1Entre la Libération et les années 1970, tout le monde savait qui était Pierre Abraham, directeur de la revue Europe de 1949 à sa mort en 1974. Ce mensuel avait été fondé au lendemain de la Première Guerre mondiale par Romain Rolland ; il appartenait à la nébuleuse du parti communiste français ; il comptait sur la scène intellectuelle et littéraire.

2Ma curiosité pour Pierre Abraham est ancienne. Trois raisons plus ou moins personnelles l’expliquent : Pierre Abraham fut élève à l’École polytechnique, promotion 1913, et devint homme de lettres ; il publia l’un des premiers livres sur Proust dès 1930 ; il fut candidat au Collège de France en 1945, détail que sur lequel je suis tombé par hasard en faisant jadis des recherches sur Bernard Faÿ dans les archives du Collège. Il appartient au « Collège virtuel », comme nous l’avons nommé, celui des recalés, qui a son importance pour comprendre l’évolution des disciplines non seulement au Collège, mais aussi à Paris, en France, ailleurs.

3Pierre Abraham (1892-1974), de son vrai nom Pierre Bloch, Abraham étant son second prénom, est le dernier des trois frères Bloch. Le deuxième frère, Jean Richard Bloch (1884-1947), dit Jean-Richard Bloch, l’un des collaborateurs initiaux d’Europe, a été un grand intellectuel, journaliste et romancier communiste, lui aussi relativement oublié. L’aîné, Marcel Robert Bloch (1881-1951), également compagnon de route puis membre du PCF, n’est pas moins intéressant que ses cadets. À la fin de sa vie, en 1971, Pierre Abraham publia aux Éditeurs français réunis des Mémoires intitulés Les Trois Frères et préfacés par Jacques Duclos, la maison d’édition et le préfacier attestant la fidélité de l’auteur au parti1.

4La fratrie Bloch fit toujours preuve d’une grande solidarité familiale et politique. Tous trois firent la guerre de 1914-1918. L’aîné, Marcel Bloch, et le cadet, Pierre Abraham, furent résistants pendant la Seconde Guerre mondiale, tandis que Jean-Richard Bloch était à Moscou. L’histoire de leur famille est typique de l’assimilation des juifs de France au xix^e et au début du xx^e siècle. Tous trois s’inscrivirent dans la trajectoire d’ascension sociale entamée par leur père, Richard Bloch (1852-1934), « transclasse » particulièrement méritoire. Quand ce fils d’un tailleur alsacien installé à Auxerre entra en 1872 à l’École polytechnique, laquelle joua un rôle central dans l’intégration des juifs de France, il était déjà décoré de la Médaille militaire, gagnée à la guerre de 1870 alors qu’il était encore élève en classe préparatoire au lycée Saint-Louis. Parfait exemple de la réussite des juifs alsaciens et lorrains qui avaient choisi la France après 1870, il sortit de l’X dans un très bon rang et intégra le corps des ponts et chaussées. La famille maternelle des frères Bloch comprenait elle aussi des ingénieurs et des polytechniciens. Leur oncle maternel, Auguste Lévy était de la promotion 1875, tandis que son père, Joseph Lévy, ingénieur civil des mines, aurait refusé d’entrer à Polytechnique parce que la nourriture servie au réfectoire n’était pas casher. D’une génération à la suivante, l’acculturation avait donc progressé. Toute la famille, les Lévy et les Bloch, habita longtemps le même immeuble cossu du boulevard Malesherbes, sur la plaine Monceau.

5Les frères Bloch, secondes générations de la promotion sociale, étaient au défi de faire mieux que leur père, qui accomplit une longue et belle carrière aux chemins de fer Paris Orléans et fut une grande figure du judaïsme français, membre du comité central de l’Alliance israélite universelle, délégué au consistoire de Paris. Une sœur de leur père avait épousé Sylvain Lévi, professeur de sanscrit au Collège de France et président de l’Alliance israélite universelle dans les années 1920. Les trois frères réussirent, mais après des enfances sévères, puisque leur père leur faisait faire des mathématiques à haute dose tandis que Sylvain Lévi leur donnait des cours de langues anciennes. Marcel Bloch et Pierre Abraham furent reçus à l’École polytechnique comme leur père, tandis que Jean-Richard Bloch s’évada vers une agrégation d’histoire. Marcel Bloch, entré à l’X à un bon rang, en sortit toutefois quasi dernier, ce qui suggère qu’il n’était pas tout à fait à sa place, même si son père l’embaucha aux chemins de fer Paris Orléans, et Pierre Abraham devait se convertir à la littérature. L’ambition personnelle et la fidélité au judaïsme de leur père manquèrent donc aux trois frères, qui adhérèrent l’un après l’autre au parti communiste.

6La connexion avec Proust est elle aussi liée à l’École polytechnique et aux ponts et chaussées. Pierre Abraham raconte dans Les Trois Frères que, lors des vacances de Pâques en 1899 à Biarritz, en pleine affaire Dreyfus, il fut victime d’une agression antisémite de la part de camarades de jeux. Au lieu de rapporter l’incident à ses parents, il se confia à un garçon un peu plus âgé qui les avait accompagnés à Biarritz, lui aussi fils d’ingénieur des ponts et chaussées ayant fait carrière dans les chemins de fer. Ce garçon était Jacques Mayer, fils de Daniel Mayer, cousin germain de Mme Proust. L’histoire des Mayer est la même que celle des Bloch : un père polytechnicien de première génération et deux fils polytechniciens dont la carrière ne sera pas aussi brillante que celle de leur père.

7Pendant la Première Guerre mondiale, Marcel Bloch, l’aîné, ayant abattu plus de cinq avions ennemis, fut un « as de l’aviation ». Pierre Abraham fut lui aussi aviateur. Si son père était entré à Polytechnique avec la Médaille militaire, Pierre Abraham, lui, avait été reçu en 1913, fit un an d’École, puis cinq ans de guerre, avant de retrouver l’École en 1919 comme officier décoré de la Légion d’honneur. Il délaissa cependant la carrière d’ingénieur des pétroles dès les années 1920 pour mener des recherches sur ce qu’il appela la « création intellectuelle », grand projet qui le conduira à poser sa candidature au Collège de France en 1945. Il publie à partir de 1926 des articles sur les personnages de La Comédie humaine dans le Bulletin de la Société d’étude des formes humaines, ou Bulletin de la Société de morphologie2. Il compare la couleur des yeux et des cheveux dans le roman de Balzac aux données statistiques établies par les morphologistes pour la population, les tableaux qu’il dresse faisant apparaître plusieurs anomalies : il y a dans le roman trop d’yeux bleus, trop de cheveux blonds, trop d’hommes bruns aux yeux bleus, trop de femmes brunes aux yeux foncés. La méthode rappelle que Pierre Abraham était d’abord un ingénieur, mais n’est-elle pas l’un des premiers témoignages de ce qui se pratique aujourd’hui sous l’appellation d’« humanités numériques » ou de « Distant Reading », la statistique appliquée à la littérature ? Tous les livres publiés par Pierre Abraham à partir des années 1920, sur Balzac et Proust notamment, portent le sous-titre de Recherches sur la création intellectuelle, qui devient son domaine3.

8Le sujet est dans l’air du temps. C’est celui de Paul Valéry dans les années 1920 et 1930, ainsi que dans ses cours au Collège à partir de 1937. Pierre Abraham l’exploite dans la revue Europe et diverses publications. Son livre sur Proust de 1930 est précieux et irremplaçable. Grâce à ses liens avec Robert Proust, il a eu accès aux manuscrits, dont il reproduit toute une série de photographies. C’est le seul témoignage dont nous disposions sur l’état des manuscrits après la mort de Proust, avant qu’ils aient été manipulés et traités, et il fait de Pierre Abraham un précurseur de la méthode qui se développera bien plus tard sous le nom de « génétique littéraire ».

9Pierre Abram s’intéresse à la littérature en autodidacte scientiste, à la morphologie, à la statistique. Il écrit sur l’évolution et sur Gobineau, sur la morphologie et sur L’Esprit des formes d’Élie Faure, sur l’hologenèse humaine, ou hologénisme, la théorie de George Montandon. Alors qu’il se rapproche du PCF, sa curiosité pour Gobineau et Montandon atteste son aventurisme et son amateurisme. Sa grande affaire dans les années 1930, qui prend le relais de la morphologie, est l’Encyclopédie française, qui renforce ses contacts au Collège de France. L’Encyclopédie française a été lancée en 1932 par Anatole de Monzie, ministre de l’Éducation nationale, pour faire concurrence aux encyclopédies nationales soviétique et allemande. Monzie a recruté Lucien Febvre, titulaire de la chaire d’histoire de la civilisation moderne au Collège de France à partir de 1933, comme secrétaire général. Febvre recrute à son tour Pierre Abraham pour les volumes 16 et 17 de l’Encyclopédie française, intitulés Arts et la littérature dans la société contemporaine4. Ils seront les premiers publiés en 1935 en 1936, car Pierre Abraham est un homme efficace. L’avant-propos du volume 16, signé par Valéry à la demande de Monzie, est intitulé « Notions générales de l’art ». Ces quelques pages contiennent les rudiments du cours de Valéry au Collège, où il sera élu en 1937 et enseignera jusqu’en 1945.

10Après avoir participé à la résistance et à la libération de Nice, Pierre Abraham adhéra au PCF en 1945. À la suite de la victoire des Alliés, il occupa les fonctions de secrétaire du directoire interallié de l’air à Berlin, en tant que colonel de réserve dans l’armée de l’air. Il se trouve donc à Berlin en 1945, lors de la mort de Valéry et de sa candidature au Collège de France.

11Cette candidature a été poussée par Lucien Febvre (qui s’était opposé à la candidature de Valéry en 1937), mais Pierre Abraham était un enfant de la balle. Lorsque, lycéen, il se rendait dans le Quartier latin chez son oncle Sylvain Lévi pour apprendre les langues anciennes, il y rencontrait Jules Bloch, qui succèdera à Sylvain Lévi dans la chaire de sanscrit du Collège de France, ainsi que Marcel Mauss.

12Travaillant à l’époque sur Bernard Faÿ, j’étais tombé sur un rapport de présentation d’Henri Wallon à la succession de Valéry. Comme le veut l’usage, ce rapport ne donnait pas le nom du candidat. Wallon lut son rapport lors de l’assemblée du 18 novembre 1945, assemblée particulièrement importante, car la première à laquelle presque tous les professeurs assistèrent après la guerre (seuls quatre professeurs furent absents). Depuis l’assemblée de juin 1945, Paul Valéry était mort en juillet et l’éminent sinologue Paul Pelliot en octobre. Paul Langevin, révoqué par Vichy sous la pression allemande, avait retrouvé sa chaire bien qu’il eût dépassé l’âge de la retraite, de même que les professeurs qui avaient été révoqués à la suite du statut des juifs d’octobre 1940, dont Jules Bloch. André Mayer et Szolem Mandelbrojt, ces deux derniers partis aux États-Unis en 1940, étaient de retour.

13Pour la succession de Valéry et dans la continuité de son enseignement, Henri Wallon proposa la création d’une chaire de « Recherches sur la création intellectuelle » ainsi définie : « Recherche à travers toutes les œuvres de l’esprit pour les comparer, quelle que soit leur diversité de technique, d’expression, de but. Travail à la fois d’investigation étendue et en quelque sorte universelle, d’analyse systématique, d’unification et de synthèse. » Qui pourrait réaliser un programme aussi ambitieux ? « Faute d’avoir rencontré l’homme capable de cet universalisme, combien de nos connaissances ont pu voir leur début retardé ? Lorsqu’il s’agit de confronter mathématiques, littérature, peinture, musique, la difficulté de trouver cet homme ne risque-t-elle pas de paraître insurmontable ? » Wallon a pourtant trouvé l’oiseau rare : « Mais si je ne croyais pas l’avoir rencontré, je ne vous proposerais pas de créer cette chaire de Recherche sur la création intellectuelle. Mathématicien d’origine, il s’est passionné pour la production littéraire, non pour celle qui paraît enclose à jamais entre les feuillets d’un livre pour la seule curiosité des érudits, mais pour la littérature en tant qu’elle s’adresse au public et qu’elle est un moyen vivant d’expression. » Intéressé « aux arts plastiques et à la musique, comme à la littérature et aux sciences. Il a voulu connaître par lui-même jusqu’au jeu de l’acteur […]. Il a payé de sa personne et il a publié des études. » Enfin, le candidat ferait un excellent professeur : « Animé par le goût de l’expérience directe, étranger à toute routine, cet homme serait capable de communiquer à ceux qu’il regroupera autour de lui le feu sacré de la recherche5. »

14L’identité du candidat n’est pas révélée, mais le titre de la chaire, « Recherches sur la création intellectuelle », n’est autre que le sous-titre des livres de Pierre Abraham avant la guerre. Il y a d’autant moins de doute sur le porteur du projet que celui-ci est disponible à la BnF6, qui possède un exemplaire dédicacé par Pierre Abraham à sa première femme, Hélène Bernheim, dont il était séparé depuis 1935. Le texte est daté de Berlin, octobre 1945.

15Selon le procès-verbal, trois projets de chaire furent soumis de jour-là au vote de l’assemblée : « La première proposition tend à la création d’une chaire de Recherches sur la création intellectuelle, elle est soutenue par Henri Wallon, auquel s’associe M. Lucien Febvre. La seconde proposition tend à la création d’une chaire d’Histoire de la poésie et prosodie françaises aux xix^e et xx^e siècles, elle est soutenue par M. Louis Massignon. La troisième proposition tend à la création d’une chaire d’Histoire des créations littéraires en France, elle est soutenue par M. Mario Roques, auquel s’associe M. Ernest Tonnelat. » Et voici les résultats du scrutin :

Nombre de votants : 34 ; majorité absolue : 18
Recherches sur la création intellectuelle : 10 voix
Histoire de la poésie et prosodie françaises : 5 voix
Histoire des créations littéraires en France : 19 voix

16Pour l’« Histoire de la poésie et prosodie françaises », il apparaît que le candidat était Yves-Gérard Le Dantec (1898-1958), notamment l’éditeur des Œuvres complètes de Baudelaire dans la « Pléiade », tandis que pour l’« Histoire des créations littéraires en France », le candidat était Jean Pommier (1893-1970), universitaire, lui aussi spécialiste de l’œuvre de Baudelaire, qui fut élu et occupa la chaire de 1946 à 1964. Pierre Abraham était celui dont le projet s’inscrivait le plus nettement dans la continuité de l’enseignement de Valéry, tandis que Jean Pommier était un historien de la littérature relevant davantage de tradition de la faculté des lettres.

17Sur les 34 électeurs du 18 novembre 1945, il est tentant, et point trop difficile, de faire des hypothèses sur l’identité des partisans de Pierre Abraham. Parmi ses dix voix, figurèrent vraisemblablement les proches du parti communiste : outre Wallon et Febvre, il pouvait compter sur Langevin, le psychologue Henri Piéron, le physicien Frédéric Joliot. Le soutinrent probablement ceux avec qui il entretenait de rapports familiers, tel Jules Bloch. On peut supposer qu’à cette date les professeurs les plus liés à la Résistance et opposés à Vichy se prononcèrent pour lui : André Mayer, gaulliste, Émile Coornaert, historien du travail, résistant, militant syndical chrétien, Émile Benveniste, Szolem Mandelbrojt, peut-être Albert Gabriel, architecte dont Vichy avait dénoncé la proximité avec le parti communiste avant son élection en 1941, enfin Antoine Lacassagne, médecin, directeur de l’Institut du radium, qui examina le corps de Fernand Holweck, résistant mort sous la torture, à la Santé en décembre 1941. On a vite fait le compte.

18La notion de « Collège virtuel » suggère de se demander quel aurait été le destin de l’établissement si Pierre Abraham avait été élu en 1945, ingénieur, aviateur, franc-tireur des lettres et membre du parti communiste, contre Jean Pommier, professeur à la Sorbonne, historien littéraire classique, même s’il avait choisi un intitulé de chaire qui rappelait Valéry. Il n’y pas de successeurs au Collège, mais voici tout de même la lignée des professeurs qui prirent la suite de Jean Pommier : Georges Blin, éminent baudelairien lui aussi, Marc Fumaroli, et moi-même, puisque c’est de cette chaire que j’ai peu ou prou hérité.

19Qu’en aurait-il été si Pierre Abraham avait été élu au Collège en 1945, au lieu de Pommier, et qu’il y avait enseigné jusqu’au début des années 1960 ? Marx aurait-il occupé plus de place dans l’établissement ? Une historiographie contrefactuelle du Collège durant la guerre froide paraît risquée, mais il importe de rappeler la suite de la carrière de Pierre Abraham après 1945. Il fut conseiller municipal à Nice de 1949 à 1959, prit la direction d’Europe en 1949, quand Jean Cassou y renonça parce que la revue devenait trop affiliée au parti communiste. Pierre Abraham s’engagea et arrima de plus en plus Europe au PCF. Son roman de 1951, Tiens-bon la rampe !, publié en pleine guerre froide7, rend hommage aux dockers de Nice qui avaient jeté à la mer des missiles V2 destinés à la Yougoslavie de Tito. Pierre Abraham sera l’un des principaux acteurs de la « Bataille du livre », grande action militante du PCF entre 1949 et 1952 pour favoriser la lecture dans les classes populaires. Dans Europe durant la guerre froide, il multiplie les interventions contre l’Alliance atlantique, dénonce le maccarthysme, la Communauté européenne de défense. Militant exemplaire, l’un des fondateurs du Mouvement pour la paix, il fait partie de la commission des intellectuels du PCF, avec Laurent Casanova, Guy Besse, Pierre Daix, Jean Kanapa ; il collabore aux Lettres françaises jusqu’en 1960 ; il dirige, avec Roland Desné le Manuel d’histoire littéraire de la France, six tomes publiés aux Éditions sociales entre 1965 et 1983.

20À sa mort en 1974, ses recherches sur la création intellectuelle appartiennent au passé, mais son livre de 1930 sur Proust demeure un témoignage indispensable et il a été réédité en 1971 par les Éditeurs français réunis, pour le centenaire de la naissance de l’écrivain. Pierre Abraham est resté fidèle à Proust, comme l’illustrent les deux riches numéros spéciaux d’Europe publiés en 1970 et 1971, pour le centenaire. Si Pierre Abraham avait été élu au Collège de France en 1945, il est du moins certain qu’il y aurait été plus question de Proust que de Baudelaire – et probablement que de Marx – au cours des années 1950 et durant la guerre froide.