Une lecture humaniste de Marx

3Quel traitement l’œuvre de Marx reçoit-elle de la part d’Hyppolite antérieurement à ces ultimes prises de position ? Sans surprise, c’est d’abord sous l’angle de son rapport avec celle de Hegel qu’elle est envisagée, et cette lecture, qui se définit elle-même comme « humaniste » – qualification frappante, quand on sait l’importance qu’aura dans les années 1960-1970 le débat sur l’humanisme ou l’antihumanisme de la pensée de Marx –, cette lecture est au service d’un projet philosophique plus vaste, défini dans le livre Logique et existence (1953) sur la base d’une lecture attentive de la Logique de Hegel et d’une fréquentation assidue de la phénoménologie post-husserlienne. Ce projet consistait à jeter une passerelle entre les exigences de la pensée logico-systématique et les sollicitations du monde de la vie ou, pour le dire de façon sommaire, entre l’idéalisme allemand (Kant, Fichte, Hegel, et leur descendant présomptif Marx) et la phénoménologie (Husserl, Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty).

4Si nous nous en tenons à la première lecture hyppolitienne de Marx, une lecture très homogène et stable qui se développe depuis les premiers écrits qui lui sont consacrés, après 194510, jusqu’au milieu des années 196011, elle comporte quatre caractères principaux, par lesquels elle se démarque (prudemment) de la lecture dominante, notamment au sein du marxisme dit orthodoxe : c’est une lecture humaniste (au sens que les Manuscrits parisiens de 1844 donnent à cette thématique), philosophique (plutôt qu’économique), continuiste (elle récuse l’idée d’une rupture au sein de la pensée de Marx, qui serait liée aussi bien à la découverte de l’économie politique qu’à l’abandon de sa « conscience philosophique d’autrefois »), et enfin hégélienne (au sens où le rapport, évidemment complexe, de Marx avec la pensée de Hegel sert de fil conducteur à la lecture de ses écrits par Hyppolite). Reprenons rapidement ces quatre points.

5Première propriété du marxisme selon la lecture d’Hyppolite : c’est un humanisme. Dans son complet développement, la pensée de Marx, qui est une « philosophie de l’homme12 », développe un « humanisme réel13 ». Commentant Le jeune Hegel de Lukács, et lisant comme lui Hegel à partir de Marx, Hyppolite note que la thématique de l’extériorisation expressive (Entäusserung) de l’homme par le travail et le langage, exemple d’une objectivation qui ne soit pas nécessairement (mais elle peut l’être aussi) génératrice d’aliénation (Entfremdung), puisqu’elle est « le seul moyen d’unir l’homme à la nature14 », est « le fondement de ce qu’on a, à juste titre, nommé l’humanisme socialiste15 ». Hyppolite n’ignore pas que cette compréhension humaniste de Marx, de sa part comme de celle de Lukács, suscite la méfiance de bon nombre de représentants du courant dominant du marxisme, et ce, avant même que Louis Althusser avance dans Pour Marx la thèse d’un antihumanisme théorique fondamental de l’œuvre marxienne de la maturité16. Mais il maintient cette position qui lui permet aussi d’affirmer l’essentielle continuité qui existe entre la philosophie hégélienne et ce qu’il nomme « l’Humanisme marxiste17 ».

6Deuxième caractère de cette lecture : Hyppolite voit en Marx d’abord un philosophe, même si à partir de 1844 les investigations économiques, ou plus exactement la critique de l’économie politique, occupent une place privilégiée dans la pensée de ce dernier. La thèse est clairement énoncée : « Marx ne peut se comprendre qu’à partir de ses travaux philosophiques », à savoir les écrits « antérieurs au Manifeste communiste et au Capital18 ». Hyppolite précise que « la jonction des deux disciplines [l’économie et la philosophie] est la découverte propre de Marx19 » ; ce qui n’est pas exact, d’ailleurs, puisque cette jonction, ou l’examen des problèmes qu’elle permet de poser par rapport à l’organisation du monde moderne, est déjà bien présente chez Hegel, en particulier dans les manuscrits d’Iéna concernant la « philosophie de l’esprit », des textes que Marx ne pouvait pas connaître, il est vrai, puisqu’ils n’ont été édités qu’au début du xx^e siècle. Pour Hyppolite, à quelque moment de son évolution qu’elle soit abordée, « l’œuvre de Marx suppose une philosophie sous-jacente20 ». Et les Manuscrits de 1844 « contiennent peut-être le sens et le fondement de toute cette philosophie21 ».

7Ce qui conduit au troisième point : la continuité. Contrairement à certaines lectures marxistes (dont l’exemple lui est fourni par le grand travail bio-bibliographique inachevé d’Auguste Cornu sur la vie et l’œuvre de Marx et d’Engels22), lectures selon lesquelles le Marx d’avant L’idéologie allemande serait encore, de par son ancrage hégélien, possiblement idéaliste, Hyppolite soutient que « les positions de départ de Marx se retrouvent dans le Capital et permettent seules de bien comprendre la signification de toute la théorie de la valeur23 ». S’il y a bien un « tournant essentiel de la pensée et de la méthode marxiste24 », il ne réside pas dans une rupture avec la philosophie ou avec l’humanisme réel, mais dans la thèse selon laquelle la philosophie spéculative appelle sa propre Aufhebung dans la praxis révolutionnaire, conformément à la fameuse 11^e Thèse sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, ce qui importe, c’est de le transformer25 ».

8Les caractères précédents procèdent eux-mêmes du rapport intime qu’entretient la pensée de Marx avec la philosophie hégélienne. Car, Hyppolite y insiste, pour Marx – qu’il s’agisse du jeune Marx ou de celui de la maturité – « la philosophie en soi, c’est avant tout Hegel, dont le système est pour nous ce que fut jadis, pour d’autres, celui d’Aristote26 ». Par conséquent, après l’achèvement hégélien de la philosophie, il n’est plus possible de faire de la philosophie qu’en rompant avec la philosophie : « la philosophie comme négation ou suppression de la philosophie [hégélienne]27 », tel est en substance le programme de Marx, condensé dans la 11^e Thèse. C’est pourquoi, pour ainsi dire, dès le début de son activité (avec le commentaire de la section « État » des Principes de la philosophie du droit dans le manuscrit rédigé en 184328), Marx entend se mesurer à Hegel, le réfuter, l’abolir ou le « relever », pour reprendre la traduction inventée par Derrida de l’intraduisible Aufhebung ; mais cette relève ne fait sens, et elle ne vaut la peine d’être entreprise, que parce que « Marx a très bien vu le grand côté de la philosophe hégélienne29 ».

9Tout cela, pourrait-on dire, est bien connu et a été dit mille fois, par exemple par Lukács. Ce qui l’est moins, en revanche, c’est l’insistance sur le fait que la Phénoménologie de l’esprit définit, mieux que « les formules sclérosées du professeur de Berlin30 », le terrain sur lequel se développe l’entreprise marxienne d’Aufhebung de la philosophie hégélienne. Une idée qui aura un riche héritage, puisqu’elle se retrouve (sans qu’il soit question d’une influence directe qu’aurait exercé Hyppolite sur eux) chez des auteurs comme Jürgen Habermas et Axel Honneth, qui considèrent que l’impulsion que les travaux du jeune Hegel ont donné à la pensée critique, et d’abord à celle de Marx, s’est tarie dans les travaux postérieurs à la Phénoménologie, et peut-être déjà dans cet ouvrage31. D’où des jugements à première vue énigmatiques, comme celui-ci : « Il est évident que Le Capital n’est pas compréhensible pour qui ne connaît pas la Phénoménologie de Hegel, car [il] en est la vivante réplique32 ». En effet, explique Hyppolite, de même que dans la Phénoménologie c’est l’esprit absolu qui s’élève à la conscience de soi, de même, dans Le Capital, « c’est l’homme social aliéné, ce produit totalitaire ou cette œuvre commune des hommes, à savoir le Capital, qui se phénoménalise et se présente à la conscience du prolétariat33 ». De là certaines formules à l’emporte-pièce, qui ne sont pas de simples boutades dans l’esprit de leur auteur, par exemple : « La Phénoménologie est une caricature de ce que sera le communisme34 » ! Derrière la formule ronflante, conforme au style jeune-hégélien du jeune Marx, il y a une thèse originale : selon Hyppolite, Le Capital est « à la fois la Logique et la Phénoménologie » de Marx, mais renverse en quelque sorte l’ordre en allant non plus d’une « théorie des apparences » (la Phénoménologie) à une « théorie de l’essence universelle de tout ce qui apparaît » (la Logique) mais « de l’abstrait au concret, de l’essence profonde (la valeur-travail) à l’apparence ». Le passage mérite d’être cité en son entier :

Tandis que Hegel part de la Phénoménologie – une théorie des apparences – pour nous conduire à la Logique, une théorie de l’essence universelle de tout ce qui apparaît, Marx procède à l’inverse dans le Capital. Allant, comme il le dit lui-même, de l’abstrait au concret, de l’essence profonde (la valeur-travail) à l’apparence, qui sans connaissance n’est qu’un trompe-l’œil, une mystification, […] Marx prétend rejoindre le phénomène historique dont Engels et lui-même étaient les témoins avertis. Si on ne part pas de l’essence, et si comme l’économiste bourgeois on s’en tient au phénomène, on finit par ne plus comprendre la véritable origine (au sens dialectique et génétique à la fois) du système capitaliste dans son ensemble. On n’en saisit pas vraiment la totalité (une des découvertes de Marx)35.

10On a affaire ici à une interprétation originale et perspicace de la vieille image (inventée par Marx lui-même) d’une remise sur ses pieds d’une dialectique hégélienne qui marchait sur la tête. Toujours est-il qu’il convient, selon Hyppolite, de remonter à la Phénoménologie, que Marx n’a jamais perdu de vue depuis qu’il l’annotait durant ses années de formation, pour comprendre la structure interne de son ouvrage ultime et inachevé.

11Si on fait le bilan : jusqu’aux premières années de son enseignement au Collège de France, le Marx de Jean Hyppolite, ce « Marx révolutionnaire et si l’on ose dire existentialiste36 », est un philosophe, un philosophe humaniste et, si j’ose dire, un révolté de l’hégélianisme. Révolte légitime, sans doute, surtout si on la confronte au devenir inquiétant de la philosophie hégélienne entre les mains de certains de ses disciples revendiqués (je pense au Hegel proto-fasciste des hégéliens de droite de Weimar ou d’Italie) ; maisw cette révolte marxienne n’a pas abouti. Dès lors, la question, qu’Hyppolite pose mais laisse ouverte, est : « pourquoi, en dépit d’une compréhension géniale non seulement des vagues de fond, mais encore du jeu des apparences […], pourquoi Marx a-t-il échoué37 ? ». À cette question, qui fait écho à l’échec de « l’autre révolution qui était annoncée » (la révolution prolétarienne mondiale) au moyen de l’analyse ô combien perspicace de la révolution bourgeoise, la réponse d’Hyppolite est elliptique :

L’histoire comprise comme histoire et comme histoire révolutionnaire a connu après Marx un point de rebroussement. Les mots de production, de classe sociale, de révolution, d’économie généralisée et peut-être d’Histoire ont changé de signification, de sorte que la description de Marx, si profonde soit-elle, ouvre la voie à une interprétation d’elle-même susceptible de la reconduire dans la perspective de notre histoire à nous38.

12Quelle est cette interprétation ? et comment raccorder la pensée de Marx, ancrée dans le xix^e siècle, à « notre histoire à nous » ? La rencontre d’une tout autre lecture de Marx, venant bouleverser l’image qu’Hyppolite, mais beaucoup d’autres aussi, avait de sa pensée, a offert une proposition de réponse inattendue, à laquelle Hyppolite s’est senti tenu de réagir, et qui a entraîné un profond remaniement de sa propre lecture de Marx.

L’événement Althusser

13La publication de Pour Marx et de Lire Le Capital, en 1965, a été un événement intellectuel (et politique) dont Hyppolite, qui connaît évidemment fort bien Louis Althusser de par leur longue cohabitation à l’ENS39, cherche à mesurer la signification dans deux articles publiés l’un et l’autre après son décès subit : « Le “scientifique” et l’“idéologique” dans une perspective marxiste » et « Une perspective nouvelle sur Marx et le marxisme ». Dans ces deux textes, ainsi que dans l’article « Hegel à l’Ouest », destiné à une encyclopédie qui devait paraître en Allemagne, Hyppolite commente longuement et de façon très élogieuse les écrits d’Althusser, jusqu’à manifester, comme le note Roberto Morani, une « adhésion surprenante » à des thèses prenant le contrepied de ce qu’avait été jusqu’alors sa propre lecture de Hegel40. Ce qui frappe en effet dans ces ultimes travaux d’Hyppolite est l’absence de la moindre distance critique dans la présentation qui y est faite des thèses d’Althusser, alors même que celles-ci s’inscrivent en faux contre l’humanisme et le présumé spiritualisme de l’interprétation dominante de Marx (et aussi, par ricochet, de Hegel). Hyppolite lui-même, sans nier ce changement de perspective, l’attribue en quelque sorte à une mutation du Zeitgeist :

Au flux de l’existentialisme succède un reflux non vers l’essentialisme (à jamais dépassé) mais vers la pensée structurale. […] Il n’existe encore que des indications de cette réflexion sur la structure de la Logique hégélienne et sur la structure du Capital ; nous nous inspirerons de deux articles de Louis Althusser […] qui nous paraissent poser nettement la question41.

14Les deux articles, dont la rédaction fut à peu près contemporaine, témoignent de l’impact considérable de la « nouvelle perspective sur le marxisme » que dessinent les travaux d’Althusser sur sa propre vision de Marx, et par conséquent de Hegel42. Qu’Hyppolite rende compte de manière scrupuleuse de ces travaux n’est pas surprenant : cette honnêteté lui est apparemment coutumière. En revanche, on est surpris de constater qu’il adhère sans réticence à leurs conclusions, qui pourtant vont à l’encontre de tout ce qu’il a lui-même jusqu’alors soutenu. Ainsi, il admet que, dans une perspective althusséro-bachelardienne dont il reconnaît désormais la pertinence, il faut admettre l’existence d’une coupure épistémologique entre la science et l’idéologie, ce qui a pour conséquence « le refus de voir dans le marxisme un humanisme43 » ; et il ajoute, en manière d’autocritique : « c’est cette coupure [entre la science marxiste et l’idéologie] que l’interprétation humaniste du marxisme [c’est-à-dire la sienne !] méconnaît44 ». Dans une feuille jointe au manuscrit « L’épistémologie de Karl Marx », qui est le premier jet de l’article « Une perspective nouvelle sur Marx et le marxisme », Hyppolite souligne que « cette nouvelle lecture [de Marx par Althusser] rend possible une nouvelle compréhension du marxisme qui ne soit ni celle d’un positivisme scientifique ni celle d’une idéologie humaniste45 ». Tout au plus accompagne-t-il ce dithyrambe d’une timide remontrance, qui est le moins qu’on pouvait attendre de sa part : « Peut-être [Althusser] a-t-il un peu méconnu ce que Marx devait encore à Hegel46 ».

15Toutefois, cette « conversion » althussérienne laisse ouverte deux questions épineuses, qui ne sont qu’évoquées dans l’article « Le “scientifique” et l’“idéologique” dans une perspective marxiste ». Premièrement : une fois posé que la dialectique marxienne n’est pas le simple « renversement » ou la remise sur ses pieds d’une dialectique hégélienne qui marchait sut la tête, qu’en est-il du rapport entre la « science de l’histoire » qu’est, dans la perspective marxiste-althussérienne, le matérialisme historique, et la philosophie marxiste proprement dite, c’est-à-dire (même si Marx lui-même n’a pas employé cette expression), le matérialisme dialectique ? Deuxième question (et ici Hyppolite prolonge en quelque sorte la réflexion d’Althusser) : s’il est vrai que « l’idéologie est indispensable à toute société », quelles pourraient être les contours d’une idéologie communiste, et quel serait son rapport avec le matérialisme dialectique, si tant est qu’il est, dans l’optique d’Althusser, « le non-idéologique comme tel47 » ? L’article laisse ouvertes ces deux questions, qui pourraient déboucher sur une mise en question (qu’Althusser accomplira lui-même un peu plus tard) des prémisses « théoricistes » de Pour Marx.

16L’article « Une perspective nouvelle sur Marx et le marxisme », qui est peut-être l’ultime écrit de Jean Hyppolite, rend compte de manière détaillée des conditions et des effets de son ralliement aux vues d’Althusser, en ce qui concerne notamment la compréhension du rapport entre Marx et Hegel. La question se pose en effet, si on admet les prémisses anti-hégéliennes d’Althusser : « comment peut-on concilier la science marxiste et la dialectique hégélienne48 ? ». À cette question, en dépit de l’éloge adressé à Hegel dans la Postface à la 2^e édition allemande du Capital49, la réponse d’Althusser, du moins à ce moment de son itinéraire, est clairement négative, et Hyppolite endosse ce refus, alors qu’il insistait précédemment sur l’ancrage philosophique, hégélien et humaniste de la pensée de Marx : « c’est le grand mérite de Louis Althusser d’avoir mis en valeur cette nécessité [de rompre avec les “idées hégéliennes50”] ». Mais il faut alors en assumer les conséquences, en particulier le rejet aussi bien du scientisme et du positivisme que de « l’idéologie humaniste où l’aliénation est devenue un mot tellement usé qu’il est devenu vide de sens51 », autrement dit le rejet de ce qui constituait le noyau de sa propre interprétation (ou de celle de Lukács) ! De même, l’application par Althusser de la thématique bachelardienne de la coupure épistémologique implique, si on en admet la pertinence, d’abandonner la vision continuiste (et humaniste) « qui a inspiré en partie nos premières recherches sur le Capital52 ».

17S’agit-il pour autant d’une capitulation en rase campagne ? Autant qu’on puisse en juger, Hyppolite ébauche, au-delà des louanges qu’il leur prodigue, une discussion des thèses althussériennes qui, pour une part, pourrait conduire à réhabiliter la lecture « hégélienne » de Marx qui était jusqu’alors celle d’Hyppolite : cette prise de distance esquissée concerne, et ce n’est pas surprenant, le statut de la philosophie. Qu’en est-il du statut de la philosophie marxiste, autrement dit du matérialisme dialectique (Althusser récuse pour sa part cette dénomination porteuse des scories du « Diamat » stalinien et de sa dogmatique des « lois de la dialectique », et préfère parler, comme Marx d’ailleurs, de la dialectique matérialiste, qui est, si l’on veut, un style de pensée et non pas un corpus de « vérités » ou de « lois »). Le statut de la philosophie marxiste, si elle doit être à même de « réfléchir sa propre différence » aussi bien avec l’idéologie qu’avec les diverses pratiques scientifiques (y compris celle du matérialisme historique), est « difficile à saisir » ; mais Hyppolite n’hésite pas à dire que cette philosophie « se rapproche d’une sorte de savoir absolu53 » ! Mais alors, comment ce savoir serait-il compatible avec l’enseignement du matérialisme historique, selon lequel toute forme de savoir répond, sans en être le pur et simple reflet, aux conditions matérielles qui rendent possible son émergence ?

18Admettons cependant, puisqu’il ne faut pas réduire l’enseignement de Marx à une forme d’historicisme, la possibilité de principe d’un savoir tel que doit l’être le matérialisme dialectique, « qui est proprement la philosophie du marxisme54 ». Ce savoir, si on en accepte la possible existence, a quelque chose à voir avec le savoir absolu de Hegel tel que le comprend Hyppolite, en ce sens qu’il est « le seul savoir qui décide de lui-même et réfléchit sa propre différence55 ». Mais chez Marx, contrairement à ce qu’il en est chez Hegel, « il n’y a pas de Soi56 », autrement dit de réflexivité ontologiquement fondée du savoir (en tant que savoir de soi de l’être lui-même). De ce fait, la dialectique marxiste « n’est plus celle du Sujet hégélien qui se pose lui-même, se contredit, et résout sa contradiction dans une forme plus haute, par une réaffirmation de soi57 ». Il y a ici, au moins en ébauche, une prise de distance non seulement avec l’interprétation althussérienne de Marx mais aussi, à mon sens, avec le marxisme lui-même, dont l’article dessine en quelque sorte le point aveugle : l’abandon, au nom d’une conception matérialiste de la connaissance (ultérieurement baptisée « théorie du reflet »), de la réflexivité du savoir, de sa capacité à exhumer les conditions de sa propre production, capacité proclamée, avant Hegel lui-même, par Fichte – dont Hyppolite souligne dans sa Leçon inaugurale qu’il l’a inspiré plus encore que Hegel dans la définition de son propre projet : « c’est Fichte qui a vraiment posé le problème de la philosophie de la philosophie, qui est le nôtre58 ». Ce sont probablement ces questions qu’aurait abordé, dans la continuation des deux derniers articles, le séminaire sur Marx programmé pour l’année 1968-1969, qui n’eut pas lieu. Nous ne pouvons donc qu’imaginer ce qu’aurait pu être, après le choc provoqué par Althusser, le retour d’Hyppolite à une lecture de Marx qui ne dilue pas entièrement la philosophie dans « ce qui n’est pas elle », fût-ce la « science de l’histoire59 ».