1Karl Marx a tenu une grande place dans la vie de Raymond Aron. On peut lire, dans ses notes manuscrites – Aron parlait « sur notes brèves », comme disait autrefois le règlement de l’agrégation des facultés de droit –, au dos d’une feuille de son cours sur Marx, commencé le 7 novembre 1962 à la Sorbonne, l’indication suivante : « Il y a aujourd’hui trente et un ans que j’ai commencé l’étude du marxisme. » Trente et un ans en 1962, cela nous ramène à 1931, donc avant l’arrivée au pouvoir du nazisme. Aron est alors assistant à l’université de Francfort. C’est là qu’il a pris la première grande décision de sa vie intellectuelle. Il menait jusqu’alors des recherches en vue d’un sujet de thèse suggéré par Léon Brunschvicg sur les problèmes posés par la génétique à la philosophie. Il pensait entreprendre pour cette science ce que Brunschvicg avait tenté pour la physique. Or, il a basculé en faveur d’un projet bien différent : consacrer sa vie à la philosophie de l’histoire et de la société. Comme ses contemporains, il avait été impressionné par la grande crise de 1929, mais sans avoir encore étudié l’économie. Il se met donc à Marx et aux sciences économiques. Il explique pourquoi : il veut savoir si la crise débouchera, conformément à la pensée de Marx et des marxistes, sur un changement dans la nature de la société, sur le passage du capitalisme à un système d’un autre type.

2Au début des années 1930, trois versions du marxisme coexistent en Europe. En France, sa présence est relativement superficielle : le marxisme de Jean Jaurès, Lucien Herr, Jules Guesde et Léon Blum n’est pas approfondi. L’éditeur Alfred Costes a commencé à publier l’œuvre de Marx, mais on ne peut pas dire qu’elle tienne avant les années 1930 une grande place dans les débats. Marx et le marxisme sont en revanche davantage présents en Allemagne, d’abord parce que Marx et Engels sont allemands. Déjà, Marx se réjouissait de la défaite de Napoléon III en 1870, en considérant que serait éliminée l’influence de Proudhon sur les socialistes français et réduite l’arrogance naturelle qu’il attribuait à nos compatriotes. Il pensait aussi, pour cette raison, que le siège de l’Internationale devrait être fixé à Londres ou à New York plutôt qu’à Paris. Une longue filiation allemande va de Marx, et après lui d’Engels vieillissant, à Sombart, Bernstein, Kautsky, puis au parti social-démocrate, qui dès avant 1914 tient sa place dans le régime politique et dans le système électoral germanique. Marx est aussi très présent dans les universités : trois personnalités aussi importantes que Werner Sombart, Max Weber et Joseph Schumpeter sont de savants connaisseurs de Marx. L’école historique est influencée par Marx, en Allemagne comme en Autriche. Le milieu universitaire allemand dans lequel Aron vit de 1931 à 1933 est donc tout imprégné de marxisme. Le troisième pôle se trouve évidemment en Union soviétique, où un genre nouveau est apparu : le marxisme-léninisme.

3En revanche, l’indifférence à Marx l’emporte en Angleterre et aux États-Unis. Dès la fin du xix^e siècle, les économistes anglais ne s’intéressent pas ou peu à son œuvre et ne prennent guère au sérieux le Livre I du Capital, traduit en 18871. Le seul marxiste anglais important sera Piero Straffa, un communiste italien réfugié à Cambridge qui n’écrira rien sur Marx et éditera l’œuvre complète de David Ricardo. Le marxisme ne joue aucun rôle dans la tradition économique anglaise, celle de Stuart Mill, Alfred Marshall, puis de John Maynard Keynes et de sa postérité. Keynes d’ailleurs se montre aussi condescendant à l’égard du marxisme, qu’il l’est à l’égard des économistes français.

4Si Aron a commencé son étude en 1931, son intérêt pour Marx ne faiblira pas. Marx est présent dans plusieurs de ses livres importants : l’Introduction à la philosophie de l’histoire en 1938, L’Opium des intellectuels en 1955, qui est presque entièrement consacré à l’influence du marxisme sur les intellectuels. La collection « Liberté de l’esprit », qu’Aron dirige chez Calmann-Lévy depuis 1947, comprend de nombreux ouvrages sur le marxisme. Le sujet est abordé dans ses grands cours publics de la Sorbonne des années 1956 à 1958. Ils seront reproduits en trois livres de poche : les Dix-huit Leçons sur la société industrielle (1962), La Lutte de classes (1964), Démocratie et totalitarisme (1965), et leur succès empêchera Aron de les prolonger en un plus grand ouvrage qu’il prévoyait sur la société moderne, qui aurait été comme un « contre Marx ».

5Par la suite, D’une Sainte Famille à l’autre2 étudiera les différents marxismes français, dont celui un peu particulier de Louis Althusser, qui réduit Marx au Livre I du Capital et minimise l’importance des manuscrits de jeunesse et l’influence de Hegel. Aron, à ma connaissance, reste le seul lecteur attentif du gros ouvrage de Sartre, Critique de la raison dialectique (1960), au point de répliquer par un livre entier au marxisme de son « petit camarade », difficile combinaison d’une philosophie de la liberté avec une philosophie de la nécessité. On peut donc dire que jusqu’à la fin de sa vie, Marx a toujours été présent dans les réflexions d’Aron, comme les diverses éditions de Marx, en allemand et en français, ont toujours garni la bibliothèque de son bureau du boulevard Saint-Michel.

6Venons-en aux cours. Il a donné deux séries de cours sur Marx. À son retour en France en 1945, après avoir vécu à Londres de juin 1940 à 1945, où il a dirigé la revue La France Libre, il réfléchit sur les deux types de régime qui sont apparus au xx^e siècle, l’Union soviétique et les régimes dits fascistes, le National-Socialisme en Allemagne ou le fascisme proprement dit en Italie. Comme d’autres, il pense qu’il faut, pour les analyser, combiner la sociologie des classes et celle de l’élite introduite par Pareto.

7Dans cette perspective, il professera, de 1947 à 1956 à Sciences Po, tous les deux ans, un cours intitulé « Marx et Pareto ». C’est le premier cours d’Aron que j’aie suivi, en 1954-1955. Au-delà de la gratitude et de l’admiration, j’en conserve aussi un souvenir amusé, parce que ne le suivait qu’une quinzaine d’élèves, alors qu’aux mêmes années deux cours sur le marxisme-léninisme, tout à fait orthodoxes, ceux de Jean Bruhat et de Jean Baby, attiraient dans l’amphithéâtre Boutmy plus de 300 auditeurs. Bruhat était un normalien qui n’aimait pas Aron ; il le trouvait « méprisant », mais je ne pense pas qu’Aron l’ait connu. Sciences Po à l’époque était ainsi.

8Ce petit cours « Marx et Pareto », celui des happy few, a eu quelques auditeurs, qui sont restés ensuite, comme Pierre Hassner et moi, proches d’Aron : Éric de Dampierre, François Bourricaud, Raymond Barre et Stanley Hoffmann. Éric de Dampierre jouera un grand rôle, parce que, avec sa collection « Recherches en sciences humaines » à la Librairie Plon, il a non seulement publié Aron dans les années 1960 mais il a aussi fait traduire et introduit en France, sur les conseils d’Aron : entre autres, Karl Popper, Friedrich Hayek, Leo Strauss, Max Weber, toute une série d’auteurs ignorés jusqu’alors. Ainsi, à l’occasion de ce petit cours s’est formée la première génération des élèves d’Aron.

9La seconde série de cours vient plus tard. Aron a décidé – il y avait toujours songé, depuis que la guerre avait donné à l’Union soviétique et au communisme la puissance que l’on sait et il l’a dit plusieurs fois – de préparer un ouvrage qui s’intitulerait « Le marxisme de Marx ».

10L’expression n’est pas de lui, mais de Lucien Laurat, qui collaborait, comme Simone Weil avant la guerre de 1939-45, à la revue dirigée par son ami Boris Souvarine, La Critique sociale, puis qui, dans les années 1960, a rejoint la deuxième revue de Souvarine Le Contrat social. Laurat avait écrit des articles sur le marxisme de Marx, aidé entre autres par Michel Collinet3 et par Aimé Patri, normalien et professeur de philosophie. Ce petit groupe, autour de Souvarine, fréquentait et admirait Aron. Ils soutenaient l’idée que, bien à part du marxisme-léninisme et d’autres formes de marxisme, on ne devait pas oublier le « marxisme de Marx » auquel il fallait revenir pour mieux comprendre la postérité.

11Cela posait trois problèmes : d’abord le rapport du Capital avec les manuscrits antérieurs que l’on a publiés peu à peu, et qui conduisent à s’interroger sur les rapports entre la jeunesse philosophique et hégélienne de Marx et le Livre I du Capital ; ensuite, la question des manuscrits du Capital, postérieurs au livre I et publiés après la mort de Marx, qui pose la question de la cohérence de l’ensemble du Capital, notamment du livre I avec les livres II, III et IV ; enfin, le problème des opinions historiques et politiques de Marx sur l’évolution des pays européens et sur celle de la Russie et des pays orientaux.

12Aron avait donc depuis longtemps l’idée d’entreprendre ce cours sur « Le marxisme de Marx ». Il l’a fait la première fois à la Sorbonne, à la faculté des lettres, en 1962.

13À l’époque, le service d’Aron, professeur à la faculté des lettres, consistait en trois heures de cours : le cours public (une heure hebdomadaire), deux heures de cours plus approfondis ou plus spécialisés (parfois dits cours d’agrégation dans nos conversations de l’époque, ou plus justement lorsqu’ils correspondent au programme de l’écrit et des oraux de l’agrégation de philosophie) destinés principalement aux étudiants déjà licenciés, et un séminaire de deux heures (parfois lié à l’École pratique des hautes études, pour ceux des professeurs qui étaient directeur d’études cumulant, les séminaires de l’École se tenant à la Sorbonne). Le cours public était un cours général, si j’ose dire, parce qu’il s’adressait à un large public, plus large que celui des étudiants préparant les certificats de la licence d’enseignement de philosophie (certificat de morale et de sociologie). On doit se souvenir, pour comprendre ce terme de « cours public », qu’au xix^e siècle, les cours publics des facultés des lettres étaient destinés autant à la société de la ville qu’aux étudiants. Les cours publics d’Aron à la Sorbonne ont été polycopiés et ils ont précédé la publication de livres complétés et enrichis. En plus des trois que j’ai cités précédemment et qui sont directement issus des polycopiés, il faut renvoyer à deux ouvrages célèbres d’Aron issus de quatre années de cours publics : Paix et guerres entre les nations4 et Les Étapes de la pensée sociologique, Montesquieu, Comte, Marx, Tocqueville, Durkheim, Pareto, Weber5.

14Parallèlement aux cours publics, qu’il distingue bien des autres dans ses Mémoires, il donnera cinq cours approfondis, un sur la notion d’égalité, les quatre autres portent sur les œuvres de quatre auteurs classiques pour les philosophes : Montesquieu, Comte, Marx et Spinoza6. J’ai, comme Pierre Hassner, suivi ceux sur Montesquieu et Comte, et quelques leçons de celui portant sur Marx. Seul, de nos amis, Jacques Lautman a suivi le cours sur Spinoza. Je n’ai connu personne ayant suivi le cours sur la notion d’égalité et je ne peux rien dire d’autre que de renvoyer à la mention qu’en fait Aron dans ses Mémoires.

15Le cours sur Marx, en 1962-1963, sera intitulé « Le marxisme de Marx » et il inaugure cette seconde série des cours d’Aron sur Marx. Vingt leçons, chacune d’une durée de deux heures. Aron reviendra sur « Le marxisme de Marx » dans un cours au Collège de France en 1976-1977, sous le même intitulé7. Les cours du Collège de France, plus brefs, comme vous le savez, ne durent qu’une heure. Rappelons aussi qu’Aron avait abordé Marx dès son premier cours au Collège, en 1970, consacrée à la critique de la pensée sociologique, cours édité récemment sous l’autorité de Dominique Schnapper8.

16Principalement à partir du cours de 1962, j’ai édité, il y a plus de vingt ans, en 2002, un livre de Raymond Aron intitulé Le Marxisme de Marx9 aux éditions de Fallois. Il a été traduit en espagnol, en italien et en chinois, mais ni en anglais ni en allemand. Pourquoi ai-je choisi de publier dans ce livre le cours de la faculté des lettres plutôt que celui du Collège de France ? La décision ne m’appartient pas. Dans plusieurs conversations à partir de 1979, Aron m’a clairement dit qu’il souhaitait voir publier parmi ses textes posthumes simplement deux ensembles (en fait, il y en a eu beaucoup plus).

17Il s’agissait d’abord de ses articles de politique étrangère du Figaro, qui ont paru en trois volumes, très bien édités, préfacés et annotés par Georges-Henry Soutou, et qui restent à mon avis un livre important, sans doute l’un des meilleurs ouvrages de relations internationales portant sur toute la période de la guerre froide jusqu’à la mort d’Aron (1947-1983)10. Il y tenait. Rappelons qu’il aimait écrire des articles de revue et des articles de journaux, et qu’il a toujours considéré que c’était une partie de son œuvre. Dans le journalisme proprement dit, cependant, il distinguait deux catégories d’articles. La première comprenait ceux consacrés aux relations internationales. Je viens de citer ceux qui ont été publiés. L’autre catégorie comprend les articles liés à l’actualité économique ou politique, rédigés plus par métier que par vocation. De 1945 à 1956, Aron vit de sa plume ; il n’a pas repris sa chaire à l’université de Toulouse, dont il a été écarté du fait du statut des juifs instauré par le gouvernement de Vichy (le doyen de la faculté des lettres de Toulouse, avec le courage d’un gentleman, a continué à verser le traitement d’Aron à sa femme, Suzanne Aron, qui s’était rendue au Maroc, comme Robert Marjolin et qui a ensuite rejoint son mari à Londres en 1943). Revenu à Paris en 1945, Aron renonce à l’université ; il y reviendra pourtant. En 1956, il sera élu à la Sorbonne, après une première tentative fin 1955, car Georges Gurvitch, le professeur de sociologie en place, qui détestait Max Weber et craignait Aron, avait mené campagne contre le « journaliste ». Heureusement ses amis normaliens se mobilisèrent, notamment Henri Gouhier et Jean Hyppolite, et peu de temps après cette tentative il fut élu dans l’autre chaire de sociologie.

18Professeur, il a continué d’être journaliste, mais autant le commentaire des relations internationales lui paraissait essentiel et lié à toutes ses réflexions, autant celui de l’actualité économique, politique ou culturelle, lui paraissait moins utile aux lecteurs qui viendraient après sa mort. Il a donc souhaité de ne pas accorder d’importance posthume à tous ses articles du Figaro.

19Le deuxième ouvrage qu’il souhaitait voir publier, comme il me l’a dit explicitement, était son « marxisme de Marx ». Il m’avait donné la version sur laquelle j’ai travaillé, et qui avait été enregistrée et dactylographiée par une secrétaire. Pour ce « marxisme de Marx » de la Sorbonne, qui compte donc quarante heures de leçons, nous disposons aussi des notes manuscrites pour ce cours, que Suzanne Aron a bien voulu déchiffrer ; elles sont intéressantes, car on y voit parfaitement le cheminement intellectuel et surtout parce que les idées importantes sont soulignées, mais elles ne sont pas publiables en tant que telles. Aron les utilisait comme des soutiens. Il parlait bien, facilement et clairement, d’une belle voix grave. De ses exposés, à partir des enregistrements dactylographiés on a souvent tiré des textes imprimés sans y apporter beaucoup de corrections, mais ses notes écrites étaient de brefs supports pour ses propos, des indicateurs de l’ordre à suivre, des citations à utiliser ou des formules qu’il voulait employer.

20En l’espèce, nous disposions de deux exemplaires de cette version dactylographiée du cours, le mien et celui qui était dans ses archives. Ils n’avaient jamais été ouverts. Aucun des deux ne comportait de traces manuscrites, ils étaient vierges de toute correction, et il manquait deux cours ou deux chapitres, ainsi que des phrases, beaucoup de noms propres et de titres d’ouvrages étaient estropiés. J’explique tout cela ainsi que la méthode que j’ai suivie pour composer cette édition dans une note technique à la fin du livre11. L’enregistrement lui-même n’a jamais été retrouvé.

21Les souhaits d’Aron étaient clairs. Alors, qu’ai-je fait avec l’aide de Christian Bachelier ? Pendant deux ans, grâce à Suzanne Aron, nous avons pu dactylographier l’ensemble des notes manuscrites ; nous disposions de la dactylographie de l’enregistrement. Il fallait relire, vérifier, corriger, compléter, et notamment résoudre le problème des deux chapitres manquants. Il a fallu beaucoup travailler, ce qui nous a pris, ce qui m’a pris beaucoup de temps.

22S’est posé à ce moment-là le problème de la version dactylographiée, à partir d’une sténographie, du cours du Collège de France, dont nous disposions (à l’époque il n’y avait pas d’enregistrements), comportant comme l’autre des erreurs et des lacunes. Qu’en faire ? J’ai pris une décision simple : je me suis servi du cours du Collège de France corrigé de la même façon et d’autres textes d’Aron pour les chapitres manquant dans le cours de la Sorbonne. J’ai également ajouté un certain nombre des leçons du Collège de France, sur des points qui n’étaient pas abordés dans le cours de la Sorbonne. J’ai joint aussi le résumé rédigé par Aron qui figure dans l’Annuaire du Collège de France de l’année 197612.

23Dans Le Marxisme de Marx en livre, se trouve donc le cours de la Sorbonne, recomposé autant qu’il a été possible avec des éléments du cours du Collège de France, et la notice rédigée pour l’Annuaire du Collège, dernier texte écrit par Aron, à ma connaissance, sur Marx.

24Pourquoi préférait-il le cours de la Sorbonne à celui du Collège ? Il me l’a souvent dit. D’abord, il avait beaucoup aimé, comme professeur, les cours approfondis donnés à la Sorbonne. Ce sont ceux qui attiraient l’élite des étudiants. Outre celui sur Marx, il a consacré un cours, je l’ai déjà dit, à Montesquieu, que j’ai suivi, un autre à Auguste Comte, que j’ai également suivi et qui était à mon avis et à celui de Pierre Hassner, très remarquable, et enfin un autre sur Spinoza. Il a beaucoup traité dans ses livres de Montesquieu et de Comte. En revanche, il n’a pas écrit sur Spinoza. Nous n’avons aucune trace de ce cours, le seul auditeur que j’ai connu parmi ses élèves ou ses amis était Jacques Lautman, et il n’y a pas eu d’enregistrement et de dactylographie. Ce qui est un de mes grands regrets. Spinoza revenait parfois dans sa conversation. Par exemple, il employait une formule par laquelle il définissait le judaïsme. Il disait : il y a trois façons d’être juif, ou bien on est un juif religieux, ou bien on est un juif chrétien comme Henri Bergson ou Simone Weil. Pour eux le christianisme accomplit le judaïsme, il prolonge les Prophètes. Ou bien encore, on est spinoziste. Mais si l’on est spinoziste, il n’y a pas de peuple élu.

25S’il préférait ce cours sur Marx, c’est parce qu’il était bien plus long et bien plus précis que celui du Collège de France. Mais c’est aussi parce qu’il l’a vécu comme une confrontation. Imaginez les jeunes étudiants préparant l’agrégation de philosophie13 en 1962 et 1963, notamment ceux venant de l’École normale supérieure, presque tous communistes ou trotskystes. Incontestablement le Marx lu et compris par Aron, au départ, n’était pas le leur. Cette confrontation était stimulante pour Aron, et il aimait ce public qu’il ne pouvait pas retrouver au Collège de France.

26Enfin le cours du Collège consacre beaucoup de temps à des interprétations françaises de Marx, notamment deux cours entiers sur Michel Henry, professeur à l’université de Montpellier, et l’on ne peut pas dire que certains de ces cours relèvent du marxisme de Marx, à proprement parler, c’est-à-dire de l’analyse de l’œuvre de Marc indépendamment de ses interprétations.

27Ce qui fait l’originalité fondamentale du cours de la Sorbonne, c’est la réflexion sur l’hégélianisme de Marx et sur les manuscrits de jeunesse dans leur relation avec la suite de l’œuvre. La conclusion d’Aron est que Marx, curieusement, ne conservera qu’une seule forme d’aliénation, l’aliénation par la propriété. Aron se moquait des jésuites, qui, dans les années 1950, pour conquérir l’âme de la classe ouvrière, publiaient de gros livres sur Marx, tout en étant moins savants que le Révérend Père Fessard.

28Je ne sais plus lequel d’entre eux disait que le concept d’aliénation était le concept central de Marx, et Aron d’ajouter : « Ce qui est ennuyeux, c’est que le terme d’aliénation ne figure pas dans Le Capital. »

29En étudiant attentivement les manuscrits de jeunesse, publiés dans les années 1930, Aron considère que l’hégélianisme de Marx est beaucoup plus fort qu’on ne l’a dit. Il s’opposait à la vision d’Althusser, qui consistait à refuser tout ce qui est antérieur au Livre I du Capital. L’hégélianisme de Marx est puissant, mais aussi un peu étrange. Aron, d’une part le décortique, d’autre part, loin de Hegel et près de Ricardo, il se livre à une longue analyse économique du Capital dans laquelle il s’appuie, en se différenciant d’eux d’ailleurs, sur deux grands économistes, Pareto et Schumpeter, qui ont été de grands lecteurs de Marx et qui ont beaucoup écrit à son propos. Aron reprend l’analyse des contradictions du Capital. Il constate, entre autres observations, que, pour une raison relativement simple, Marx, comme les économistes anglais, ne perçoit pas qu’il puisse y avoir un accroissement de la productivité du capital. Or, s’il y a accroissement de la productivité du capital, vous pouvez à la fois maintenir le profit et augmenter le salaire. Alexandre Kojève l’a dit, d’une autre façon, en affirmant que la seule personne à avoir compris Marx était Henry Ford.

30Voilà comment a été composé ce volume, qui, je crois, j’espère restitue la parole d’Aron et sa dialectique, c’est-à-dire sa façon de poser les problèmes et de les résoudre.

31Concluons d’un mot. Il s’agit d’un livre auquel il a pensé toute sa vie et qu’il n’a pas écrit. Pourtant, son ami Georges Canguilhem disait en plaisantant : « Dans l’université française, il y a deux catégories de professeurs, les professeurs intelligents et les professeurs qui travaillent, Aron est l’un des rares à appartenir aux deux catégories. » Ses amis l’ont toujours plaisanté sur sa manie de refaire sa thèse, car il a publié quatre thèses : l’Introduction à la philosophie de l’histoire, soutenue en Sorbonne en 1938. Puis, il a écrit Paix et guerre entre les nations14, incontestablement l’équivalent d’une thèse. Il aimait les gros livres, et, de ce point de vue, il louait Sartre. Il rappelait que son hérédité alsacienne donnait à celui-ci un tempérament germanique qui le prédisposait à s’exprimer par des volumes de poids. La troisième thèse, ce sont les deux gros tomes du Clausewitz15, et la quatrième qu’il aurait voulu achever, c’est certainement Le Marxisme de Marx. Eh bien ! Grâce aux cours de la Sorbonne et du Collège de France, elle existe et elle a été publiée.