettent en jeu des ensembles de faits distincts, cela est légitime, et il serait vain d’essayer de les comparer.
181Dans le cadre de la présente étude, on ne considère pas l’ensemble de ces explications possibles d’un même phénomène, mais on se concentre sur l’affinage d’une seule explication particulière. Typiquement, on essaie d’expliquer un phénomène à partir d’une description de caractéristiques synchroniques correspondant au même niveau ou à la même échelle descriptive. Par exemple, dans l’exemple ci-dessus, on explique l’instanciation de la loi des Aires sur la base d’une description du système composée de sa loi dynamique causale et de son état cinématique à un moment donné, laquelle permet de déterminer la trajectoire du système étudié.
182Dans un tel cadre, sauf à supposer une surdétermination causale d’un phénomène, il ne peut y avoir plusieurs faits ou processus synchroniques indépendants qui sont la cause complète d’un même fait (même si plusieurs causes peuvent concourir à un événement), et le processus d’affinage doit donc converger vers la description d’un seul ensemble de faits explicatifs. Néanmoins, même dans un tel cadre explicatif restreint, plusieurs facteurs peuvent encore empêcher en pratique la convergence du processus d’affinage et être responsables de la coexistence de plusieurs explications.
183Une première raison peut être le non-respect de l’indépendance des éléments de description utilisés. Par exemple, dans la dérivation a, b, d ⊢ a & b, où d est en fait équivalent à (c & a), on peut éliminer la première ou la troisième prémisse et dans ce cas, on arrive à deux dérivations distinctes qui reposent sur des descriptions minimales distinctes (on ne peut plus enlever aucune proposition en préservant la relation d’implication). Or, dans les faits, il n’est en général pas évident de s’assurer que différents contenus de description sont informationnellement non redondants car le contenu logique d’un énoncé et l’ensemble des énoncés qu’on peut en déduire ne sont pas transparents47. De plus, au sein d’un cadre théorique donné, on dispose en général d’un ensemble d’informations sur un système, en partie dérivées les unes des autres, et l’activité scientifique repose sur différents systèmes représentationnels et inférentiels. En pratique, il est ainsi difficile de savoir dans le détail en quoi les contenus des différentes représentations utilisées se recouvrent.
184Une deuxième raison peut être liée au fait que l’exploration se fait par des chemins distincts qui, en pratique, ne convergent pas immédiatement, même si on considère qu’ils doivent en principe converger. En effet, les raffinements successifs peuvent éliminer dans des ordres différents les éléments non pertinents, ce qui aboutit à des descriptions non comparables. Considérons par exemple la dérivation explicative a, b, c, d ⊢ b & d, où tous les énoncés sont supposés être non redondants et où a et c sont des éléments non pertinents. Différentes procédures d’élimination peuvent éliminer a et c dans des ordres différents et on peut ainsi avoir des descriptions explicatives intermédiaires a, b, d d’une part et b, c, d d’autre part qui sont distinctes. Sauf à trouver une dernière dérivation qui permette d’affiner les dérivations correspondantes et de faire converger de nouveau les deux chemins empruntés, la gradualité de la procédure d’affinage et sa non achevabilité immédiate peuvent occasionner une situation de pluralité explicative. Bien entendu, pour de tels exemples logiques artificiels, la procédure d’élimination est triviale. Dans le cadre d’un travail scientifique réel, produire de nouvelles démonstrations meilleures permettant de réunifier des voies explicatives ne l’est en revanche pas. Une première raison est qu’il est en général difficile de trouver de nouvelles déductions plus économes (pensons de nouveau à la preuve du théorème de Legendre-Saccheri). De plus, dans les faits, les représentations scientifiques particulières contiennent souvent des éléments de contenus ad hoc ou en partie faux qui permettent à ces représentations de fonctionner, qui sont propres à leur construction particulière, et difficilement éliminables48. L’élimination à visée explicative de ces éléments ad hoc non pertinents au sein d’une représentation plus pauvre, plus élégante, toujours explicativement opérante, et qui ré-unifie ainsi deux branches explicatives liées à deux représentations distinctes peut ainsi être difficile, voire impossible en pratique.
185Une troisième raison pouvant empêcher le processus d’affinage de converger vers une description explicative unique est liée à la variété des descriptions d’une même contenu théorique. Par exemple, dans les deux dérivations explicatives a, b, (c & d) ⊢ a & b & c d’une part et a, (b& d), c ⊢ a & b & c, d’autre part, chacun des 3 termes des prémisses est essentiel. Si on en reste à une simple élimination de prémisses inutiles, le processus est terminé et on a deux explications composées d’éléments dont les contenus sont distincts, même si leur contenu global est identique. De nouveau, la non-transparence des représentations pour des agents qui ne sont pas logiquement omniscients peut en pratique empêcher la convergence.
4.3.3.2. Achevabilité et convergence en principe du processus
186De multiples facteurs peuvent empêcher l’activité graduelle d’affinage de converger en pratique. Néanmoins, peut-elle converger et être achevée en principe ? Si on se place dans un cadre logique particulier, la question revient à savoir si on peut déterminer des règles permettant de mener à bien l’affinage dans ce cadre. Prenons par exemple la dérivation a, p ⊢ a & c, où p dénote une proposition prise comme un bloc mais équivalente de façon non manifeste à c & d. Si on en reste à une élimination de prémisses inutiles, le processus est terminé car p est indispensable dans la dérivation, même si la partie de son contenu correspondant à d ne joue aucun rôle. Il faut donc poursuivre le travail d’affinage en traitant distinctement les différents éléments de contenus portés par chaque prémisse dans la mesure où le langage utilisé permet de les distinguer. En logique propositionnelle, cela revient à mettre les formules en forme normal conjonctive49 et à étudier l’indispensabilité de chaque élément conjoint. Ainsi, dans a, c & d ⊢ a & c, le conjoint d de c & d n’est pas indispensable et peut être éliminé. En logique des prédicats, l’affaire se complique un peu. En effet, dans ∃x (Fx & Gx) ⊢ ∃x Fx, l’occurrence de Gx n’a pas d’utilité dans la déduction de la conclusion mais, en même temps, la proposition ∃x (Fx & Gx) ne peut pas être divisée en conjoints (∃x (Fx & Gx) n’est ainsi pas équivalent à ∃x Fx & ∃x Gx). Dans ce contexte, Schurz suggère que les propositions soient mises en forme normale conjonctive prénexe50 et que l’analyse porte non sur l’indispensabilité des conjoints, pris comme blocs, mais sur l’indispensabilité des occurrences des prédicats51 qui apparaissent dans les éléments conjoints de la matrice : une occurrence d’un prédicat est superflue si on peut remplacer ad libitum celle-ci, salve validitate de la déduction52. Ces deux exemples montrent comment, dans un langage logique donné, il peut être possible, au moins en principe, de satisfaire complètement la condition de pertinence logique quand on est capable d’exprimer la condition que doivent satisfaire les prémisses des arguments correspondants et de trouver une méthode qui permette de satisfaire cette condition.
187Il convient néanmoins d’être conscient que la possibilité en principe d’une telle élimination des contenus non pertinents est relative au cadre logique considéré, notamment aux procédures que ce cadre permet et aux prédicats de base qui en constituent le langage. Mais existe-t-il toujours des procédures permettant de mettre tous les énoncés dans la forme conjonctive souhaitée ? De même, si le prédicat de base utilisé pour l’explication de la loi des Aires est « être un système newtonien » (c’est-à-dire un système obéissant au principe fondamental de la dynamique), comment discriminer finement les différents éléments du contenu de ce principe ?
188Idéalement, il faudrait donc pouvoir affranchir la procédure d’affinage des contraintes liées à l’utilisation d’un cadre logique contingent. En particulier, il faudrait que les versions affinées des énoncés puissent être obtenues en utilisant des prédicats correspondant à une quantité arbitrairement pauvre d’information, c’est-à-dire arbitrairement abstraits. C’est dans cette optique que Strevens décrit la dernière étape du processus de satisfaction de la condition de pertinence comme une procédure d’abstraction consistant à proposer des versions toujours plus abstraites du modèle causal initial utilisé (resp., dans ma perspective, de la description explicative de départ) pourvu que ces versions restent compatibles avec l’implication de e53. Mais comme il n’existe pas de procédure pour générer à partir d’un prédicat de base toutes les versions arbitrairement abstraites de ce prédicat, il ne peut en général pas y avoir de procédure générale pour satisfaire pleinement la condition de pertinence.
189Malgré cela, il semble raisonnable de penser que l’activité d’affinage visant à satisfaire le critère de pertinence pour une description explicative donnée converge et que, au moins dans certains cas, la limite vers laquelle elle converge peut être atteinte, ce dont on peut se convaincre par un raisonnement abstrait et un exemple. En effet, cette activité d’affinage repose sur une enquête visant à réduire au maximum le contenu d’une description explicative pourvu que celle-ci continue d’impliquer un énoncé E. Or, la logique nous indique que, dans le cadre d’un raisonnement déductif, il ne peut y avoir moins de contenu dans les prémisses que dans la conclusion. En conséquence, l’activité de suppression de contenu logique inutile de la description explicative est décroissante et bornée et doit donc converger vers une limite. Si on suppose que le contenu logique correspondant à cette limite peut être distingué du reste du contenu de la description, alors il constitue un stade final dans lequel le critère de pertinence explicative est pleinement satisfait, et, de ce point de vue, l’activité d’affinage peut être considérée comme achevable si on réussit à identifier ce stade. Dans les faits, cette limite semble pouvoir être atteinte dans certains cas. Si j’explique l’état à t+1 d’un système à la dynamique déterministe et réversible par la description de son état à t, alors, toute l’information sur son état à t est nécessaire pour pouvoir déduire son état à t+1.
190En revanche, il est clair que, en pratique, la capacité à achever effectivement l’activité d’affinage est contrainte par une double exigence paradoxale : d’un côté, il convient de s’abstraire de systèmes représentationnels trop particuliers afin d’isoler les propriétés pertinentes (dont l’identité est en générale inconnue) pour que la procédure d’affinage ne soit pas relative à un système de représentationnel ; de l’autre, il convient d’utiliser des représentations formelles particulières pour pouvoir établir déductivement la dispensabilité de certains éléments et l’indispensabilité d’autres éléments. Je ne discute pas ici la question épistémologique difficile consistant à décrire plus en détail la complexité de cette activité d’affinage et de son achèvement.
191En résumé, ces éléments suggèrent que, en principe, l’activité d’affinage d’une description explicative particulière composée d’éléments non redondants converge vers un contenu unique présentant un ensemble de faiseurs d’occurrence du fait à expliquer. À ce titre il s’agirait d’une activité qui ne possède pas un ensemble d’accomplissements corrects mais non équivalents, contrairement par exemple au développement d’une ville. En revanche, cette activité peut souvent ne pas être achevée en pratique, et, pour cette raison, il peut subsister à un moment donné différentes descriptions explicatives concurrentes.
4.3.4. Structure de l’ordre explicatif effectif produit par l’élimination des éléments non-pertinents
192Quand une nouvelle dérivation montre la non-pertinence d’une information Ik au sein d’une description explicative (P1… I1… Ik … Pk), un progrès local est accompli dans l’affinage explicatif car la nouvelle description explicative (P1… I1… Ik-1 … Pk) correspond à un sous-ensemble strict de la précédente. Ainsi, quand des affinages successifs sont effectués à partir d’une même description explicative initiale, les explications successives obtenues peuvent être toutes comparées et ordonnées en chaînes toujours plus pertinentes car elles correspondent à des parties toujours moins importantes de la description explicative initiale.
193Cette caractérisation des étapes successives de l’affinage n’implique néanmoins pas qu’il s’agit d’une activité qui progresse d’ordinaire automatiquement et linéairement. Tout d’abord, les explications successives ne sont pas produites à la chaîne et automatiquement comme les étapes d’un algorithme. Chaque nouvelle explication, dans laquelle on établit la non-pertinence de certains facteurs à travers des démonstrations explicatives qui ne reposent pas sur la description de ces facteurs, est une réalisation en soi. Ces démonstrations peuvent même requérir le déploiement de nouvelles techniques mathématiques, comme le montre l’exemple des progrès explicatifs permis par l’invention et l’utilisation des techniques de renormalisation. Par ailleurs, l’affinage explicatif peut se faire dans des directions différentes. Par exemple, à partir d’une description explicative de base (P1… I1… I4 … Pk), on peut réussir à produire des explications reposant sur les descriptions (P1… I2… I4 … Pk) et (P1… I1… I3 … Pk) à partir de pratiques scientifiques différentes. Du point de vue de leur contenu informatif, de telles descriptions ne sont pas comparables, et l’ensemble des descriptions explicatives possibles obtenues à partir de l’affinage d’une même description explicative initiale obéit ainsi à un ordre partiel et a une structure en arbre, similaire à celle de la figure 2. Quels affinages sont effectués via différentes pratiques et quels chemins sont explorés en parallèle au sein de cet arbre est un état de fait contingent.
194N’est-il néanmoins pas possible de comparer globalement les différentes étapes de l’affinage explicatif et d’ainsi transformer cette structure partielle en une structure d’ordre total ? Pour faire de telles comparaisons, il faudrait a minima disposer, au moins en principe, d’une mesure commune caractérisant de façon fidèle le degré auquel ces étapes satisfont le critère de pertinence. Cela serait ainsi envisageable si on pouvait mesurer de façon générale la quantité d’information contenue dans les prémisses d’une explication ou, inversement, mesurer la distance informationnelle séparant ces explications d’une explication satisfaisant parfaitement le CPE et caractérisant la quantité d’information non-pertinente encore non éliminée, comme quand on évalue la quantité d’octets restant à télécharger. Néanmoins, une telle mesure serait ipso facto insensible aux différents gains explicatifs réellement accomplis. Quand on télécharge un fichier compressé, toute avancée du téléchargement se vaut. Il n’en est pas ainsi dans le cas présent puisque différentes avancées de l’affinage montrent comment telles ou telles propriétés particulières des systèmes en jeu contribuent ou non à l’occurrence d’un explanandum. De ce point de vue, les informations non-pertinentes éliminées à des étapes distinctes ne sont pas substituables et correspondent à des progrès explicatifs différents et non-comparables.
195Ne peut-on néanmoins cumuler les avancées apportées du point de vue de l’affinage par différents chemins scientifiques ? Si à partir d’une explication Expl reposant sur la description (P1… I1, I2 … Pk), on réussit à montrer la non pertinence de I1 via une explication Expl1 puis de I2 par une autre explication Expl2, est-ce que cela ne signifie pas ipso facto que I1 et I2 sont non pertinentes, que (P1 … Pk) est aussi une description explicative suffisante pour dériver l’explanandum et donc qu’on obtient automatiquement par fusion une description explicative Expl3 supérieure à Expl, Expl1 et Expl2 ? Dans cette optique, Expl2 ne serait qu’une étape intermédiaire menant immédiatement à Expl3 et on aurait alors une procédure d’affinage globalement graduelle et ordonnée entre Expl, Expl1, et Expl3.
196Il existe plusieurs raisons pour lesquelles, même si, dans des conditions idéales, un tel mouvement est concevable à un niveau logique, en pratique, il n’a rien d’automatique : tant qu’une déduction explicative liant effectivement de façon fiable (P1 … Pk) à l’énoncé explanandum E n’est pas effectivement trouvée, il s’agit d’une hypothèse explicative. Dans la pratique scientifique, les contenus d’informations, la façon dont ils se recouvrent ou non, ce qui découle de ces contenus, et la liste exacte des contenus utilisés à chaque étape d’une déduction ne sont pas transparents (car on utilise souvent des lemmes ou des hypothèses cachées sans s’en rendre compte). En pratique, de tels facteurs rendent la stratégie de fusion faillible. Ainsi, dans la dérivation b, c, d ⊢ b & a, si c est équivalent à (e & a) et d à (f & a) et que la condition de non redondance n’est donc pas respectée, on peut éliminer c (resp. d) parce que d (resp. c) apporte par ailleurs les contenus nécessaires pour déduire la conclusion, mais on ne peut éliminer à la fois c et d. La présence d’hypothèses auxiliaires propres aux différents contextes et activités explicatives menées via des modèles, des simulations ou des expériences peuvent accentuer le problème. En pratique, éliminer d’une description explicative un facteur lié à un énoncé de façon absolue (et non pas relativement au contexte d’une pratique explicative, liée par exemple au modèle utilisé) reste difficile, même si in fine, on souhaite bien que les faiseurs d’occurrence soient identifiés de façon objective et nous renseignent sur les processus en jeu et non sur nos moyens de les étudier. En résumé, on ne peut pas supposer par défaut qu’il est possible de combiner les éliminations obtenues dans des contextes et avec des pratiques différentes, même s’il est légitime et heuristiquement fécond d’essayer de le faire.
4.4. Gradualité de la profitabilité des descriptions explicatives successives obtenues
197J’analyse maintenant la gradualité des bénéfices associés au développement d’explications satisfaisant davantage le critère de pertinence explicative.
4.4.1. Introduction
198Certains objets et certaines activités ne délivrent leurs bénéfices qu’une fois qu’ils ont été produits intégralement, comme les roues, les tonneaux, et sans doute les preuves valides. D’autres délivrent au contraire leurs avantages au fur et à mesure de leur production, comme les cathédrales et les performances musicales. Comme discuté plus haut, le caractère graduellement créateur du processus d’affinage explicatif n’est pas automatique : il peut ainsi se faire qu’aucun des énoncés présents dans une description explicative suffisante54 ne soit au final conservé au bout du travail d’affinage explicatif, quand bien même une partie de celui-ci aurait déjà été mené à bien. Dans ces conditions, doit-on s’attendre à ce que l’activité explicative soit graduellement profitable, qu’elle ne le soit que pour les étapes qui permettent de mettre à jour une partie de l’explication finale, ou qu’elle ne le soit en aucune manière – ce qui est le cas si Salmon a raison et que la présence d’un élément non pertinent dans une explication est fatale à celle-ci (voir la section 2.4) : dans une telle hypothèse, la procédure d’affinage ferait passer de descriptions explicatives fatalement affectées en descriptions explicatives encore fatalement affectées – quoique par moins d’éléments non pertinents – jusqu’au moment où l’explication obtenue satisferait pleinement la condition de pertinence explicative et délivrerait pleinement ses bénéfices.
199Pour faire un diagnostic solide, il convient d’examiner les variations effectives de la profitabilité des explications en fonction de la satisfaction du critère de pertinence explicative afin de déterminer si elles sont ou non graduelles. Rappelons de nouveau qu’on suppose ici que les autres conditions nécessaires à la production d’une explication sont remplies : l’objectif est donc seulement d’étudier les conséquences en termes de gains épistémiques de la satisfaction plus ou moins poussée du critère de pertinence explicative. Comme nous allons le voir, de façon étonnante eu égard aux remarques précédentes, il semble bien que des descriptions explicatives comportant des éléments non pertinents apportent en partie des bénéfices explicatifs et que ceux-ci augmentent de façon progressive avec l’affinage des descriptions explicatives correspondantes.
4.4.2. Quels profits épistémiques considérer ?
4.4.2.1. Variété des profits explicatifs
200Une des difficultés de l’analyse est que de multiples gains épistémiques sont potentiellement liés à la possession de bonnes explications. De ce fait, seuls les gains spécifiquement explicatifs liés à la possession d’une explication particulière doivent être considérés dans l’analyse. En effet, si j’utilise un gros dictionnaire papier pour caler un meuble, je bénéficie d’un gain pratique lié aux caractéristiques du dictionnaire. Néanmoins, ce gain est extrinsèque à la destination première d’un dictionnaire et, quand on discute des avantages liés aux différents types de dictionnaires possibles, en tant que dictionnaires, on ne doit pas en tenir compte. Dans le cas d’une explication scientifique, le matériau explicatif utilisé apporte des informations causales à propos des systèmes en jeu et des relations entre leurs caractéristiques, permet de faire des prédictions à leur propos, permet d’intégrer un phénomène dans notre compréhension plus large du monde, etc. De plus, la satisfaction du critère de pertinence explicative amène à retirer d’une description explicative des informations physiques qui ont par ailleurs une valeur épistémique propre. Typiquement, dans l’explication de la loi des Aires, on retire de l’explication une partie substantielle du principe fondamental de la dynamique, contenu qui joue par ailleurs un rôle central en physique. Les gains spécifiques liés à la pleine satisfaction de la condition de pertinence se font donc aux dépens de gains épistémiques que le matériau explicatif pourrait apporter par ailleurs. De ce point de vue, il convient donc de ne pas tenir compte de ces gains extrinsèques si on souhaite comprendre la gradualité propre à l’activité explicative55.
201Une partie de la difficulté demeure si on se restreint à l’analyse des gains qui sont propres à la possession d’une explication, car il n’existe pas de consensus à propos des gains épistémiques apportés par une explication, ni sur ce que signifie satisfaire le critère de pertinence explicative – ni donc sur la nature des informations qui doivent être retirées dans la procédure d’affinage. Typiquement, Woodward demande qu’une explication apporte des réponses à des questions sur ce qu’il se passerait dans un certain type de circonstances contrefactuelles – et l’information permettant de répondre à ces questions contrefactuelles devraient donc être préservée. En revanche, les personnes (comme Strevens ou moi-même) qui défendent l’idée qu’une explication doit avant tout renseigner sur les facteurs qui produisent l’occurrence de l’explanandum demandent qu’une explication apporte des réponses aux questions sur les circonstances dans lesquelles l’explanandum doit advenir pour des raisons identiques – c’est ce que j’appelle le domaine d’invariance stricte (Imbert, 2013) – et les informations qui n’éclairent pas sur ce qui fait cette occurrence ne doivent donc pas être conservées. Même si ces gains épistémiques vont souvent de pair, cela n’est pas toujours le cas : des informations non-pertinentes relativement à l’occurrence du phénomène cible peuvent être utiles pour répondre à des questions sur ce qui se passerait dans des circonstances contrefactuelles, et les supprimer ne permet donc pas de procurer les bénéfices cibles correspondants (ibidem). Par exemple, dans le cas de la loi des Aires, si on souhaite savoir comment l’aire balayée varierait dans le cas où s’exercerait plus d’une force, ou une force non-centrale, ou une force d’intensité différente, alors les détails quantitatifs du principe fondamental de la dynamique redeviennent pertinents.
202Il pourrait enfin se faire que, indépendamment des controverses sur la nature spécifique de l’activité explicative, l’activité explicative procure plusieurs types de gains épistémiques spécifiques (de façon graduelle ou non) et que l’augmentation de l’un se fasse parfois au détriment de l’autre, comme cela arrive souvent dans l’activité de modélisation.
203Dans une perspective analytique, il convient donc de restreindre l’analyse de la gradualité explicative à un type précis de gains, qui, de façon plausible, sont spécifiques à la satisfaction des critères explicatifs – en l’occurrence à celui de pertinence explicative. Je me concentre pour ma part sur les gains apportés par l’identification des faiseurs d’occurrence et laisse à d’autres la tâche d’évaluer la gradualité d’autres gains explicatifs éventuels.
4.4.2.2. Gains associés spécifiquement à l’identification des faiseurs d’occurrence
204Supposons qu’on soit en possession d’une explication satisfaisant parfaitement le critère de pertinence explicative (CPE). Cette explication est présentée par une description explicative DCPE composée d’éléments P1… Pj… Pk, tous essentiels à l’occurrence de l’explanandum. Dans ces conditions, pour tout élément Pj de cette description, le fait que le système étudié satisfasse les éléments de DCPE – Pj ne suffit pas à garantir l’occurrence de l’explanandum et il pourrait se faire, quand non Pj est instancié, que l’explanandum ne le soit pas56. Inversement, dans l’ensemble Ω(DCPE) des situations où la description DCPE est vraie et où aucun autre facteur n’intervient dans les processus à l’œuvre57, un événement du même type que l’explanandum a lieu58. Dans ces conditions, une explication qui satisfait parfaitement la CPE nous renseigne sur l’occurrence d’événements du même type que E dans un ensemble de cas qui est maximal au sens suivant : l’occurrence de tous ces événements peut être expliquée par les mêmes faiseurs d’occurrence et il n’est pas possible d’étendre cet ensemble par la suppression d’éléments supplémentaires au sein de la description qui présente ces faiseurs d’occurrence et caractérise cet ensemble, car, en procédant ainsi, on obtiendrait une gamme plus étendue de cas au sein de laquelle l’occurrence de l’explanandum ne serait plus garantie. Par ailleurs, comme indiqué plus haut dans la section sur le pluralisme explicatif, pour un même événement explanandum, il existe plusieurs descriptions explicatives légitimes initiales qui fournissent la base du processus d’affinage et qui mènent à différents ensembles maximaux. Ceux-ci ne sont donc pas uniques et sont relatifs aux types de faits initialement sélectionnés pour développer une explication. Notons enfin que différentes occurrences d’événements d’un même type (p. ex., l’apparition d’un vortex dans un fluide) peuvent bien sûr être produites par des mécanismes différents, auxquels seront associés encore d’autres explications et d’autres ensembles maximaux.
205L’activité d’affinage visant à satisfaire la CPE peut ainsi être vue comme un travail cherchant à étendre au maximum notre connaissance des membres et des limites de ces ensembles maximaux de cas dans lequel des occurrences d’un événement E sont instanciées en vertu de facteurs identiques. Cette conceptualisation de l’enjeu associé à l’activité d’affinage met en lumière le versant extensionnel de la connaissance d’explications dans lesquelles seuls des facteurs constituant des faiseurs d’occurrence sont mentionnés : ces explications satisfaisant la CPE nous apportent la connaissance de la gamme des situations dans lesquelles l’explanandum survient pour les mêmes raisons.
206En ce sens, l’objectif de la production de bonnes explications va bien au-delà de celui de fournir un argument valide. En effet, s’engager à fournir un argument valide, c’est seulement s’engager à fournir un argument tel que si ses prémisses sont vraies, alors sa conclusion particulière est vraie. S’engager à fournir un argument explicatif, c’est ipso facto s’engager à ne présenter que des faiseurs d’occurrence, c’est-à-dire, des éléments intégralement pertinents et, ipso facto, à fournir la connaissance de toutes les situations strictement similaires dans lesquelles l’événement à expliquer a lieu en vertu de facteurs identiques, ou en d’autres termes encore, de fournir le domaine complet des situations à propos desquelles cette explication est informative.
207Cette clarification étant effectuée, on peut maintenant reposer la question de savoir si ces gains épistémiques surviennent graduellement ou non.
4.4.3. Gradualité et structure des gains obtenus par affinages explicatifs successifs
208Nous pouvons maintenant comprendre à la fois en quoi la présence d’éléments non pertinents dans une explication fait en partie basculer celle-ci dans l’erreur et pourquoi l’impact de cette erreur qui entache l’explication reste limité et n’empêche pas la gradualité des bénéfices explicatifs.
209La présence non remarquée d’un élément non-pertinent I dans une explication est d’abord une erreur explicative car elle contient une affirmation (implicite) fausse. En effet, une personne défendant cette explication endosse par là-même la thèse que l’explication présentée satisfait la condition de pertinence explicative et donc que tous les éléments de cette explication sont des faiseurs d’occurrence, ce qui n’est pas le cas pour I (ou alors, un agent qui produit une explication devrait dire quelque chose de paradoxal comme : « Voici les facteurs qui expliquent E, c’est-à-dire font de façon essentielle son occurrence, mais certains ne contribuent pas à cette occurrence »). En ce sens, la présence d’éléments non-pertinents dans une explication implique la présence de croyances fausses à propos de parties du contenu de cette explication. Et si un de ces éléments non-pertinents est par la suite identifié comme tel, alors une croyance fausse à propos de l’indispensabilité explicative de cet élément est remplacée (de façon non graduelle) par une croyance vraie à propos de sa dispensabilité explicative.
210L’erreur consistant à présenter ces éléments non pertinents comme des faiseurs d’occurrence entrave par ailleurs notre accès épistémique à l’ensemble Ω(DCPE) des situations dans lesquels l’explanandum E doit avoir lieu en vertu de facteurs explicatifs identiques, puisque nous croyons indûment qu’E a lieu quand I est vrai mais que E n’a pas lieu, ou a lieu en raison d’autres facteurs, quand I est faux. Si on note Ω(I) l’ensemble des cas dans lequel I est vrai, nous croyons donc que l’ensemble Ω(DCPE) ∩ Ω(I) est l’ensemble maximal cherché et faisons une erreur explicative sur le contenu et le domaine de l’explication de E.
211Ce malheur épistémique n’est néanmoins pas total puisque notre erreur nous prive seulement de la connaissance d’une partie d’Ω(DCPE) des cas dans lesquels E a lieu pour des raisons identiques. Une description explicative composée des éléments (P1… I1… Ik … Pk), dont les éléments I1… Ik ne sont pas des faiseurs d’occurrence pour E et qui ne satisfait donc que partiellement la CPE possède néanmoins un domaine d’invariance stricte correspondant à l’ensemble des situations dans lesquelles ses composants sont vrais et où l’explanandum doit avoir lieu (sauf circonstances contraires). Ce domaine d’invariance stricte correspond à la restriction d’ Ω(DCPE), aux cas dans lesquels I1… Ik sont vrais, c’est-à-dire à Ω(DCPE) ∩ Ω(I1) ∩ … ∩ Ω(Ik). L’inclusion d’éléments non pertinents dans une explication ne comportant par ailleurs que des faiseurs d’occurrence ne ruine donc pas complètement les bénéfices qu’elle apporte et un sous-ensemble de ces bénéfices reste ainsi accessible.
212Cette présentation illustre de plus que l’accès aux bénéfices épistémiques advient graduellement avec la procédure d’affinage puisqu’à chaque étape, un élément non-pertinent Is est écarté, le domaine d’invariance stricte de l’explication obtenue s’agrandit et on gagne donc un accès épistémique à une partie supplémentaire de Ω(DCPE) dans laquelle Is n’est pas instancié, c’est-à-dire à la connaissance de nouveaux cas dans lesquels E advient en raison de facteurs identiques. Par exemple, dans l’explication de la loi des Aires, une explication générale reposant sur le principe fondamental de la dynamique et sur l’intensité de la force gravitationnelle ne permet pas de comprendre que la loi des Aires vaut dans une gamme de cas bien plus large, et notamment dans des mondes où la force gravitationnelle a une intensité différente. Considérons maintenant en détail l’explication de l’échec de John Jones à tomber enceint à partir de l’énoncé selon lequel tous les individus de sexe masculin qui prennent la pilule ne tombent pas enceints. Cette explication donne indûment à la prise de pilule un rôle (central) de faiseur d’occurrence alors que celle-ci ne joue aucun rôle dans les mécanismes biologiques qui font qu’un individu mâle ne tombe pas enceint. De ce point de vue, elle viole clairement la condition de pertinence explicative. Une telle explication doit par ailleurs être considérée comme elliptique puisque l’explication d’un phénomène biologique doit se faire à partir de la description de processus biologiques. Son interprétation finale dépend de la façon dont on interprète cette ellipse. L’explication mentionne correctement les facteurs biologiques réellement en jeu dans l’explication recherchée, puisqu’elle fait référence au sexe (mâle) de John Jones et donc implicitement aux processus biologiques en jeu et à l’appareil reproducteur masculin. À ce titre, si on considère que les faiseurs d’occurrence de l’événement à expliquer sont en fait bien présents et que les autres conditions explicatives sont par ailleurs remplies, on est en présence d’une description explicative suffisante (quoiqu’elliptique) pour expliquer l’échec de John Jones à tomber enceint, et la mention de la prise de pilule ajoute seulement une condition explicative inutile. L’explication mentionne donc bien tous les faiseurs d’occurrence attendus, mais le domaine de cette explication est indûment restreint à la gamme des cas où les hommes prennent la pilule (gain partiel limité), comme si le fonctionnement reproducteur des mécanismes biologiques en jeu était influencé de façon décisive par la pilule. Par là-même, cette explication ne permet pas de comprendre pourquoi les individus de sexe masculin qui ne prennent pas la pilule ne tombent pas non plus enceints – exactement pour les mêmes raisons que John Jones puisque le fonctionnement reproducteur des mécanismes biologiques en jeu reste identique sans prise de pilule. Si en revanche, on considère que les autres conditions explicatives ne sont pas remplies ou que la référence au sexe (mâle) de John Jones ne renvoie pas aux bons faiseurs d’occurrence, alors la mention de la pilule ajoute un élément non pertinent à une mauvaise explication qui n’apportait aucun gain partiel.
213Décrivons pour finir la structure des gains obtenus par l’application du processus d’affinage à une même description explicative initiale. Comme noté plus haut, les étapes de cet affinage peuvent se faire selon des séquences différentes. L’ensemble des descriptions explicatives possibles obtenues par affinage ne sont ainsi pas toutes comparables par rapport à leur contenu informationnel et elles obéissent à un ordre partiel. Comme les gains explicatifs sont strictement corrélés au contenu de ces descriptions explicatives, les domaines d’invariance stricte correspondants obéissent également à un ordre partiel et leur ordonnancement par la relation d’inclusion donne une structure en arbre : ainsi, alors que le domaine de la description explicative (P1… I1… I4 … Pk) est inclus dans ceux de (P1… I1… I3 … Pk) et de (P1… I2… I4 … Pk), ces deux derniers domaines ne sont pas comparables. En conséquence, des agents qui trouveraient ces diverses explications bénéficieraient de connaissances distinctes sur l’ensemble des situations dans lesquelles ils savent que l’occurrence de l’explanandum doit avoir lieu.
214En l’absence de la découverte d’une explication encore plus affinée qui montrerait à la fois la non-pertinence de I1 et de I4 et qui unifierait les acquis hétérogènes des étapes d’affinage déjà franchies, différentes explications peuvent ainsi apporter des éclairages et des profits différents. De ce point de vue, la structure en arbre des profits obtenus par différentes voies d’affinage n’est pas un frein majeur aux progrès et à la jouissance des gains explicatifs puisque, en l’absence d’une explication unifiante, différents gains sont obtenus via les étapes des différentes voies graduellement avançables du processus d’affinage, pour autant qu’on arrive à les emprunter.
215Dans les faits, la structure des gains liés aux différentes explications produites par l’affinage d’une description explicative peut être complètement ordonnée (si les étapes de l’affinage sont successives) ou semi-ordonnées (si différentes voies sont explorées). En pratique, l’analyse des cas a toutes les chances d’être encore plus complexe, car les autres conditions explicatives peuvent être plus ou moins bien satisfaites : le progrès explicatif à travers les pratiques scientifiques effectives est potentiellement multi-factoriel et ne se limite d’ordinaire pas à la plus ou moins grande satisfaction du seul critère de pertinence explicative.
216L’analyse de la croissance des gains explicatifs présentée ici n’est par ailleurs nullement exhaustive. Je ne me suis concentré en effet ici que sur la dimension quantitative des gains obtenus en satisfaisant davantage le CPE, afin de souligner en quoi ils étaient graduels : en écartant les éléments non pertinents, on a accès à la connaissance de plus de cas dans lesquels des événements du même type que l’explanandum arriveraient. Il existe néanmoins d’autres gains associés à l’activité d’affinage explicatif. Par exemple, l’élimination des énoncés non indispensables se fait d’ordinaire via de nouvelles déductions explicatives qui lient différemment les éléments de la description explicative, et qui le font parfois via d’autres schèmes de raisonnement, d’autres concepts, voire d’autres théories mathématiques. Par exemple, l’explication des phénomènes critiques comme les transitions de phase dans le cadre des théories de la renormalisation permet d’écarter des facteurs non pertinents mais elle le fait dans un cadre théorique nouveau. Des gains de compréhension plus qualitatifs peuvent être liés à ces changements, gains dont je n’ai nullement parlé ici.
217Il convient de souligner pour finir l’originalité de la gradualité de l’activité ici considérée. L’activité d’affinage produit ici graduellement une partie des bénéfices authentiques qu’on peut attendre d’une explication parfaitement affinée, comme c’est le cas pour les activités graduellement créatrices pour lesquelles les gains arrivent également de façon graduelle (comme dans l’exemple de la construction graduelle des cathédrales qu’on commence à utiliser avant leur achèvement). Néanmoins, comme souligné plus haut, l’activité d’affinage n’est pas forcément graduellement créatrice puisque ni l’indispensabilité des énoncés qui composent les explications successives ni celle des facteurs ou des contenus qu’ils décrivent ne sont garantis en cours de procédure. De ce point de vue, l’affinage des explications ressemble plus à des activités qui transforment et bonifient un produit comme l’affinage d’un fromage, le vieillissement d’un vin, ou l’écriture de versions successives d’une œuvre intellectuelle ou artistique – avec néanmoins cette différence analysée supra que les gains quantitatifs obtenus pendant l’affinage sont de suite définitifs (chaque élimination d’un contenu non-pertinent renseigne définitivement sur des parties supplémentaires de Ω(DCPE), c’est-à-dire sur de nouveaux cas dans lesquels l’explanandum doit advenir en vertu de facteurs identiques).
218L’analyse suggère ainsi qu’il pourrait être bon de changer la conceptualisation du travail d’élaboration des explications pour comprendre comment le progrès explicatif survient : l’activité d’affinage explicatif peut ainsi être vue comme un processus graduellement créateur qui dévoile graduellement d’une part i) la connaissance de l’ensemble des cas structurellement identiques dans lesquels l’explanandum advient en raison de facteurs identiques, et d’autre part ii) la connaissance des facteurs (non triviaux) qui ne sont pas des faiseurs d’occurrence. En revanche, l’identification des faiseurs d’occurrence n’est pas un processus graduellement créateur car l’identité des énoncés et les caractéristiques des systèmes qui permettent de décrire les parties de l’ensemble Ω(DCPE) visé sont sujets à révision pendant la majorité du processus d’affinage.
4.5. Gradualité de la certifiabilité de l’affinage explicatif
219Examinons pour finir la certifiabilité des avancées faites dans le processus de satisfaction du critère de pertinence explicative. À ce point, nous avons vu d’une part que la satisfaction du critère de pertinence explicative (ou affinage explicatif) était une activité graduellement avançable, sans doute convergente, graduellement achevable au moins dans certains cas, graduellement créatrice ou non (selon la conceptualisation et le point de vue adoptés), et d’autre part qu’il s’agissait d’une activité potentiellement graduellement profitable et (par défaut) profitable de façon intermédiaire. Il reste maintenant à examiner si ces avancées, ainsi que leurs résultats, sont également certifiables graduellement, c’est-à-dire au fur et à mesure qu’elles sont accomplies et que leurs résultats sont produits.
220La certifiabilité des avancées d’une activité et de ses résultats, intermédiaires comme finaux, est d’ordinaire cruciale pour atteindre succès. Supposons ainsi qu’un enchanteur donne à un chevalier des indications (hélas trop vagues et sibyllines) à propos d’un chemin permettant de trouver des vases (ou graals) toujours plus saints et menant ultimement au Saint Graal, et qu’il existe en général le long des chemins de multiples vases pas nécessairement saints. Dans ces conditions, comme une erreur de route est vite arrivée et qu’un chevalier ne peut accumuler indéfiniment dans ces bagages de tels vases souvent encombrants, il est crucial pour une telle quête de pouvoir authentifier le degré de sainteté de ces graals afin de rester sur la bonne route, de pouvoir au moins rapporter de sa quête un graal ayant un degré de sainteté respectable, de revenir si possible avec le Saint Graal, et à tout le moins ne pas errer indéfiniment en cherchant un objet qu’on a déjà croisé. Sans cela, il se pourrait que la longueur et l’insuccès de la quête du saint Graal ne soit liée qu’à un problème épistémologique de certification de la sainteté des graals trouvés par les chevaliers.
221Dans le cas présent, est-il possible de certifier les avancées authentiques de l’activité d’affinage et leurs résultats encore imparfaits au fur et à mesure, c’est-à-dire sans avoir besoin auparavant de poursuivre ou d’achever le processus ? Comme précédemment, je me restreins aux cas simples dans lesquels les explorations sont menées par des moyens logico-mathématique à partir d’une description explicative suffisante. Il convient néanmoins de rappeler que d’autres types d’activités, empiriques comme inférentielles, peuvent contribuer à identifier les faiseurs d’occurrence d’un événement, et que l’activité de certification (ou de « validation ») des étapes accomplies est d’ordinaire propre aux pratiques utilisées.
222Je serai globalement assez rapide car de multiples éléments d’analyse ont souvent été implicitement évoqués plus haut. Comme nous allons le voir, une partie de l’activité de certification peut avoir lieu de façon graduelle, parfaite, et définitive, sur la base d’informations locales (c’est-à-dire portant sur les étapes du processus), et donc sans la connaissance du terme final de ce processus ou d’une distance à ce terme.
4.5.1. Le caractère graduellement avançable de l’affinage : « aisément » certifiable
223Production et certification d’un objet X sont en droit des activités distinctes. Dans les faits, elles le sont d’ordinaire aussi. Pour un processus infaillible de production d’un objet (en supposant que cela soit possible), exécution et certification des étapes d’une activité peuvent peut-être avoir lieu d’un même coup. Néanmoins, la production d’un X n’est en général pas un processus infaillible : on produit d’ordinaire des objets qui ont une probabilité p non nulle (si possible élevée) d’être de type X, puis on certifie que les objets sont bien des X (surtout si la probabilité p est faible). Quand l’étape de production est aisée mais peu fiable (p. ex, pour une formule SAT comprenant 20 variables, les 220 assignations possibles sont aisées à produire par énumération mais peu satisfont en général la proposition), l’étape de certification est d’autant plus cruciale – et pour l’agent qui accomplit la tâche, produire une avancée, c’est alors implicitement produire une avancée certifiée. Au final, l’enjeu de l’analyse épistémologique de la certification est d’étudier la difficulté spécifique de cette activité en analysant ce qu’elle requiert spécifiquement de faire. En pratique, l’analyse peut être néanmoins compliquée par le fait que production et de certification peuvent en partie se mélanger au sein des activités effectives.
224Dans le cas présent, produire des hypothèses d’affinages à partir d’une description explicative déjà donnée et certifier ces hypothèses sont deux activités bien distinctes. Pour une description explicative composée de 5 énoncés, les affinages élémentaires possibles correspondent aux descriptions composées d’un sous-ensemble de ces 5 énoncés et sont donc faciles à produire. De même, une formulation vectorielle du principe fondamental de la dynamique permet de distinguer aisément l’intensité, la direction et le sens des forces et donc d’étudier si les phénomènes étudiés dépendent de ces caractéristiques. Dans ces conditions, l’étape difficile est de certifier que ces hypothèses d’affinage, déjà pré-conceptualisées dans le cadre d’une description explicative, permettent bien de déduire l’explanandum E – ou au contraire d’infirmer ces hypothèses.
225Néanmoins, dans les faits, la difficulté scientifique du travail de production d’hypothèses d’affinage consiste souvent à s’affranchir du cadre linguistico-conceptuel existant et à construire des notions mathématiques ou théoriques pour réussir à distinguer plus précisément des faiseurs d’occurrence ou écarter des éléments non-pertinents. Dans de telles situations, la production d’une hypothèse sérieuse d’affinage et la certification de cette hypothèse sont souvent mêlées : c’est en conceptualisant et en construisant une nouvelle façon économe de déduire l’énoncé cible E à partir d’une descriptive explicative suffisante (A1,…, Ak) et en se demandant ce qui est requis pour cela qu’on arrive à trouver une description explicative plus épurée pour E.
226Dans tous les cas, quelles que soient les modalités effectives de l’activité d’affinage en jeu, l’activité de certification du caractère déductivement suffisant d’une description explicative ne requiert qu’une seule déduction, et ne nécessite ainsi pas de connaître le terme du processus d’affinage. Si cette description se fait sans un élément de contenu Ik et qu’il a été certifié auparavant qu’Ak est logiquement indépendant du reste de la description (voire que son contenu n’est en rien redondant par rapport au reste de la description), alors on a la garantie qu’une partie du contenu d’Ik (voire l’intégralité de son contenu), est non pertinent – et un avancement strict de la satisfaction de la CPE est ainsi garanti. Quand en plus les nouvelles étapes d’affinage et de certification portent sur des descriptions explicatives déjà certifiées comme suffisantes, le processus d’affinage est graduellement certifié.
4.5.2. Le caractère graduellement créateur et achevable de l’affinage : plus difficilement certifiable
227Certifier que certains éléments d’une description explicative sont des pièces finales de l’affinage de cette explication, voire que ce processus d’affinage est achevé, est en général bien plus difficile que simplement certifier un avancement dans le processus d’affinage. En effet, prouver qu’une description explicative est suffisante pour dériver l’explanandum ou certifier un avancement dans l’affinage de cette description n’apporte pas de garanties sur l’indispensabilité59 explicative du détail du contenu de cette description. En conséquent, pour démontrer qu’un élément contribue essentiellement à l’occurrence d’un événement explanandum, qu’il a un statut indispensable au sein d’une description explicative, et qu’il fait forcément partie de l’explication finale parfaitement affinée, des éléments de preuve spécifiques doivent être apportés. Essayons de décrire ces derniers plus précisément.
228Comme indiqué plus haut, quand un énoncé (resp. l’instanciation d’une propriété) est essentiel à l’occurrence de l’explanandum (au sens ou son élimination menace cette occurrence), il peut encore se faire qu’un énoncé moins informatif (resp. une propriété plus abstraite) puisse néanmoins suffire à garantir cette occurrence (voir le 4.3.2. et 4.3.3.), et ceci montre alors qu’une partie du contenu initial (resp. certains aspects de la propriété) n’étaient en fait pas indispensables à l’occurrence de l’explanandum. En conséquent, pour montrer que tout le contenu d’un énoncé (resp. tous les aspects d’une propriété) est explicativement indispensable à son statut de faiseur d’occurrence au sein d’une description explicative (resp. d’une collection de faits), il convient d’établir que, quelle que soit la variante informationnellement appauvrie de cet énoncé (resp. la propriété plus abstraite), s’il y a remplacement, alors l’occurrence de l’événement explanandum n’est plus garantie à coup sûr.
229Dans le cas général, établir cela est difficile pour deux raisons. D’abord, il est demandé d’établir un résultat négatif, ce qui, en général, est difficile, puisqu’il convient de montrer que quelque chose ne peut être établi quelle que soit la méthode adoptée, et examiner potentiellement ce qu’il en est dans une infinité de cas, à savoir dans toutes les variantes informationnellement appauvries de l’énoncé initial, en prenant en compte tous les systèmes conceptuels possibles qui permettent de décrire correctement lesdits énoncés et leurs contenus (resp. toutes les versions plus abstraites de la propriété initiale).
230Certifier que la procédure d’affinage d’une description explicative est achevée, que la condition de pertinence explicative est satisfaite optimalement, et donc qu’une description explicative finale a été complètement créée est en général encore plus difficile, vu qu’il convient alors de montrer le caractère indispensable et « inaffinable » de toutes les parties de contenu de tous les éléments de la description explicative (resp. de toutes les propriétés auxquelles fait référence la description explicative). La difficulté de la tâche décrite ci-dessus est donc multipliée par le nombre d’éléments qui composent la description (resp. le nombre de faits décrits par la description).
231Les arguments qui précèdent portent sur la difficulté générale de la tâche de certification. Cette tâche peut cependant être plus aisée dans des cas particuliers. Par exemple, dans un système déterministe réversible (dans lequel on peut prédire et rétrodire les événements), on sait que la même quantité d’information physique sur les états du système le long de sa trajectoire doit être connue pour prédire ces états, et donc qu’aucun affinage supplémentaire n’est possible. Ce cas n’est néanmoins pas typique, car il y a en général plus d’informations dans l’explanandum que dans l’explanans. Par exemple, pour prédire qu’une boule de billard tombe dans une poche, il faut beaucoup d’informations sur le billard, la position initiale des billes, le coup frappé, etc.), et il est moins évident de savoir jusqu’à quel point la riche description initiale peut être affinée et néanmoins toujours permettre de déterminer l’événement final cible60.
232Remarquons pour finir qu’il existe ici aussi une asymétrie entre l’épistémologie des éléments pertinents (ou faiseurs d’occurrence) et celle des éléments non-pertinents (ou non faiseurs d’occurrence). Comme indiqué plus haut en 4.4.2., l’activité d’affinage peut être vue comme un processus qui crée de façon graduelle la description de l’ensemble des éléments non-pertinents relatif à une description explicative suffisante initiale. Si on écarte les cas triviaux (p. ex., l’ensorcellement ne contribue évidemment pas à la dissolution du sel), l’identification de ces éléments n’a rien d’évident. Ce processus est néanmoins graduellement certifiable : quand une avancée authentique de la procédure d’affinage est certifiée61, on certifie par là-même de façon définitive qu’un élément n’est pas pertinent (ou n’est pas un faiseur d’occurrence), au moins dans un certain contexte explicatif – à défaut de pouvoir certifier qu’un élément est intégralement un faiseur d’occurrence. En d’autres termes, une seule déduction peut servir à écarter définitivement un élément et à identifier une partie de l’ensemble des éléments qui ne contribue pas à l’occurrence de l’explanandum. Cette façon de décrire l’affinage et sa certification rend manifeste comment, même si notre curiosité explicative relative à l’identification définitive des faiseurs d’occurrence est difficile à satisfaire à coup sûr, le travail explicatif d’affinage peut avancer authentiquement de façon fiable, et cela permet ainsi de mieux comprendre comment un progrès explicatif certifié est possible en la matière.
4.5.3. Le caractère graduellement ou intermédiairement profitable de l’activité explicative : « aisément » certifiable
233Concluons maintenant avec l’analyse de la gradualité de la certification des profits explicatifs. Quand on prouve qu’un affinage d’une description explicative suffisante permet de déduire l’énoncé explanandum cible, alors on montre ipso facto que l’événement correspondant doit avoir lieu dans l’ensemble plus large des situations où les énoncés de la description affinée sont vrais et correspondent à une représentation valide du système cible pour le comportement étudié (c’est-à-dire, quand aucun facteur n’altère les processus qui produisent l’occurrence de l’explanandum). En conséquence, quand des avancées graduelles du processus d’affinage sont certifiées, alors les bénéfices correspondants sont également certifiés de façon graduelle, sans avoir à comparer ceux-ci avec les bénéfices que délivre une description explicative dont l’affinage est achevé. En d’autres termes, il n’est nul besoin que la condition de pertinence explicative soit parfaitement satisfaite pour pouvoir profiter de façon fiable des fruits de l’activité explicative en cours.
234Ces bénéfices croissants constituent ainsi le verso épistémique extensionnel, accessible et certifiable graduellement, du travail d’affinage, en contrepoint de l’identification peu aisée et difficilement certifiable des faiseurs d’occurrence. Comme ces bénéfices correspondent à une connaissance sur des situations possibles, on peut aussi considérer que le processus d’affinage explicatif permet de créer de façon graduelle et certifiée la connaissance de l’ensemble des cas dans lesquels l’événement cible a lieu en vertu des mêmes facteurs, et donc de répondre à des questions contrefactuelles sur ce qui se passerait dans de telles situations.
235Le même constat peut être fait dans les cas où la procédure d’affinage ne se fait pas de façon linéaire mais selon une structure arborescente (voir le 4.3.4.) : dans ce cas-là, on certifie les profits obtenus sur les différentes branches du processus d’affinage et on obtient ainsi différents éclairages complémentaires certifiés sur l’occurrence de l’événement à expliquer dans une gamme de situations similaires.
5. Conclusion
5.1. Mise en perspective méthodologique : portée et limite des résultats obtenus
236La gradualité des activités est souvent un facteur favorisant leur succès et permettant de mieux comprendre la possibilité du progrès, notamment explicatif. Cette étude s’est concentrée sur l’analyse de la gradualité de l’activité consistant à débarrasser les explications de leurs éléments non-pertinents. Cela m’a amené à proposer différentes notions générales devant permettre de conceptualiser et d’analyser séparément différentes dimensions de cette gradualité. J’espère a minima avoir illustré la complexité de la question de la gradualité explicative et le besoin d’une étude spécifique des différentes dimensions de cette propriété pour chacun des critères qu’on trouve au sein des différentes théories de l’explication.
237Les pratiques scientifiques sont complexes. Pour étudier les dimensions de la gradualité dans le cas considéré et montrer où et comment la gradualité pouvait être présente, j’ai dû procéder à des simplifications et à des idéalisations. J’ai ainsi ignoré les autres critères explicatifs et supposé qu’ils pouvaient être parfaitement satisfaits de façon indépendante. J’ai mis de côté le fait qu’un même phénomène a en général de multiples explications complémentaires et centré l’analyse sur l’affinage d’une seule description explicative. Je me suis placé dans des situations où on peut déduire le phénomène à expliquer à partir de sa description explicative afin d’être dans un cadre où il est possible de trancher formellement si un élément descriptif correspond ou non à un faiseur d’occurrence. Pour faciliter l’analyse, j’ai souvent raisonné en utilisant une représentation abstraite et idéalisée des énoncés et des contenus informationnels, en supposant qu’ils étaient composés d’éléments non redondants, et en supposant connus les contenus non pertinents. Et j’ai pour finir ignoré les questions d’échelle temporelle en faisant comme si les affinages successifs se suivaient alors que, dans les faits, l’accomplissement d’une seule étape d’affinage est d’ordinaire un accomplissement scientifique et que l’affinage d’une description explicative peut s’étaler sur des années voire des siècles de recherche.
238Pour toutes ces raisons, les analyses ci-dessus décrivent avant tout la structure des relations entre les différentes explications possibles qu’on peut obtenir par affinages successifs à partir d’une description explicative initiale, et la gradualité qui peut être présente dans cette famille d’explications. Aucune affirmation n’a en revanche été faite sur la fréquence à laquelle les structures conceptuelles identifiés sont en pratique instanciées et permettent de décrire les relations entre les multiples explications effectivement existantes. Ces deux derniers aspects dépendent en effet de la façon contingente dont les conditions idéalisées décrites ci-dessus sont fréquemment réalisées et jusqu’à quel point des désidéalisations nécessiteraient de complexifier l’analyse. Dans les faits, l’activité explicative est compliquée à mener ; elle procède par des voies d’exploration diverses (expériences, preuves, raisonnement, simulations, etc.), souvent soumises à des contraintes multiples amenant à adapter de façon contextuelle le contenu et les formes des représentations utilisées, typiquement, en les simplifiant ou en ajoutant des hypothèses auxiliaires. Toutes ces complications peuvent être un obstacle à la présence de relations graduelles simples permettant de caractériser les suites d’explications obtenues dans l’activité scientifique. De telles remarques n’invalident pas l’analyse. Elles invitent en revanche à éviter les généralisations hâtives et à considérer avec prudence l’application des analyses proposées aux cas réels.
239Dans tous les cas, la généralité et la portée des résultats obtenus ne doivent pas être sous-estimées. La pertinence explicative est une valeur qu’il est important de satisfaire par une activité d’affinage même quand les autres conditions explicatives ne sont pas remplies. En effet, c’est seulement quand l’affinage est accompli que la valeur et les bénéfices précis d’une explication potentielle peuvent être réellement établis. Ce point est notamment important dans le cas du raisonnement abductif où il s’agit de comparer la valeur d’explications possibles62. Le traitement proposé ci-dessus est par ailleurs général : quelle que soit la notion d’explication qu’on propose et le type de relations explicatives (causales, nomologiques, unifiantes, etc.) sur lesquelles elle repose, une explication a un contenu et vise à présenter des faiseurs d’occurrence. En ceci, elle doit obéir à la condition de pertinence explicative et toute description explicative doit donc être soumise à un travail spécifique d’affinage. Il peut par ailleurs exister un désaccord sur le type d’éléments qui composent une explication (p. ex., des énoncés, des faits, ou des instanciations de propriétés). Néanmoins, la question de l’affinage se pose dans tous les cas et les relations d’ordre, total ou partiel, décrites plus haut entre les explications plus ou moins affinées ont leur équivalent dans ces différents cas, puisqu’on peut les faire porter sur le contenu des énoncés, la généralité des faits en jeu, ou le degré d’abstraction des propriétés impliquées. J’ai mené l’analyse en parlant principalement d’énoncés – puisqu’in fine, ce sont presque toujours des énoncés qui permettent de décrire les explications et leurs contenus – mais ce choix ne restreint nullement la portée des résultats obtenus.
240Dans tous les cas, il convient de souligner que l’analyse menée permet a minima de décrire le type de progrès graduel, authentique, définitif et épistémiquement transparent pour les praticiens, qu’on obtient par l’affinage entre deux étapes explicatives non définitives et non idéalisées, sans supposer aucune connaissance du terme de l’activité. De ce point de vue, l’analyse n’est en rien liée à une description du progrès explicatif comme un processus linéaire, ce qui n’advient que lorsque des étapes successives d’affinage s’enchaînent. Elle permet au contraire de conceptualiser des progrès locaux au sein de pratiques explicatives complémentaires en partie non comparables en raison d’ordres d’affinage différents ou du choix de bases explicatives différentes (p. ex. si des conditions initiales différentes sont choisies). En résumé, l’analyse permet à la fois de concevoir comment un progrès graduel est parfois possible mais également de comprendre comment le progrès peut advenir de façon arborescente et pluraliste par des voies complémentaires.
241Rappelons enfin que les analyses précédentes n’impliquent en rien une adhésion à la thèse selon laquelle une explication serait une preuve (déductive). La recherche de facteurs faisant l’occurrence de l’événement ciblé requiert d’analyser les relations entre l’instanciation de certaines propriétés et l’occurrence de l’événement cible. Les preuves et les déductions logico-mathématiques sont simplement un outil privilégié pour accomplir ce but quand on dispose de représentations fiables des systèmes en jeu.
5.2. Conclusion de l’analyse gradualiste : les éléments non pertinents ne sont pas fatals aux explications
242Les résultats obtenus permettent d’éclairer sous un jour nouveau et inattendu la question de la pertinence explicative qui est à l’origine de cette enquête : contrairement à ce qui est défendu de façon quasi-unanime dans la littérature sur la question, la thèse selon laquelle la présence dans une explication d’éléments non pertinents serait désastreuse et gâcherait fatalement celle-ci apparaît désormais comme grossière et inadéquate. Une première raison est d’ordre pratique : comme nous l’avons vu, affiner complètement une explication est d’un point de vue scientifique loin d’être évident et savoir qu’une explication est parfaitement affinée est encore plus difficile, voire peut-être parfois impossible. En conséquence, il est inévitable que de multiples explications scientifiques continuent à comporter de tels éléments non-pertinents. Or, un tel état de fait ne semble guère inquiéter spécifiquement les scientifiques. En conséquent, soit ces derniers sont globalement inconscients (ce qui est peu probable) soit, plus vraisemblablement, la présence de tels éléments n’est pas ravageuse. La seconde raison est relative à la logique de la gradualité. Comme nous l’avons vu, la présence d’éléments non pertinents ne semble pas fatale à une explication car les éléments non-pertinents ne font disparaître qu’une partie des bénéfices et car ceux-ci sont graduels : plus on écarte des éléments non-pertinents, plus la connaissance de l’ensemble des éléments (non triviaux) non-pertinents croît, plus le domaine d’invariance stricte d’une explication augmente, et plus la connaissance de l’ensemble des situations dans lesquelles l’explanandum survient en raison de facteurs identiques s’étend. Ces bénéfices adviennent de plus avec fiabilité car le processus est graduellement certifiable.
243Dans ces conditions, deux positions sont possibles. Soit il convient de réviser le jugement initial et conclure que la nature des explications qui comportent des éléments non pertinents n’est pas intrinsèquement altérée par ces éléments qui réduisent les bénéfices disponibles – et il convient alors de comprendre quels types d’atteinte ces éléments non pertinents apportent néanmoins et pourquoi un tel jugement a pu être fait. Soit on considère que la nature des explications est bien fatalement atteinte par ces éléments non pertinents et il convient alors de rendre compatible cette position avec le fait que ces explications fatalement atteintes apportent néanmoins de façon graduelle des bénéfices authentiques et sont certifiables comme telles.
244Dans tous les cas, l’analyse de la gradualité menée plus haut permet de donner une solution au dilemme de l’inaccessibilité pratique décrit en 2.3. Même si la satisfaction parfaite de la condition de pertinence explicative est souvent inatteignable, des explications qui la satisfont de façon intermédiaire restent accessibles, sont partiellement profitables et sont certifiables par elles-mêmes. Cela permet de concilier nos attentes épistémiques légitimes et d’expliquer sur ce point la possibilité de la connaissance explicative partielle et du progrès explicatif, et cela fait de la satisfaction imparfaite de la condition de pertinence une faute épistémique vénielle.
5.3. Pourquoi l’ensorcellement du sel paraît-il si grave ? Du besoin d’une classification raisonnée des éléments non pertinents
245Le traitement présenté plus haut ne fait pas de distinction entre les différents types d’éléments non-pertinents : d’un point de vue logique, il n’y a pas de différence entre les éléments non-pertinents qui ont un statut scientifique honorable et pourraient plausiblement contribuer à l’explication considéré (comme, pour l’explication de la loi des Aires, les informations sur la position, la vitesse, ou la forme fonctionnelle de la force gravitationnelle) et ceux d’un genre plus absurde qui manifestement ne le peuvent pas (comme le sort jeté au sel pour la dissolution de celui-ci). Dans les deux cas, les facteurs non pertinents réduisent le domaine d’invariance de l’explication en le restreignant aux cas où les facteurs non pertinents sont instanciés, mais ils n’empêchent pas les explications correspondantes d’être bénéfiques. Ainsi, une explication comme celle du sel ensorcelé, quoi qu’on en pense par ailleurs, nous apprend que les substances ayant les propriétés X, qui sont placées dans les conditions Y et qui sont ensorcelées se dissolvent. Une telle explication est donc informative sur ce qui se passe dans ces circonstances. De plus, même si elle inclut une affirmation explicative erronée (ici « l’ensorcellement contribue à la dissolution »), elle contient une référence aux bons facteurs de dissolution, communs aux autres cas de dissolution (si X et Y décrivent les « bonnes » conditions physiques pour qu’une substance se dissolve) : ceci garantit l’authenticité et la certifiabilité des bénéfices, lesquels ne sont donc pas obtenus ni crus par hasard. Pour le dire dans le langage des épistémologues analytiques, il ne semble pas qu’on soit ici dans un « cas Gettier » (Gettier, 1963), où une vérité serait crue en vertu d’une justification inadéquate mais serait vraie par hasard.
246Notons de plus que l’importance des gains explicatifs perdus en raison de l’inclusion de facteurs non pertinents n’est guère liée à leur statut de facteurs honorables ou non mais à la fréquence avec laquelle ces facteurs sont instanciés, ce qui est une question contingente. Ainsi, dans l’explication de la dissolution du sel, si on ajoute une condition également absurde mais ayant une large gamme de conditions de vérité, la perte de gain est minime. Supposons ainsi qu’on affirme que tous les grains de sel terrestre qui se trouvent à moins de 13 000 km du squelette d’un animal se dissolvent dans l’eau. Dans ce cas, comme tous les échantillons de sel terrestre doivent se dissoudre63 et que le diamètre de la terre est inférieur à 13 000 km, cela veut dire que l’ajout de la clause « qui se trouvent à moins de 13 000 km du squelette d’un animal » ne diminue pas le domaine d’invariance stricte de l’explication. Inversement, garder dans une explication sur la loi des Aires une référence aux détails du principe fondamental de la dynamique réduit de façon significative le domaine d’invariance de l’explication correspondante.
247Ce n’est pas le lieu ici de discuter en détails pourquoi l’explication en termes d’ensorcellement de la dissolution du sel est problématique. Ma suggestion est simplement la suivante : d’un point de vue logique, tous les éléments non-pertinents (cohérents avec le reste de l’explication) s’analysent de la même façon. En revanche, il peut se faire que certains d’entre eux violent en plus d’autres conditions d’explicativité. Ces éléments peuvent ainsi correspondre à de l’information non causale ou non nomologique, de l’information fausse ou de l’information non scientifique. Dans tous ces cas, on a alors des raisons supplémentaires de trouver que l’explication proposée est altérée sans l’être complètement si l’élément incriminé ne joue aucun rôle central et ne peut faire que des dégâts périphériques (alors qu’un élément central faux au sein d’un modèle ou d’une explication peut constituer une catastrophe). Mon soupçon est donc que le problème provient de l’analyse d’exemples dans lesquels les facteurs non-pertinents violent par ailleurs d’autres conditions ou vertus explicatives importantes (on ne transige pas avec la scientificité et la vérité). Dans cette hypothèse, l’impression de caractère inacceptable des facteurs non-pertinents liée à ces autres violations aurait été subrepticement transférée dans l’analyse à la violation de la condition de non-pertinence. Les philosophes auraient alors été victimes de l’utilisation d’un exemple jouet mal choisi et instanciant de façon inutile des caractéristiques supplémentaires (la non-scientificité, la non-causalité) qui, ô ironie, seraient non pertinentes dans l’analyse de la pertinence. Il s’agirait en un sens d’un biais de représentativité, les exemples faciles à imaginer étant presque automatiquement farfelus et non scientifiques et les exemples « sérieux » correspondant à des cas scientifiques compliqués, difficiles à présenter rapidement, et dans lesquels l’élimination de facteurs non-pertinents peut être contrintuitive (p. ex. si elle touche l’essentiel du contenu causal du principe fondamental de la dynamique) et constitue un tour de force scientifique difficile à imaginer dans son fauteuil philosophique. Dans les faits, la mise en lumière de tels exemples, dans lesquels de l’information causalement centrale est écartée, a été un acquis tardif de la discussion, d’abord à un niveau abstrait à partir des années 1990 (Hitchcock, 1995), puis à travers l’analyse d’exemples scientifiques compliqués comme celui de l’explication des phénomènes critiques par des techniques de renormalisation (Batterman, 2002).
5.4. Comment conceptualiser la gradualité de l’avancement explicatif ? importance du point de vue extensionnel, des explications aux théories
248Une difficulté rencontrée plus haut est que, au moins en apparence, la satisfaction de critère de pertinence n’est pas un processus graduellement créatif. En effet, alors que différentes explications successives de meilleure qualité sont produites au cours d’un processus d’affinage, que les différentes étapes du processus peuvent être certifiées, et qu’elles apportent des bénéfices authentiques toujours croissants, comme nous l’avons vu, à toute étape du processus, et sauf preuve contraire, tout élément d’une explication peut s’avérer non pertinent et disparaître d’une version ultérieure plus affinée de cette explication. Ce constat est contrariant. La non-gradualité n’est pas inattendue dans les situations où une étape scientifique ultérieure peut venir remettre en cause complètement les résultats d’une activité – par exemple, quand des explications potentielles sont balayées par le rejet du cadre théorique dans lequel elles s’inscrivent – mais ce n’est pas le cas ici. Dans cette perspective, il serait souhaitable d’arriver à conceptualiser en quoi, dans le cas présent, le contenu de l’explication est construit progressivement de façon fiable.
249Une partie du problème provient peut-être d’une conception (explicite ou cachée) des explications et de leur contenu comme des entités linguistiques. Dans l’histoire de la philosophie des sciences, des reproches ont déjà été adressés aux conceptions trop linguistiques de la science, de ses activités et de ses produits. Par exemple, la conception des théories des empiristes logiques (dite « Received View ») selon laquelle une théorie serait un ensemble d’énoncés64 rencontre de multiples difficultés, en confondant les théories et certaines de leurs formulations et en peinant à expliquer en quoi des ensembles d’énoncés distincts peuvent correspondre à la même théorie. Dans le cas présent, le reproche est peut-être plus large parce que, même si on écarte les problèmes qui seraient relatifs à la formulation des explications, une partie des difficultés liées à la pertinence demeure (comme analysé plus haut, la non pertinence explicative affecte aussi les propriétés décrites dans une explication, lesquelles peuvent être trop riches, et dont seules des versions plus abstraites peuvent être complètement pertinentes).
250Malgré cela, on peut faire l’hypothèse que la stratégie utilisée pour répondre aux problèmes de la Received View peut être en partie utile ici aussi. Cette stratégie indique qu’une théorie doit plutôt être considérée comme un ensemble ou une famille de modèles65, c’est-à-dire de situations d’un certain type physique qui sont décrites par des énoncés dont la lettre n’est pas cruciale. On se focalise ainsi sur ce qui correspond à l’extension ou la référence de la théorie66, extension qui doit être stable à travers ces versions. Une approche extensionnelle similaire peut être adoptée pour caractériser la signification empirique d’un énoncé, via l’ensemble des énoncés observables qui permettraient de le vérifier (en restant dans l’esprit des empiristes logiques), ou via l’ensemble des énoncés observables qui permettraient de déduire sa négation et donc de le réfuter (en adoptant une position poppérienne)67. L’idée sous-jacente à ces approches est qu’un prédicat P (resp. un énoncé E) permet de diviser le monde en deux classes, à savoir les objets (resp. les situations) qui sont P (resp. dans lesquelles E est vrai) et ceux qui ne le sont pas (dans lesquelles E n’est pas vrai). Décrire ces classes, c’est décrire, au moins en partie, l’information contenue dans ce prédicat (resp. cet énoncé). Dans les deux cas, on n’est pas obligé de considérer que de telles positions sont le dernier mot sur ce qu’est une théorie ou la signification empirique ni affirmer qu’elles permettent d’étudier toutes les questions liées à ces notions. En revanche, en première approximation, de telles notions peuvent être utiles pour résoudre certains problèmes. Mutatis mutandis, on pourrait dans le cas présent dire qu’une explication scientifique peut être (au moins en première approximation) décrite via la référence à une famille F de situations dans lesquelles l’explanandum a lieu (ou doit avoir la même probabilité d’avoir lieu) en vertu de facteurs identiques (dont l’identité peut encore être à affiner), et qui sont donc équivalentes explicativement. Dans une telle perspective, on ne dit donc pas que l’explanans nous renseigne sur cette famille de situation, mais qu’il est cette famille de situations ou qu’il est l’information à propos de cette famille de situations (si on souhaite qu’un explanans soit un type d’information) – sachant qu’en pratique, l’accès à la connaissance de l’explanans passe forcément par des descriptions au sein de systèmes symboliques et que, souvent, la confusion entre l’explanans et ses présentations ne prête pas à conséquence. Si on adopte un tel point de vue, alors il devient plus aisé de conceptualiser en quel sens l’activité explicative consistant à satisfaire la CPE est graduellement créatrice et permet de construire progressivement l’explication finale puisque notre connaissance du domaine de F, apportée par nos explications successives, croît graduellement au fur et à mesure de l’affinage explicatif. S’il en est ainsi, l’analyse de l’activité explicative comme un processus graduel serait un fil important à suivre pour réussir à mieux conceptualiser ce qu’est une explication et ce qu’est l’activité explicative.
5.5. Gradualité, intermédiarité et possibilité du progrès
251La présente enquête n’est qu’un cas particulier de l’étude des voies par lesquelles les activités, épistémiques ou non, peuvent être graduelles. Comme illustré plus haut, cette étude nécessite de tenir compte précisément des spécificités de ces activités. Néanmoins, elle pose également des problèmes communs. Pour cette raison, il pourrait être fécond de développer un discours et des analyses générales à son sujet comme cela peut être fait pour d’autres notions transversales telles que l’unification, le fait de faire des différences (difference-making), la complexité, le hasard (Delahaye, 1999), l’information, les ressource (Blum, 1967), l’agrégativité (Wismatt, 1986), qui fournissent des catégories générales pour analyser les objets et nos actions possibles sur et avec eux. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé dans la section III un début de conceptualisation, sans doute encore perfectible, de différents types de gradualité qu’il paraît opportun de distinguer. De même, puisque la gradualité est globalement une propriété souhaitable, il serait utile d’étudier les stratégies générales qui peuvent être adoptées pour mener à bien des activités ou des tâches de façon graduelle. Un point de départ pourrait être l’analyse des possibilités offertes pour cela par les différents types d’algorithmes développés en informatique. On pourrait alors se demander jusqu’à quel point la propriété de gradualité est compatible avec les autres propriétés souhaitables (ou vertus) des activités. Par exemple, en informatique, les algorithmes par force brute énumérative font avancer graduellement les tâches vers la solution (pour autant que le nombre de cas à envisager est fini) mais sont loin d’être optimaux du point de vue des ressources requises.
252Quoi qu’il en soit, la gradualité de l’exécution d’une activité permet d’offrir des garanties sur son bon achèvement, de même que l’utilisation d’un algorithme modulaire ou les bonnes pratiques de programmation permettent de mieux comprendre ce que les algorithmes font et d’ainsi mieux garantir leur fiabilité. À ce titre, la gradualité, la modularité ou les bonnes règles de programmation ou de division du travail valent la peine d’être étudiées extensivement pour comprendre comment les progrès (épistémiques) sont possibles. Néanmoins, la gradualité reste une propriété difficile à satisfaire et les activités graduelles ne sont qu’un sous-ensemble des activités qui permettent le succès – de même que les codes, les programmes ou les algorithmes propres, modulaires, compréhensibles ou dont le comportement est anticipable ne correspond qu’à un sous-ensemble limité des codes, des programmes ou des algorithmes possibles (Foote & Yoder, 1999 ; Wolfram, 2002). De ce point de vue, il est important d’analyser comment le succès et le progrès sont permis également par d’autres formes d’activités, moins exigeantes, moins linéaires et moins cadrées et plus foisonnantes et plus baroques que les activités graduelles. Les notions esquissées plus haut d’exécution et de profit intermédiaire et de développement mené via des chemins arborescents permettant des avancées hétérogènes mais complémentaires visent à faire un pas conceptuel dans cette direction.
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Notes de bas de page
1Pour une introduction à ces questions, voir (Barberousse & Vorms, 2011).
2Les raisons de cette désaffection sont peut-être liées, au moins ces dernières années, au rejet de l’idée normative qu’il y aurait quelque chose comme une explication idéale d’un phénomène, à une attention plus soutenue à la variété des pratiques, à la défense d’un certain pluralisme explicatif et au développement d’une philosophie des sciences moins normative. Néanmoins, le corrélat d’un tel tournant descriptiviste, pratique et pluraliste est de générer un point aveugle à propos de la façon dont les explications peuvent être progressivement améliorées et doivent être hiérarchisées. Merci au relecteur d’avoir suggéré ce point.
3Des critiques proches, quoique littéralement différentes, sont proposées par Jim Woodward (Woodward, 2014, §5.5).
4Même cette idée est critiquable : la meilleure explication des marées est sans doute newtonienne, même si la relativité générale fournit une unification scientifique meilleure (Van Fraassen, 1980). Merci à Quentin Ruyant pour ses commentaires sur ce paragraphe.
5Voir notamment (Sober, 2015).
6La thèse de l’abondance cognitive dit que « les êtres humains possèdent des connaissances, et même en possèdent beaucoup » (ibidem, p. 86).
7Version originale: « Any theory of knowledge which, in default of a strong case to the contrary, <gives> knowledge a hard time, e.g. by allowing it to fail the cognitive abundance thesis, should be resisted. »
8Voir aussi (Grandy, 1992 ; Pacherie, 2002) pour une perspective similaire.
9Dans la fable « Le Renard et les Raisins » de La Fontaine, le renard déclare trop vert des raisins qu’il n’arrive pas à attraper.
10La connaissance explicative est sans doute conceptualisable comme un cas particulier de connaissance. Néanmoins, le traitement adéquat de ce cas particulier nécessite crucialement de prendre en compte les spécificités de la tâche consistant à produire une explication. Les discussions générales sur la connaissance ne permettent guère de le faire et il est donc préférable de le traiter de façon distincte.
11Woodward propose une discussion détaillée des arguments de structure cachée et de leurs différentes versions, mais elle se déploie dans le cadre d’une défense d’un modèle causal de l’explication.
12Sauf justement à remplacer cette notion de loi par une notion graduelle, comme la notion de régularité plus ou moins invariante. C’est la voie empruntée par Woodward.
13Voir (Niiniluoto, 2019) pour une présentation générale.
14D’autres notions de pertinence interviennent dans d’autres contextes comme ceux de la recherche d’information (p. ex., avec un moteur de recherche), des contributions aux conversations, des réponses aux questions, voire d’autres questions épistémiques comme la confirmation. Néanmoins, les problèmes correspondants, malgré leur air de famille et la possession de certaines caractéristiques communes, comportent en général des spécificités importantes. Voir néanmoins (Schurz, 1991) pour une perspective globale.
15De nouveau, voir par exemple (Niiniluoto, 2019).
16Voir (Drouet 2016) pour une présentation avancée.
17Par exemple, on étudiera la façon dont les croyances des individus, évaluées sur une échelle de 0 à 1, se renforcent, se rapprochent ou s’éloignent lorsqu’ils interagissent avec d’autres individus. Voir par exemple (Zollman, 2013) pour une présentation générale.
18On considère ici des « propriétés » qui peuvent prendre plusieurs valeurs comme la température ou la longueur, et qui correspondent donc en fait à des types de propriétés, par opposition à des propriétés comme vide, fermé, ou mort qui n’ont qu’une valeur possible. Stricto sensu, c’est le type, ou l’ensemble des valeurs considérées, qui est ou non graduel.
19L’existence d’un maximum est sans doute une condition trop restreinte. Par exemple, dans un jeu où on gagne et le jeu s’arrête si on a accumulé 4 diamants ou 5 lingots (et plus généralement quand l’achèvement peut être obtenu en satisfaisant un critère parmi plusieurs critères graduels), les états de gain peuvent être partiellement ordonnés (p. ex., (3,1) < (3,2) < (4,2), mais il n’y a pas d’état d’achèvement qui soit un maximum car les états de fin (p. ex., (4,2) et (3,5)) ne peuvent être comparés.
20Même remarque que pour la définition précédente (voir la note 19).
21Voir par exemple (Jebeile & Crucifix, 2021) pour le cas des modèles climatiques et (Massimi & McCoy, 2019 ; Ruphy, 2016) pour des références récentes plus générales sur ces questions.
22Une propriété survient sur des états quand toute modification dans cette propriété implique des différences dans les états qui instancient cette propriété (McLaughlin & Bennett, 2021).
23Naturellement, les bénéfices peuvent différer par d’autres aspects fondamentaux, et l’évaluation d’une politique énergétique ne se résume pas à la quantité d’énergie annuelle offerte à chaque habitant.
24De nouveau, on ne considère ici que la classe d’un type de bénéfices, spécifiques à l’activité considérée et qui sont tous obtenus si celle-ci est achevée. Si on élargit la classe des bénéfices considérés, il est évident que les bénéfices liés à des pratiques parallèles ne sont souvent pas comparables et que le résultat final peut ne pas être optimal sous tous les rapports. Ainsi, une théorie vraie peut être moins simple et amener à des représentations dont le traitement mathématique est plus compliqué que les théories intermédiaires.
25Voir pour une introduction (Papadimitriou, 1994 ; Sipser, 2006).
26Ces deux classes sont vraisemblablement distinctes, même si cela reste une conjecture (Papadimitriou, 1994).
27Voir par exemple (Goldman & Beddor, 2016 ; Watkins, 2022) et (Goldman, 1979) pour une référence classique.
28Ainsi, quand je perçois ou donne ma confiance suite à un processus fiable, je suis justifié même si je ne le sais pas forcément car je ne suis pas forcément en mesure de savoir que ce processus est fiable.
29Pour un autre exemple dans le contexte du modèle de la pertinence statistique de l’explication, voir la définition d’une classe homogène comme une classe qui ne peut être divisée selon une partition statistiquement pertinente soit parce qu’il n’existe pas de telle partition, soit parce qu’on ne sait pas comment la faire, soit parce qu’on ne peut pas la faire pour des raisons pratiques (W. Salomon, 1971, p 44).
30Voir (Imbert, 2011, 2013) pour des présentations plus complètes de cet exemple dans le contexte de discussions sur la pertinence explicative.
31Celui-ci indique que la somme des forces exercées en un point est égale à la masse fois l’accélération, soit, en langage mathématique ∑ F = m.a.
32Celle-ci est décrite par la relation Fa/b = - G.m1.m2/d2 ua/b : elle est centrale et inversement proportionnelle au carré de la distance entre les corps et proportionnelle à leurs masses.
33Voir par exemple (Feynman, 1977, vol. 1, §18.4).
34Voir (Imbert, 2011, §1) pour des analyses préliminaires.
35C’est l’exemple par lequel commence Hempel pour présenter la question de la pertinence explicative dans (C. G. Hempel, 1996).
36Voir les analyses de Humphreys qui distingue l’identification des porteurs d’une cause et celle de la cause elle-même (Humphreys, 2000).
37Voir sur ce point (W. C. Salmon, 2006, p. 200 ; Woodward, 2003) pour une synthèse et (Woodward, 2003) pour la position manipulationniste.
38Voir sur ce point peu intuitif (Hitchcock, 1995 ; Imbert, 2011, 2013).
39Les faits particuliers ne sont pas auto-explicatifs et nécessitent d’ordinaire pour leur explication d’autres faits particuliers. Mais, dans la tradition humienne, on s’accorde à dire que, par lui-même, un fait particulier n’implique rien à propos d’autres faits particuliers ; pour que cela soit le cas, il faut qu’il soit conjoint à des faits d’ordre supérieur, décrits par des énoncés (typiquement, des lois), qui présentent comment les faits particuliers sont reliés les uns aux autres dans tel ou tel monde. C’est ce que je nomme ici énoncés connectifs ou relationnels.
40Pour les événements indéterministes particuliers, on pourrait demander que la description explicative permette de déduire la possibilité de leur occurrence, ou bien la probabilité avec laquelle ils adviennent. Si on explique la fréquence avec laquelle un type d’événement survient, alors, en revanche, c’est bien la probabilité de l’occurrence de type d’événement dont on doit rendre compte.
41Merci à Quentin Ruyant de m’avoir poussé à préciser ce point.
42Voir de nouveau l’analyse du raffinement progressif des mécanismes explicatifs par (Humphreys, 2000, p. 274-275), dont je complète l’exemple qui suit.
43La caractérisation logique de la non-redondance logique n’est pas triviale. A minima, des éléments Ai … Ak non redondants les uns par rapport aux autres doivent être logiquement indépendants : ni Ai et ni sa négation ne sont impliqués par l’ensemble A1 … Ak dont on soustrait Ai. Néanmoins, si on ajoute à un élément logiquement indépendant un contenu redondant, il reste logiquement indépendant, donc cette condition ne suffit pas. La redondance peut intuitivement être caractérisée de la façon suivante : un ensemble de propositions est redondant s’il contient des parties de contenu qui peuvent être déduites du reste du contenu de cet ensemble (voir (Liberatore, 2005) pour une formulation précise dans le cadre de la logique propositionnelle).
44En fait, comme nous le verrons, dans un tel cas, la tâche est à la fois graduellement avancée et certifiée, mais l’intérêt de l’analyse est de distinguer ces deux aspects.
45Certains facteurs peuvent contribuer à l’occurrence d’un phénomène d’un type donné et pas dans un autre. De ce point de vue, la pertinence est une notion contextuelle.
46Je note dans ce qui suit (c & d) avec des parenthèses pour indiquer une proposition qui est logiquement équivalente à la conjonction c & d mais qui n’est pas présentée comme une conjonction et pour laquelle les éléments c et d ne sont pas (aisément) distinguables comme composants logiques de la proposition. Typiquement le principe fondamental de la dynamique ∑ F = m. a s’exprime comme une seule proposition mais il contient de multiples informations implicites et, selon la perspective adoptée, peut être vu comme une conjonction de propriétés différentes (p. ex., mécaniques, énergétiques, etc.). Il n’est nullement trivial de le décomposer en l’une de ces listes d’énoncés dont la conjonction lui est logiquement équivalente.
47L’exploration du contenu d’une proposition et de tout ce qui en découle est en général difficile car les agents ne sont pas logiquement omniscients. Quand ils connaissent ou croient une proposition, en général, ils ne sont pas conscients ni ne croient ou connaissent tout ce qui en découle (c’est-à-dire les éléments de la clôture déductive de la proposition).
48Par exemple, les modèles météorologiques sont d’ordinaire trop grossiers pour représenter la formation des nuages. Des modèles phénoménologiques simplifiés, comportant des éléments fictifs et ad hoc et qui varient selon les contextes et les pratiques, sont donc utilisés pour compléter le modèle météorologique et sa dynamique.
49Une expression en forme normale conjonctive est composée d’une conjonction de clauses, qui elles-mêmes sont des disjonctions de littéraux, par exemple (c ou d) & (e ou a) & (c ou e).
50C’est-à-dire avec tous les quantificateurs au début et une matrice en forme normale conjonctive, comme dans l’énoncé ∃x ∀y (Fx ou Gy) & (Rx ou Gxy) & (Ry ou Gyx).
51Le test porte sur les occurrences et non sur les prédicats car certaines occurrences peuvent être superflues sans que toutes ne le soient.
52« A premise contains a deductively superfluous conjunct in the matrix of its PKNF iff it contains a single occurrence of a predicate which is replaceable salva validitate » (Schurz, 1991, p. 421).
53« The new <optimization> procedure transforms M into a kernel by performing abstraction operations on M’s setup until no further abstraction is possible without invalidating M’s entailment of e » (Strevens, 2008, p. 97).
54Voir la section 2.2. pour une présentation de cette notion.
55En revanche, quand ils doivent faire des choix, les agents peuvent tout à fait tenir compte de ces avantages extrinsèques en fonction de leurs intérêts propres. On peut ainsi souhaiter avoir une encyclopédie papier volumineuse afin de pouvoir utiliser ses volumes en pile comme table de chevet, en plus de pouvoir les utiliser pour développer ses connaissances.
56Ce n’est pas nécessairement toujours le cas. L’élément essentiel pourrait être remplacé par un autre élément qui ne partage rien avec lui mais qui suffise à produire par un autre mécanisme un événement du même type.
57Cela revient à demander que, dans chacun de ces cas, la description corresponde pour le phénomène étudié à un modèle valide du système cible (ou ait été obtenue par une procédure d’affinage à partir d’un tel modèle), ce qui est ici garanti par les autres conditions explicatives, qu’on suppose satisfaites. Si d’autres facteurs sont présents et altèrent les processus à l’œuvre, alors le modèle n’est plus nécessairement valide et l’occurrence de E n’est plus garantie.
58Stricto sensu, ce n’est pas le même événement ou le même fait, car les systèmes en jeu sont différents.
59Cette indispensabilité doit bien sûr être nuancée : un énoncé explicatif peut toujours être remplacé par un énoncé différent qui lui serait logiquement équivalent ; de même, une propriété mathématique décrivant la dynamique d’un système peut être remplacée par une propriété utilisant des concepts différents mais ayant des implications équivalentes.
60Notons que le système est ici aussi déterministe – mais on n’essaie pas d’expliquer son état final complet à partir de son état initial.
61Voir de nouveau ci-dessus en 4.3.3. à propos du caractère souvent contextuel de ces avancées, notamment quand des éléments auxiliaires, ad hoc ou fictifs sont présents dans les représentations utilisées.
62De nouveau, merci à Quentin Ruyant pour ses remarques sur ce point.
63Il faut en fait que les conditions chimiques adéquates soient réunies.
64Pour une description de cette « Received View » et de ses critiques, voir (Suppe, 1977).
65Pour une description de la « conception sémantique » des théories, voir (Vorms, 2010).
66Lesdits modèles peuvent être des mondes physiques possibles ou plus simplement des modèles mathématiques qui représentent des situations physiques.
67Voir (Hempel, 1965b) pour une présentation synthétique.
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Dans le labyrinthe : nécessité, contingence et liberté chez Leibniz
Cours 2009 et 2010
Jacques Bouveresse Jean-Matthias Fleury (éd.)
2013