Des articles militants

4Les années 1946-1960 ne correspondent que très partiellement à des recherches historiques spécialisées. Maurice Agulhon déposa le sujet de sa thèse en 1954 ; dans « Vu des coulisses », il expliqua pourquoi il fut contraint de travailler sur la Provence du premier xix^e siècle et comment il s’en consola : « Je devenais contemporain de Louis-Philippe au lieu de l’être de Clemenceau et de Jaurès. Je me consolai vite en pensant qu’après tout on pouvait défendre et illustrer le marxisme tout aussi bien à propos de 1848, époque sur laquelle Marx lui-même n’était pas sans avoir réfléchi10… ». Mais soutenue en 1969 et publiée en 1970, cette thèse n’appartient pas vraiment à cette première période, pas plus que la thèse de troisième cycle, soutenue en 1966. Toutefois son diplôme supérieur portant sur Bobigny fut publié en 1950 dans un ensemble d’études relatives à la banlieue parisienne, mais rien n’y témoigne de convictions marxistes11. En matière de marxisme, ce qui marque cette période, c’est la publication d’articles militants portant sur les méthodes et les objets de l’histoire, publiés notamment dans La Nouvelle Critique et Clarté.

5La Nouvelle Critique, revue du marxisme militant fut créée en 1948 en pleine guerre froide ; son premier rédacteur en chef était Jean Kanapa12. Comme l’écrivit Maurice Agulhon en 2001, « le stalinisme accentué en jdanovisme » s’y exprimait librement et « on n’hésitait pas à égratigner les vieux maîtres de l’École des annales parce que leurs formes de matérialisme, d’économisme ou d’ouvriérisme n’entraient pas exactement dans l’orthodoxie marxienne13 ». En avril 1949, Maurice Agulhon y chroniqua le livre de Jean-Rémy Palanque14 intitulé Les impérialismes antiques publié dans la collection Que sais-je ? en 1948 ; son compte rendu est mentionné dans le numéro de mai 1949 de Rue d’Ulm, organe des élèves communistes de l’École normale supérieure15. Le jeune historien de 23 ans condamne la « pensée bourgeoise » de cet « historien bourgeois16 », ses « falsifications », sa conception de l’histoire « fatale à l’histoire scientifique » et menaçante pour la paix qui est « inséparable de la défense intransigeante de la méthode scientifique marxiste dans tous les domaines17 ». Attentif au sens des mots, comme il le fut toujours, Agulhon considère l’emploi du terme « impérialismes » comme une escroquerie intellectuelle visant à ramener l’impérialisme à « des généralités invertébrées18 » et à diluer la spécificité de l’impérialisme contemporain, analysé par Lénine dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, dans un ensemble d’impérialismes indistincts ayant existé en tous temps et en tous lieux. Dans sa recension, il fut amené à citer l’historien anglais J. A. Hobson (Imperialism. A study, 1938), dans lequel Lénine avait puisé de nombreuses informations, et le présenta comme un « précurseur » de celui-ci19. Or, dans ce même numéro de la Nouvelle Critique, figurait un article de Roger Garaudy intitulé « Jdanov est passé par là », dans lequel il était affirmé que « le socialisme scientifique de Marx, Engels, Lénine et Staline » présentait un caractère « radicalement nouveau », que si cette « différence radicale entre les anticipations de nos précurseurs20 était estompée », la pensée communiste pourrait retourner à « des formes non scientifiques » et qu’« aucun philosophe ni aucun précurseur du socialisme ou du communisme avant Marx n’a[vait] élaboré sa doctrine en se plaçant d’une manière conséquente sur les positions de la classe ouvrière21. » En dépit de l’emploi du mot « précurseur » par Garaudy lui-même, un lecteur écrivit à la rédaction pour dénoncer l’emploi de ce terme par Maurice Agulhon, qui fit son mea culpa dans le numéro de juin 1949 :

Il est bien évident que Lénine a apporté – et pouvait seul apporter – des clartés décisives et telles qu’aucun historien bourgeois, placé sur les positions d’une classe déjà décadente, ne pouvait les apercevoir. […] l’analyse léniniste est quelque chose de qualitativement différent. L’emploi du mot « PRÉCURSEUR » à ce propos était évidemment une dangereuse inadvertance22.

6Dans un article intitulé « Méthode et résultats de l’historiographie soviétique » publié par la Nouvelle Critique de juillet-août 1953, Agulhon déplore l’accueil réservé par Le Monde et le Bulletin de la Société des professeurs d’histoire et géographie au premier tome de l’Histoire du mouvement ouvrier français de Jean Bruhat23. S’intéressant à l’étude menée sur Fustel de Coulanges par l’historien russe Mikhaïl Alpatov, il estime qu’elle relève « du rationalisme moderne, le plus universel et le plus cohérent, en un mot du marxisme, pour qui la lutte des classes est le moteur de l’histoire24 », loue la « méthode marxiste » et sa « conception matérialiste du monde25 », permettant d’expliquer la vie spirituelle, les idées sociales, les institutions politiques, etc. Il y légitime la conception marxiste du prolétariat, qui, contrairement aux anciennes classes révolutionnaires, n’aura pas besoin de « mystifications et tromperies » pour assurer sa victoire26.

7Dans le numéro de novembre 1954, figure un compte rendu que Maurice Agulhon consacra à un ouvrage publié par les éditions de la Nouvelle Critique : Questions d’Histoire. Luttes sociales et idéologies politiques en France au xix^e siècle. Agulhon y chante les louanges des historiens soviétiques – V. P. Volguine, E. A. Jeloubovskaïa, M. Alpatov – et repère dans leurs travaux ce qui vient de Marx et ce qui apporte un éclairage nouveau sur l’histoire du mouvement ouvrier français27. Dans le numéro de février 1957, il ne tarit pas d’éloges sur une nouvelle revue, Recherches soviétiques, dont le numéro de septembre-octobre 1956 contenait plusieurs articles consacrés à la révolution russe de 1905. Rendant compte de deux d’entre eux, il estima que « la diffusion d’études et d’articles de savants guidés par la méthode de recherche et d’exposition marxiste-léniniste » constituait pour les communistes et « tous les rationalistes français un élément d’information et d’éducation de grande valeur28 ». En mars 1957, à propos de la publication de la correspondance entre Engels et le couple Lafargue – découverte par E. Bottigelli chez un arrière-petit-fils de Karl Marx –, il revint sur « ce souci de l’éducation, cette importance de premier ordre attachée à la théorie, qui est et doit être si caractéristique du style de travail marxiste29 ».

8L’un des articles du jeune Agulhon qui fit le plus de bruit fut publié par Clarté, organe « édité par les étudiants communistes de Paris », dans le numéro du 2 février 1950. L’agrégatif de 23 ans se fit alors les crocs sur La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II de Fernand Braudel, ouvrage publié en 194930. Il trouve quelques mérites au livre, riche « d’une foule de réalités économiques et sociales extrêmement concrètes ». Mais ses reproches tombent drus. C’est bien beau, dit en substance Agulhon, de parler « des échanges commerciaux, des voies de navigation, des tarifs douaniers, des budgets, des hausses de prix, des phénomènes monétaires, etc. », mais Braudel fait comme si « le commerce et la monnaie » étaient « tombés du ciel », reste « hermétiquement muet » sur les caractères essentiels des structures, les « forces de production, qui, seules, pourtant, permettraient de comprendre le reste », et presque rien des « rapports de production : M. Braudel n’a jamais entendu parler de capitalistes, d’artisans et de compagnons, de hobereaux et de serfs, d’exploiteurs et d’exploités. Il ne connaît que l’éternel antagonisme des riches et des pauvres ! » Il ne peut donc « caractériser la nature des sociétés, féodalités, capitalisme des manufactures, capitalisme de la grande industrie, ni montrer la nature irréversible de leur évolution. […] ». Dans ces conditions, « l’évolution économique, sociale, politique et idéologique » est « radicalement incompréhensible31 ». Agulhon accuse en outre Braudel d’avoir voulu « rejeter d’un mot les thèses matérialistes » et « détourner les étudiants du matérialisme historique ». Il lui reproche surtout d’avoir, à la fin du livre, parlé de l’Océan Atlantique pour placer face à face les États-Unis, crédités de toutes les valeurs démocratiques, et l’URSS. Pour conclure, Agulhon englobe toute l’école des Annales dans sa réprobation, lui reprochant de n’être ni « progressiste » ni « scientifique », de donner dans l’« antimarxisme » et l’« anticommunisme » ; face à elle, dit-il, se dresse « vraiment une nouvelle école » illustrée par les « historiens de Fils du Peuple et de la Révolte de la Mer noire », soit Maurice Thorez et André Marty. Cet article, qui, on s’en doute, ne passa pas inaperçu32, n’est pas signé Maurice Agulhon, mais G.O., deux lettres dont personne, croyons-nous, ne connaît la signification. Il faut dire qu’en 1950, le jeune homme irrévérencieux préparait l’agrégation, alors que Fernand Braudel venait d’être nommé président du jury de l’agrégation d’histoire. Le secret fut éventé ; Braudel lui-même apprit, à une date inconnue, le nom de l’auteur de cette volée de bois vert.

9Enfin, Maurice Agulhon se rendit à deux festivals organisés par la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique, celui de Budapest en 1949 et celui de Varsovie en 1955. Le récit relatif au premier semble être resté à l’état de manuscrit, mais celui qui se rapporte au festival polonais fut publié par le journal La Renaissance du Vaucluse en septembre et octobre 195533.

Réflexions sur le respect de la véracité historique et sur les questions coloniales

10Dans la seconde moitié de ces années 1950, les idées de Maurice Agulhon – qui résidait alors à Marseille et appartenait à la cellule Cristofol – connurent une certaine évolution pour tout ce qui concernait les méthodes intellectuelles préconisées par le Parti, ce qui l’amena à se référer aux fondements marxistes pour légitimer ses positions, avant de douter de ces fondements.

11Dans sa thèse 45, le XIV^e congrès du PCF (Le Havre, juillet 1956), estima nécessaire « d’entreprendre dans la prochaine période la rédaction d’une histoire du PCF » ; en mai 1957, fut créée une commission réunissant « des membres du Bureau politique, du Comité central, des historiens, des économistes et des militants34 ». Or, tous les auteurs concernés ne se sentaient pas tenus, au même degré, de respecter la véracité du « fait historique ». Trois lettres adressées par Jean Bouvier à Maurice Agulhon les 16 juin, 9 et 15 juillet et 14 décembre 1957, conservées dans le fonds Maurice Agulhon de l’ENS35, donnent une idée de ces débats. Le 9 juillet, face à l’attitude de certains camarades, par exemple Léo Figuères, Bouvier se demandait si l’« esprit de parti » pouvait aller de pair avec une « recherche objective » et s’il ne fallait pas plutôt parler d’un « subjectivisme de parti ». Probablement avant d’avoir reçu ces lettres, Maurice Agulhon rédigea un manuscrit de onze pages, qui pourrait avoir été écrit entre le déroulement du XX^e congrès du PCUS (février 1956) et celui du XIV^e congrès du PCF. Intitulé « Un aspect de notre travail d’éducation : la rédaction d’ouvrages concernant l’histoire du Parti », ce texte présente l’histoire comme « un élément important de l’éducation théorique » et rappelle « la place qu’elle tient dans les œuvres des fondateurs du communisme scientifique (Marx, Engels, Lénine)36 ». À propos de la manière dont sont relatés certains faits dans les écrits du Parti (par exemple la grève patriotique des mineurs du Nord en avril-mai 1941 et la révolte de la Mer noire), Agulhon remarque « qu’on trouve ici l’idée explicite que l’histoire est éducative quand elle montre les faits positifs, les succès et moins éducative quand elle montre l’aspect négatif de la réalité », point de vue théorique qu’il juge d’autant plus insoutenable que « Marx, Lénine, il serait facile d’en trouver des exemples, ont puisé autant d’enseignements dans l’analyse critique des erreurs que dans celle des succès37. ». Toutefois, dans le même temps, Maurice Agulhon relativisa les erreurs du PCF : « Notre parti, il faut nous en convaincre, n’a rien à craindre la vérité. S’il y a des erreurs dans notre passé, elles sont négligeables relativement a) au bilan positif de l’œuvre du Parti ; b) à l’énormité des crimes et des fautes des autres38 ».

12Dans le fonds de l’ENS figure aussi un document de quatre pages émanant de la cellule-Lettres de la Sorbonne, daté du 10 octobre 1958, et faisant suite à une assemblée générale au cours de laquelle les résultats du référendum du 28 septembre 1958 avaient été minutieusement analysés. La cellule estima que certaines erreurs de la direction du Parti « se rattachent à un défaut fondamental de la politique du Parti : l’absence d’une véritable analyse marxiste de la situation française, à laquelle sont appliqués des schémas dépassés et qui ne tiennent pas compte des particularités nationales. C’est en raison de ce défaut que n’a pas été saisie l’importance spécifique pour la France des questions coloniales, que n’a pas été défini le caractère de la réalité coloniale d’aujourd’hui ». Maurice Agulhon a souligné ce passage par un trait marginal et ajouté un commentaire à la fin du document :

Bref nous avons considéré que – mis à part la l des cl, éco, entre bg et prolét frçais – la contrad pcipale qui mènerait à la Révolution était pour nous une Révolte de type émancip-national de France contre USA, la contrad colonies-France étant seconde par rapport à celle-là. Or c’est l’inverse qui est vrai. C’est ici, en ce sens, qu’il y eut erreur politique de fond.

13L’année suivante, en désaccord sur certains points – que nous ne pouvons développer ici – avec la section Sainte-Marguerite et la Fédération départementale des Bouches-du-Rhône, des membres de la cellule Cristofol, Maurice Agulhon en tête, dénoncèrent les entorses faites à la démocratie en cette circonstance ; mais on leur rétorqua qu’ils n’avaient pas « parfaitement assimilé les règles du centralisme démocratique39 ». Estimant qu’il n’y avait pas de « discussion franche et ouverte », qu’on lui avait opposé des « insinuations » et non des « arguments », Maurice Agulhon décida alors de ne pas se rendre, comme prévu, à la conférence départementale devant se tenir à Berre, tout en précisant qu’il y transporterait les camarades désireux d’y aller40.

14En désaccord avec le Parti sur l’écriture de l’histoire et sur la question coloniale, plongé dans un contexte local tendu, Maurice Agulhon finit par rompre son attache partisane à la fin de 1960. Le fit-il pour ces seules raisons ? Il est resté discret sur ce qu’il pensa, en 1956, des événements de Budapest et expliqua son attitude de cette année-là une cinquantaine d’années plus tard. L’année 1956, dit-il dans Histoire et politique à gauche, la France connut une explosion de violence anti-soviétique et anti-communiste qui fit craindre à « la base communiste » – pour laquelle « le drame de Budapest » apparaissait « lointain, et compliqué » – une sorte de pogrom ou une répression de type fasciste. Il se demanda alors comment il pourrait, en un tel contexte, « quitter » les militants et les sympathisants avec lesquels il militait41. Concrétisée tardivement, sa rupture avec le PCF fut sans doute intellectuellement, politiquement et psychologiquement complexe ; ce qui doit être souligné, c’est la part qu’y joua l’exigence du respect de la vérité, laquelle constitua finalement sa sauvegarde et son garde-fou. Sa rupture s’opéra d’ailleurs discrètement : à la faveur d’un déménagement, Maurice Agulhon ne reprit pas sa carte42.

15Alors que dans son travail de thèse sur les origines de la tradition républicaine, il n’avait « cessé de glisser, hors de l’économisme et du marxisme43 » tout en continuant de se sentir moralement tenu « de présenter [s]es résultats en termes marxistes », sa sortie du Parti lui redonna une forme de liberté de penser :

Quittant le parti, je devenais enclin à penser que si « mes » réalités provençales ne répondaient à rien de connu chez Karl Marx, ce n’était pas parce que l’interprétation marxiste restait encore à élaborer sur ce champ (cela, c’est ce qu’aurait dit un communiste), mais simplement parce que le marxisme était trop simpliste. L’idée (politique) que le parti s’était trompé ouvrait la voie à l’idée selon laquelle le dogmatisme théorique était à rejeter. […]
Sur le marxisme, une fois la brèche politique ouverte dans mon esprit, j’ai fait comme tout le monde le constat d’échec de deux grandes hypothèses : le monde industriel ne s’est pas polarisé entre une haute classe étroite et riche et une classe laborieuse immense et appauvrie, le développement du capitalisme a entraîné au contraire un plafonnement en nombre du prolétariat et une croissance impressionnante des catégories moyennes ; ensuite, l’idée que l’exploitation économique de l’homme par l’homme était le mal social majeur, et la racine de tous les autres, s’est révélée fausse44.

16En tant qu’historien, il dit avoir eu « des rapports plus spécialement malaisés avec le fantôme de Karl Marx », car il n’avait pas affaire seulement au Marx du Capital, de l’analyse de la plus-value, du profit et de l’exploitation, mais au Marx, « plus journaliste que philosophe », qui avait consacré trois écrits à 1848, 1851, 1871, c’est-à-dire aux « rares années où l’histoire a paru donner raison à l’hypothèse lutte des classes », tandis qu’il avait « négligé de s’expliquer sur les autres, où la dite lutte est moins évidente ». Ces écrits de Marx étant tenus pour la seule vérité recevable par « toute une partie de la jeunesse cultivée », il est devenu impossible, constata Maurice Agulhon en 1987, de s’en démarquer sans passer pour un « réactionnaire » ; c’est pourquoi, expliqua-t-il, il avait « à l’égard du vieux maître l’irritation particulièrement facile ». Il se considérait même comme l’un « de ceux que son héritage attei[gnait] le plus directement » et il ajouta : « J’étudie de plus en plus les problèmes qu’il a sous-estimés (le libéralisme politique par exemple) et je me reprends d’admiration pour les hommes qu’il a passé sa vie à mépriser (les quarante-huitards)45. »

Qu’est-ce que la lutte des classes ? Que sont le lumpenproletariat et la bourgeoisie ?

22Dans son cours professé au Collège de France en avril 1990, Maurice Agulhon estima que « même chez Marx », le concept de lutte des classes n’était pas « dépourvu d’équivoque », que l’on pouvait aussi bien l’entendre comme une « opposition entre les prolétaires et le patronat industriel » que comme l’antagonisme opposant « les pauvres en masse à la “bourgeoisie” globale58 ». La lutte des classes, demanda-t-il, était-ce « l’opposition, qui devrait être typique de l’époque capitaliste, entre les prolétaires des usines et le patronat industriel ? ou l’opposition qui est de tous les temps, quoique souvent virtuelle, entre la masse des pauvres et ceux qui vivent dans l’aisance ? » Restée pendante, cette question reçut sa réponse en 1992, dans l’édition révisée et complétée de 1848 ou L’apprentissage de la République : « dans le premier de ces deux sens, à Paris en 1848, la lutte des classes n’était qu’à l’état embryonnaire, dans le second au contraire elle était évidente59 »

23Dans cette même édition, Maurice Agulhon prend Marx en défaut à propos des gardes mobiles, nouvelle force de police constituée en février 1848 sous l’autorité du général Duvivier, et de leur action en juin 1848. Pour l’auteur des Luttes de classes en France, issus du lumpenproletariat, les mobiles formaient une sorte de pègre composée de jeunes ouvriers dépourvus de conscience politique, portés à la délinquance et prêts à se vendre au plus fort ou au plus offrant. À cette image, Agulhon oppose les travaux de Mark Traugott prouvant que les mobiles n’étaient pas de tristes hères « en haillons », qu’ils ne différaient des insurgés ni par leur âge, ni par leur origine géographique ou leur parcours professionnel et que leur comportement durant l’insurrection de juin 1848 s’expliquait par la nature et la solidité de leur encadrement60.

24Tout aussi fallacieux lui semblait l’emploi des mots « bourgeois » et « bourgeoisie ». En 1993, dans son cours au Collège de France, il attira l’attention de ses auditeurs sur la polysémie de ces termes, distincts sous la plume de Guizot – qui l’utilisait avec le seul sens qui lui parût « à peu près acceptable » – et sous celle de Marx qui lui avait donné la signification restrictive d’« entrepreneur » et de « loup-cervier61 ». Pour Agulhon, « Marx se trompait » car le sens de bourgeois demeurait « au cœur du xix^e siècle celui d’un homme non créateur économiquement, mais rentier, jouisseur de biens acquis ; péjorativement, propriétaire au sens prudhommesque du mot, ou, plus aimablement, voué aux professions libérales et intellectuelles62 ». Mais l’affaire allait bien au-delà du sens des mots et Maurice Agulhon souleva contre le « schéma matérialiste » de Marx une objection majeure : 

Tout au long du siècle, la bourgeoisie dominante s’est divisée contre elle-même avec une âpreté apparemment préjudiciable à ses propres intérêts. En février 1848, Louis-Philippe et Guizot n’ont pas été renversés par la classe ouvrière, ni par les républicains, ni par l’extrême-gauche coalisée avec le légitimisme, mais par une coalition où des gens aussi bourgeois qu’eux figuraient en excellente place63.

25Pour résoudre ce qui apparaissait comme une « difficulté théorique », Marx avait admis dans Les luttes de classe en France que seule une partie de la bourgeoisie, la haute finance, était au pouvoir sous la Monarchie de Juillet et que d’autres intérêts bourgeois étaient « restés en dehors du système ». Or, cette hypothèse marxienne était désormais démentie par des travaux d’histoire sociale, par exemple la thèse de Tudesq sur Les grands notables, prouvant que l’on ne pouvait établir aucune corrélation « entre tendances idéologiques et groupes d’intérêts matériels ». Une « évidence majeure » s’imposait aux yeux de Maurice Agulhon :

Au cours du demi-siècle le plus chaotique de notre histoire (en gros de 1830 à 1880), des bourgeois de gauche et des bourgeois de droite se sont combattus. […] Cette lutte très vive a fait notre histoire politique ; or elle n’a pas eu le mouvement ouvrier comme partie prenante, soit qu’ils aient tenté de lutter seuls (et pour être alors battus en quelques jours), soit qu’ils aient lutté en force d’appoint ou en alliés mineurs des bourgeois de gauche.
On peut alors se demander où est la lutte politique de « la » bourgeoisie ? Et s’il y a deux politiques bourgeoises, et non pas une, où est la lutte de classes entre la bourgeoisie et le prolétariat64 ?

26Ultérieurement, Maurice Agulhon rappela à diverses reprises qu’au xix^e siècle la France n’avait pas connu « une » bourgeoisie, mais avait au contraire été marquée par les affrontements entre « bourgeois de droite (autoritaires et cléricaux) et bourgeois de gauche (libéraux et laïques)65 ». Il se plaisait à rappeler que « les bourgeois libéraux, voltairiens, laïques et les bourgeois catholiques autoritaires avaient déployé beaucoup plus d’énergie pour se combattre entre eux que pour comprimer et pour battre la classe ouvrière » – et que les communards, de leur côté, avaient davantage haï les prêtres que les patrons66. Comment, dans ces conditions, pouvait-on prétendre que la lutte des classes avait « occupé toute l’étendue de la scène politique et idéologique au point d’en occulter ou d’en chasser les conflits antérieurs ? ». Un tel point de vue était « évidemment faux67 ».

La lutte des classes n’est pas le seul moteur de l’histoire

27En 1992, dans l’édition complétée et révisée de 1848 ou l’apprentissage de la République, Maurice Agulhon reprend de manière plus affirmée qu’en 1973 et 1974 la thèse du droit de la République à se défendre :

L’assaut des révoltés pauvres contre un gouvernement que défendaient les riches, c’était aussi l’assaut, tout politique, de la révolution recommencée, du pouvoir populaire directement réaffirmé, contre le pouvoir issu de Février et fort de la légitimité tirée du suffrage universel d’avril » ; pour lui, il y avait bien deux légitimités face à face, celle des ouvriers mis au chômage par la crise, et qui ne vivaient que d’une allocation publique68.

28Il reprit encore cette idée dans son intervention lors du 150^e anniversaire de 1848 :

Pour les républicains de 1848, la République fondée sur le droit, la souveraineté du peuple, et sur la liberté avait érigé le suffrage populaire en source unique de la nouvelle légitimité. Mais consacrer ainsi le suffrage « universel », n’était-ce pas ipso facto délégitimer la violence ? Et dès lors que de nouveaux rebelles se dresseraient contre une décision légalement prise par l’Assemblée légalement issue du vote libre du peuple, ne constitueraient-ils pas une forme de régression du droit et un retour à la violence qu’on voulait révolue ? C’est ce qui s’est passé en juin, lors de la résistance ouvrière à la dissolution des Ateliers.
[…] La guerre civile du 23-26 juin 1848 n’a pas été seulement la lutte de classes que Karl Marx a immédiatement (et justement) diagnostiquée, elle a été aussi un conflit de valeurs, un conflit de légitimités distinctes, droit de la République contre droit de la misère, droit constitutionnel contre droit social – ou comme on voudra dire. C’est toute une problématique nouvelle qui s’inaugure alors et dont on n’ait pas sûr qu’elle ait entièrement disparu de notre horizon69.

29Cette idée des deux légitimités contristait d’ailleurs profondément Maurice Agulhon, comme il le confia à Marc Riglet :

[…] La vérité en politique, et peut-être en morale, c’est cette constatation épouvantablement triste que toutes les valeurs réputées bonnes ne sont pas forcément conciliables et qu’il y a des moments de crise où on fait un choix qui est toujours par quelque côté un mauvais choix, mais que les jugements passionnément catégoriques et simplificateurs ne sont pas les bons jugements historiques70.

30Maurice Agulhon ne réserva pas seulement aux journées de juin 1848 cette lecture restrictive de la lutte des classes, mais l’appliqua à l’ensemble des combats politiques et sociaux du xix^e siècle et réitéra en maintes occasions ses affirmations relatives au rôle de facteurs liés non à la lutte des classes, mais à ce qu’il appelait la « guerre de religion » qui opposa longtemps la gauche laïque à la droite cléricale, les tenants de 1789 à leurs opposants. En outre, d’après lui il fallait évaluer la manière dont ces différents éléments s’étaient combinés en telle ou telle circonstance71, mais aussi vérifier si ce qui semblait, à première vue, relever de la lutte des classes, c’est-à-dire de l’idéologie, ne témoignait pas, en fait, d’une ancienne mentalité persistante : « Pour un ouvrier d’autrefois, très pauvre, très simple, très fruste, la haine du riche qui éclate épisodiquement peut avoir les apparences, et éventuellement les mots, de la lutte des classes, tout en étant un fait de mentalité, c’est encore la “jacquerie”72 ».

31Ainsi, Maurice Agulhon s’éloigna de Marx et du marxisme au fil des années et des décennies. Il le confia en 1990 à propos de Lucien Febvre dont les Combats pour l’histoire l’avait séduit par deux traits « peu académiques » relevés chez lui : « une certaine truculence, à la Rabelais, et une âpreté polémique, façon Karl Marx ». Mais cette séduction s’effaça avec l’âge : « J’en reviens aujourd’hui, n’ayant jamais été fort rabelaisien et m’éloignant de Karl Marx de plus en plus73. »

32Mais cet éloignement n’éteignit pas toute estime pour l’homme et pour l’œuvre. Contrairement à d’autres « ex du PCF », il ne brûla pas ce qu’il avait adoré et continua de considérer Karl Marx pour un homme et un théoricien « respectable74 » et le Manifeste communiste pour « un très grand texte [...] exprimant l’espérance d’une société de justice sociale75 ». Dans Histoire et politique à gauche, il expliqua que, ne serait-ce que par respect de la mémoire d’Ernest Labrousse, il ne médirait jamais de Karl Marx, qui, d’ailleurs ne le méritait pas :

Du reste, même sans le recours sentimental à cet intermédiaire, je pense toujours que Karl Marx est respectable […] Tout le destinait à une confortable carrière dans le service public ou l’Université. Par conviction, il a sacrifié ces perspectives en devenant un publiciste subversif, agitateur, militant, exilé, expatrié. […] Exemple classique de sacrifice de carrière à des convictions.
Quelles convictions ? Dire que le capitalisme fait des profits aux dépens des ouvriers qui vendent leur force de travail dans des conditions forcément inéquitables ; dire qu’il y a là les bases d’un conflit de classes qui, avec la prise de conscience, se transporterait un jour où l’autre, sur le plan syndical puis politique ; dire que cela est important et, par généralisation, que la succession des systèmes économiques constitue l’un des moteurs de l’évolution humaine, c’est bien vrai, grosso modo, et cela n’avait guère été dit avant lui avec la même force, et cela mérite de l’être. Honneur donc à Karl Marx comme personne, à Karl Marx comme théoricien, et à la classe ouvrière, un peu moins méprisée grâce à lui. Je pense toujours cela76.

33Pour conclure, il convient de saluer l’attitude que Maurice Agulhon adopta pour parler de Marx et du marxisme après sa sortie du PCF. Bien loin de privilégier des discours ponctués d’anathèmes lancés contre un homme et une œuvre, il fit prévaloir la lucidité sur la rancœur et l’analyse sereine sur le rejet brutal, montrant ainsi ses qualités d’homme et d’historien.