« Revenir d’exil, c’est encore s’exiler »

4Né en 1847, Georges Renard s’engage en politique dès ses années normaliennes : volontaire pour combattre les Prussiens, il poursuit la lutte dans la Commune de Paris et devient secrétaire du délégué à la Guerre, Louis Rossel. Il appartient à la génération communarde de Benoît Malon ou de Jules Guesde, mais sa très grande originalité par rapport à ses contemporains tient à sa formation intellectuelle et littéraire. Condamné par contumace le 20 février 1873, il commence sa carrière en exil, d’abord comme professeur dans un collège de Vevey, puis comme professeur de littérature française à la Faculté des lettres de Lausanne, où il reste jusqu’à ce qu’en 1879. Lauréat d’un prix de poésie de l’Académie, la Compagnie appuie l’amnistie pour ne pas avoir à consacrer un insurgé5. Renard n’est donc pas devenu un militant internationaliste, comme Benoît Malon, et il n’est pas non plus un professionnel de la Révolution en exil, comme Jules Guesde6. Certes, ses convictions républicaines restent très ancrées et sa sensibilité à la question sociale très vive, mais son « socialisme » n’en demeure pas moins très vague.

5Le retour en France est une déception car la carrière interrompue de Georges Renard ne lui a permis ni de concourir pour l’agrégation ni de soutenir une thèse. Ne trouvant pas de place comparable à celle qu’il occupait à Lausanne, il y reprend sa chaire de littérature française en 1887, et vit jusqu’en 1900 dans un entre-deux, entre la Suisse et la France. Il en retient cette très jolie formule : « rentrer d’exil, c’est encore s’exiler7 ».

À l’ombre de Benoît Malon

6C’est dans cette situation d’entre-deux qu’il élabore sa critique du marxisme. Celle-ci procède d’une triple réflexion, à la fois littéraire sur le naturalisme, philosophique sur l’influence allemande, et politique sur le socialisme. Elle est destinée à être publiée dans le périodique républicain de Juliette Adam, La Nouvelle Revue. La première, publiée en 1884, interroge la transition en littérature entre un naturalisme « pessimiste et matérialiste » qui « passe déjà », et un idéalisme en germe8. La seconde reprend la thématique de la « crise allemande de la pensée française9 » : Renard expose à quel point la France se trouve mise à l’école de l’Allemagne, de sa méthode scientifique, qui « consiste à soumettre toute chose à une analyse sévère, à accumuler les observations de détail, à étudier les faits à la loupe10 », de son culte de la force. Renard, l’ancien volontaire dans la guerre franco-allemande qui lui vaut la seule décoration qu’il ait acceptée, oppose ce « modèle » allemand à la théorie française, « idéaliste et rationaliste », qui croit « à la perfectibilité sociale et humaine », montre « à l’horizon la liberté égale pour tous et la fraternité entre les individus et les peuples11 ». À ce stade, il n’est question ni de Marx ni du marxisme, mais Renard prévoit un troisième volet à son étude, un article sur le socialisme que la Nouvelle Revue, devenue moins accueillante, lui refusera12.

7Benoît Malon joue le rôle de cicerone dans l’écriture de cette troisième étude. L’ancien communard, membre de l’Association internationale des travailleurs, s’est violemment opposé à Marx et Engels en 1871-1872. Par le réseau qu’il tisse en exil, il correspond avec les principaux théoriciens du collectivisme13. Lorsqu’il rencontre Georges Renard à Paris parmi les amnistiés de la Commune, il dirige la Revue socialiste, qu’il a fondée en 188514. Il considère cette revue comme un espace commun de discussion, dans lequel pourrait s’élaborer, par le débat entre des sensibilités différentes, une théorie socialiste synthétique qu’il baptise « socialisme intégral15 ».

8Alors que Renard ne semble pas avoir lu Marx, c’est Benoît Malon qui lui transmet faits et documents. Ainsi, dans une lettre du 29 juin 1886, Benoît Malon annonce-t-il à Renard qu’il lui enverra une « note sur les origines du collectivisme en France et quelques autres documents intéressants16 », et le 3 septembre 1886, il explique que « la théorie de la valeur de Marx a été plus ou moins amendée par les socialistes en très petit nombre qui l’ont comprise17 », et renvoie, toute honte bue, à ses propres publications pour de plus amples éclaircissements. La « lecture » que fait Renard de Marx et du marxisme est donc largement filtrée par celle de Benoît Malon, elle-même particulière, car presque exclusivement politique. Si certains acquis de Marx sont admis, comme la théorie de la valeur, ce sont moins ses apports scientifiques que ses propositions politiques qui attirent l’attention. Après tout, rares sont les textes de Marx accessibles en français18, et l’Anti-Dühring d’Engels n’a pas encore contribué à fixer une définition claire du matérialisme historique19. Lorsque la Nouvelle Revue refuse l’étude, c’est Malon qui propose à Renard de la publier dans la Revue socialiste, où elle paraît en plusieurs numéros en 1887 et 1888.

9Cette série est importante car elle permet de saisir les textes à partir desquels Renard comprend le marxisme. Il en cite certains, sans indiquer les références ; mais les rapprochements permettent d’établir que son corpus reste limité aux seuls ouvrages accessibles à un lecteur français non germanophone : Socialisme utopique et socialisme scientifique, extraits de l’Anti-Dühring d’Engels traduit en 1880 par Paul Lafargue ; le premier livre du Capital, que Roy a traduit en 1872 ; la traduction du Manifeste communiste que Laura Lafargue a publié en 1886. Pour le reste, les lectures de Georges Renard sont exclusivement françaises : le Programme du Parti ouvrier, rédigé par Jules Guesde, Paul Lafargue, Benoît Malon et d’autres, sous la supervision de Marx et d’Engels, et publié dans une version commentée par Guesde et Lafargue en 1882 ; les comptes rendus des Congrès du parti ouvrier qui se tiennent depuis 1879 ; l’ouvrage de vulgarisation de Gabriel Deville intitulé Le Capital, de Karl Marx, résumé et accompagné d’un aperçu sur le socialisme scientifique, publié en 1883. Renard a donc une connaissance fragmentaire du marxisme, proche de celle de ses contemporains, et s’il est en mesure de lire l’allemand – ce qui reste à vérifier – il ne semble pas avoir fait d’effort pour accéder au texte original et construire une interprétation plus complète.

Entre science et politique

10Cette lecture partielle et médiatisée de Marx fonde une double critique, à la fois politique et scientifique. Le premier volet reprend les thèmes abordés sur le naturalisme et l’influence de l’Allemagne, en les appliquant au marxisme. La philosophie de Marx est « apportée toute faite d’Allemagne » et « conforme à la tendance qui a régné dans ce pays20 » ; en raison de cette origine, elle ne connaît que la force dont elle entretient le culte. Les disciples de Marx sont comparés à des fanatiques et Georges Renard utilise systématiquement le lexique du fanatisme religieux pour les décrire.

11Le deuxième volet prend pour objet la méthode d’analyse des sociétés que Marx propose. Georges Renard partage la même ambition scientifique, mais comme il l’affirme dans sa leçon d’ouverture pour sa chaire de littérature à Lausanne en 1887, cette ambition s’affirme au détriment du sentiment :

Arrière donc les rêves et les spéculations sur le meilleur État social ! Arrière les Edens […] en Espagne, les cités imaginaires, tout le socialisme romantique ! Place à l’observation et à l’analyse patiente, qui peuvent seules amener la solution du problème ! Le maître de la nouvelle école, Karl Marx, fut un logicien implacable, vrai Spinoza du socialisme, qui d’une série de théorèmes savamment enchaînés déduisait des formules d’une rigueur, et je dirais même d’une raideur toute mathématique21.

12De même, Renard partage l’approche historique revendiquée par Marx tout en considérant qu’elle se trouve réduite à une simple histoire économique : « Karl Marx fit remarquer avec raison que la plupart des historiens ne tenaient pas assez de compte des faits économiques, et par réaction il leur accorda une importance et une attention exclusive22 ». Méthodologiquement, le marxisme pèche donc plutôt par excès que par nature.

13Mais qu’elle soit politique ou scientifique, la lecture critique de Georges Renard vise moins Marx lui-même, que ses partisans en France, participant ainsi à l’idée d’un « marxisme introuvable23 » vulgarisé à outrance et mal digéré par les guesdistes24. Renard ne sortira jamais vraiment de cette lecture à charge, dont il tire une figure littéraire, celle du rival du héros dans La Conversion d’André Savenay. Publié en 1892, le roman reprend presque au mot près les arguments et discours que Renard utilise pour critiquer le marxisme français, un « socialisme hargneux et violent selon l’Évangile de St Marx » qui se distingue de son propre « socialisme fraternel et libertaire25 ». Mais la preuve que cette lecture est finalement très française tient dans la décision du Vorwärts de publier le roman en feuilleton du 28 juin au 6 septembre 1893, alors même que la social-démocratie allemande se définissait comme la garante de l’orthodoxie doctrinale26.

14Ces critiques ne s’éteignent jamais totalement. En 1906, alors qu’il s’efforce de réfléchir à La méthode scientifique de l’histoire littéraire, il condamne le socialisme « de Marx et de ses disciples », qui « se pique de renoncer aux chimères, de ne relever que de la science », de se moquer « de la fraternité et autres “fariboles” », et de rester adepte de la force, « cette accoucheuse des sociétés en travail27 ». Ces vieilles critiques adressées au marxisme sont réactivées pendant la Première Guerre mondiale : plus que jamais, le marxisme est rejeté parce qu’il est allemand, déterministe, fanatisé, contraire en tout à une identité intellectuelle française supposée. L’antimarxisme entre en résonance avec un patriotisme qui conduit Renard à adhérer en octobre 1914 à la ligue antiallemande, qui informe et coordonne les opérations de boycott des entreprises allemandes en France28. Le mélange d’antimarxisme et de germanophobie, partagé par d’autres comme Charles Andler, aboutit à la définition d’un socialisme national et à la fondation d’un journal puis d’un parti, le Parti socialiste français, qui entend maintenir l’esprit d’Union sacrée contre les excès communistes et les compromissions socialistes29.

15Mais tout en restant vive, la critique du marxisme se complexifie et gagne en ampleur en 1894, car Georges Renard prend la tête de la Revue socialiste, succédant à Benoît Malon mort l’année précédente. Dans cette phase, la critique du marxisme devient une pierre de touche pour définir un autre socialisme, scientifique mais ouvert à l’idéal, considérant l’unité du but mais la diversité des moyens, s’appuyant sur la tradition révolutionnaire française.

Le « moment Millerand » du socialisme français

16La prise de contrôle par Georges Renard de la Revue socialiste fait partie du dispositif que le député de Paris, Alexandre Millerand, organise depuis quelques mois pour rassembler des socialistes divisés30. Directeur du journal La Petite République qu’il ouvre à toutes les tendances, des guesdistes du Parti ouvrier aux ouvriéristes partisans de Jean Allemane, Millerand recrute aussi Georges Renard à qui il confie le soin de publier un article hebdomadaire de critique littéraire et sociale. La cohabitation n’est pas toujours évidente : « les marxistes surtout sont intransigeants. Deville, qui est alors leur théoricien, abonde en sarcasmes sur les amis de Malon qui vient de mourir. Zévaès, qui débute en séide de Marx et de Jules Guesde, affectera de ne pas me connaître quand il me rencontrera dans les bureaux31 ».

17Malgré tout, les élections municipales de 1896 sont un encouragement car les groupes socialistes obtiennent la majorité dans 46 municipalités, parmi les 265 où ils avaient présenté des candidats, avec des victoires significatives à Limoges, Marseille, Lille, Roubaix32… Le banquet de célébration organisé à Paris est l’occasion pour Millerand de prononcer un discours dans lequel il délimite la plate-forme politique sur laquelle se retrouvent les socialistes français : « intervention de l’État pour faire passer du domaine capitaliste dans le domaine national les diverses catégories des moyens de production et d’échange au fur et à mesure qu’elles deviennent mûres pour l’appropriation sociale ; conquête des pouvoirs publics par le suffrage universel ; entente internationale des travailleurs33 ». Cette définition très ouverte du socialisme est ensuite défendue par Millerand, Jaurès ou Renard au congrès de l’Internationale à Londres en 1896 :

Le Congrès de Londres impose à quiconque veut avoir place dans le parti socialiste l’obligation d’accepter : comme but, la socialisation des instruments d’échange et de production ; comme moyens, l’action politique et l’action syndicale, ces deux bras de l’action socialiste. Ces limites fixées – et nul n’a qualité pour abolir les résolutions d’un parti statuant sur lui-même en pleine liberté – je voudrais qu’on fût pour le reste aussi large, aussi conciliant que possible. En matière de théorie, ne pourrait-il être une fois pour toutes bien entendu que l’on peut arriver au socialisme par plusieurs voies : par l’idée de justice comme par l’étude scientifique des faits économiques, par le sentiment passionné de la solidarité humaine comme par la nécessité d’adapter l’état social aux modifications industrielles ? Pourquoi fermer l’un ou l’autre de ces chemins qui répondent aux modifications industrielles ? Pourquoi fermer l’un ou l’autre de ces chemins qui répondent à la diversité des caractères individuels et nationaux34 ?

La Revue socialiste contre les marxistes français

18Entre 1893 et 1898, le « moment Millerand » du socialisme français ouvre un possible réformiste et républicain35 que Georges Renard s’efforce de théoriser dans la Revue socialiste. Son article d’ouverture en mai 1894 poursuit la tradition ouverte par Benoît Malon en deux mots. Le socialisme est d’abord « intégral », car « tout en tenant la transformation économique pour la conduite nécessaire et première de la transformation sociale, il embrasse dans ses plans de rénovation la philosophie, l’art, les lettres, la morale, la famille, toutes les formes de l’activité humaine36 ». Il est ensuite synthétique, car « il s’efforce de concilier des principes37 » : individualité et solidarité, décentralisateur en politique et collectiviste en économie, égalitaire en droit mais reconnaissant l’inégalité de fait, national et international, scientifique et idéaliste.

19Sous la direction de Georges Renard, la Revue socialiste s’affirme comme le pôle intellectuel d’un « milieu réformiste38 ». Apparemment les marxistes sont ménagés, puisque Marx n’est pas même mentionné. Mais c’est bel et bien contre eux que s’affirme cette entrée en ligne. Gabriel Deville, fournit bientôt à Renard l’occasion d’une mise au point serrée : dans un ouvrage intitulé Principes socialistes, il avait reproché à Malon de se rêver « chef d’école », et d’avoir eu la prétention de compléter le marxisme alors que son complément est « aussi monstrueux que la ceinture herniaire dont les bandagistes ont l’odieuse manie d’affubler, sans l’ombre d’un motif, telle ou telle réduction d’un chef d’œuvre de la statuaire antique39 ». Renard défend la liberté critique, ainsi qu’un mot d’ordre : « élargissez le socialisme ». Il promet une méthode « consistant à embrasser le problème social sous tous ses aspects, à poursuivre en même temps la transformation économique, politique, intellectuelle et morale des sociétés, à travailler pour tous les opprimés et pour tous les exploités sans distinction de race, de sexe, de religion40 ». À nouveau, c’est moins Marx qu’il critique que ses partisans français enferrés « dans un Credo déterminé par les opinions de Marx », perpétuant la « survivance fâcheuse des pieux agenouillements devant un chef ou un ancêtre passé dieu ». Et il conclut sa diatribe : « Ni maloniste, malgré notre affection pour Malon ; ni marxiste, malgré notre estime pour Marx. Socialistes nous sommes, rien que socialistes, et nous ne voulons pas être autre chose41 ».

« Malgré notre estime pour Marx » ?

20Sur quoi se fonde cette estime ? Sur une interrogation réelle à propos de la validité théorique de l’œuvre de Marx, car il « faut toujours distinguer entre un maître et ses disciples ». Renard reconnaît les apports scientifiques de Marx :

Marx fut à coup sûr un penseur original, un logicien puissant, quelque chose comme un Darwin de l’économie politique. Il nous plaît de rendre hommage à la vigueur et à la rigueur de ses raisonnements, de reconnaître le grand service qu’il a rendu au socialisme en le précisant, d’accepter sur bien des points de vue ses démonstrations […] Il a donné à certaines théories économiques une vigueur qui leur manquait jusqu’alors. Il faut l’en féliciter et conserver précieusement les vérités acquises42.

21Et lorsqu’il s’agit de défendre ces vérités acquises contre des polémistes bourgeois comme le philosophe Alfred Espinas, Renard n’hésite pas à corriger le trait en soulignant que le marxisme considère « qu’il faut réformer la production déraisonnable […] qu’il faut lui donner pour règles les besoins réels et scientifiquement constatés de la collectivité43 ».

22Mais ce coup de chapeau n’est qu’une politesse, dans la mesure où Renard ne semble pas chercher à lire Marx, même pour le réfuter, à la différence de Charles Andler. Renard reconnaît que peu d’œuvres sont accessibles au public français, mais se satisfait de cette ignorance. Le Capital,

la Bible des marxistes, demeure pour la plupart des Français plongé aux deux tiers dans une ombre mystérieuse, une ombre de sanctuaire. Je mets en fait que, parmi les marxistes eux-mêmes, le nombre de ceux qui ont lu Marx tout entier est extrêmement petit, et bien heureux sont les autres, d’avoir les yeux de la foi pour suppléer à la familiarité réelle avec le texte sacré44.

23La réalité, c’est que Renard considère que la pensée de Marx n’est pas originale puisqu’il a « résumé en lui l’œuvre de plusieurs générations », et qu’il est daté puisque ses prétentions scientifiques, son « positivisme social à la fois étroit, solide et sec […] porte gravé sur lui la date de sa naissance45 ».

24Sur ces deux points, la critique de Renard rejoint celle de Charles Andler46, à la différence que Renard, de vingt ans plus âgé, a posé les cadres de son socialisme en fonction de 1848 et de la Commune47. Marx n’arrive que bien après : il peut amender tel ou tel aspect à la marge, mais il ne peut bouleverser l’ensemble. Renard ne réfléchit donc pas contre Marx, mais sans lui, indifférence d’ailleurs confortée par l’idée que le marxisme s’adoucit de lui-même. Les derniers textes d’Engels, traduits par la revue l’Ère nouvelle ou La jeunesse socialiste en 1894-1895, montrent que le matérialisme historique ne se réduit pas aux simples rapports de production48, et les marxistes intègrent également « l’esprit de justice » ou « le sentiment ». À quoi sert donc de lire Marx, si le marxisme reconnaît ses propres « exagérations49 » ?

25En revanche, c’est l’expression de « matérialisme historique » qui semble prêter flanc à la discussion. L’expression désigne une explication des phénomènes sociaux en fonction des rapports de production, et une dynamique de l’histoire par la lutte des classes. La construction de cette expression est complexe, et elle se fait autour de la discussion des textes d’Engels, bien plus que de ceux de Marx50. Cette catégorie de « matérialisme historique » est discutée par Renard alors qu’il dirige la Revue socialiste, mais de façon plus diffuse et nuancée.

26En 1897, il prononce ainsi une conférence au Collège libre des sciences sociales, dans laquelle il propose une « méthode d’étude de la question sociale ». Cette méthode procède en trois mouvements articulés, d’abord réaliste, puis idéaliste, puis mixte. Pour Renard, le marxisme est essentiel dans la première phase réaliste, car il permet d’amasser « des matériaux », d’obtenir « des résultats dont se constitue peu à peu la sociologie positive51 ». Cette étape a néanmoins besoin d’une idée directrice, qui l’oriente sur le plan des valeurs. Georges Renard défend un idéal relatif, qui doit tenir compte du réel, une science de l’idéal social qui détermine « les conditions d’une société plus prospère, plus libre, plus juste que les sociétés d’autrefois et d’aujourd’hui52 ». Cet idéal aux prises avec le réel serait fondé sur les deux principes : la recherche du maximum d’utilité et celle du maximum de justice.

27S’agit-il alors d’une science sociale ? Ne s’agit-il pas en réalité de socialisme ? Renard les considère « comme inséparables », car le socialisme « sera triplement scientifique, c’est-à-dire conforme à l’évolution historique, conforme à la justice, conforme à l’intérêt général53 ». Cette perspective sert de fondement méthodologique à la série d’articles qu’il fait paraître en 1897-1898 dans La Revue socialiste sous le titre « Le régime socialiste », et qui semble être son testament politique dans la mesure où il quitte la direction de la revue à cette époque54.

28Comme pour la critique politique du marxisme, la critique nuancée du matérialisme historique se poursuit jusqu’à la fin de sa carrière intellectuelle. Dans L’Évolution industrielle et agricole, il rejette ainsi la rigidité de la « théorie dite du matérialisme historique », tout en reconnaissant que « l’étude des conditions matérielles où a vécu l’humanité a mis en lumière quantité de vérités inaperçues jusqu’ici55 ».

Une histoire du travail, entre « nébuleuse réformatrice » et socialisme réformiste

29Se remémorant l’année 1900, Georges Renard écrit en 1924 « il me semble que j’ai vécu plusieurs existences et en effet, j’allais changer d’entourage, de sujets d’études […] comme si j’avais été transporté subitement dans une autre planète56 ». À cette date, il est nommé sur une chaire d’histoire du travail au Conservatoire des arts et métiers et s’installe définitivement à Paris. De critique littéraire et de critique social, il se fait historien ; de militant socialiste actif, il prend la résolution « de rester un simple serveur d’idées […] un avocat consultant de la démocratie57 ».

30La création de la chaire d’histoire du travail au Conservatoire des arts et métiers, à l’instigation du ministre du Commerce Alexandre Millerand, doit être comprise à l’intersection de deux dynamiques distinctes. La première correspond au déploiement des réseaux de la « nébuleuse réformatrice58 », réseaux et lieux de la réforme sociale brouillant les frontières entre libéralisme et conservatisme, entre socialisme et radicalisme. Dans ces espaces de discussions, le travail devient un objet de connaissance, saisi par des catégories nouvelles comme le chômage59, compris par des outils mieux affutés, comme les statistiques60. Dans ce contexte, le travail est au cœur de politiques sociales réfléchies par des institutions privées et publiques comme le Musée social ou l’Office du Travail, en attendant la fondation du ministère du Travail en 190661. Sans y être aussi actif que l’enquêteur du Musée social Léon de Seilhac, que le directeur de l’Office du travail Arthur Fontaine ou d’autres62, Renard gravite dans ces cercles : il adhère à l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs, fondée en 190063, et participe à son congrès tenu à Lugano en 191064. La deuxième dynamique prolonge le « moment Millerand » du socialisme français : l’entrée du député socialiste dans le cabinet Waldeck-Rousseau en juin 1899, comme ministre du Commerce et de l’Industrie, suscite le fugace espoir d’orienter la politique républicaine vers des horizons socialistes65. Il encourage le dynamisme du « socialisme normalien » animé pendant l’Affaire Dreyfus par le bibliothécaire de l’École normale supérieure Lucien Herr, et renouvelle les générations autour de ce que Christophe Prochasson a appelé le « réseau Thomas66 ». Georges Renard, alors presque sexagénaire, renoue contact avec l’École et ses jeunes promotions par l’intermédiaire de son neveu Georges Weulersse, conscrit en 1897. La relation n’est pas toujours simple, l’engagement ardent des jeunes normaliens comme Charles Péguy ne se satisfaisant pas de la prudence de Renard67. Mais ce contact relance sa réflexion : en association avec Paul Mantoux, François Simiand et d’autres, il publie en 1907 Le Socialisme à l’œuvre, sous-titré « Ce qu’on a fait, ce qu’on peut faire ». Ce livre est mis au point collectivement, lors de discussions qui ont lieu chez Georges Renard. La préface-manifeste tient le matérialisme historique à distance, et avance encore davantage sur la voie d’un socialisme réformiste : « les socialistes abandonnent à d’autres la recherche de l’absolu et l’illusion de croire que cette organisation puisse s’opérer de façon spontanée. Ils bornent leur ambition à organiser un régime qui soit une étape sur la route du mieux68 ».

La chaire d’histoire du travail au Collège de France

31Est-ce ce socialisme qui fait son entrée au Collège de France, la même année 1907 ? La création d’une chaire intitulée histoire du travail est-elle une innovation radicale ?

32Le nouvel enseignement de Georges Renard reprend les fondements de sa conception d’un socialisme ouvert, fondé sur une science sociale établie. Dans sa leçon inaugurale69, il réaffirme sa relation critique au matérialisme historique. Certes, l’histoire « a compris que le dessous explique le dessus, que les règles et procédés suivant lesquels une société donnée produit, échange, répartit la richesse, contiennent en puissance la plupart de ses lois et de ses actes ». Mais il ne s’agit pas de matérialisme historique. Renard considère que l’expression est « équivoque ». Elle réduit l’histoire à « une simple combinaison mécanique entre des rouages aveugles et inconscients ». Contre ce « matérialisme historique », Renard veut une science procédant par l’analyse, qui distingue « les infiniment petits de la réalité morte », et par la synthèse, « qui vise toujours à relier et à condenser les faits particuliers en lois générales ». Même si Renard se définit comme « socialiste avéré », son enseignement reste dans des limites que souligne très bien l’écrivain Lucien Maury, qui présente son cours dans La Revue bleue le 22 octobre 1910 : « faire appel à Georges Renard, c’était en quelque sorte proclamer que l’on mettait Karl Marx et Lassalle sous le patronage de Rousseau et de Voltaire ; c’était satisfaire les audacieux sans rompre une évolution70 ». Aux yeux de ses nouveaux collègues néanmoins, la science sociale de Renard n’est qu’un socialisme révolutionnaire déguisé car le nouveau professeur assume le lien entre science et politique : comme il le déclare dans sa leçon inaugurale, « l’étude attentive des faits historiques et […] les conclusions de la sociologie » doivent établir des règles sûres pour la conduite des affaires humaines71. Georges Renard suscite d’autant moins la bienveillance qu’il arrive en espérant transformer le Collège en un espace de discussion favorable à l’édification d’un savoir cumulatif, semblable à ce qu’il avait espéré autrefois pour La Revue socialiste. Il souhaite

[…] un centre d’études intéressées se rapportant aux sciences sociales, qu’un accord s’établît entre les titulaires des chaires touchant à cet ordre de connaissance, pour créer ce qui n’existe pas encore en France, un vrai laboratoire de sociologie. Dans ma pensée, il devait être orienté dans un sens rigoureusement scientifique ; tout esprit de parti en serait banni ; à défaut des autres gages d’impartialité que doit offrir la conscience de tout savant digne de ce nom, la différence des tendances et des opinons contre les membres de ce groupe suffirait à garantir que la vérité y sera poursuivie pour elle-même, sans gauchissement vers une doctrine préconçue, vers une conclusion escomptée d’avance72.

33L’accueil est donc « des plus froids » mais ne le dissuade pas. À défaut d’organiser cet « enseignement coopératif » avec des collègues rétifs, il faut faire élire au Collège des partisans. L’occasion est ouverte par la mort d’Émile Levasseur en 1911 : Georges Renard obtient l’année suivante que l’intitulé de la chaire devenue vacante soit transformé d’ « histoire des doctrines économiques » en « Étude des faits économiques et sociaux ». Lors de l’Assemblée des Professeurs du 21 janvier 1912, cette proposition, justifiée par l’écart entre le faible nombre de lieux d’enseignement des sciences sociales et l’intérêt croissant qu’elles suscitent en France, se heurte à d’autres propositions, en particulier celle de Camille Jullian, professeur d’histoire et antiquités nationales (1905-1930) et de Paul Leroy-Beaulieu, professeur d’économie politique (1880-1916), tous deux favorables à une chaire de géographie humaine et économique. En définitive, la proposition de Renard l’emporte au troisième tour de scrutin contre celle de Camille Jullian, par 19 voix contre 1873. Une trentaine de candidats se présente, « beaucoup de jeunes, la plupart socialistes ou teintés de socialisme74 », et Renard recommande François Simiand alors que postulent son neveu Georges Weulersse, mais aussi Edgard Milhaud, proche d’Albert Thomas, ou Paul Mantoux. Les arguments qu’il fait alors valoir dans son rapport de présentation en faveur de Simiand sont très révélateurs75 : il salue l’œuvre d’un économiste qui « a toujours en vue d’arriver à une théorie […] c’est-à-dire à une conception générale embrassant et expliquant une quantité de faits particuliers », nourrie des sciences sociales naissantes, en particulier des œuvres de John Stuart Mill ou de Sidney Webb qu’il cite. Malgré l’insistance sur « l’objectivité nécessaire du savant » qui permettrait à l’impétrant de maintenir une « cloison étanche entre la science pure et la science appliquée », l’absence inopportune de Renard pour un cycle de conférences en Suisse permet le rapprochement de ceux qui veulent « empêcher un scandale : un socialiste élu au collège de France pour y professer l’économie politique76 ». Cette préoccupation est d’ailleurs explicitement formulée lors de l’assemblée des professeurs du 24 mars 1912, pendant laquelle se tient l’élection : Paul Foucart, professeur d’épigraphie et d’antiquités grecques (1890-1926) reproche ouvertement à Simiand « un abus des préoccupations méthodologiques et philosophiques », les « travers et la phraséologie de l’école dite sociologique », et son expérience d’enseignement à l’École socialiste77. L’argument semble porter : deux autres candidats sont en lice, l’un soutenu par Leroy-Beaulieu, et l’autre, catholique et ultramontain, par Jullian. Ce dernier joue sur la succession des trois tours pour faire élire son candidat, laissant Simiand en queue de liste (ce qui ne l’empêchera pas de succéder à Georges Renard en 1932)78.

34Georges Renard ne renonce pas pour autant : à défaut de transformer l’ensemble des enseignements, à défaut de gagner les enseignants, il agit sur ses propres cours. Comme il est d’usage, il divise son enseignement en deux. Dans la leçon du lundi, il « pérore solennellement du haut d’une estrade79 », mais la leçon du mercredi est toute différente :

[c’est] une leçon familière où je cause de plain-pied avec un auditoire […] plus de monologue, un dialogue. Le professeur n’est qu’un étudiant plus âgé qui travaille avec de plus jeunes. Je prends les noms et les adresses de ceux qui viennent m’écouter afin d’être plus près d’eux. Je provoque leurs questions et j’y réponds. Je distribue aux travailleurs de bonne volonté certaines parcelles du sujet à traiter80.

35Conservé jusqu’au dernier cours, ce fonctionnement explique les formes que prennent les notes laissées par Georges Renard. Le cours du lundi, destiné à être publié, est consciencieusement recopié à partir de brouillons et de notes éparses, donnant presque à entendre chacune des leçons. Le cours du mercredi est simplement construit autour de notes prises à la volée, et il est difficile d’avoir une idée aussi précise du contenu de cet enseignement, au-delà du titre. Quoi qu’il en soit, l’intitulé des enseignements du lundi montre l’évolution des préoccupations de Renard dans trois directions81. La première est historique et vise à éclairer l’origine des formes d’organisation du travail (le travail à Florence, le travail dans la Préhistoire). La seconde est monographique : ce sont des recherches historiques et sociologiques sur des métiers (l’imprimerie) ou des formes d’organisation économique (les chemins de fer). La troisième perspective saisit les questions soulevées par les réseaux de la réforme sociale pour leur donner une approche historique et théorique (le chômage, le travail des femmes et des enfants, les migrations). Marx est-il réellement utilisé dans ces enseignements ? La réponse la plus évidente serait négative : le brouillon sur lequel Renard indique la bibliographie de son dernier cours mentionne des réformateurs français, voire des socialistes normaliens (Albert Thomas), les Fabiens (les Webbs en particulier), les socialistes de la chaire allemands (Schmoller, Wagner). Mais ni Marx, ni Engels, ni aucun marxiste n’est indiqué dans les recommandations de lecture82. Pour Renard, le marxisme n’est pas une référence théorique.

Marx dans l’enseignement de Georges Renard au Collège de France : l’exemple du cours sur le chômage de 1912-1913

36Peut-on dépasser ce constat ? Le détail des cours permet une réponse plus nuancée, comme le montre l’exemple du programme consacré au chômage en 1912-1913. La leçon d’ouverture, prononcée le 7 décembre 1912, semble très éloignée du marxisme, voire d’une approche scientifique rigoureuse : il évoque le chômage sur le registre de la dénonciation morale ; les sources qu’il mobilise ne sont pas statistiques mais littéraires (la nouvelle « le chômage » des Contes à Ninon de Zola), voire journalistiques, comme les faits divers extraits de la Vie ouvrière de Fernand Pelloutier83.

37Mais au fil des leçons, Renard définit le chômage pour en faire une conséquence nécessaire de l’organisation capitaliste de la production : la propriété privée des moyens de production fait qu’une « masse d’êtres humains qui n’ont ni propriété ni capital, qui par conséquent sont réduits pour vivre à vendre la force de leurs bras ou de leur intelligence […] Autrement dit, la propriété individuelle des grands moyens de production implique l’existence du salariat et par là même rend possible le chômage84 ». Cette propriété individuelle entraîne la concurrence et l’anarchie de la production, la variation de la conjoncture, ce qui rend finalement nécessaire l’existence « d’une réserve de main-d’œuvre » au chômage lorsque la crise survient85. Cette lecture montre que si Marx n’est pas considéré comme une référence scientifique, ses catégories d’analyse font partie d’un langage suffisamment courant pour se passer d’explicitation. Ce vocabulaire se trouve pris dans un champ de référence beaucoup plus large : lorsque Renard, à la leçon 12, explique l’assistance par le travail, il développe de façon exhaustive les Ateliers nationaux de 1848.

38Tout cela constitue un arrière-plan sur lequel vient se placer une réflexion plus avancée, explicitement placée sous le signe de la nébuleuse réformatrice : Georges Renard cite le discours inaugural de Léon Bourgeois lors de la Conférence internationale du chômage en 1910 dans sa leçon d’ouverture, il figure parmi les fondateurs de l’Association française pour la lutte contre le chômage le 6 avril 1911, il renvoie aux travaux de Max Lazard qui en a été un inspirateur86. Les solutions qu’il préconise sont tout à fait conformes avec ce que les réformateurs prônent : la prévision de l’action économique par un Office statistique, l’assurance-chômage. Et il pose des questions de définition très contemporaines, notamment celle de la frontière des catégories de chômeurs. Après avoir examiné le phénomène, la conclusion amène les auditeurs du cours aux frontières du socialisme, sans pourtant franchir la limite :

N’oubliez pas qu’il tient tant à notre organisation sociale, qu’il a pour raison d’être essentielle le système économique qui divise les membres d’une nation en possédants et non-possédants, en propriétaires et en salariés ; qu’il est une conséquence de la prédominance accordée dans nos sociétés modernes à la propriété individuelle, qui a engendré la concurrence impitoyable, la production désordonnée. Si l’on a cette vérité bien présente à l’esprit, on est forcé de conclure que le chômage ne peut disparaître sans profonde transformation de notre ordre social, transformation orientée dans le sens d’une solidarité plus grande, d’une coopération plus active, d’une communauté d’intérêt et d’effort plus étroite entre les membres des sociétés humaines. Et par suite, tous ceux qui accusent les réformes proposées d’être insuffisantes à extirper du mal (économistes du laissez-faire et socialistes sont d’accord sur ce point) me paraissent être dans le vrai87.

39Georges Renard n’enseigne donc pas les idées de Marx au Collège de France, pas plus qu’il n’y fait référence. Depuis 1900, son retour à Paris et ses réseaux de sociabilité l’entraînent vers d’autres rivages, ceux de la science sociale en élaboration dans la « nébuleuse réformatrice ». La discussion critique sur le matérialisme historique ne disparaît pas totalement, mais elle ne fait qu’affleurer pour mieux affirmer un parti-pris méthodologique, comme un dépôt sédimentaire ancien.