Le Savant

2Reçu à l’École normale supérieure en 1884, où il fit la rencontre de son ami Lucien Herr, futur bibliothécaire de l’École et intellectuel socialiste influent5, Andler y revint d’abord comme maître de conférences d’allemand en 1893 après un séjour de deux années à Berlin. Il y engagea des travaux de recherches en vue d’une thèse combinant son ethos savant avec un engagement politique qui l’avait conduit à adhérer, avec Herr, en 1890, au Parti ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR). Cette organisation, incarnée par la haute figure de l’ancien communeux, Jean Allemane, cultivait une sensibilité antiautoritaire, proche des libertaires, méfiante à l’égard des intellectuels et peu parlementaire6.

3Ce n’est donc pas au sein du POSR qu’il fut invité à se pencher sur le « socialisme d’État » allemand7, auquel il consacra sa thèse soutenue en juin 1897 dans une atmosphère assez tendue. On pouvait remarquer dans l’assistance une figure importante du marxisme français, Georges Sorel, déjà en relation avec l’impétrant, et le député socialiste Jaurès, représentant alors le « socialisme parlementaire ». La dimension politique de la thèse n’échappa pas à plusieurs observateurs8. Émile Boutroux, tout en faisant l’éloge d’« une conviction ardente unie à une remarquable impartialité », s’en prit à la distinction opérée par Andler entre ce qui est « affaire de science » et ce qui est « affaire de sentiment » au sein du socialisme9.

4Durant toute sa vie de savant, Charles Andler fut habité par une volonté d’établir des frontières entre ces deux domaines de l’esprit. Quoique sa thèse n’évoquât qu’assez peu Marx (on ne relève qu’une trentaine d’occurrences) et s’appliquât à l’étude d’autres auteurs (Rodbertus, Lassalle, List et Thünen), elle ne l’exclut néanmoins pas tout à fait en attestant le regard critique que le jeune savant portait déjà sur lui. Selon Andler, Marx décrit plus qu’il n’annonce. Lorsqu’il s’abandonne à la prophétie, il court le péril d’entraîner ceux qui le suivent sur de mauvaises voies, tant sa science reste approximative, voire erronée. Ainsi Andler nota-t-il, au cours de la soutenance, que l’on était « assez fondé à entendre par socialisme révolutionnaire le marxisme. Or, la doctrine marxiste n’a pas d’idéal : c’est une doctrine déterminée, professant qu’il y a certaines causes qui font évoluer les moyens de production de telle sorte qu’une révolution va forcément avoir lieu dans la répartition elle-même. Le socialisme marxiste croit constater que cette évolution a lieu dans le sens d’une concentration des capitaux, et que, quoi que nous fassions, il se produira fatalement une socialisation des capitaux et des biens. Ainsi le marxisme ne se propose pas d’idéal à atteindre : il constate et attend10. »

5Dans la thèse elle-même, quelques critiques sans concessions se font donc jour. Marx y est ainsi accusé d’avoir « causé la stérilité de toute la littérature révolutionnaire11 ». Dans le même esprit, Andler salue les travaux de Rodbertus qui avaient permis, selon lui, de « résister à l’“irruption” du socialisme marxiste », ce qui le rendit « indispensable ». Il récuse toute pertinence à « l’expression courante de socialisme scientifique12 », thèse qui avait suscité tant de perplexité chez Boutroux :

On n’est socialiste, écrit Andler, que par conviction philosophique et par sentiment. Un idéal ne peut en effet se démontrer. Il se propose à nous pour sa beauté et il y faut l’adhésion du cœur. Mais on peut démontrer scientifiquement que certaines institutions adoptées donnent de certaines conséquences, comme la misère, et on peut démontrer que d’autres institutions les éviteraient. Tout en laissant en suspens, comme relevant de la conscience de chacun, la question de savoir si un idéal mérite ou ne mérite pas adhésion, on peut établir la possibilité logique et réelle de cet idéal. À quoi tient la misère et comment on pourrait y remédier, voilà ce qu’on peut savoir avec certitude. On ne peut pas démontrer à ceux qui ne le sentent point que l’on doit des secours à la misère13.

6Selon son propre témoignage14, ce n’est qu’à la fin des années 1880 qu’Andler prit connaissance des écrits de Marx, alors même qu’une faible proportion d’entre eux étaient traduits en langue française (la traduction Roy de Das Kapital revue par l’auteur n’était parue qu’en 1872), après avoir lu Lassalle, Bebel et Liebknecht. Le germaniste y accédait à son aise comme en font état ses emprunts à la bibliothèque de la rue d’Ulm15. Percuté par ses relations politiques de plus en plus orageuses avec le socialisme organisé, Andler commença à entretenir un dialogue critique avec les écrits de Marx comme avec ceux qui les commentaient.

7En 1891, il se rendit à Londres pour rencontrer Engels : il n’en revint guère convaincu. Pendant toute la décennie 1890 marquée par une première « crise du marxisme » succédant à la disparition de Marx en 1883 puis à celle d’Engels en 1895, débouchant sur la querelle révisionniste ouverte en Allemagne par Edouard Bernstein à la fin de la décennie, Andler alimenta une révision critique du marxisme, aussi érudite que vigoureuse16. Lecteur de Georges Sorel, de Benedetto Croce, d’Antonio Labriola, d’Otto Effertz, d’Anton Menger ou d’Adolphe Landry, il s’engagea même, en 1896, dans une série de cours dispensés au Collège libre des sciences sociales, à laquelle il donna un titre sans ambigüité ultérieurement repris par Sorel dans un ouvrage publié par lui en 1908 : « La décomposition du marxisme17 ».

8Présents dans des périodiques ou des ouvrages ne relevant pas toujours de la sphère savante ni du champ académique, les textes d’Andler travaillent à une « décomposition » intellectuelle et politique de la pensée de Marx qui ne fut pas sans conséquence sur sa réputation de socialiste. Andler est d’ailleurs moins rigoureux dans la séparation du savant et du politique qu’il ne le professait. Il évoque souvent Marx en raillant les socialistes qui s’en réclamaient, à commencer par ses deux cibles préférées, le premier, gendre du fondateur, Paul Lafargue, « à la scandaleuse insuffisance scientifique18 », qui se rendit cependant quelquefois aux cours qu’Andler dispensait au Collège libre des sciences sociales, le second, son petit-fils, Jean Longuet : « Marx est pour eux aussi infaillible que le pape, il a même un successeur, Frédéric Engels, son ami, qui est aussi le dépositaire de ses papiers et de ses secrets19 ».

9On ne peut cependant réduire le traitement de Marx par Andler à ces seuls propos polémiques. Ce marxologue non marxiste est d’abord l’auteur d’une œuvre robuste consacrée à l’auteur du Capital développée sous trois dimensions : historique, économique et philosophique. L’un des premiers textes publiés sur Marx le fut dans la livraison de janvier 1895 de la Revue blanche, périodique relevant plus d’un anarchisme littéraire distingué que du monde savant. Il y rend compte de « l’événement le plus marquant de l’hiver » qui était cependant « passé inaperçu20 » : la publication du troisième volume du Capital. S’y expriment la sévérité d’un recenseur peu amène en même temps que l’admiration d’un travailleur intellectuel qui sait ce que l’élévation d’un tel monument traduit de ténacité dans l’effort d’accumulation de faits et de virtuosité :

Ceux qui aiment cette œuvre forte et éducative, quoique fausse, Le Capital de Marx, ne l’attendaient pas sans appréhension. Le second volume nous était parvenu en lambeaux, monceau informé de calculs et de devis, non construit, illisible et inlu. Que serait le troisième ? Il n’a pas le style d’acier, fourbi et fini en tous ses rouages, dont brille le premier, comme une merveilleuse machine industrielle qu’il est. Mais il se tient et il marche. La doctrine est à présent complète. On peut attendre le quatrième volume encore manquant. Il n’ajoutera rien au fond21.

10S’amorce ici une lecture dénonçant le mécanisme et les simplifications passant par pertes et profits les dénégations de l’histoire. Dans ce schématisme, Andler repère ce qui lui semble provenir d’une culture allemande essentialisée ou, pour le moins, de certaines de ses parties, comme le note Bédier devant ses collègues du Collège lors de sa présentation d’Andler. L’Allemagne « prussifiée », à laquelle il semble bien qu’Andler renvoie Marx quoiqu’il ne l’ait jamais explicitement soutenu, n’est pas toute l’Allemagne qui a, selon lui, d’autres fils : Beethoven, Kant, Goethe, Schiller, Heine et celui auquel Andler a consacré tant d’années de sa vie : Nietzsche. Marx n’est d’ailleurs pas la seule victime de ses préventions d’historien de la culture allemande puisque Andler s’est tenu à distance du « système métaphysique de Durkheim », interprétant la « psyché sociale » durkheimienne sous le jour d’un emprunt aux « grands romantiques allemands » dans la veine de Savigny et de ses élèves22. Péché germano-prussien qu’Andler avait du mal à pardonner.

11Là ne s’épuise pas la critique andlérienne du marxisme. Dans sa thèse, Andler s’en était pris sur d’autres bases, succinctement certes, mais avec férocité, à plusieurs aspects des écrits de Marx et d’Engels. Il s’y emploie d’abord à nuancer l’originalité théorique du marxisme – terme qu’il ne distingue guère de son auteur éponyme, associé ou non à Engels – comme il le fit de façon beaucoup plus systématique quatre ans plus tard, dans son commentaire du Manifeste communiste. Selon lui, Marx avait beaucoup emprunté, notamment à Rodbertus, qui occupe le centre de la thèse d’Andler en 1897, mais aussi à Ricardo et Smith voire à William Thompson. De ces rapprochements plus ou moins fondés découlent des accusations ou des dénégations de plagiats qui affaiblissent par un versant symbolique l’originalité de la prestigieuse mécanique intellectuelle marxiste. Il repousse le procès des marxistes visant Lassalle « plagiaire » de Marx. À l’inverse, il fait justice à ce dernier des mises en cause de Rodbertus, soulignant des « analogies » entre les deux auteurs, le second disposant pourtant « l’avantage de la priorité ». Andler admet cependant que le système de Marx et celui de Rodbertus partage des « ressemblances » : commune théorie de la valeur, théorie de la plus-value, nivellement des profits, thèses au demeurant considérées comme erronées23.

12En cette même année 1897, Andler publia l’un de ses plus importants articles sur le marxisme dans une revue savante, la Revue de métaphysique et de morale24. Il s’agit d’un compte rendu très fouillé des Essais sur la conception matérialiste de l’histoire, traduction d’un ouvrage d’Antonio Labriola préfacé par le « savant glossateur » Georges Sorel dans la « Bibliothèque socialiste » de Giard et Brière, éditeur de sciences sociales25. C’est dire la porosité qui existait entre le savant et le politique. Andler range le philosophe italien parmi les « meilleurs » disciples de Marx et rend hommage sans plus tarder à l’ouvrage qu’il se prépare à discuter sérieusement : « Le livre est subtil, agressif, écrit du ton supérieur propre à l’aristocratie marxiste, mais il donne l’impression d’une critique acérée26 ». L’état de péremption du marxisme et le constat clinique d’une « orthodoxie sur son déclin » n’excluent pas la rédaction de quelques pages s’efforçant de résister à la décomposition en cours. Cet éloge connaît néanmoins sa limite : Andler met en évidence les ruptures entre ce révisionnisme et la pensée du maître : « S’il faut y chercher une métaphysique, elle est sans cohérence, et, en tous les cas, elle n’est pas conforme à la métaphysique de Marx. » À partir des propositions de Labriola, Andler installe les éléments d’une critique générale du marxisme qui, selon lui, « échoue à expliquer matériellement le régime social », comme il ne peut parvenir à « démontrer la genèse des modes sentimentaux et intellectuels de l’activité humaine » : on ne peut en effet déduire « la religion des apôtres de leur métier de pêcheurs ou de faiseurs de tentes ». Appuyé sur une citation de Sorel, Andler en revient à dynamiter l’approche déterministe marxiste, en constatant qu’il « n’y a rien de déterminable » : « C’est pourquoi, avec M. Sorel, nous préférerions voir une contingence non seulement dans la genèse primitive des modes de produire, mais dans toutes les médiations qui existent entre cette infrastructure prétendue et les produits supérieurs. Seulement de celui qui pense ainsi, nous dirons, à son éloge, ce que M. Sorel, avec sévérité, disait d’un autre : qu’« il rejette tout, absolument tout, de la doctrine de Marx27. » Le vice de forme du matérialisme historique de Marx est d’avoir entretenu l’illusion que l’histoire a disposé de qualités scientifiques à même de lui conférer une portée prédictive. C’est ce que soutint Sorel dans un important article publié en mars 1899 dans la Revue de métaphysique et de morale (« Y a-t-il de l’utopie dans le marxisme ? ») : « il n’existe aucun procédé pour voir, même avec des yeux de presbyte, l’avenir dans le présent, aucun procédé pour calculer l’avenir28. » La fin de l’article d’Andler est sans appel. Elle annonce la deuxième mort de Marx en dépit des efforts de ceux qui s’échinaient à lui redonner vie :

il n’y a pas de science plus idéologique que l’histoire, puisque de toutes les sciences elle est la seule qui n’ait jamais affaire à une réalité. Mais dans la mesure où pourtant elle est possible, puisqu’elle n’atteint pas vraiment le réel, ce qu’elle nous révèle, c’est l’homme général contesté par les marxistes. La possibilité même de l’histoire donne tort au matérialisme historique. Cette raison dernière et générale, jointe aux raisons de détail qu’on a énumérées, oblige à proclamer le marxisme une doctrine vieillie. Des fragments certes en demeurent ; mais le système se désagrège. Il nous donne pour de la science une série d’hypothèses indémontrables. Les hypothèses, par où des disciples ingénieux tentent d’étayer le système croulant, le compromettent davantage. Pour comble, ces disciples, en s’écartant de Marx, ne s’entendent pas entre eux ; et ce n’est pas un des moindres symptômes de la décomposition du marxisme29.

13L’enterrement se poursuivit avec la nouvelle traduction du Manifeste communiste et les commentaires dont Charles Andler l’accompagna30. Les deux volumes, qui composent cette version, furent édités dans une « Bibliothèque socialiste » créée au sein d’une maison d’édition fondée dans des circonstances chaotiques occasionnant de nombreuses ruptures par plusieurs intellectuels issus de l’École normale parmi lesquels se comptaient Lucien Herr, Léon Blum et Charles Péguy. Le livre ne passa pas inaperçu. Les arguments avancés où s’entremêlent querelles de priorité, litiges sur l’originalité et contestations de fond donnèrent lieu à une vive controverse née sur les rivages de la social-démocratie allemande et vivement conduite par Franz Mehring, qualifiant sans retenue le nouveau traducteur de Marx de « Peau-Rouge de baraque foraine31 ». Andler rappelait de but en blanc que pour bien comprendre ce texte si important, il convenait de le situer dans un environnement historique oublié. Marx avait des prédécesseurs dont il s’était fortement inspiré, en Allemagne (Théodore Schuster, Wilhelm Weitling, Ludwig Boerne), mais aussi, directement ou indirectement, en France, au point qu’il était possible de soutenir que la « démocratie socialiste française » avait été « l’institutrice du prolétariat allemand32 ».

14Dans la généalogie du texte, Andler n’est pas économe de formules acérées et d’appréciations parfois à l’emporte-pièce. Il pense rétablir une réputation en affirmant que Misère de la philosophie, le fameux Anti-Proudhon de Marx rédigé en français, souffrait d’une « composition verbeuse et inorganique » malgré la supériorité de son érudition et « l’acuité de sa critique ». Andler reconnaissait aussi à Marx la qualité d’avoir poussé « à bout la pensée devant laquelle Proudhon avait reculé33 ». Comme l’avait déjà mentionné Sorel, auquel Andler se réfère, le matérialisme historique et le thème de la croissance de la bourgeoisie accompagnant la montée en puissance de l’industrie devaient beaucoup à Proudhon, List, Pecqueur et Vidal, à Sismondi ou à son élève Buret. Il fallait seulement reconnaître à Marx et à Engels leur finesse sociologique, qui contribuait à donner une armature scientifique aux « aperçus » de Bazard, Vidal ou Lorenz Stein.

15Revenant sur la propriété intellectuelle et revoyant à la baisse l’originalité de Marx (« Loin d’être neuve, cette philosophie qui découvre que tout le contenu de l’histoire est une série de luttes de classes est une des parties les plus vieilles de la tradition socialiste34 »), Andler ajoute des désaccords sur le fond, déjà exprimés en d’autres textes : relations entre infrastructure et superstructure, simplification à outrance du déterminisme par la technique, lutte des classes stylisée, etc. En revanche, il s’attarde peu sur la théorie de la valeur qu’il conteste en d’autres textes et à laquelle il reprocha de ne pas intégrer d’autres éléments, comme la rente foncière ou le bénéfice commercial, l’une et l’autre repoussés par Marx dans sa théorie de la valeur. De même, les attaques récurrentes visant l’oubli du droit chez Marx sont-elles beaucoup moins présentes dans un texte s’adressant à un lectorat sans doute moins savant et plus politisé que celui auquel il s’était adressé dans la décennie précédente dans des revues de faible diffusion. Depuis l’affaire Dreyfus, Andler était entré dans une phase plus politique de son existence, œuvrant à l’établissement d’un rapport de forces plus favorable à la tradition française du socialisme au sein d’une organisation politique qui n’était pas encore stabilisée. L’appréciation globale portée sur le Manifeste traduit bel et bien cette volonté :

c’est un document obscur. Comment se fait-il qu’il agisse encore sur les ouvriers d’aujourd’hui ? On se l’explique à peine, tant il est difficilement intelligible. La doctrine, dont il est l’exposé trop dense, offre plus d’une difficulté ; et il abonde en allusions à des faits dont la connaissance, familière aux ouvriers de 1847, est devenue rare aujourd’hui, même parmi les hommes cultivés35.

16Un texte publié en 1913 dans la Revue socialiste est l’une des pièces devant composer l’ambitieuse étude qu’Andler songeait à consacrer à l’analyse de la « décomposition du marxisme », finalement abandonnée en raison de la priorité qu’il accorda à la rédaction de son monumental Nietzsche. Accablé par les tâches quotidiennes et par une santé très chancelante, meurtri par l’évolution du parti socialiste dont il était membre, Andler s’en tint à cette publication tardive dans laquelle se trouvent confirmées ses thèses hostiles à Marx. Rédigé en 1897, ce dernier texte de fond, très légèrement amendé, se penche plus particulièrement sur le rôle d’Engels dans l’invention du marxisme36. En une brève note rappelant les circonstances qui avaient entouré la rédaction de cette étude, Andler récuse la « vieille haine du marxisme » dont ses adversaires marxistes l’accablaient depuis une quinzaine d’années. Il s’en défendit toujours en dépit de la virulence de sa critique, étayée sur des argumentaires qu’il voulait scientifiques. Ce dernier grand article n’est pas en effet le plus dévastateur. Il y vise davantage le marxisme des disciples que la pensée du fondateur quoiqu’il y affirme, une nouvelle fois, à quel point Le Capital avait « limité les esprits ». Devenue la « bible » de dévots passionnés, l’œuvre maîtresse de Karl Marx avait une lourde responsabilité dans le phénomène de cléricalisation qui avait fini par emporter et figer le marxisme dans une orthodoxie qui n’avait rien à envier à celle que défendaient les Églises :

De l’orthodoxie marxiste on a dit souvent qu’elle était une doctrine stérile. On lui a reproché le joug très oppressif qu’elle faisait peser sur les intelligences. Tout n’est pas vrai dans ces accusations. Sûrement, les marxistes ont longtemps regardé et gardé Le Capital comme une Bible. Ils ont affecté un dédain supérieur de tous ceux qui n’avaient pas pour ce manuel unique, où ils puisaient presque toute leur science la vénération dont ils l’entouraient. Mais il faut dire, à leur excuse, qu’aucune école adverse ne disposait, il y a trente ans, d’un recueil aussi solidement documenté, d’une méthode aussi spécieuse, ni d’un outil aussi acéré37.

17L’un des grands coupables de cette désastreuse évolution était le compagnon de Marx, « Frédéric » Engels. La thèse était d’ailleurs partagée par d’autres marxologues, « réviseurs » ou « décomposeurs » (c’est selon), de l’œuvre de Marx. Georges Sorel, une nouvelle fois ici proche d’Andler, s’était aussi distingué dans cette veine critique ciblant la responsabilité d’Engels dans la glaciation théorique du marxisme38. Dans cet article, Andler en faisait la démonstration en s’en prenant, avec une robuste culture anthropologique, aux travaux d’Engels sur la famille très inspirés par les recherches de Lewis Morgan. Après celle de Marx en 1883, la disparition d’Engels en 1895 libérait de nouveaux horizons critiques.

Le politique

18Le constat vient d’être fait : la critique savante des écrits de Marx et d’Engels n’est pas tout à fait dégagée d’enjeux politiques. Quoiqu’Andler ait toujours soigneusement tenu son engagement socialiste à distance de son travail d’historien et de philosophe, la politique l’a souvent rattrapé. Militant socialiste dans les rangs du Parti socialiste ouvrier révolutionnaire (POSR), il fut aussi un ardent militant dreyfusard, attentif cependant, de son propre aveu, à ne jamais confondre exigence morale et démarche scientifique. En 1905, il adhéra au nouveau Parti socialiste-SFIO et y demeura jusqu’en 1920, date à laquelle il rallia le nouveau Parti socialiste national à la fondation duquel il œuvra beaucoup et dont il resta membre du Comité central jusqu’en 1924. Avant-guerre, et en dépit des réserves éprouvées devant la politique internationale du Parti socialiste trop complaisant, à son goût, à l’égard de l’Allemagne, et trop enclin à se laisser convaincre par un marxisme diffus, il ne ménagea pas sa peine militante, se mobilisant notamment pour faire vivre une « École socialiste », créée en 1909 aux marges du parti. Après 1922, atteint par la maladie et vaincu par le deuil de sa fille Geneviève, décédée en 1924, qui le mina jusqu’à sa mort en 1933, il mit un terme à ses engagements politiques publics.

19On ne peut donc comprendre la lecture andlérienne de Marx dans l’ignorance de son engagement partisan ou de son rapport politique à l’Allemagne. Dès l’avant-guerre, il multiplia les avertissements. Selon Andler, le pangermanisme ne cessait de progresser et affectait l’ensemble des forces politiques allemandes. Nombre de ses écrits en font état. Une vive polémique l’opposa à Jaurès au printemps 1913 autour de la question de la confiance que l’on pouvait accorder à la social-démocratie allemande, gangrenée, selon Andler, par la montée en puissance en son sein d’un courant pangermaniste qui donnait à l’internationalisme des socialistes allemands un caractère bien douteux39. Andler avait publié dans les numéros des 10 novembre et 10 décembre 1912 de L’Action nationale, un périodique orienté à gauche, une étude en deux volets, rédigée après le déclenchement de la première guerre balkanique et intitulée : « Le socialisme impérialiste dans l’Allemagne contemporaine ». Il y mettait tout particulièrement en cause Gerhard Hildebrand, tout juste exclu du parti socialiste allemand, l’un des principaux collaborateurs de la revue Sozialistische Monatschefte, organe qui avait porté les thèses révisionnistes d’Eduard Bernstein. Il y évoquait aussi le cas d’August Bebel en termes balancés. La publication des deux livraisons sous forme de brochure en février 191340 mit en lumière les analyses d’Andler, qui avaient été jusqu’alors assez peu commentées. Plusieurs journaux conservateurs, comme Le Temps, Le Journal des débats ou L’Éclair, s’emparèrent de ce texte pour s’en prendre à « l’aveuglement » de Jaurès, au demeurant considéré avec beaucoup de bienveillance par Andler dans ses deux articles. Le leader socialiste s’en prit cependant vigoureusement à lui dans L’Humanité, accusant le grand universitaire d’avoir manqué de rigueur dans l’interprétation des textes. Andler dut même venir s’expliquer devant une réunion plénière des socialistes de la circonscription de Sceaux dont il dépendait. Convoqué, il dut répondre de sa « haine du marxisme » et tint à apporter « des preuves publiques du contraire41 ».

20Cet épisode éprouva beaucoup Andler, qui avait dû essuyer en 1908 une vive polémique enclenchée par l’Action française. Le mouvement nationaliste s’en était pris au professeur de la Sorbonne en l’accusant de trahir sa patrie pour avoir accompagné un groupe d’étudiants en voyage d’études en Allemagne. Cette accusation avait blessé l’Alsacien tout à la fois socialiste et patriote. Violemment mis en cause sur sa droite, il était désormais fragilisé au sein de son propre parti, non seulement par l’une de ses plus hautes figures, dont il était politiquement proche, mais aussi par un ancien élève pour lequel il avait la plus grande estime : le député socialiste Albert Thomas42.

21La guerre sembla donner raison à Andler qui, tout en demeurant dans les rangs de la SFIO, s’attacha à publier de nombreux textes à même de remonter la généalogie du pangermanisme. Ce fut l’une des périodes les plus politiquement actives de sa vie, vécue sous l’empire de l’angoisse qui tenaillait tous les parents dont des enfants se trouvaient alors sur le front. Ces études, à charge, d’histoire et de philosophie, toujours adossées à une impressionnante culture, n’épargnaient ni le socialisme allemand en général, ni le marxisme en particulier. Chez l’éditeur Louis Conard, il lança une collection de documents sur le pangermanisme dans le droit fil d’une culture de guerre à laquelle peu d’intellectuels échappèrent43. En un recueil de textes consacré au pangermanisme colonial sous Guillaume II, publié en 1916, dans la préface duquel il rappelle comment, pourquoi et avec quelle violence l’Allemagne contemporaine avait déplié son projet colonial, il s’en prend aux socialistes allemands, tout en reconnaissant les protestations de certains d’entre eux contre les massacres coloniaux et admet les condamnations de principe du colonialisme qui s’en dégageaient44. Les socialistes allemands avaient néanmoins fini par trahir les « grandes décisions dogmatiques des Congrès d’Amsterdam (1904) et de Stuttgart (1907) » condamnant toute forme d’impérialisme : « Il faudra dire par quelle série d’abdications des chefs incapables et hypocrites ont mené au naufrage et à l’universel discrédit un des grands partis historiques sur lesquels comptait l’avenir du monde45. » La dérive du socialisme allemand sur les questions coloniales qu’il constatait s’expliquait beaucoup « par la longue infécondité doctrinale du socialisme, de Marx à nos jours46. »

22Ces années de guerre encouragèrent Andler à reprendre le fil de ses analyses sur Marx et le socialisme allemand, toutes guidées par l’idée qu’une généalogie érudite permettait de mettre au jour les composants initiaux d’une culture allemande faite de brutalité, de mépris du droit auquel Andler avait été particulièrement sensible au moment de l’affaire Dreyfus (la composante marxiste du socialisme français, le guesdisme, s’étant tenue à l’écart sur la base d’une analyse de classe puisque Dreyfus était un « bourgeois ») et assise sur une métaphysique grossière dont le marxisme constituait l’une des illustrations les plus nettes.

23C’est dans le dossier de la polémique qui l’avait opposé à Jaurès, publié en 1918 sous le titre on ne peut plus explicite du Socialisme impérialiste dans l’Allemagne contemporaine, qu’Andler détailla au plus près le catalogue de son ressentiment à l’endroit du socialisme allemand. Celui-ci avait importé et imposé le marxisme au rang de doctrine quasi officielle du socialisme international. Il n’hésite pas, selon son réflexe d’historien des idées, à remonter au plus loin pour dégager les origines d’un véritable dogme qui n’avait cessé d’écarter les mal pensants :

Il y a là une vieille tradition de brutalité vulgaire, qui remonte en 1847. À peine Marx et Engels étaient-ils entrés dans la Ligue des Justes, qu’ils vilipendèrent Weitling. Plus tard, dans l’Internationale, ils bafouèrent Proudhon, Bakounine et leurs partisans. Puis, dans le parti allemand, avant et après l’unification, ils tâchèrent d’anéantir les disciples de Lassalle. Ce fut le tour ensuite du groupe anarchisant groupé autour de Johann Most ; puis des “Jeunes” de Berlin. Bernstein, à peine eût-il quitté l’orthodoxie marxiste, connut des avanies sans nombre et les ingratitudes malsonnantes du Congrès de Hanovre, qui faillit l’excommunier47.

24Marx et le socialisme allemand avaient été construits « d’une façon luthérienne et frédéricienne » à la différence du socialisme français, « œcuménique par tradition, comme le catholicisme et comme l’humanisme dont il sort48 », ajoutait Andler pour qui l’agonie dans laquelle était, selon lui, entré le socialisme en 1918, au moment où l’ancienne minorité pacifiste l’emportait, quelques mois avant le Congrès de Tours, résultait de son renoncement à son idéal « purement humain » remplacé par « la pensée la plus étroite, la plus haineuse, que le socialisme ait vue, le marxisme49 ».

25Nulle inflexion de la pensée andlérienne n’est perceptible pendant la guerre. Le conflit n’interrompt en rien son travail de recherche sur l’histoire du socialisme allemand et de critique du marxisme qui en constituait le cœur doctrinal. Auteur d’un ouvrage important en 1910, La Civilisation socialiste50, dans lequel il dessinait ce que serait le socialisme appliqué, il avait de nouveau exprimé toutes ses réserves à l’endroit du marxisme. La guerre ne pouvait atténuer ses constantes attaques qui le conduisirent à s’adresser à Léon Blum, ancien chef de cabinet du ministre socialiste Marcel Sembat, pour lui faire part de ses réserves face au projet de célébration du centenaire de Marx qui se murmurait dans les rangs socialistes :

Mon cher ami, je vois dans L’Heure que Marcel Sembat juge l’heure venue de célébrer le centenaire de Karl Marx. Il croit que Karl Marx fut le véritable fondateur du socialisme, ce qui doit choquer Albert Thomas qui travaille depuis quinze ans à sa grande monographie sur Buonarrotti et les babouvistes. Cela doit choquer Bourgeois qui croyait que Fourier avait apporté quelques idées. J’ai aussi sous les yeux une page de Jaurès où il parle de “notre génial Saint-Simon”. Il y a des débordements que Sembat devrait tout de même s’interdire. En matière de philosophie de l’Histoire, nous ne croyons pas qu’il se soit beaucoup fatigué. On ne peut pas tout savoir, procurer du charbon et en même temps poser les jalons d’une future politique étrangère dont Sembat a fourni un beau spécimen […]. Il appartient à quelques personnes qui ont parlé de Marx en tout temps d’établir ce qu’on appelle le matérialisme historique. C’est une œuvre collective qui doit finalement plus aux prédécesseurs de Marx qu’à Marx lui-même. […] Voyez-vous un inconvénient à ce que je célèbre, dans un journal socialiste, par exemple dans L’Heure, le soixantième anniversaire de la glorification du militarisme prussien par Karl Marx, ou bien vaut-il mieux que ce soit dans un journal comme Le Temps51 ?

26Partie prenante dans les nombreuses querelles qui opposaient les socialistes français entre eux, Charles Andler, bien que son hostilité au courant marxiste fût établie (il ne cessa de manifester au guesdisme un constant dédain intellectuel), ne peut passer pour l’exact décalque d’Eduard Bernstein, le chef de l’école « révisionniste », même s’il accorda à ce dernier une grande estime pour avoir su « élargir les formules trop restrictives du marxisme ancien52 ». Outre ses préventions contre tout ce qui venait d’Allemagne, renforcées par la culture de guerre, Andler avait tôt dénoncé l’émergence dans les rangs révisionnistes de tendances colonialistes et pangermanistes dont il avait fait mention lors de la controverse qui l’avait opposée à Jaurès. Il convenait volontiers que Bernstein, « sorte de Nathan le Sage53 », n’était cependant en rien responsable des dérives nationalistes de quelques-uns parmi ses disciples. Il n’en restait pas moins délicat d’importer clés en main le révisionnisme d’outre-Rhin malgré l’excellence de sa démarche critique.

27Les événements semblaient décidément confirmer toutes les analyses qu’Andler avait développées avant-guerre. Les révolutions russes de 1917 ne faisaient pas exception. Dès mai 1917, on le voit accabler les « marxistes russes, germanophiles54 » de la responsabilité de la détérioration de la situation économique et sociale. En août, il adressa une lettre à Marie Allart, avec laquelle il avait fondé l’École socialiste avant la guerre, où il ironise sur le marxisme en actes :

[…] passé deux heures de l’après-midi à Petrograd, on ne peut même plus acheter un timbre-poste, parce que le monde estime qu’à deux heures, la journée de travail est terminée. Ceci est du bon marxisme. Vous vous rappelez que dans Le Capital le calcul de la plus-value se fait toujours à partir d’une journée de travail de 6 heures, nécessaire à produire la subsistance de l’ouvrier. Admirable effet des déductions algébriques qui partent d’une hypothèse numériquement arbitraire55.

28Devant la phase révolutionnaire d’octobre, qui ne respectait rien des lois de la dialectique unissant infrastructure et superstructure, Andler raille la désinvolture avec laquelle l’histoire traitait les lois scientifiques mises au jour par le marxisme : « Une catastrophe qui se moque de la dialectique n’est pas une catastrophe marxiste56. »

29De nouveau engagé dans une aigre polémique l’opposant au socialiste marxiste Bracke-Desrousseaux, Charles Andler, défendant l’idée qu’il fallait choisir entre le « marxisme » et la « justice », se refusait à entendre les arguments de son adversaire qui invoquait l’unité du parti socialiste au détriment du développement toujours risqué d’une controverse entre socialistes : « je ne cherche pas du tout à servir “l’union”, mais si je le peux, la “vérité” ». Andler fut sans cesse déchiré entre deux systèmes normatifs : engagement socialiste et exigence scientifique. Absent du Congrès, dans une déclaration du 14 décembre 1924 adressée à ses camarades du petit Parti socialiste national, il reconnaît à regret qu’il n’est « donné à aucun homme, pas même aux plus grands et aux plus robustes, de mener de front le travail de l’organisation du Parti, la bataille parlementaire quotidienne, l’immense propagande par la plume et par la parole, avec le labeur scientifique qui doit être à la base de toutes les réformes projetées57 ». Il en appelait à ce que les socialistes consacrent du temps au travail intellectuel pour être mieux armés et plus réfléchis dans le combat politique. A l’inverse, il se garda toujours de mêler la politique à son activité universitaire. À l’École normale, à la Sorbonne comme au Collège de France, Andler n’accorda guère de droit de cité à Karl Marx, dont l’œuvre envahissante avait égaré trop d’esprits.