Introduction

1Au milieu des années soixante du siècle dernier, les études classiques vivaient en pleine conscience un moment très singulier. Du fait de son histoire culturelle spécifique et de l’objet même dont elle était appelée à s’occuper, la science de l’Antiquité devait prendre en compte plusieurs registres disciplinaires. Le cœur de métier, qui relevait clairement de la philologie classique, se consacrait logiquement à l’étude des textes littéraires et documentaires des différentes civilisations du monde antique, suivant la méthode dite historico-philologique. Mais chaque résultat obtenu à ce premier niveau obligeait à élargir immédiatement le champ à d’autres domaines documentaires distincts. Pour clarifier les contextes, le vaste monde des ruines était disponible avec des édifices publics et privés, des temples, des sanctuaires, des théâtres, des stades, des gymnases. Il importait de s’occuper des objets étudiés par les archéologues : statues, fresques, éléments architecturaux, inscriptions, monnaies, et papyrus. Chaque genre documentaire nécessitait une étude spécifique et distincte, qui impliquait une spécialisation, mais réclamait en même temps une connaissance globale de la part des conservateurs, des chercheurs et des interprètes, qui supposait une intégration et une coordination de l’ensemble du travail intellectuel. Au fil des différentes phases du développement de la discipline à l’ère moderne, l’approche dominante variait selon le lieu. Il n’était pas aisé de définir des objectifs significatifs et, de ce fait, il en résultait, tantôt une primauté temporaire des philologues purs, ou des historiens, tantôt des archéologues, voire, dans certains cas particuliers, des épigraphistes ou des papyrologues : chacun d’entre eux ajoutait un fragment à la mosaïque de la connaissance et celle-ci dans ses variations restait indéfinie.

2On parle volontiers de découvertes, de récupérations, de décryptages qui ouvraient de nouvelles perspectives chronologiques et, certes, le moment dont nous sommes partis a été caractérisé par la première réception des effets du déchiffrement de l’écriture linéaire B, rendu public au début des années cinquante. Il a apporté de nouvelles lumières sur les origines de la civilisation grecque, démontrant la nature hellénique de la civilisation mycénienne, reculant ainsi de plusieurs siècles les origines de ce monde qui, s’intégrant au mécanisme de l’expansion méditerranéenne de Rome, a jeté les bases de la civilisation occidentale sous ses formes contemporaines. Dans les années qui suivent immédiatement le moment dont nous partons, deux grands historiens de l’Antiquité, Moses I. Finley (1912-1986) et Arnaldo Momigliano (1908-1987), résumaient en deux termes distincts (« dégeler » et « décoloniser » les études classiques) le besoin de renouvellement, d’introduction d’une rupture effective dans le monde déjà très encombré de l’antiquarianisme. Tous deux, déjà engagés dans leurs propres recherches en vue de contribuer au renouveau, ne se limitaient pas à raisonner dans l’abstrait, mais entendaient relier les données de la réalité et de l’expérience culturelles du monde contemporain à ce que les idéalistes auraient appelé « l’esprit du temps ». Pour l’un comme pour l’autre – ainsi qu’ils l’ont précisé par la suite –, le meilleur exemple d’innovation apparaissait sans aucun doute dans le développement d’une nouvelle approche de l’Antiquité en cours à Paris dont Jean-Pierre Vernant (1914-2007) était le fer de lance.

3Momigliano, Finley et Vernant ont dominé l’histoire ancienne dans la seconde moitié du xx^e siècle et leurs recherches ont été la source d’innombrables autres travaux qui ont renouvelé l’approche des mondes antiques. Momigliano a soumis à une critique serrée les bases de l’historiographie antique et moderne, il a complètement transformé notre lecture des sources anciennes dans un dialogue constant entre l’antiquité et le monde contemporain. Finley a révolutionné l’approche économique des sociétés antiques, il a su trouver un chemin inédit pour dépasser la contradiction entre primitivisme et modernisme qui minait l’interprétation des fondements économiques des sociétés. Vernant a jeté les bases d’une anthropologie du monde grec ancien à travers une approche qui s’inspire de la psychologie historique d’Ignace Meyerson (1888-1983), de la sociologie comparative de Marcel Mauss (1872-1950) et de la synthèse proposée par Louis Gernet (1882-1962).

4Ces trois personnalités ont toutes été marquées par la montée du fascisme en Europe et les deux premiers ont dû choisir, à des moments différents, le chemin de l’exil. Vernant pour sa part entrait dans la Résistance. Leur œuvre s’est donc construite au contact direct avec les vicissitudes du siècle qui les a conduits à l’engagement politique. Momigliano réfugié en Grande-Bretagne (et assigné un temps à résidence dans le camp de l’île de Man comme citoyen d’une puissance ennemie) a animé à la BBC une émission en Italien à destination des antifascistes. Finley, enfant prodige, bachelier à 15 ans, diplômé l’université de Syracuse à 17, a été à Columbia un des organisateurs de la mobilisation antifasciste aux côtés du « pape » de l’anthropologie mondiale, Franz Boas (1858-1942) et, durant la guerre, le responsable du « Russian War relief », une organisation qui a collecté des millions de dollars pour l’aide aux populations soviétiques1. Il a dû quitter les É.-U. pour l’Angleterre en 1952 en raison de la féroce chasse aux communistes déclenchée par le sénateur Anthony McCarran, un politicien moins connu que le sénateur Joseph McCarthy, mais tout aussi venimeux. Il n’est pas indifférent que ces trois personnalités se soient engagées dans la lutte contre le fascisme et l’Allemagne nazie. Seul Momigliano au début de la guerre était alors un historien de l’antiquité reconnu. Finley après des études de droit et de science sociales avait entrepris un doctorat sur le commerce dans l’Athènes ancienne, mais hésitait encore entre son engagement militant et une carrière académique. À ce moment-là, Vernant, auteur en 1934 d’un mémoire de Philosophie en Sorbonne sur Diderot, s’interroge encore fortement sur la voie qu’il va suivre. Il faut prendre en compte le fait que ni Finley ni Vernant n’étaient à la base des philologues et que leur curiosité tout comme leur formation les portaient vers les sciences sociales : cela explique sans doute l’originalité de leur approche.

La formation du jeune Vernant

5La formation culturelle et politique du jeune Vernant s’inscrit dans une tradition familiale marquée par une adhésion profonde aux valeurs patriotiques laïques et républicaines. Vernant revendiquait régulièrement son appartenance à la tradition dreyfusarde du journal Le Briard, fondé à Provins et dirigé par son grand-père (Adolphe Vernant) puis par son père (Jean Vernant) précocement disparu à la guerre. Il est difficile de reconstituer la façon dont pouvait se manifester l’athéisme révolutionnaire auquel il se rappelait explicitement avoir adhéré au début de son adolescence. À cette période, la jeunesse universitaire se réclamait de l’engagement antifasciste et antinationaliste auquel le patriotisme des débuts avait fortement contribué.

6En ce sens le choix du mémoire sur Diderot comme conclusion de son parcours universitaire est signifiant. À ce propos, on peut rappeler que Franco Venturi (1914-1994), le plus fameux des historiens italiens des Lumières au xx^e siècle, émigré antifasciste en France avec son père en 1932, avait choisi à la Sorbonne le même ambitieux sujet avant de rejoindre la résistance contre Mussolini.

7Au cours de ces années, Vernant s’inscrit aux jeunesses communistes plus dans la perspective d’adhérer à une organisation de lutte antifasciste que par conviction idéologique :

8Sur la découverte du marxisme, il affirme :

La première organisation à laquelle j’ai adhéré lorsque j’étais tout jeune (je devais avoir 14 ou 15 ans) c’était une organisation qui a été supprimée par la suite et qui s’appelait l’Association internationale des athées révolutionnaires, section française d’une organisation dont le siège était à Moscou. C’est-à-dire que je suis venu au marxisme par l’athéisme révolutionnaire. Mais une fois que j’étais dans le bain, que j’étais plongé dans les mythes grecs, dans cette religion grecque, je voyais bien que les rapports de la religion et de la société ne sont pas des rapports tout simples ; d’autre part je regardais un peu mieux l’histoire du marxisme et des textes mêmes de Marx, et j’ai vu que peut-être l’idée que je m’en faisais était un peu sommaire2.

9La lecture de Diderot par l’étudiant Vernant ne reflète aucune influence marxiste, comme le démontre le texte dactylographié de son mémoire d’études supérieures, dirigé en 1935 par Charles Lalo (1877-1953)3 :

tel est l’immoralisme de Diderot. Cet immoralisme n’est pas seulement une réaction contre les contraintes sociales ; c’est aussi un effort pour retrouver la vie derrière l’artificiel de la société ; l’originalité, la diversité des êtres, l’intensité des passions, voilà qui nous ramène à notre nature animale ; les hommes violents et passionnés sont dans nos sociétés comme les témoins de notre sauvagerie primitive ; ils nous font remonter à cette époque heureuse où nous étions seulement des animaux développant librement nos tendances naturelles. C’est ce que Diderot exprime dans son poème des « Eleuthéromanes ». L’enfant de la nature s’indigna du joug social,
« Liberté, c’est son vœu, son cri c’est Liberté
… Des mœurs ou grimaces d’usage
Ont beau servir de voile à sa férocité,
Une hypocrite urbanité
… Ne trompe point l’œil du sage ;
Et, dans les murs de la cité,
Il reconnaît l’homme sauvage
S’agitant sous les fers dont il est garrotté4.

10L’approche de Vernant est d’une certaine façon poétique, il s’attache à analyser le rapport de Diderot avec sa sensibilité et sa stylistique particulières et son attention à l’esthétique des Lumières telle qu’elle s’exprime chez Winckelmann. Cette expérience sera sans doute une des sources de ses travaux sur l’image dans les années quatre-vingt :

Quel était le secret de ces artistes grecs que nous nous efforçons d’égaler ? C’est qu’ils avaient débarrassé la forme du corps humain de toutes les modifications que l’exercice d’un métier et la vie sociale peuvent y apporter, ils avaient concrétisé la forme d’un être purement animal avec ses instincts prêts à s’exercer, sans s’être encore exercés ; ils obtenaient l’image de l’homme ou de la femme. Supérieurement propre à toutes les fonctions de la vie5.

11Au tout début de ses recherches sur Diderot et de ses réflexions sur les relations entre minéral, végétal et animal, Vernant est particulièrement sensible à son approche matérialiste en même temps qu’il s’intéresse à la question qui hante les antiquaires comme Friedrich Creuzer et les naturalistes comme Alexandre von Humboldt sur l’origine et les usages de l’image. Dans son mémoire, Vernant s’intéresse avant tout à la leçon sociale et politique qu’il faut tirer de la philosophie de Diderot :

En conclusion nous dirions que Diderot a peut-être montré que la société était nécessaire, non qu’elle était naturelle (remarquons que pour Rousseau elle n’est même pas nécessaire) ; il aurait pu se faire qu’il n’y ait pas de société ; l’homme isolé en effet est normalement en état de satisfaire à ses besoins pour que les hommes unissent leurs efforts, il a fallu des conditions exceptionnelles qui ont rendu la vie plus difficile. Nous pensons donc que malgré tous ses efforts Diderot n’a pas réussi à trouver le fondement naturel de la société6.

12Il ne fait aucun doute que pour Vernant la recherche d’un fondement philosophique nécessaire à la construction d’une paléontologie sociale est un objectif fondamental. Il n’a pas trouvé chez Diderot les éléments qu’il empruntera plus tard à Marx et surtout à Émile Durkheim et Marcel Mauss, mais il prend déjà une position singulière qui fait des Lumières le point de partance d’une analyse sociale qui sera au cœur de son œuvre. Face à Rousseau, il plaide un dépassement de la philosophie par une observation rigoureuse des faits sociaux.

L’engagement du jeune Vernant

13L’adhésion viscérale aux principes de la République et aux valeurs de la paix porte rapidement Vernant dans les années 30 à adhérer d’abord aux étudiants communistes puis au PC. Cependant, malgré l’attraction du mythe de la nouvelle société de liberté et d’abondance soviétique, son premier voyage en URSS en 1934 est une première déception. Elle sera cependant compensée par l’engagement militant. Une certaine retenue est pourtant bien perceptible : « J’étais allé en URSS en 1934 et avais gardé de ce séjour l’impression que je ne pouvais pas juger ce pays à l’aune de mon expérience et de ma rationalité française7. »

14Sa vie militante n’est pas diminuée par sa préparation de l’agrégation de philosophie à laquelle il est reçu premier en 1937 deux ans après son frère Jacques, lauréat du même concours au même rang… Aussitôt après Vernant part faire son service militaire et, conformément aux directives du parti, remet sa carte à l’organisation. Il est alors admis à la formation d’élève officier de réserve dans les chasseurs alpins où il fait merveille. L’officier responsable de la formation classe Vernant en tête pour devenir sous-lieutenant, mais son dossier politique bloque cette promotion. Marcel Mauss écrivit une lettre au ministère de la Guerre pour protester et dire son affection et son admiration pour les deux frères Vernant. Jean-Pierre fut nommé aspirant. La formation de chasseurs alpins à laquelle il appartient doit rejoindre Narvik. Le déferlement des troupes allemandes en décide autrement. Quand le régiment de Vernant arrive en Picardie, l’ordre de repli est donné et Vernant a raconté son désespoir à voir refluer la population et les troupes françaises vers le Sud. En 1940, il est démobilisé avec son frère Jacques à Narbonne8. Ils sont nommés l’un, au lycée de Toulouse (Jean-Pierre), l’autre, au lycée de Clermont (Jacques). Dès le 17 juin 1940, voilà les deux frères qui collent dans les rues de Narbonne des papillons :

Si la France est par terre
C’est la faute à Hitler
Son drapeau dans l’eau sale,
C’est la faute à Laval9.

15Après le pacte germano-soviétique et la défaite, Vernant voit ses convictions communistes pour le moins vaciller et s’interroge sur la politique promue par le parti après l’armistice :

Je ne regrette pas d’avoir été communiste entre les années 1932 et 1939. En 1939 au moment du pacte germano-soviétique, je commence à désapprouver. En 1940 je suis franchement anticommuniste. Quand je rencontre des communistes, le débat tourne à l’aigre. Mais jusqu’en 1939, j’étais communiste même si me trouvant à l’armée depuis 1937 je n’appartenais plus au parti10.

16À Toulouse où il remplace le philosophe Georges Canguilhem, démissionnaire, qui deviendra lui aussi un héros de la Résistance, Jean Pierre Vernant retrouve Ignace Meyerson et une pléiade d’enseignants et de chercheurs qui vont jeter les bases du mouvement « Libération Sud ».

17Dans ce climat politique et intellectuel il se ressource et entame un parcours qui, de l’engagement politique, le mènera très vite à l’action militaire ce qui ne l’empêche pas de prendre au sérieux ses tâches d’enseignement :

Je n’avais pas une note. Je n’avais rien. Tout était resté à Paris, où j’étais étudiant. Je n’avais rien. Et j’avais des classes non seulement de philosophie, mais aussi d’hypokhâgne et de khâgne. Très lourd. Comment je me démerdais ? Je n’en sais rien. J’improvisais tous mes cours, comme je pouvais. Meyerson m’a donné un coup de main. Comme à ce moment-là dans les classes de philosophie, il y avait une grande partie qui était la psychologie, alors je lui disais : « Voilà, j’ai fait ça ». Il me répondait : « Bon, maintenant, il faut faire ça. On a fait l’habitude, maintenant on doit faire la mémoire11. »

18Tout le sens pédagogique et la capacité d’adaptation de Vernant s’expriment dans ces quelques lignes. Il devient un enseignant en même temps qu’il s’engage progressivement dans l’action. Il s’illustre alors par ses dons d’organisateur et son dévouement à ses élèves tout en acceptant des tâches de plus en plus complexes dans la montée en puissance de la Résistance dans la région. Mais cela ne limite pas son labeur intellectuel. Meyerson, en butte aux persécutions liées au statut des juifs, a créé à Toulouse avec Vernant la « société d’études psychologiques » qui lui permet de continuer à faire fonctionner le réseau de sociétés savantes parisiennes dans lesquelles il jouait un rôle central. Il a tissé à la faculté des lettres de Toulouse une série de contacts avec l’angliciste P. Dottin, qui en est le doyen, comme avec l’historien de l’antiquité André Aymard, le géographe Daniel Faucher ou le père Étienne Delaruelle, professeur au grand séminaire de Toulouse. Cela le conduit à organiser le 23 juin 1941 « une journée d’étude d’histoire et de psychologie du travail et des techniques12 ». L’organisation d’une telle rencontre à laquelle participent non seulement des toulousains, mais aussi Georges Friedmann, Marc Bloch et, à distance, Lucien Febvre et Marcel Mauss, est une réussite incroyable qui jette les bases de tout un courant de recherches sur la psychologie du travail qui seront au cœur des Annales et des disciples de Mauss et Meyerson dans les années d’après-guerre. L’audace de ce colloque ne tient pas seulement à son thème, il démontre la nécessité d’une approche pluridisciplinaire qui associe les sciences sociales aux sciences de la nature13. Publié dans le Journal de psychologie normale et pathologique en 194814, ce volume est une pierre milliaire dans l’histoire des sciences sociales et du marxisme en France, comme le souligne Isabelle Gouarné :

Un double souci présidait, en effet, à l’organisation de ce colloque : faire de la science et contester le nouvel ordre politique. Cette rencontre scientifique peut ainsi, à bien des égards, être considérée comme un acte de résistance des sciences sociales républicaines, confrontées alors à une mise en cause violente de leur autonomie : elle témoigne des efforts déployés pour proposer, à partir d’une réflexion collective sur le travail et les techniques, une autre vision du progrès et du futur et par là une alternative au discours vichyste15.

19Vernant aida Meyerson à organiser le colloque de juin 1941 en même temps que, grâce à Lucie et Raymond Aubrac, il développait les contacts avec le réseau de « Libération sud » et qu’il mit en place les premiers réseaux paramilitaires16. Devenu chef de l’armée secrète en Haute-Garonne, il s’implique dans les opérations de sabotage, d’exécutions d’agents de la Gestapo, de destruction des fiches utilisées pour le recensement des STO et même dans la libération de résistants emprisonnés, telle la rocambolesque évasion de Victor Leduc de la citadelle de Sisteron17. Berthier (Vernant) fut nommé chef départemental des corps francs de la libération pour Toulouse et la Haute-Garonne et contribua à regrouper les différents mouvements de résistance sous le commandement unique des FFI. En août 1944, il commandait les neuf départements du Sud-Ouest et il organisa le 19 août la libération de Toulouse. Il a raconté ce que fut cette aventure et les liens indissolubles qui le liaient à ses camarades de combat.

Le nouvel engagement communiste d’après-guerre

20Le Vernant qui en 1946, après avoir refusé de rester dans l’armée et d’y envisager une carrière de général, reprend son métier d’enseignant au Lycée Jacques Decour, à Paris, n’est pas encore bien fixé sur ce qu’il entend faire. À la demande de ses amis, il accepte de prendre en charge la rubrique de politique étrangère du journal Action fondé en 1943 par Victor Leduc, l’un des plus proches compagnons de Vernant, et Maurice Kriegel-Valrimont. Le journal est lié à Libération Sud dans ses débuts18. En fin 1944 il devient un des premiers hebdomadaires politiques de l’après-guerre, clairement ancré à gauche, mais faisant montre d’une certaine indépendance par rapport au parti communiste. Pierre Courtade son directeur sait s’attacher des personnalités aux sensibilités diverses comme Pierre Hervé, Jean-Paul Sartre ou Dominique Desanti. Le journal accorde une grande place aux arts, à la recherche, à un moment où Paris entend reprendre sa place dans la vie artistique et où des chercheurs illustres comme Frédéric Joliot-Curie et Francis Perrin s’efforcent de donner un élan nouveau à la vie scientifique en France. La maquette du périodique est soigneusement mise en page et la place accordée aux caricatures et aux dessins tranche avec le reste de la presse française de l’époque : des dessinateurs comme Jean Effel, Henri Monnier, Pol Ferjac, Siné et même Picasso collaborent régulièrement à la publication. Une affiche interdite pour cause d’incitation à la violence du célèbre illustrateur Paul Colin, « reproduisant un mur avec une barricade et deux hommes avec révolver et mitraillette, et en dessous une série de dates évocatrices (« 1789-1830-1848-1870-1944 ») est imprimée à l’instigation de Kriegel-Valrimont dans un des premiers numéros.

21Au lendemain de la libération, l’engagement de Vernant à tenir la chronique de politique étrangère d’Action est le signal de sa volonté de rester un homme engagé. Entre août 1946 et juin 1948, Vernant ne signe pas moins de 84 billets sur les presses du journal. Trois thèmes dominent dans ses contributions : la collaboration, la reconstruction de l’Europe et la question coloniale.

22Vernant avait été en première ligne, il savait d’expérience que la question de la collaboration était complexe surtout si on la considérait à l’échelle de l’Europe et pas seulement à l’aune nationale. Dans une de ses premières rubriques, il s’interroge sur le cas de l’Italie : « Aux premiers jours de la libération les partisans souhaitaient sans doute un pouvoir libre de toute attache avec l’ancien régime. Un des objectifs de M. de Gasperi ne fut-il pas de maintenir en place les éléments modérés du fascisme pour éviter une transformation trop radicale dans la structure de l’état italien19 ».

23Pour les résistants de la première heure comme Vernant, il est difficile d’accepter la réintégration des fascistes et de leurs collaborateurs dans les États comme l’Italie où la Grèce si proches de lui par son expérience et ses amitiés, qu’il s’agisse de ses « copains » de lutte, comme Mario Levi et Silvio Trentin, ou de cette Grèce qu’il avait parcourue à pied en 1935 : « En Grèce un certain nombre de collaborateurs des Allemands sont au pouvoir ; on poursuit les communistes, les socialistes et même les libéraux, la liberté de réunion est suspendue, la presse d’opposition traquée, la direction élue des syndicats, dissoute20. »

24La tragédie de la guerre civile en Grèce n’en est qu’à ses débuts, mais avec la guerre froide qui s’installe, elle est le signe d’évènements dramatiques qui vont rebattre les cartes en Europe et conduire à la naissance des « démocraties populaires » contrôlées de façon toujours plus étroite par les Soviétiques. La Grèce si chère à Vernant en paiera le prix et sera abandonnée aux forces conservatrices. Il est difficile de faire la part de ce que pensait Vernant à ce moment-là et de ce qui lui était imposé par la direction du parti communiste, mais la position qu’il avait prise sur le pacte germano-soviétique laisse penser que tout cela n’allait pas de soi pour lui. Malgré ses inquiétudes, il juge l’orientation de la politique étrangère américaine, après le décès de Roosevelt, comme une volonté de prendre le contrôle de l’Europe en s’appuyant sur les régimes réactionnaires et en tentant d’étouffer la marche des pays européens vers une certaine forme de socialisme. Face à la mobilisation anticommuniste qu’orchestre l’ancien président Hoover, Vernant fait part de ses appréhensions et de son espérance d’une attitude plus ouverte des démocraties européennes :

La vérité est que l’Europe de 1946 n’est plus l’Europe d’avant-guerre. Les peuples ont franchi de terribles épreuves. Ils ont acquis une expérience politique qu’ils ne sont pas près d’oublier. À travers les différences qui tiennent aux conditions historiques locales ils s’orientent vers de solutions nouvelles des problèmes économiques, vers des solutions socialistes21.

25L’absence d’entente entre les partis socialistes et communistes rendront vaines ces espérances que viennent affaiblir l’intransigeance de la politique soviétique. Dans le cadre de la logique des blocs, la politique allemande prend, pour le résistant, une dimension préoccupante. La réunification de l’Allemagne ne peut qu’inquiéter : « Nous ne voulons pas que l’Allemagne soit un vide au centre de l’Europe, mais nous ne voulons pas non plus qu’elle soit un arsenal ou un bastion22. »

26La question des relations avec l’Allemagne est centrale et on peut entendre la voix des résistants qui, sur un fond de guerre froide, s’inquiètent de la possibilité d’un réarmement allemand. Mais la pression soviétique est bien là et sa propagande conditionne une partie des réflexions de Vernant : « La dissolution du Komintern fut un acte politique sincère et sérieux, fondé sur le nouveau contenu de l’idée de nation23. »

27Le « coup de Prague » en 1948, dans lequel Vernant ne verra rien d’illégitime, ne peut que contribuer à l’intensification de la guerre froide et à l’impossibilité d’un rassemblement politique des communistes et des socialistes, seul à même de dégager une nouvelle voie aux nations européennes. Le constat est lourd et il pèsera sur les politiques coloniales. L’échec des stratégies socialistes est souligné avec férocité par Vernant et il était bien difficile aux antifascistes radicaux d’avant-guerre de voir abandonner toute perspective d’une union des gauches. D’où la prise à partie de Léon Blum : « Plutôt que d’accomplir leur mission, d’unir les classes moyennes au prolétariat et de rendre ainsi inévitable une solution révolutionnaire de la crise française, les dirigeants socialistes ont préféré sacrifier leur parti. En vérité c’est Léon Blum qui a plumé la volaille24. »

28Sur la question européenne, le communisme critique de Vernant est pris au piège de la politique soviétique. Il n’en va pas de même sur la question coloniale, parce que la gauche dans sa diversité mène depuis longtemps une réflexion critique sur le fait colonial et que l’appui donné aux guerres de libération ne peut que rencontrer l’assentiment de la diplomatie soviétique. C’est la question d’Indochine qui mobilise avant tout Vernant. La volonté d’en découdre de l’armée, les intérêts des colons, la peur du communisme vident les négociations avec Hô Chi Minh de toute chance de déboucher sur la paix et la décolonisation :

Quand nous affirmons que notre dernière chance c’est un accord sincère et précis avec Hô Chi Minh, nous la servons aussi (la France)25.

On connait l’histoire du chaudron telle que Freud la raconte. On prête à quelqu’un un chaudron, il le rend en mauvais état, comme on lui fait la remarque : « moi dit-il, je n’ai jamais eu de chaudron d’ailleurs il était percé quand vous me l’avez prêté26 ».

29La politique d’atermoiements et de double jeu de la diplomatie française conduit directement à l’affrontement après avoir épuisé tous les subterfuges. Il n’est pas sans humour que Vernant ait eu recours à la parabole du chaudron freudien pour décrire l’attitude des négociateurs français, car Meyerson l’avait utilisé dans son compte rendu des procès en collaboration tenus au palais de justice. Tant était évidente la complicité intellectuelle des deux hommes. Comme critique de politique internationale, Vernant est plus à l’aise dans le secteur des guerres coloniales, il peut y exercer une certaine liberté critique. Le regard qu’il jette sur la politique mandataire britannique en Palestine est sans complaisance et s’élargit à tout l’Empire : « Peuples des Indes, d’Orient et d’Égypte, peuples espagnols ou grecs vous auriez tort de vous plaindre. Si l’on vous contraint un peu, si l’on vous matraque, vous fusille, c’est pour permettre à l’humanisme de fleurir plus librement sur les bords de la Tamise27 ».

30Vernant s’en prend avec la même vigueur au colonialisme anglais qu’à celui de la France, mais il ne peut s’empêcher de voir dans la politique soviétique une attitude beaucoup plus respectueuse des traditions islamiques que celle des anciennes puissances coloniales : « Les Russes […] respectent la culture de l’Islam, non pour l’orienter vers un particularisme religieux, mais pour l’intégrer aux formes universelles de la pensée moderne. En ce sens ils incarnent et prolongent l’humanisme de l’Occident.28 »

31On saisit là encore, au détour de la réflexion, une admiration pour la politique des nationalités dont les Soviétiques font un élément central de leur propagande.

32En juillet 1948, la collaboration de Vernant avec Action traversée par des crises internes s’interrompt. Il décide de se consacrer, avec le soutien de Meyerson, à la recherche et il est recruté par le CNRS, organisme où il est resté jusqu’en 1958, quand il sera élu à la VI^e section de l’EPHE. Une nouvelle vie commence alors qui verra l’accomplissement de sa carrière scientifique. Elle débute par un prodigieux travail de comptes rendus d’ouvrages de toutes les disciplines des sciences humaines. Vernant avait commencé son apprentissage de la vie de militant au Quartier latin, après ses années de mobilisation, puis de Résistance. Il a l’expérience du travail collectif et de la dure loi du journalisme politique. De chacun de ces engagements, il est revenu plus déterminé et plus aguerri. Son recrutement au CNRS puis à l’EPHE et enfin au Collège de France ne met pas fin à son engagement, il est le prélude à un nouveau style de réflexion et d’action.

Du fidéisme au communisme critique

33Même s’il n’est pas en odeur de sainteté auprès du parti, Vernant est désormais une icône de la Résistance. À ce titre il collabore à diverses activités, dont une intervention mémorable à l’école du parti sur son domaine de recherche d’avant-guerre : « les Lumières » :

Au camarade J.-P. Vernant
Cher Camarade,
Voici quelques indications sur la composition de l’École à laquelle tu as accepté de présenter la conférence : « Diderot et les Encyclopédistes », le 20 novembre, de 15 h 45 à 17 heures : 19 camarades dont la grande majorité a reçu l’enseignement de l’École primaire.
C’est-à-dire pas le moindre élément sur Diderot et les Encyclopédistes – mais dont les responsabilités dans le Parti sont élevées.
4 Membres du CC – 1 Membre de la Commission centrale de contrôle financier, 11 Membres de directions fédérales, 3 dirigeants de grosses sections. L’expérience de ces camarades et le travail depuis l’ouverture de l’École sur :
– Les classes sociales
– Les causes de la Révolution de 1789
– Descartes (Conférence suivie de visite à l’exposition)
– l’État (Notions théoriques) Premier Cours d’Économie politique (Les 5 types fondamentaux des Rapports de production) les préparent à la compréhension de notre conception et de notre méthode29.

34Vernant est reconnu par la hiérarchie du parti comme un spécialiste des Lumières et son exposé s’insère dans un programme qui est à l’évidence conforme à la tradition marxiste. Cette fidélité aux valeurs des Lumières apparaît bien enracinée à travers cette conférence et dans le compte rendu d’un livre d’Henri Lefebvre sur Diderot30. Elle témoigne du rôle de l’influence des « Lumières » dans la pensée marxienne puis marxiste selon le vocabulaire de Vernant.

35Cette approche est en contradiction évidente avec la tendance propre des communistes français à se reconnaître dans une lecture du marxisme profondément revue par la pensée de Lénine et mise en œuvre dans l’expérience stalinienne de l’URSS. Dans l’immédiat après-guerre, Vernant semble s’intéresser à une voie originale vers le socialisme qui soit pour la société française proche de ce qui advenait au même moment dans d’autres courants politiques européens et particulièrement en Italie. Cela apparaît clairement dans les documents qu’il rédige pendant et après 1956. Le temps passant, l’opposition interne de Vernant, de Leduc et de leurs proches à l’intérieur même du parti, se fait toujours plus décidée. Le texte de la cellule Sorbonne-Lettres adressé à la direction du parti après le résultat du référendum de 1958 expose les motifs globaux des divergences des universitaires qui composent la section :

À l’intérieur même du Parti, nous devons abandonner les méthodes bureaucratiques de discussion et de direction et leur substituer une vie véritablement démocratique. Le Parti n’est pas un organisme où certains ont pour fonction de penser, de décider, de commander, les autres se bornant à exécuter les tâches pratiques. Le Parti est une organisation politique de combat de la classe ouvrière. La libre discussion politique entre communistes, à tous les échelons, sur la base du marxisme et dans une perspective de classe, l’échange des expériences du haut en bas, l’information réciproque organisée entre militants de la direction et ceux de la base ; tels sont, dans le centralisme démocratique, les principes que la direction a le devoir de respecter, si elle a le droit de faire appel à la discipline et à l’obéissance des militants dans l’action, une fois fixée la ligne en commun31. »

36Une telle déclaration ne relevait pas seulement de divergences de fond, elle mettait en cause un style de gestion verticale et une répartition des tâches à l’intérieur du parti qui participait d’une tradition bureaucratique qu’il était impossible de contester sinon à se mettre « en dehors du parti ». C’est ce risque qu’affrontèrent en pleine connaissance de cause Vernant et son groupe de proches amis. Quand Vernant se retourne sur son propre passé militant, il en donne une explication lumineuse :

En ce sens j’ai été un “Italien” dans les années cinquante, je pensais que la direction du PCI avait raison de lancer une discussion générale sur le rapport Krouchtchev. La lecture de Gramsci a beaucoup compté pour moi ; je me suis senti très proche de lui, à cause du caractère concret et ouvert de ses analyses, du côté historien de son approche qui prend en compte une foule de choses32.

37Ce travail de distanciation politique, Vernant l’a mené à la fois sur le plan de la critique interne et dans les nombreuses déclarations qu’il a signé à propos de la politique algérienne du parti ou de l’appréciation de la révolte étudiante de 1968 à une opposition toujours plus manifeste. Elle est allée de pair avec une remise en cause de la dogmatique telle qu’elle s’était exprimée en 1951 dans son article sur « L’homme et le travail dans la société socialiste », paru dans la Nouvelle critique, où il utilisait, apparemment sans la moindre distance, les textes et les documents de la propagande soviétique qui alimentaient le mythe d’un homme nouveau, en formation en URSS33.

[…] je croyais simplement ce qu’il y avait dans les Textes : les textes de Marx, c’était la réalité. […] Aujourd’hui, je dirais que le fascisme avait emprunté aux communistes certaines de leurs formes d’organisation. Mais j’étais alors convaincu que tout mouvement qui s’appuie sur les masses populaires est, en quelque sorte, purifié du péché originel, du racisme et du fascisme… Il y avait de ma part beaucoup de naïveté, une naïveté humaine autant qu’intellectuelle. Je vivais dans les livres, et je croyais aussi que les théories marxistes, les théories révolutionnaires devaient nécessairement s’inscrire dans l’action de ceux qui s’en réclamaient34.

38Un tel travail sur soi effectué, l’équilibre entre action politique et recherche doit être complètement repensé et cet effort critique amène à son tour à des conséquences politiques :

En réalité, de 1958 à 1970, je suis dans le Parti, mais parmi « les termites » pour reprendre la terminologie de la direction. Il n’y a pas une entreprise fractionnelle dans laquelle je ne me sois plongé ; je disais volontiers que je restais pour les empoisonner. Au début dans les années 1958-1960, je les enquiquine avec l’idée qu’il est possible de faire bouger les choses ; à partir de 1964 je prends conscience de l’immobilisme ambiant – décidément on ne les fera pas bouger35.

39L’engagement communiste de Vernant répondait à une nécessité politique, la lutte contre le nazisme et le fascisme sous toutes ses formes, mais il était conscient du prix à payer en termes d’indépendance individuelle et de libre arbitre. Durant la décennie qui précède sa démission du parti en 1970, alors qu’il s’est engagé de toute son énergie dans le métier de chercheur et d’enseignant, il est présent dans la longue succession des mobilisations anticoloniales comme dans le soutien aux mouvements sociaux, y compris à ceux de mai 1968. Après la condamnation par la direction du Parti de la manifestation du 24 mai et les protestations d’un certain nombre d’intellectuels communistes Vernant rédigea un texte qui remettait en cause toute la ligne du Parti :

Dans les jours de mai 1968, le parti s’est voulu rassurant, tricolore. Il s’est démarqué des extrémistes. Il a rassuré le pouvoir et le gouvernement qui ont pu survivre et préparer leur contre-attaque. Il a déçu et heurté beaucoup de ceux qui étaient à la pointe du combat. Mais personne, chez les petits bourgeois et chez tous ceux qu’inquiétait le mouvement, ne lui saura gré de l’avoir freiné, de ne pas l’avoir mené jusqu’à son terme36.

40Ses propos sont sans appel, Vernant est allé au bout du long exercice critique entamé au lendemain de la libération et s’est dégagé des directives idéologiques imposées par l’appareil communiste. Là encore Meyerson lui sert de vigie et le soutient :

J’avais un garde-fou qui était Meyerson, qui lui-même a adhéré au Parti, je crois en 45 ou 46, et qui me disait à peu près ceci : « En politique, on est embarqué sur un bateau où il faut un capitaine, où il faut des matelots, et par conséquent même si on n’est pas d’accord avec la manœuvre, on la boucle. On le dit, mais on la boucle, et on fait ce qu’il faut suivant les ordres du capitaine. Mais dans votre recherche scientifique, dans votre travail personnel, il n’y a pas de capitaine, vous êtes maître à bord et seul maître à bord. Et par conséquent, vous ne devez jamais changer même une ligne37. »

41Cette voie est pour Vernant celle d’une rupture politique, mais elle n’implique pas un refus du marxisme, qui continue à être une source d’inspiration et dialogue.

Un parcours de recherches comparées

42Dans son engagement scientifique, dans son soutien aux refuzniks russes comme aux dissidents tchèques Vernant a appliqué ce principe d’indépendance critique de façon scrupuleuse et il l’a fait avec d’autant plus d’enthousiasme qu’il retrouve dans la fondation du centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes le même mouvement de mobilisation intellectuelle qu’il avait éprouvé dans le fameux colloque de juin 1941 à Toulouse :

Tous ces gens (les fondateurs – du centre) s’étaient imprégnés de marxisme, mais ils trouvaient que le marxisme, tel qu’il était officiellement proposé, c’était une caricature. D’autre part, on avait affaire à toute une série de civilisations et d’époques auxquelles Marx ne s’était pas intéressé : archaïques, orientales, etc. Il est vrai qu’il y a eu des réunions où on avait remis en avant les textes de Marx sur le despotisme oriental ; mais Marx connaissait ça de seconde main, par la lecture de quelques indianistes. Ce n’était pas son affaire. La Grèce et Rome, il connaissait, mais il n’a jamais pris cela comme thème de recherche. D’une certaine façon, ni l’Égypte ancienne ni le monde babylonien n’existaient encore à son époque ; le suméro-acadien n’était pas encore sorti. Nous étions donc des marxisants, mais qui travaillaient avec des documents que les marxistes n’avaient pas regardés38.

43En quelques mots mûrement pensés et comme à son habitude parfaitement choisis, Vernant définit l’objectif de qui a été au cœur de son engagement scientifique de l’après-guerre à son décès. Il ne reniait rien de ses engagements, de ses époustouflants succès militaires et organisationnels pas plus que de ses erreurs et de ses accommodements passés avec une doctrine infectée par le stalinisme. Un stalinisme que Vernant dans un article devenu classique publié 1982 dans recueil intitulé Staline à Paris définissait avec une pleine lucidité critique 

quand ma femme traduisait les discours de Staline, en 1946 ou 1947, pour les Éditions sociales, et que je revoyais son texte français, j’entrais en fureur, je disais : « Ce type est complètement demeuré, c’est un pope, il ne réfléchit pas, il procède par litanies… » Cela ne m’empêchait pas d’être un bon stalinien ! […] quand Staline est mort, j’ai pensé que c’était un coup très dur pour le mouvement ouvrier. Ce n’est pas simple, ni le stalinisme ni l’homme39.

44La trajectoire intellectuelle de Vernant n’est pas seulement singulière du fait d’une méthode comparatiste qui a constamment irrigué son travail. Elle relève d’une expérience du travail collectif qui point déjà durant ces années toulousaines et qui ne connaitra jamais de fin à travers la création du Centre de recherches comparées et de ses divers avatars. La génération des savants proches de Vernant avait développé la recherche collective et l’importation dans les sciences humaines de modèles d’organisation élaborés dans les sciences de la nature comme la notion d’équipe et de laboratoire. Vernant a été un charismatique directeur d’équipe et il n’a jamais refusé de parler devant les auditoires les plus divers des collégiens aux séminaires universitaires. Cet engagement scientifique et moral n’a jamais cessé dans la fidélité à un marxisme défini comme une invite à la « traversée des frontières ».

Comprendre, ça veut dire que, en essayant de comprendre, vous sortez du cadre dans lequel vous êtes habitués à penser, vous vous situez ailleurs, pour essayer de vous voir vous-même avec l’œil d’autrui. C’est une opération, évidemment, qui n’est pas très facile à réussir, mais à laquelle je crois sur tous les plans, sur le plan scientifique, comme sur le plan politique. […] Il faut donc toujours examiner dans quelle situation nous vivons, essayer de comprendre, analyser, faire le point. Or, à un moment donné, le marxisme est apparu comme un instrument de type intellectuel et rationnel permettant de donner un sens à l’histoire, de comprendre le passé. Les choses se font sur cette terre, avec des hommes en chair et en os, avec leurs besoins, leurs techniques, et aussi leurs espoirs et leurs conflits. Le marxisme reste pour moi une des analyses dont on ne peut pas se passer : on ne peut comprendre le développement du capitalisme au xix^e et au début du xx^e sans lui. Marx m’apparaît comme un des plus grands penseurs de la fin du siècle dernier ; c’est pourquoi je ne céderai pas à la mode qui consiste à cracher sur lui. En tant que lecteur de Marx, je pense que notre devoir d’intellectuels est de considérer le mouvement historique, la réalité sociale, les nouveautés, d’en entreprendre l’analyse, sans se laisser aller au pessimisme ni céder à ces inclinations habituelles, ces pulsions que sont le chauvinisme, l’exclusion, la haine de l’autre – tout ce qui, pour moi, est le mal absolu40.

45Vernant s’emploie dans ce texte à définir sa position dans le champ intellectuel autant que politique. Pour entendre ce qu’il cherche à nous dire, il faut se pencher sur son travail d’historien et d’anthropologue des mythes.

La définition d’une méthode

46Tout au début des années cinquante, Jean-Pierre Vernant s’était livré à un exercice intellectuel qu’il n’aimait pas et qu’il ne considérait pas réellement comme étant conforme à sa propre vision de la recherche. À la demande insistante de son maître Meyerson, il rédigea un essai théorique visant à définir les principes méthodologiques de la psychologie historique et à en expliquer la compatibilité – au point de vue idéologique – avec le marxisme. Refusé par Éric Weil, qui n’en accepta pas la publication dans la revue Critique, et qui était inutile, selon Meyerson s’il paraissait dans l’organe de la maison, le Journal de psychologie normale et pathologique, l’article resta inédit et presque inconnu pendant plusieurs décennies. L’auteur en avait autorisé la publication en 1984, à l’occasion d’un numéro spécial, d’une revue italienne, qui voulait rendre hommage à ses soixante-dix ans. Le projet n’aboutit pas. Il fallut attendre encore onze ans pour lire ce texte dans le premier tome de Passé et présent41, le recueil des contributions de l’auteur à la psychologie historique, dont le second tome nous permet d’apprécier son parcours de critique, qui ne compte pas moins de deux cents entrées dans le Journal. L’année suivante, le texte fut inséré dans le volume au grand succès, Entre mythe et politique.

47Ce texte, Psychologie historique et expérience sociale, constitue, à nos yeux aujourd’hui, une sorte, de point de départ dans l’œuvre intellectuelle de son auteur. On peut le lire, bien évidemment, comme un simple compte rendu de la thèse de Meyerson, Les Fonctions psychologiques et les œuvres. Cependant, la préoccupation de l’auteur restait la conciliation entre psychologie historique et marxisme. Cela était manifeste surtout dans ses conclusions avec l’évocation presque solennelle du Manifeste de 1848 et du Capital, ainsi que la référence à l’expérience sociale de l’Union soviétique comme témoignage concret d’une transformation de l’homme.

48La seule citation directe d’un texte de Karl Marx que Vernant aimera répéter jusqu’à la fin des années 70 est celle qui affirme que l’histoire n’est qu’une transformation continue de la nature humaine.

49La longue et lente construction d’une anthropologie historique qui aspirait à s’appliquer au monde ancien avait donc comme origine ce complexe mélange entre une dimension individuelle, telle que la psychologie permettait de l’atteindre en s’occupant exclusivement du fonctionnement du système mental des hommes, et une plus vaste dimension de la pensée sociale dont la compréhension serait garantie par le marxisme.

50Nécessaire au chercheur, cette conception est absente de la suite de ses contributions qui s’échelonnent dans le temps, suivant des axes de recherche qui trouvaient leur première place dans le cadre des recherches du Centre de psychologie comparative dirigé par Meyerson.

51Le livre exemplaire, de ce point de vue, est surtout le recueil d’études de psychologie historique, Mythe et pensée chez les Grecs, paru en 196542, trois ans après un tout petit volume de synthèse, Les Origines de la pensée grecque43, écrit à la demande de Georges Dumézil, où le philosophe Vernant donnait sa forme claire et lumineuse aux conclusions sur les rapports entre la polis et la rationalité grecque auxquelles était arrivé son autre maître, le sociologue et helléniste Louis Gernet.

52Vernant a toujours insisté sur le caractère analytique de ses contributions, dont une partie essentielle avait comme but l’éclaircissement des fonctions psychologiques examinées en de cas très concrets. En ce sens, l’ensemble de sa production n’a pu que très tard trouver une place dans le domaine de la science de l’Antiquité. Presque tous les articles de la première période de son activité ont paru dans des revues que l’Année philologique ne prenait pas régulièrement en compte. Un autre fait, qui a contribué pendant longtemps à rendre singulière sa contribution au savoir, a été déterminé par son plaisir de travailler en compagnie de ses amis, en s’imprégnant à chaque occasion de l’expérience de chacun d’entre eux. Cela apparaît bien dans la longue recherche au sujet de la Métis, l’intelligence rusée des Grecs, où il est facile de reconnaître l’influence exercée par le savoir et la compétence philologique de Marcel Detienne. Mais cela joue un rôle encore plus important dans les travaux qui surgissent d’un engagement collectif, où la dimension comparative peut mieux se manifester, comme dans le cas du sacrifice, de l’idéologie funéraire ou, dans une mesure encore ultérieure, dans le vaste domaine de l’anthropologie des images.

L’aventure de l’anthropologie de l’antiquité

53Essayons alors de résumer pour conclure. À Paris, en effet, au cœur d’une forte tradition cosmopolite, et précisément dans les cinq premières années des années soixante, s’impose soudainement une nouvelle figure dominante des études sur l’Antiquité. Un savant français, philosophe de formation, Jean-Pierre Vernant, publie deux volumes qui se complétaient pour rendre opérante la prise de conscience d’un changement radical dans les études de l’Antiquité. Très différents dans la forme et le contenu, les deux livres s’enchaînaient : la synthèse parfaite de la reconstruction du parcours mental des Grecs des origines à la polis – qui est la substance du premier volume – était soutenue par les analyses ponctuelles et détaillées que présentait le second. Ce dernier était articulé selon un projet structurant, conçu dans le cadre d’une science nouvelle et évolutive, la psychologie historique et comparée, lancée par Ignace Meyerson. Jean-Pierre Vernant n’était pas un historien et aucun de ses livres, qu’il s’agisse des deux premiers ou de ceux, nombreux, qui les ont suivis, ne rentre à proprement parler dans le champ de l’historiographie. Son approche et les conclusions auxquelles il arrive, sont celles d’un philosophe et doivent être lues et appréciées comme tels. Cela ne situe pas pourtant l’auteur et son œuvre hors du temps. La qualité historique de l’œuvre de Vernant tient à l’attention qu’il porte à l’esprit humain qui s’objective dans des œuvres et des institutions. Les Origines de la pensée grecque, le livre inaugural publié par l’auteur en pleine maturité humaine et scientifique d’un parcours fortement enraciné dans l’histoire de son temps, allie à l’extrême qualité de l’écriture la réalisation explicite d’un objectif méthodologique : établir un lien entre les formes de pensée et les formes de société. Ce lien, déjà élaboré par un autre maître direct de Vernant, Louis Gernet, n’est pas nécessairement et constamment causal : les secondes, qui procèdent de la dimension collective et sociale, ne déterminent pas mécaniquement les premières, celles de la pensée, qui relèvent de la disposition individuelle de l’esprit de chaque personne en particulier. Les hommes disposent de codes d’expression variés qui procèdent de polarités bien distinctes et identifiables. Le mythe est l’un d’entre eux, et sa centralité dans la Grèce antique est une véritable donnée historique. Dans un premier temps ce problème a mené à une simplification selon la formule : du mythe à la raison. On pouvait ainsi proposer la reconstruction d’un parcours évolutif qui aurait conduit les Grecs de l’irrationalité des récits fabuleux à la solution des problèmes de la communauté humaine, sur une base rationnelle dans le cadre de l’expérience contemporaine de la polis. En se penchant vingt-cinq années après sur son livre, Vernant affirmait au contraire qu’il fallait insister surtout sur la plasticité de la notion de raison et sur l’importance de ce fait pour interpréter l’expérience grecque dans sa globalité. Jamais il n’a entendu reprendre son cadre d’ensemble, non parce qu’il est immuable, mais du fait que, même provisoire, il s’impose comme nécessaire. Toute son œuvre ultérieure a privilégié à travers de nombreuses analyses ponctuelles l’approche analytique, la mise en relation d’éléments divers.

54Le mythe, la forme d’expression particulière des Grecs dont Vernant décida de partir, a rencontré, après la première réalisation – sur des cas concrets – comme la pensée, la société, la tragédie (deux fois) et la religion. Dans tous les cas on doit parler d’assemblage organique d’éléments distincts dont l’interprète doit avant tout prendre la mesure dans leurs propres contextes originaux. Si, en ce qui concerne Mythe et Pensée, l’approche privilégiée est déjà bien lisible dans le sous-titre (Études de psychologie historique), d’autres influences intellectuelles sont à l’œuvre dans les différentes sections : le marxisme qui inspire et domine les études sur le travail, l’analyse structurale qui concourt à l’étude du mythe hésiodique des Âges (ou des Races), un propos sur lequel l’auteur est revenu à plusieurs reprises dans le courant des trente dernières années.

55Figure charismatique, pendant quatre décennies au centre d’un groupe de personnalités de renom et de grand talent qui lui étaient liées, Pierre Vidal-Naquet, Marcel Detienne, Nicole Loraux, François Lissarrague, et d’autres encore… Le philosophe Vernant a produit des études et des livres en collaboration avec ses amis et compagnons de travail en étendant le champ de la sphère religieuse (exploré sous de nombreux aspects à partir de la pratique du sacrifice), celui du social (à partir du mariage) et celui de l’existentiel analysé presque à reculons au travers d’une réflexion sur la mort et ses diverses variantes au cours des temps. L’exercice de la pensée définie par le vocable de spéculation philosophique a perdu dans son travail toute connotation abstraite, car chaque étude a été menée en s’appuyant sur des textes, des objets, des données concrètes de toute sorte, entendues comme un produit historique de l’expérience humaine. L’ensemble de cette œuvre constitue un patrimoine incontournable dans le contexte des recherches qui nous sont contemporaines. Quiconque veut s’engager dans un travail portant sur ce domaine de recherches doit absolument en tenir compte.

56Après son élection à la chaire du Collège de France en 1975, et à partir du contenu des conférences tenues pendant une décennie, Vernant a porté progressivement une attention renforcée au rôle de la figuration et des images et leur a appliqué sa méthode de lecture. Un champ immense s’est ainsi ouvert, offert à la recherche des plus jeunes, qui conduit à une sorte de parcours parallèle à celui déjà bien exploré de la philologie textuelle. La nouvelle génération pourra ainsi réaliser, dans le considérable répertoire figuratif, ce que deux siècles de philologie ont accompli pour les textes, et devra, si elle en est capable, édifier une branche inédite de l’anthropologie historique.

57Dans chacun des moments que nous avons décrits – mais surtout en fonction des deux premiers livres véritablement emblématiques qui restent indépassés – les lecteurs et lectrices sont mis en contact avec un monde de valeurs propres à l’auteur qui l’a inspiré tout au long de la voie qu’il a tracée. Il ne sera pas difficile aux plus attentifs de voir en filigrane les figures de liberté, d’égalité et de fraternité qui ont guidé l’auteur sur tout le chemin parcouru.

58Franchissant la limite ethnocentrique de nombre d’interprètes de sociétés différentes de l’Occident, Vernant a lu les faits de la religion, et en particulier de la religiosité antique de manière séculière, sans aucun préjugé conscient ou inconscient. Sa lecture des rapports de classes dans l’Antiquité n’apparaît pas conditionnée par l’idéologie, sa vision du phénomène social total, constitué par la représentation théâtrale de drames, en particulier de tragédies, dépasse tout risque d’esthétisme ou d’excès littéraire, son étude de l’homme et du fonctionnement de l’esprit est dépourvue d’illusions et de tout moralisme téléologique. Dans sa réflexion il a aussi su trouver une place à l’ambiguïté, qui fait partie de l’humain.

59Actif et vigilant jusqu’à l’extrême limite d’une très longue vie, Jean-Pierre Vernant a traversé tout le siècle des idéologies et a fait face au nouveau millénaire et à la mutation culturelle qui le caractérise. Si le nom d’anthropocène est donné au nouveau siècle, affirmant ainsi une nouvelle centralité de l’homme, dans toutes ses possibles interactions, à commencer par celle avec la nature, il semble très facile de comprendre l’actualité absolue de son apport. Contre toutes les tendances négatives, même là où – dans le champ spécifique des études – la simple érudition, la superficialité simplificatrice, la compilation et même l’absence de pensée semblent régner à nouveau, d’une manière franchement triste, justifiée comme un rejet des idéologies du passé siècle, la vitalité et la fécondité de la pensée critique de Jean-Pierre Vernant continueront de briller, pour les futurs lecteurs, comme un signe de progrès et d’espérance.

60Quant au marxisme de Jean-Pierre Vernant, on pourrait en emprunter une définition au clavier de Jean-Sébastien Bach : il s’agit d’un marxisme bien tempéré, dans tous les sens – de quantité et de qualité – qui sont permis par la polyvalence de l’adjectif.